lundi 18 avril 2011

Dagerman, les mots asphyxiés

Stig Dagerman par Bertil Danielsson

Le 4 novembre 1954, indifférent à la morsure du froid glacial, le Suédois pénétra dans son garage hermétiquement clos, s’installa sur le siège conducteur de la voiture, referma la portière, entrouvrit légèrement la fenêtre, alluma le contact. Mains gelées, les doigts crispés saisirent le volant, les bras seulement tendus vers la funeste étreinte qui n'allait plus tarder. Il laissa choir ses ténébreuses pensées sur le repose-tête, referma sur elles ses paupières alourdies d’angoisse, tandis que tournait le moteur.

Il avait fixé l’heure, le lieu, les circonstances du rendez-vous fatal, en avait réuni les conditions, mesuré l’irrémédiable conséquence. Bientôt, l’impudente céda à la convocation, apposa l’ultime baiser consenti sur les douces lèvres bleuies, aspira son dernier souffle, fulgurant d’existence. Stig Dagerman venait d’accomplir le redoutable « saut dans un grand trou ».

Il venait à peine d’atteindre 31 ans, et du point de vue du père de l’Eglise, Augustin, de commettre un homicide. « Celui qui se tue ne tue pas autre chose qu’un homme », rappelait-il dans La Cité de Dieu. Mais de cette cité,  précisément Dagerman, « dépourvu de foi »,  se savait exclus. 
« Je n’ai reçu en héritage ni dieu, ni point fixe sur la terre d’où je puisse attirer l’attention d’un dieu. »
Ecrivain, journaliste, poète, dramaturge, anarchiste, deux fois marié, père de trois enfants, Dagerman en avait fini « d’opposer la force de [ses] mots à celle du monde ». Il fut « un animal vivant et bien chaud, un cœur qui bat de façon sarcastique » face à la menace constante de la mort, écrivait-il, deux ans auparavant, de ces mots pleins de la revendication charnelle d'une proie qui s’offre la digne liberté de clamer la vigueur de son sang et l’éclat de sa vie traquée.

Le jeune homme avait fait le tour de toutes ces consolations « aux chuchotements odieux » qui venaient le narguer sans relâche.
« Je suis ton plaisir – aime-les tous ! Je suis ton talent – fais-en aussi mauvais usage que de toi-même ! Je suis ton désir de jouissance – seuls vivent les gourmets ! Je suis ta solitude – méprise les hommes ! Je suis ton aspiration à la mort – alors tranche ! »
Il avait livré ses « belles combinaisons de mots », en avait été ô combien récompensé, puisqu’il connaissait désormais la richesse, la gloire et même le silence vivant. Le talent, l’écriture, le succès, l'abondance ne brisaient pas sa solitude, ne lui accordaient nulle liberté, ne le protégeaient pas contre la mort. Au contraire, ces semblants de consolation l’isolaient et le retranchaient du monde, l’asservissaient, le désespéraient et la mort le cernait mieux encore.

Il se rendait à l’évidence :
 « Le besoin de consolation que connaît l’être humain est impossible à rassasier. »
Le romancier se découvrait prisonnier d'une condition factice, en mesurait l’absurdité révoltante. A quoi bon vivre quand le désespoir enveloppe toute existence ? 
« Un homme qui risque de craindre que sa vie ne soit une errance absurde vers une mort certaine ne peut être heureux. »
Dagerman n’avait plus que faire des fausses consolations.  Il était en quête de la seule, la vraie, celle dont avait tant besoin l’humanité, celle « qui illumine », qui n’annihilerait surtout pas la liberté mais l’admettrait, celle qui lui accorderait le pardon sans lui offrir d’excuse.

L’écrivain était tôt parvenu au sommet de son art aux yeux du monde, avait succombé aux feux de la rampe, ignorait tout de la douleur du poète maudit. Il lui semblait avoir cédé à la facilité, trahi et même perdu sa « capacité de créer de la beauté à partir de [son] désespoir, de [son] dégoût, de [ses] faiblesses ».

L’écriture aurait dû être sa consolation par excellence, admettait-il, lorsqu’il établissait qu’il désirait plus que tout ce qu’il n’aurait jamais : « la confirmation de ce que mes mots ont touché le cœur du monde ». Il savait cela était à la portée d’autres que lui. Kafka, qu’il admirait entre tous, en était le parfait exemple à ses yeux.

Dans un texte intitulé Kafka et la recherche de la vérité, publié en 1945, Dagerman avait alors relevé que « personne ne peut être plus odieux à celui qui désire une béquille pour soutenir une foi vacillante ou un poteau indicateur dans le maquis du monde, ni moins chercher à s’insinuer dans ses bonnes grâces, que cet écrivain judeo-allemand, mort depuis plus de vingt ans, qui a apporté à tous ceux qui, dans le monde, recherchent la vérité une consolation désespérée sous la forme de ces paroles : comprendre une chose et se méprendre sur elle ne s’excluent pas complètement. »

Cette année-là avait été vouée à une extraordinaire et dense production littéraire. « Un des sommets de sa courte vie », souligna son biographe Georges Ueberschlag. Selon lui, Dagerman publia alors plusieurs centaines d’articles, comptes rendus et vers.

Il publia en outre son premier roman, Le Serpent, aussitôt célébré par la critique. L’année suivante, L'île des condamnés autre roman et Le Condamné à mort, sa première pièce de théâtre, furent acclamés. En 1947, il surprit son monde avec Automne allemand, recueil de reportages sur l’Allemagne d’après-guerre, et Jeux de la nuit, un recueil de nouvelles. En 1948, parurent la pièce L’Ombre de Mart et le roman L’Enfant brûlé, avant Le Jeu de la vérité. L’année d’après, il signa une autre pièce L’Arriviste, suivie d’un roman, Ennuis de noce.

Puis quasiment plus rien ne jaillit sous sa plume. Les pages demeuraient blanches. Le monde était plus fort que lui. Et puis, il découvrit le moyen décisif d'une « puissance sans bornes ».
« Il me semble comprendre que le suicide est la seule preuve de liberté. »
Dagerman venait d'entrevoir, dans cette funeste perspective, « plus qu’une consolation et qu’une grande philosophie, c’est-à-dire une raison de vivre ». Deux ans, s'écoulèrent sans qu'aucune hache n'ait su trouver « prise sur le silence vivant », sans qu'aucun feu nouveau n'ait pu réduire en cendres « le souvenir du miracle de la libération ».

Ses mots asphyxiés devaient faire de lui un homme libre dans le silence d'une mort annoncée.

Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Stig Dagerman, traduction de Philippe Bouquet (Ed. Actes Sud) 

dimanche 10 avril 2011

Lowry: Sous le volcan, l'abîme

Tungurahua volcano - Ecuador (c) Jose Jacome

« Le sujet principal […] c’est l’effroi qu’inspirent à l’homme ses propres forces intérieures. C’est aussi sa culpabilité, son remords, sa lutte incessante vers la lumière sous le poids du passé, sous l’emprise du destin. L’allégorie est celle de l’Eden, et le Jardin représente le monde, ce monde dont nous risquons plus encore aujourd’hui  qu’à l’heure où j’écrivais mon livre de nous expulser.»
Malcolm Lowry, in Lettre du 2 janvier 1946 adressée depuis le Mexique à son éditeur Jonathan Cape.

