Tiroir (1988) Christian Boltanski – collection privée – Photographie de Zoé Balthus à Londres (2010) |
J'ai eu cette semaine la belle opportunité de
m'entretenir avec le plasticien Christian Boltanski qui sera l'invité de France
Culture pour une masterclasse le dimanche 5 mars au studio 105 de la
Maison de la radio où le public est le bienvenu. Elle sera diffusée au cours de
l'été sur les ondes de la chaîne.
Zoé Balthus – Je comprends votre travail comme une
exploration de tout ce qui tisse la mémoire.
Christian Boltanski – Je ne travaille pas,
vous savez, ce n'est pas du travail. D’ailleurs, je suis toujours embêté
lorsque les gens veulent venir dans mon « atelier », je n’ai pas
d’atelier (rires). Je mène plutôt une vie de réflexion. Il s'agit pour moi
de réfléchir à des questions qui n'ont pas de réponse et de traduire ces
questions si possible, d'une manière visuelle ou sonore dans mon
cas.
Zoé – Mais puis-je parler de votre
« œuvre » ?
Christian Boltanski – Vous pouvez parler de
mon « œuvre », oui, je dis bien que je suis « peintre » ! (Rires)
Zoé – Alors votre œuvre m’évoque le désir de
conserver et de transmettre ce qui a existé, mais c’est sans doute une vision
simpliste, vous allez l’éclairer davantage (rire).
Christian Boltanski – Chaque personne est unique,
et chacune est très vulnérable, il y a une contradiction entre l'importance de
chaque être et sa vulnérabilité. Alors, il y a eu ce désir chez moi
d'explorer ce que l'on peut sauver. Mais en fait, j’ai compris que
l’on ne peut rien sauver. C'est en effet une réflexion sur la possibilité de
sauver une transmission.
Zoé – C’est ce que j’appelais le travail sur la
mémoire.
Christian Boltanski – Oui, mais en réalité, chacun
de nous est très vite oublié. J'avais appelé au début « la petite
mémoire », ce que chacun de nous porte, ce qui nous fabrique. Il
reste sur notre visage, quelque chose de tous ceux qui nous ont précédés, c’est
un puzzle mystérieux. « La grande mémoire », elle, se
trouve dans les livres et dans les grands récits.
C’est en fait un questionnement sur l'impossibilité de la
transmission, l'impossibilité de conserver quelque chose.
Zoé – Cette conclusion est très pessimiste… vous
êtes pessimiste ?
Christian Boltanski – Ah ! Je me suis
beaucoup intéressé à la chance et à la destinée, et effectivement si l'on pense
que les choses sont écrites quelque part, qu’il y a une raison aux choses, si
on est religieux, on est plus optimiste que si l’on pense au contraire, comme
moi, que tout est lié au hasard. On est en tout cas moins optimiste.
Zoé – Vous réfléchissez à la condition humaine,
vous êtes conscient que vous menez une vie de métaphysicien… !
Christian Boltanski – Oui, c’est une vie très
intéressante. Je n'ai que des questions. Mais ce sont de vieilles questions que
tout artiste se pose, il me semble. Pour moi, être humain, c'est chercher
la clé à des serrures… Or, moi, je ne pense pas qu'il y ait des clés, mais ce
qui est intéressant c'est de chercher, pas forcément de trouver. Je
déteste ceux qui trouvent !
Zoé – No hay camino, hay que caminar… Il n’y a pas
de chemin, il n’y a que cheminement. Comment votre œuvre se nourrit-elle ?
Trouvez-vous sa nourriture dans la littérature ?
Christian Boltanski – Oui. Mais tout nourrit. L'autre
jour, j'ai assisté à un mariage à Malakoff et les gens soufflaient
des bulles de savon autour des mariés. Ces bulles de savon ont nourri ma
pensée. Je me suis dit que les morts sont comme les bulles de savon qui partent
au ciel et puis éclatent. Voyez, ce n'est pas forcément les lectures, c'est
tout et n'importe quoi.
Zoé – Vos installations, les reliquaires et
autels, ces photographies de visages, avec les boîtes en acier et les lampes
électriques, disaient cela a existé comme vos amas de vêtements… cela vient
comment, d’où ?
Christian Boltanski – L'idée est de fabriquer des
mythes, ils durent plus longtemps que les objets. Les objets n'ont pas
d'importance, ils en ont de moins en moins. Je m'attache davantage à construire
des mythes qu'à fabriquer des objets dont j’ai de moins en moins le désir.
Aujourd'hui, je fais des choses vouées à la destruction,
très grandes, dans des endroits très lointains, presque inaccessibles, et je
les laisse disparaître.
J'ai une fondation au Japon, un endroit où je collectionne
les battements de cœur.
Les Archives du Coeur de Christian Boltanski — Teshima (mai 2019) (c) Zoé Balthus |
Aujourd'hui, j'en ai plus de 100.000 (cœurs
battant), Les Archives du cœur, et donc c'est en pleine mer du Japon, sur
la petite île de Teshima. On peut y aller, c'est un endroit connu, mais c'est
un long voyage même de Tokyo.
Dans le même ordre d’idées il y a un homme, un
collectionneur David Walsh, qui a acheté ma vie en Tasmanie et qui me filme
jour et nuit et si on va là-bas, on peut m’y voir. Il y a des
moniteurs qui retransmettent en direct et en