L’auteur plaidait, dans cette missive, en faveur de l’intégrité de son texte, menacé de multiples coupures dont la perspective le blessait comme autant d’entailles infligées à sa propre chair. Son sang avait déjà bien trop versé, année après année, à nourrir les douze chapitres composés avec minutie de son insatiable manuscrit, à alimenter  de sa vitale substance le récit d’une impitoyable descente aux enfers. Il en revenait exsangue, toutes griffes dehors encore, fort du courage inébranlable du survivant.

Il n’avait enfin plus aucun doute et irait jusqu’au bout afin de livrer, tel quel au monde, son chef-d’œuvre de filiation dantesque, et rester maître de sa Divine Comédie. Lowry avait eu raison de tenir tête à l’éditeur, car Sous le volcan (1947) est bien de ces œuvres dont on comprend que chaque mot fut pesé, à sa place, en son sens, son idée, son symbole, chacun servant le rouage conçu pour soutenir l’ensemble qui figure toute l’ingéniosité et la complexité du monde.  

Ce roman est bien de ces œuvres qui exigent d’être approchées avec la plus extrême attention, qui ne se laissent apprivoiser qu’après de multiples et longues explorations. Alors seulement, le lecteur sera en mesure d’affirmer, non sans quelques résidus de doute, les avoir saisies, en toute humilité, avec admiration.  

Les choses ainsi posées, les commentaires qui suivent n’engagent d’évidence que leur auteur et son désir de transmettre le goût de se plonger dans cette chronique d’une journée d’ivresse en tout point tragique et poétique, journée cruciale et fatidique d’un homme et d’une femme, malades de leur amour, scellant ensemble leurs destins entre les volcans du Mexique. En creux, toute l’histoire du monde et le drame de l’humanité s’y inscrit.

Du point de vue même de Lowry, son roman pourra satisfaire les attentes les plus variées, tout y est dit et « peut donc se lire très simplement comme une histoire que l’on saute à volonté. Il peut se lire comme une histoire d’autant plus riche qu’on ne sautera aucun passage. Il peut être envisagé  comme une espèce de symphonie ou bien une sorte d’opéra, voire d’opéra-comique. C’est de la musique hot, un poème, une chanson, une tragédie, une comédie, une farce, tout cela à la fois. C’est un livre superficiel, profond, passionnant, rasant, selon les goûts. C’est une prophétie, un tract politique, un cryptogramme, un film grotesque, un graffiti. »

En dépit de cette présentation qui, loin d’être légère, souligne avec une ferme ironie la complétude de l’œuvre, qu’il soit bien clair ici que l’avidité est largement recommandée, il ne faudrait rien manquer, tout se tient, tout s’approfondit sous ce volcan.
¡Vámonos! 
La région de lacs et de volcans mexicains où se dressait la ville de Quauhnahuac était un cadre indéniablement idyllique, « une magnifique planète […] d’une beauté fatale ou purifiante selon les cas – la beauté du Paradis terrestre même ».

Là, était établi le Consul Geoffroy Firmin qui hébergeait alors son jeune frère Hugh de passage à Quauhnahuac. La deuxième guerre mondiale annonçait sa nuit sur l'horizon et ce site en figurait la métaphore, représentait « l’image parfaite de l’époque, en ce sens que, de quelque côté que vous vous tourniez, vous étiez partout guetté par l’abîme ». D’emblée l’angoisse et le vertige de l’immense et hostile altitude saisissaient, la promesse d’une chute inévitable infléchissait toute idée de Paradis, sauf à le considérer perdu, bien entendu.

Jacques Laruelle se souvenait comme si c’était hier de la grande fête des morts de 1938.  Un an jour pour jour s’était écoulé. Il n’oublierait jamais cette journée-là qui avait convoqué le singulier retour, dès 7 heures du matin, d’Yvonne auprès du Consul, son ex-mari, son ivrogne chéri, soûl du soir au matin. « Il arrivait parfois qu’il atteignît à la sobriété par l’excès d’alcool », s’était étonné Laruelle qui ne pourrait jamais s’expliquer  « cette chose inouïe »,  qu’elle fut revenue ce matin-là, qu’elle fut retournée vers lui.
No se puede vivir sin amar
Laruelle aussi l’avait aimée follement Yvonne, et fatalement en avait été l’amant. Firmin l’avait su et répudiée aussitôt. Elle était partie, la mort dans l’âme. « Pourquoi m’as-tu laissée partir ? », avait-elle écrit plus tard à son mari sur une carte postale. Elle l’aimait toujours, n’avait jamais aimé que lui. Elle lui avait tant écrit de lettres, mortes depuis.

Firmin lui écrivait aussi pourtant, il avait tant voulu l'empêcher de partir. Son ivresse avait une fois de plus fait obstacle à sa capacité d’agir. Entre les brumes de mescal et d’épouvante, il composait des lettres qu’il oubliait ou n’avait pas la force d’achever ni d’expédier.

En témoigna l’une d’elles, poignante, essentielle et magnifique, échappée d’entre les pages d’un livre devenu symbolique, tombée sous les yeux de Laruelle, dans laquelle le Consul confiait à Yvonne « sentir mourir son âme », plonger dans l’enfer où son délirium l’entraînait allié à « la douleur éternelle, jamais assoupie, du Grand Mexique ».
 « Nuit : à nouveau le corps-à-corps nocturne avec la mort, les trépidations d’orchestres démoniaques dans la chambre, les lambeaux de sommeil terrifié, les voix dehors par la fenêtre, la venue de foules nouvelles imaginaires scandant mon nom par moquerie, les clavecins du noir. »
Plus loin, il lâchait tel un mort-vivant : 
« Mes secrets sont de la tombe et doivent être tus. C’est pourquoi je m’imagine parfois comme un grand explorateur ayant fait la découverte d’un pays extraordinaire dont il ne pourra jamais apporter la nouvelle au monde : ce pays c’est l’enfer. »

Le Consul, dans cette lettre, appelait Yvonne à son secours, maintenait la validité de son amour, avouait toute son incapacité à s’en aller lui-même à sa reconquête, toute l’ampleur de sa culpabilité, l’énormité de ses remords, admettait sa déchéance, son désespoir extrêmes.
« […] Je n’ai pas cessé de lutter volontairement contre mon amour pour toi. Je n’ai pas voulu me rendre. Je me suis agrippé aux moindres racines ou branches assez fortes pour me soutenir à travers l’abîme de mon existence solitaire mais je ne me fais plus d’illusion. J’ai besoin de ton aide pour survivre. Sinon tôt ou tard je tomberai. »
Il reconnaissait aussi son impuissance désormais à écrire ce livre singulier, occulte, kabbalistique, qu’il avait en projet, et se moquait de lui-même « pauvre Chevalier à la Triste Figure », exprimant la douleur de sa crédibilité à jamais perdue jusque devant Dieu.

L’alcool régnait depuis si longtemps sur son existence, était devenu son unique religion, il l’absorbait au même rythme que l’oxygène, tel « un sacrement éternel ». Surtout, il faisait un serment dans cette lettre :
« J’arrêterai de boire et tout. Sans toi je meurs. Pour l’amour du Ciel, Yvonne, reviens, écoute-moi, entends mon cri, reviens vers moi Yvonne, ne serait-ce qu’un seul jour… »
Il avait été entendu, une chance lui était offerte, un retour de l'enfer au purgatoire, et le paradis peut-être. Elle était, comme par miracle ou malédiction peut-être, revenue. Elle se dressait là sur la place de la ville après avoir traversé « l’horizon couleur de brique rouge où s’était enfoncé, dans une sérénité prophétique, le petit avion de la Compania Mexicana de Aviacion, minuscule démon rouge porté par les ailes émissaires de Lucifer, cependant  qu’au sol, en bas, la manche à air déployait l’indication ferme d’un adieu ».

Et les vautours, toujours aux alentours, planaient.

Elle était bien de retour à Quauhnahuac entre « ses volcans, ses superbes, ses chers et superbes volcans ».  Aux yeux du Consul ivre, ils étaient « l’image du couple parfait ». Mari et femme se retrouvaient, de nouveau face-à-face, en cette fête des morts.

Yvonne savait qu'elle le trouverait naturellement au bar de l'Hôtel Bella Vista. Elle ne s'était pas trompée, il était bien là, au comptoir du bar absolument vidée par l’aube, à l’exception d'une vieille femme qui jouait aux dominos qu'elle n'avait pas tout de suite remarquée et qui lui fit bientôt l'effet d'un mauvais présage. Un augure de plus.

Quand il avait aperçu sa silhouette, il s'était contenté de dire : ça alors ! et elle de s'asseoir simplement à ses côtés. Le Consul sirotait du whisky. Ils parlèrent un peu et puis sortirent et s'en allèrent marcher, il lui avait pris naturellement le bras. Toute chose où ses yeux se posaient prenait une valeur symbolique, elle trouvait une scission, une altération, des traces de destruction, dont elle se rendait coupable. Ils parlaient peu, et parvenaient presqu’à se montrer joyeux.

Lui fervent lecteur de Tolstoï, de Cervantes, de Dante, spécialiste de la Kabbale, devrait bientôt respecter son pacte tacite avec Dieu ou le Diable, cesser de boire ou finir de se détruire. La lutte entre son désir de se soûler et celui de l'abstinence venait d'être entamée.

Pourtant, en son for intérieur, il savait de quel côté il pencherait, il s'entendait condamné.
 « Tu as perdu l'amour de toutes choses. Tu n'aimes désormais plus que les cantinas, pâle survivance d'un amour de la vie mué en poison qui n'est même pas poison pur mais dont tu fis ton élément quotidien [....] »
Yvonne semblait s'être résignée à son état, sans doute était-elle prête à sombrer elle-même, a s’instiller le même poison que son amour. Elle n'était pas venue le sauver, moins encore pour le martyriser, elle était revenue l'aimer tel qu'il était, accompagner son pauvre diable, cette âme damnée. Enfin, brièvement ils s'étreignirent et «quelque part du fond du ciel s'abattit un cygne, cœur transpercé ».

Il la dévisageait, retrouvait ses yeux noirs, sa chevelure brune sous son chapeau, ses longues jambes exceptionnelles, belles, sa peau « noire comme une mûre ». Elle portait toujours son alliance. Chacun veillait à ne pas brusquer l'autre, ils bavardaient de choses insignifiantes, sur un ton de prudent détachement, et pour autant d'une infinie douceur complice, entrecoupées de longs silences pesant d'un feu couvé et de sanglots en suspens.
« Quant à la beauté devant lui, il la savait aussi éteinte que leur mariage, aussi froidement assassinée. L'éclat du soleil universel à présent sur le paysage, le pinceau de ses rayons, soulignant à l'instant la ligne des conifères du Popocatepelt dont l'épaule émergeait justement comme d'une gigantesque baleine venant à la surface dans une mer de nuages, plus rien n'était susceptible de soulever sa foi. »
Tungurahua volcano - Ecuador - Jose Jacome

 L'homme était rongé de remords. Il n'y avait pas que son couple pour peser sur sa conscience et sa soif d'ivresse, il y avait eu la cour martiale aussi et les accusations dont il avait été victime avant d'être blanchi. Il y avait le Mexique. Il y avait Hugh qu’il aurait voulu être en mesure de protéger de lui-même, contre lui-même. Ce demi-frère, « en crise de romantisme », un temps journaliste qui était allé couvrir le début de la guerre d'Espagne pour Le Globe.

« Le journalisme [...] veut dire prostitution intellectuelle mâle de la parole et de l'écrit », avait-il dit à Yvonne. Il avait lâché le métier et s'apprêtait à « reprendre la mer », en maître timonier. Il se sentait coupable lui aussi, vraisemblablement amoureux d'Yvonne. Dans la tentation du désir, « le lâche serpent corrupteur du futur », il se sentait dans la peau de Judas. 

« Qu'était d'autre la vie qu'un combat, un bref séjour étranger sur la terre ? La révolution fait rage aussi dans la tierra caliente de l'âme humaine. Nulle paix n'existe qui ne doive pleinement payer son dû à l'enfer », avait-il déclaré à Yvonne.

La journée n’avait fait que commencer. Au bout, menaçait l’abîme.
« Vraiment intempestif cet orage sur le point d’éclater. Comme l’amour, pensa-t-il, l’amour qui vient trop tard et auquel nul calme serein ne succède à l’instar des parfums du soir et des lents et doux rayons du soleil retournant à la terre stupéfaite. »
Témoin de l'accomplissement des oracles, gardien de la mémoire, guidé par la fatalité, Laruelle accomplissait un pèlerinage en cette nouvelle fête des morts, sous ce ciel chargé de vautours.
Sous le volcan, Malcolm Lowry, traduction de Jacques Darras (Ed. Grasset, Les Cahiers Rouges)

dimanche 3 avril 2011

Rembrandt: « je peins donc je suis »

Autoportrait en jeune homme — Rembrandt van Rijn (1628)
 
« Entre le moi vu dans le miroir, et le soi lu dans le tableau s’insèrent l’art et l’acte de se peindre, de se dépeindre »  
George Steiner, in Réelles Présences (Ed. Gallimard, Folio/Essais)

Les archives qui documentent l’histoire du peintre hollandais Rembrandt van Rijn (1606 – 1669) sont malheureusement fort rares et son parcours d’artiste est jalonné de vastes zones d’ombre. 

Son existence s’est inscrite dans la prospère région des Pays-Bas du Nord au XVIIe siècle, une période que les historiens baptisèrent le siècle d’or hollandais. Rembrandt s’était imposé d’emblée en paradoxe dans la culture de son pays, où foisonnait la peinture de « petit genre » que ses contemporains affectionnaient. 

Lui, s’attachait à la peinture d’histoire, mythologique et biblique, à l’ambition d’œuvrer dans la grande tradition européenne. Les Pays bas du Nord, séparés du pouvoir des Habsbourg d’Espagne et depuis guidés par la famille des princes d’Orange, formaient une sorte de fédération dont le siège politique se trouvait à La Haye. La vie culturelle s’épanouissait dans la ville d’Amsterdam où toutes les richesses convergeaient, où tout le commerce international transitait. Rembrandt y élut domicile à partir de 1631, dès le début de sa gloire sonnée par une extraordinaire commande, celle d’un cycle autour de la passion du Christ, passée par la cour des princes d’Orange.

Il était fils d’un meunier de Leyde, une cité universitaire hollandaise. A 14 ans, selon les premiers biographes de l’artiste, chroniqueurs de la ville, il s’inscrivit à l’université pour étudier le latin, les lettres classiques et l’histoire. Un ou deux ans plus tard, il entrait en formation auprès d’un peintre local Jacob van Swanenburgh qui avait étudié son art en Italie, à Rome et Naples, avant de devenir spécialiste de scènes d’enfer très narratives, en suiveur tardif de Jérôme Bosch.

Mais le principal maître de Rembrandt fut Pieter Lastman auprès duquel il travailla entre 1624 et 1625. Ce dernier avait également fait un séjour romain au début du siècle, où il s’était affirmé dans la narration dramatique en clair-obscur auprès de Caravage, Annibal et Ludovic Carrache. Il s’essayait à rendre vie aux scènes bibliques, fort d’une narration très cohérente et Rembrandt y fut si attentif qu’il devint lui-même un maître-conteur d’histoires bibliques en même temps qu’un magistral portraitiste.

La technique de Rembrandt se résume justement par l’absolue maîtrise du clair-obscur, - remontant à Tintoret puis un temps, devenu le domaine réservé de Caravage - qui se caractérise par de larges contrastes entre zones d’ombre et de lumière, et auquel le peintre demeurera fidèle jusqu’à sa mort.

Virtuose de la technique, œuvrant au pinceau, à la spatule, à la brosse, et même avec les doigts, il était en mesure d’appliquer les glacis les plus fins, de produire des zones très précises et d’autres plus sommaires, des couches épaisses fixées au côté de touches d’une extrême subtilité, tout en conservant une extraordinaire unité.

En outre, il n’eût jamais de cesse de dessiner. Mais le dessin n’était nullement préparatoire dans son esprit, il fondait en soi un accompagnement nécessaire à l’art de peindre, un équilibre évident, un parallèle autonome. Cette approche de la peinture, sans étude préalable, faisait d’ailleurs exception dans l’art pictural de l’époque.

Toutes les peintures de Rembrandt composent une alternance de pages étonnantes de richesse. Aux yeux de Paul Valéry,  il mélangeait « comme personne le réel, le mystère, le bestial et le divin, le métier le plus subtil et le plus puissant, et le sentiment le plus profond, le plus solitaire que la peinture ait jamais exprimé ».

Son art se distinguait en effet par la manière unique en son genre d’humaniser les histoires, comme jamais auparavant dans la peinture occidentale, et il laissait à d’autres l’idéalisation des sujets pour n’évoquer la vie que dans sa plus réelle expression à laquelle n’échappait ni le mystère, ni la splendeur, la grandeur, la laideur, ni la misère ; ses compositions figuraient un enchevêtrement systématique et remarquable de personnages, de groupes très compacts, comme s’il avait eu horreur du vide. Mais en même temps que la gloire allait peu à peu s’éclipser,  à partir de 1640,  ses scènes foisonnantes de personnages laissèrent place à des tableaux composés de deux ou trois protagonistes seulement, évoluant au sein d’atmosphères plus sereines, apaisées, souvent mélancoliques. 

Contrairement à Léonard de Vinci ou Albrecht Dürer, Rembrandt n’a transmis aucun recueil de notes manuscrites susceptibles d’éclairer son existence et sa réflexion d’artiste.  En revanche, il a parsemé son œuvre, de l’âge de vingt-deux ans jusqu’à la dernière année de sa vie, d’une centaine d’autoportraits constituant un legs autobiographique abondant et sans égal.
Autoportrait à la chevelure ébouriffée - Rembrandt van Rijn (1629)

L'homme n’avait pas non plus la beauté et l’élégance de Dürer, mais il s’est appliqué toute sa vie à reproduire son visage en peintures, dessins et gravures. Il étudiait ses traits dans un miroir avec la distance et la minutie d’un artiste qui restitue au plus près la réalité du modèle, telle que le regard l’embrasse, d’emblée sans mensonge. Alors qu’il avait veillé à se placer dans la lumière de telle façon que sa main droite qui le dépeignait ne fut pas gênée par son ombre même, il livrait pourtant une interprétation inversée et ambiguë de son image, imposée par le jeu trouble du miroir et le temps de l’altération de la vision.

Il a délivré de lui-même une image sans doute authentique, en tout cas sans nulle trace de complaisance, une image qui témoigne de sa détermination à peindre ce visage à mesure du passage du temps et de l’expérience, tel que les autres devaient le découvrir et comme s’il rencontrait à chaque pose, pour la première fois, l’altérité lovée dans la construction de soi. Soi-même comme un autre,  pour reprendre le beau titre de Paul Ricoeur.

Ce moi convoqué, mis en scène, ce je toujours double, constituait-il seulement un exercice de style à ses yeux ou l’entendait-il davantage en examen de conscience ? Ne se contait-il qu’à lui-même tout au long de ces années, comme en un journal intime, ou bien s’adressait-il à ses contemporains, ou encore à la postérité ? Qu’entendait signifier ce grand conteur biblique à se dépeindre ainsi par un si terrible effort déployé jusqu’au bout de ses forces ? Quel mystère cherchait à dévoiler ou conserver le peintre tandis qu’il se détaillait avec la plus extrême attention ?

En 1628, à 22 ans, le peintre signait sa première apparition sous une chevelure rousse et bouclée, le front obscurci et les yeux, égarés sous un voile de pénombre, plantés comme deux trous profonds, dans un visage poupin. Là, se tissaient déjà inextricablement les fils de l’être intérieur et l’être extérieur, en vibrations d’art et de penser, de visible et d’invisible, d’éphémère et d’éternité.

Cette même année, à nouveau ce regard mystérieusement percé de noir se reconnaissait, à distance, au fond de l’atelier où il se tenait, à quelques pas d’un chevalet, à étudier le tableau auquel vraisemblablement il travaillait, celui-là même sans doute qu’il nous est donné de considérer.

L’année suivante, le jeune homme réapparaissait, sur un dessin, la chevelure plus ébouriffée encore, le regard empreint d’une poignante mélancolie alliée d’une gravité résignée tandis qu’une ombre, la sienne peut-être, intriguait dans son dos.

« "Se peignant", formule lourde de sens, l'écrivain ou l'artiste recrée son propre personnage. Cette création, il ne l'a pas voulue; il n'a pas choisi ses traits, souligne le penseur George Steiner, l'autoportrait constitue l'expression de ce désir de liberté, de cette tentative antagoniste pour se réapproprier, pour maîtriser les formes et les significations de son être propre. Il n'est guère d'acte plus impérieux de "création seconde" de défi plus radical lancé à sa propre venue au monde non voulue, non maîtrisée que dans la suite d'autoportraits que peint Rembrandt. Ici, de manière matérielle, le créateur de l'homme, c'est l'homme. Où trouver une insurrection plus sauvage contre "l'autre créateur"[...] ?» 

Et le temps ne passa plus sans que Rembrandt ne se figeât sur une peinture, un dessin, une gravure, ses traits évoluant de la jeunesse à la décadence physique, du noviciat à l’excellence technique, de la renommée à la gloire absolue et fugitive avant l’oubli. Homme et créateur ne faisaient bien qu’un à ses yeux.

Il semblait ainsi, au fur et à mesure qu’il avançait en âge et en expérience, tenter d’en fixer l’affirmation, de marquer les étapes de sa maîtrise d’œuvre intimement associée à celles de la connaissance et la reconnaissance de soi, indissociables de celles mêmes du vieillissement de sa chair.

Autoportrait à 63 ans –  Rembrandt van Rijn (1629)
 « A l’image spéculaire disparue survit un portrait que le peintre a cessé de regarder mais qui a pour toujours la puissance de nous regarder », selon les mots de Ricoeur.

Méditation sur les simulacres et la vanité de l’homme, histoire du visage et des émotions, à partir de 1655, le peintre se montra au travail sous des airs négligés, sans afféterie, ici en Saint Paul, là en vieillard grimaçant. Rembrandt n’omettra pas de restituer des poches à ses yeux, de graver des rides sur sa peau couperosée, de souligner son vilain embonpoint,  d’accuser le temps qui fait aussi œuvre d’artiste sur la figure humaine, et de se peindre jusque dans l’attente de la mort, l'unique certitude.

Telle singulière inclination avait fait dire à Eugène Fromentin, qu’il n’était « pas possible dans un art plastique de pousser plus loin la curiosité de l'être en soi ».

Tout son être épousait son art. Tant de Rembrandt ont été dépeints par lui-même que la reconnaissance du même finit pourtant par se brouiller sous la multitude des coiffes, des déguisements et autres faux-semblants, que le regard continue de s’égarer souvent en territoires de méconnaissance et d’incertitude. Nombre de ses traits trahissent encore l’inquiétude et le questionnement de l’être multiplié, de celui qui existait, qui peignait et qui jaillissait hors de lui, une fois de plus recréé en autonomie.

Toutefois et en coïncidence fortuite avec le Cogito de Descartes mais tout aussi métaphysique à sa manière, Rembrandt n’avait-il pas finalement tenu à affirmer tout au long de sa vie : « Je peins donc je suis » ?

dimanche 20 février 2011

Balzac, l'invisibilité à l'œuvre

Eau forte - Pablo Picasso commandé par Ambroise Vollard pour Le Chef-d'Oeuvre inconnu d'Honoré de Balzac, publié en 1931

« Ce qu’il y a d’extraordinaire chez ce Frenhofer du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, c’est qu’à la fin, plus personne ne voit rien sauf lui. A force de chercher la réalité, il arrive aux ténèbres noires. Il y a tant de réalités qu’à force de tenter de les rendre toutes visibles, on finit dans le noir. C’est pour ça que lorsqu’on fait un portrait, il y a un moment où il faut s’arrêter à une sorte de caricature. Sinon, à la fin il n’y aurait plus rien du tout. » 
 Pablo Picasso, in Propos sur l'art (Ed. Gallimard, Art et Artistes)

Honoré de Balzac a publié Le Chef-d’œuvre inconnu pour la première fois le 31 juillet 1831 dans L'Artiste, sous le titre de Maître Frenhofer puis une deuxième fois en date du 7 août 1831 sous celui de Catherine Lescault. Il est alors sous-titré « conte fantastique »

L’écrivain lui fera subir plusieurs métamorphoses au gré de nouvelles parutions jusqu’en 1847 laissant supposer qu’il eut bien des difficultés à considérer que cette courte nouvelle, dont il modifia jusqu’au titre à plusieurs reprises, était enfin parvenue à un état d’accomplissement satisfaisant. 

Compte tenu de la réflexion même qu’il développe dans cette œuvre portant essentiellement sur le processus de création auquel l’artiste, en l’occurrence un peintre, se trouve non sans souffrance et sans risque aux prises, ses maintes tergiversations ne sauraient en rien nous paraître déconcertantes. Au contraire, elles indiquent bien que l’écrivain, s’il avait là choisi le thème de la création picturale, n’en étendait pas moins la réflexion à son domaine propre de la création littéraire, les interrogations les plus paradoxales qu’il soulève relevant de problématiques jumelles.

L’énigmatique nouvelle, à laquelle il avait d’abord offert une envergure fantastique et qui prit au fil de ses remaniements l’ampleur d’un conte philosophique, n’a jamais cessé d’interpeller écrivains, historiens, philosophes, artistes de tout poil et constitue aujourd’hui l’une des œuvres de Balzac les plus célèbres et les plus analysées.

 Elle aura inspiré entre autres les écrivains Octave Mirbeau, Emile Zola et Henry James, puis Pablo Picasso qui en tira une série de dessins et de gravures sous l’influence d’Antoine Vollard et de Blaise Cendrars, mais aussi les penseurs Michel Leiris, Michel Serres et Georges Didi-Huberman, pour les plus éminents. Paul Cézanne avait été durablement marqué par sa lecture. Le réalisateur Jacques Rivette l’adaptera très librement au cinéma avec La Belle Noiseuse.

Le récit met en scène trois peintres dont le point de rencontre les situe chacun à une étape bien distincte et significative du parcours d’homme et d’artiste. Nicolas Poussin encore novice que la passion de l’art embrase et que l’ambition ingénue pousse à se présenter de façon impromptue dans l’atelier de Porbus, jeune maître jouissant déjà d’une solide réputation, au moment précis de la visite de Frenhofer, le plus grand peintre de ce début de XVIIe siècle, qui décèlera très vite en lui les qualités d’un possible disciple.  

La présence du jeune Poussin, loin de s’imposer au sein de l’atelier dans la surprise ou l’incongruité puisqu’il est rapidement jugé par le vieux maître dont il ignore l’identité, « digne de la leçon, et capable de comprendre » verse d’emblée sa contribution à cette réunion toute entière vouée à la plus haute préoccupation de chacune de leurs existences : la peinture.    

Ainsi, l’œuvre Marie égyptienne de Porbus, donne-t-elle l’occasion aux trois artistes d’entamer aussitôt l’essentiel débat sur le processus de création. D’abord largement dominée par les observations et critiques assurées du vieux maître parvenu au sommet de son art, que les deux autres accueillent avec admiration mais non sans quelque perplexité, leur conversation se poursuivra tout au long du récit. Elle sera marquée toutefois par l’inflexion progressive et profonde du rapport du maître à élèves dès que Frenhofer leur aura ouvert les portes de sa maison puis de son propre atelier où nul n’avait encore jamais été admis.

Là seulement offre-t-il à voir son vrai visage, celui d’une folie pathologique avec conscience, bien distincte de la folie douce propre aux libres esprits célébrés par le romantisme de l’époque balzacienne. Car s’il ne fait aucun doute que Frenhorfer est un peintre génial, de toute évidence il a irrémédiablement perdu un pan de son esprit. En revanche, nous ne saurons jamais dire si pour Balzac la quête de l’impossible perfection qui obsédait son héros depuis dix ans aura été la cause ou le symptôme de sa démence.

En tout cas, le jeune Poussin bien vite perçoit que quelque chose ne tourne pas rond pour Frenhofer qui lui fait à plusieurs reprises l’effet d’un possédé. Au premier coup d’œil, il repère « quelque chose de diabolique dans cette figure ». A l’observer peindre, il lui sembla même « qu'il y eût dans le corps de ce bizarre personnage un démon qui agissait par ses mains en les prenant fantastiquement contre le gré de l'homme ».

Eau forte - Pablo Picasso commandé par Ambroise Vollard pour Le Chef-d'Oeuvre inconnu d'Honoré de Balzac, publié en 1931
D’autant que le discours même du vieux maître est empreint d’ésotérisme. Il se dit rompu « aux arcanes de l’art », détenteur du « secret du relief » que le grand peintre Mabuse, dont il se vante d’avoir été l’unique disciple, lui a légué. Mabuse « seul possédait le secret de donner de la vie aux figures », dira-t-il aussi. 

Porbus lui-même confortera un temps la jeune imagination de Poussin dans l’idée d’un pacte diabolique conclu par le vieillard qui semblait « vivre dans une sphère inconnue ». Il évoque l’existence d’un « mystère » et confirme que Mabuse a bien transmis au vieillard « le secret du relief, le pouvoir de donner aux figures cette vie extraordinaire, cette fleur de nature, notre désespoir éternel ».

Le jeune maître Porbus tient ici une position paradoxale puisqu’il n’est pas dupe de la folie du vieux peintre dont l’idéal n’est autre que de « forcer l’arcane de la nature », de dérober « le secret de Dieu ». Il comprend aussi que la démence de Frenhofer fait valoir l’ampleur de la souffrance du doute auquel est toujours soumis l’artiste et du danger potentiel que cela constitue. « Le doute ouvre la scène morbide », avait observé Henri Legrand du Saulle, médecin au XIXe siècle, dans un ouvrage intitulé La folie du doute.

Porbus dira ainsi à Poussin, que Frenhofer « voit plus haut et plus loin que les autres peintres. Il a profondément médité sur les couleurs, sur la vérité absolue de la ligne ; mais, à force de recherches, il est arrivé à douter de l'objet même de ses recherches ».

Le jeune homme ajoutera en guise de mise en garde adressée au novice, que « la pratique et l'observation sont tout chez un peintre, et que si le raisonnement et la poésie se querellent avec les brosses, on arrive au doute comme le bonhomme, qui est aussi fou que peintre ».

Aussi accepte-t-il les critiques absurdes que lui adresse Frenhofer, au grand dam de Poussin. Au beau corps de Marie égyptienne fait défaut « le tiède souffle de la vie », déclare le vieillard. Et bien qu’il y admette l'apparence de l’existence, « le sang ne court pas sous cette peau d'ivoire », argue-t-il, il lui manque encore « ce trop-plein qui déborde », l'âme peut-être, « cette fleur de vie que Titien et Raphaël ont surprise ».

« Elle ne vit pas », reproche-t-il au jeune homme. 
« Tu n'as pu souffler qu'une portion de ton âme à ton œuvre chérie. »
Bien sûr, qu’elle ne vit pas Marie égyptienne ! L’art de la représentation est bien encore à l’époque le propre de la peinture. En somme, le vieux génie refuse désormais que la peinture ne soit que de la peinture. Il en rejette les limites. Frenhofer se berce de l’illusion de la quête mystique du « corps solide », aurait pu dire Michel Leiris. Il entend percer les secrets de la création, exprimer ce qui est au-delà de la représentation. Créer la femme est le défi ultime qu’il s’impose depuis dix ans, courant après la Toute Puissance de Dieu et s’enferrant surtout dans le délire qui le conduira à commettre l’irréparable.

Aux yeux de tous et aux siens propres, il est « l’hyper-peintre », selon la formule de Georges Didi-Huberman. La démonstration de son génie n’est plus à faire, mais le maître évolue en plein fantasme de l'existence, l'existence du support, l'existence colorée, l'existence signifiante.

Sa Belle Noiseuse, Catherine Lescaut, cette œuvre magistrale qui le consume demeure insaisissable, elle ne cesse de se dérober,  et son désir croît de plus belle, l’obsède, l’isole. Il croit la voir surgir sur la toile, il affirme qu’elle est là puisqu’elle le regarde, elle s’anime et l’aime même. Il jure qu’il est parvenu à relever le défi. Mais à nouveau, elle disparaît.

Son échec lui est insupportable alors il se leurre, se fait croire que la faute incombe à l’imperfection de ses modèles vivants et recherche la femme idéale qui se laisserait saisir plus parfaite encore au bout de ses pinceaux. Poussin offre au vieux maître son amante et modèle, la belle Gillette. La beauté de la jeune femme inspire si bien Fernhorfer, qui s’est enfermé avec elle au secret de son atelier, qu’il parvient enfin à terminer sa Belle Noiseuse.

Là, aux prises avec la création dont le pouvoir le subjugue, le dépasse et le détruit, il atteint le point de non-retour, celui de l’abstraction suprême. Il n’appartient plus au monde, il ne peut plus y apparaître en homme. Il est devenu Dieu.

Eau forte - Pablo Picasso commandé par Ambroise Vollard pour Le Chef-d'Oeuvre inconnu d'Honoré de Balzac, publié en 1931
« Que tout à coup je cesse d'être père, amant et Dieu. Cette femme n'est pas une créature, c'est une création. »
Mais bientôt, il est à nouveau assailli par le doute, il lui faut en être certain, il doit la dévoiler au regard des autres pour s’assurer qu’elle a bien pris chair, que sa nudité s’épanouit véritablement sur sa toile. Seulement, l’exposer au regard des autres, c’est encore prendre bien des risques.

« Ma peinture n'est pas une peinture, c'est un sentiment, une passion ! Née dans mon atelier, elle doit y rester vierge, et n'en peut sortir que vêtue. La poësie et les femmes ne se livrent nues qu'à leurs amants ! »

Car il est tombé amoureux de sa créature et redoute d’en être dépossédé d’une façon ou d’une autre, qu’elle lui échappe, qu’elle s’échappe même, qu’elle s’enfuit.
«  La beauté est une chose sévère et difficile qui ne se laisse point atteindre ainsi, il faut attendre ses heures, l'épier, la presser et l'enlacer étroitement pour la forcer à se rendre. »
Et pire si les autres ne la voyaient pas, ne l’admiraient pas, feignaient de l’ignorer, la détruisaient ou au contraire s’ils la convoitaient, s’en saisissaient, la séduisaient ? Sa raison oscille entre tous ses désirs et toutes ses angoisses, toute pensée est matière à un nouveau dilemme.

« Ou la peinture se rit de nous ou nous l’assassinons ; il y a un peu de cela dans le dilemme de Frenhofer lui-même : entre une ontologique dérision et un vœu de mort. Folie du doute, conscience déchirée », relève Didi-Huberman dans La Peinture incarnée.

Achever l’œuvre, c’est décider qu’elle est parvenue au moment où elle doit désormais vivre sa vie, sans que le maître ne puisse plus rien pour elle, il en perd le contrôle, c’est le temps où l’œuvre impose d’elle-même sa propre existence, où il doit être prêt lui-même à se séparer d’elle, à la livrer au monde. Or, ce monde n’est peut-être pas en mesure de l’accueillir avec toute la déférence qu’il exige, n'est pas disposé à affronter le nouveau, à percevoir ce qu’il n’a jamais vu, à saluer ce qui lui est inconnu, à accepter l’avènement de la beauté.

C’est aussi le point de vertige, où l’artiste sait qu’il  a encore pouvoir de vie et de mort sur son œuvre,  désormais accomplie, et quoi qu’il décide, toute son existence même en dépend et doit basculer d’un côté ou de l’autre, mais de part en part, il ne trouvera que le vide. Une mort l’attend quand il choisit, « rayonnant de bonheur », d’ouvrir enfin l’atelier à la curiosité de Porbus et Poussin.

« Mon œuvre est parfaite, et maintenant je puis la montrer avec orgueil. Jamais peintre, pinceaux, couleurs, toile et lumière ne feront une rivale à Catherine Lescault, la belle courtisane », clame-t-il.

Frenhofer laisse tomber le voile sur ce qui apparaît d’abord aux yeux des jeunes gens comme « une muraille de peinture » où il n’y a rien, mais en scrutant de plus près la toile, ils découvrent, dans le chaos, un stupéfiant phénomène-indice. Le vieux fou, lui, n'aura pas supporté l'épreuve de l’invisibilité à l’œuvre.

Le Chef-d'Oeuvre inconnu, Honoré de Balzac (Ed. Gallimard, Folio)
La Peinture incarnée, Georges Didi-Huberman, suivi de Le Chef-d'Oeuvre inconnu, Honoré de Balzac (Ed. de Minuit)

vendredi 31 décembre 2010

Minotaur-Ex, les métamorphoses de l’Etre et du désir


Minotaur-Ex est un film expérimental réalisé par Bruno Aveillan - Chorégraphe Philippe Combes et sa compagnie Cave Canem, musique de Raphaël Ibanez de Garayo.
Ce film a reçu le prix de l'oeuvre exceptionnelle et le grand prix du public au festival Argiles en 2005. Il a également été finaliste au Dance On Camera Festival 2007 de New York et sélectionné dans de nombreux festivals à travers le monde. 
Ce texte l'accompagne désormais. 



A Nataly et Philippe, à Bruno... à Raphaël

Ex 1

Au gré de songes provocants dont il se repaît, les créatures pâles et floues surgissent en tendres étreintes d’entre les ombres brunes de sa désolation. Leurs pas glissent dans la familière poussière d’ocre sanguine, leurs féminins effleurements s’échappent du fond de lui. L’instant d’après lui joue son tour.

Entre les piliers égratignés de son temple maudit, où sa rageuse folie a fini de s’assoupir sous la morsure du néant, la chair d’homme s’ébroue, l’âme bestiale frémit et ensemble, elles s’éveillent dans la nue de désirs invaincus.

Primitive nudité érigée, tournant aux airs mornes, il étire sa souveraine nonchalance, s’apprête à s’extirper du corps étranger où, par double nature, il est cloîtré. Sa splendeur gît voilée au cœur de ses lieux accablés.
Là, vibre le sombre espace plein du frisson de l’Etre qui observe en plongée la mutation du drame.

Reflets livides aux poses langoureuses de l’énigme et du secret, pauvresses aux larmes sèches, aux flancs maigres, que l’indicible condition de la peine plie au sol. Leurs têtes dévorées de fantomatiques songeries miment des baisers glacés d’impossible et des accouplements pour jouissance irréelle. Leurs tendresses minimales s’échangent seulement au pourtour de la fosse de l’âme, assoiffée d’altérité, qui s’emplit et se vide aussitôt.

Bientôt, l’illusion de l’extase enhardit la créature. 

Un feu embrase ses reins de demi-dieu, se répand le long de sa puissante musculature. Tout l’épiderme cabré, membres, joues, flancs en avidité de l’Autre, se frottent à la colonne inerte et rêche, y puisent les seules caresses qu’il connaisse. Le désert collé à la peau, son existence s’effrite dans le vide.

Mais l’heure métamorphose son délire, tout au long de l'abîme qu'il côtoie, de déchaînement total en ambiguïté suprême. Monument de volupté terrible, il investit la zone d’espace-temps où prend corps l’immatérielle nécessité.

Dans la clarté brisée, l’Autre s’inscrit en lui, écorche son échine, griffe sa nuque et se transmue en figures entières, de plein relief, comme les anges dans le séjour du damné promettent l’avènement d’une paix implorée et l’éclat du grand ciel prohibé. Elles se tiennent blotties, s’accolent à lui, dans la grâce de gestes suaves et d’imperceptibles soupirs par lesquels s’échauffent les éthers éternels. L’homme-taureau se fond à leur pâleur d’albâtre.

L’apparition irremplaçable, en construction sensible derrière les grilles, se délivre en une vision charnelle simultanée, réplique de l’appel intime de ses puissances intérieures, accroupies. La virtuelle étreinte peut devenir palpable.

Aux prises avec la parole qui se refuse à l’ouïe, il invente les balbutiements d’un langage qu’il pressent à l’orée du monde hors du sien. Le vocabulaire en gestation le blesse confusément dans son inaptitude à naître.  Le nez, les yeux, la bouche, de connivence avec le destin, ne se tendent vers lui qu’en muettes promesses.

Les formes de son tourment versent l’une en l’autre la sensualité de leur substance, mêlent leur essence fragile sur des traits aux airs d’abandon et de pitié, muent en un seul visage à épouser bientôt. Bras, épaules, ventres, cuisses et jambes se soudent en un seul corps qui enfin se défait d’une tentation mélancolique et douce, portée en profondes vibrations de cordes, à déchirer et les veines et le cœur.

Un seul visage pâle, un seul corps blanc, celui de l’Autre qu’il appelle depuis sa pathétique rudesse et convoque d’une infinie tendresse, celui qui n’est pas lui dont il a tant besoin, celui qui pèse de tout son poids sur sa vitalité d’Eros; cet Autre à la fois double et aucun, le hante, le harcèle, l’agresse, le terrasse et en tout, lui échappe quand déjà son image pervertie disparaît à pas lents et le soumet à l’inexorable perdition. De ce règne de l’effroi, au travers sa ruine, ne sourdent que violence et cruauté de l’énigme. 

En peine d’évidence, la révolte et la rage tordent et déchaînent son corps sauvage et indompté, l’esprit plein de confusion sous les ténébreux nuages de ses cieux infernaux. Tout en lui épouse les formes du supplice qui l’ébranle, de la crinière tragique au poitrail furieux, et dans un hurlement féroce nourri à la noirceur des entrailles, il se lance dans la bataille, tout brûlant en lui-même. 

D’un bond rageur à la hauteur phénoménale, il propulse son épouvantable colère aux airs, eux seuls qu’il puisse frapper pour atteindre les dieux vengeurs qui ont scellé son monstrueux destin. L’espace d’une seconde, son âme condamnée semble enfin porter son corps, avant sa chute inexorable contre la terre de cuivre, rougie d’amertume, où l’attend déjà l’Autre, tenace, et qui, au beau milieu de l’arène, de sa guerre le menace.

Malgré l’entêtement du désir, tout son corps, épuisé, s’effondre vaincu contre le sable misérable où seule l’indifférence accueille son souffle d’agonie. Les membres distendus, jetés comme de vains instruments, la croupe suspendue dans l’ironie tragique, le beau monstre en détresse enfouit son mufle haletant au cœur de la poussière.


L’Autre, insaisissable présence femelle, se joue de lui, ne le lâche plus, l’empoigne et le traîne de toutes ses forces, emporte sa pauvre chair telle une pâture suprême au plus près de sa détestable condition, seulement vouée aux circonvolutions d’ocre et de salpêtre, sous l’inviolable sceau de sa malédiction. 

Enfin la vague fangeuse s’enfuit et reflue ; le flot obscur efface l’inaccessible trace. Il faudra vivre encore.

Minotaur-Ex - Bruno Aveillan - All rights reserved

Ex 2

De la tête aux pieds, souillée de croûtes terreuses, la créature somnambule erre à nouveau au bord de ses précipices pleins d’une secrète liqueur, au goût étrange et amer de désir éternel et coupable. Loin du regard des dieux.

Encore et toujours l’enfant d’iniquité heurte l’épais mystère de son exigeante chair. Son monde hors monde résonne du bondissement de son Etre contre les innombrables murs froids, couleur de cendre, qui peuplent sa sinistre citadelle fondée sur le courroux divin. 

De ses gouffres sans fonds, entre les parois écorchées, surgissent à nouveau ses maigres fantasmes pétris de glaise. De pas chassés en déboulés, ses corps double peignent dans l’épaisseur de l’ocre les signes crayeux de la fuite infinie qu’il porte en lui. De leurs pieds, ils froissent, griffent et fauchent la terre poudreuse avant de faire d’un flanc un bouclier à l’Autre. Lui, de toute la vigueur de ses vertèbres, tente de repousser, leur parfait parallèle d’amour et de douleur par lequel il trompe l’absence et sa chape de silence.

Enfin, ils lui font un visage doux.

Son sein sent battre la vie en fusion et l’existence salutaire, qu’il sculpte avec fièvre, le transporte déjà sur une irrésistible mélopée. Dans la fugue qui débute, il se livre à l’évolution de ce qui, en lui, répond à l’exigence du désir. Il en épouse l’assaut impétueux et le pas dans la course éperdue, s’abandonne au rythme ardent de la partition inconnue. Un visage s’avance, fait don de sa bouche aux lèvres scellées sous la fragilité d’argile, d’un regard de sensibilité et de pudeur tendues. La vertu embrasse la sagesse, la douceur s’éprend du pardon, une délicatesse intime émane tel un rayon. Frénésie, repos, reprise, détente, renfort, obstacle lui sont toujours sans raison intimés. Parfois, il se rencontre lui-même en position conquise, extatique qui l’apaise. Alors il peut s’étendre aux côtés de ses camarades de rêve à la surface sereine de l’ocre sanguine.

Minotaur-Ex - Bruno Aveillan - All rights reserved
Ex 3

Dans l’attente de rien et l’atmosphère cendrée, il respire l’imperceptible passage du temps gris, son Etre statuaire en suspens dans le balancement des chaînes rouillées et le frottement des pierres rugueuses, flanqué de ses pauvres hères poussiéreux qui lui collent à la peau et le singent sans relâche. 

Perché sur un large piédestal au fond de ses puits de pénombre, où le cajolent ses avatars rampants, il passe de l'un à l'autre, sans saisir de portée. L’amour sans prise s’assèche.

Sous son écorce impassible, durcie par la rigueur des saisons, insensible à sa part d’ombre et de lumière qui ondule inlassablement dans la grisaille, il ignore le tumulte du temps, le jamais et le toujours. Il ne possède rien d’autre que le non-espoir solennel. Le vide absolu en plein cœur.

Un nouveau jour vient enfin… en fin peut-être. Il s’accompagne de pluies et de flots qui creusent juste un peu plus la terre et l’habitude du rien. Il pourrait bien mourir là, cerné de colonnes froides et crevassées, englouti sous les eaux bouillonnantes, ignoré du monde qu’il ignore, seulement abandonné à son insondable pensée en rien.

Mais il poursuit son errance à rassasier sa soif de volupté contre des murailles impénétrables et ruisselantes, à épancher sa misère dans les flaques et les boues -, rouges comme le sang du sacrifice dont ses lèvres s’abreuvent parfois. Il éclabousse d’une instinctive fougue ses beaux mirages d’argile avant que leurs corps éperdus ne s’ébattent et se rudoient dans les eaux d’ocre sanguine alors que son âme nue et grelottante s’observe sans le savoir.

Privé des rayons du soleil qui brille seulement d’un point reclus au plus lointain de sa mémoire, il sait se réchauffer, se sécher contre l’Autre – tel un retour à la lumière et la douceur heureuses de ses premières heures -  et se baigner dans la transparence pâle d’une averse de sable, dont il tire le dérisoire ciment de son univers friable. Il faut bien se défendre.

Ex 4

La neige tombe à verse par les airs incompris. Des milliards de fins flocons, comme autant de petites lucioles affolées, viennent éclairer son obscurité, et déposer leur gelée blanche sur les spectres de son ère glaciaire. Les souvenirs de chaleur prise aux caresses de l’Autre, sous les lumineuses pluies de sable, se vitrifient bientôt en idées immobiles à l’instar du mystère de cette boule de chair, vulnérable, toute serrée contre elle-même sur son malheureux lit d’ocre sanguine, au cœur glacé du labyrinthe.

Depuis l’Eternité…

Rien de semblable à lui-même ne le précède, rien de comparable à son Etre ne lui succède. Il est Minotaur-Ex.

Zoé Balthus – Décembre 2010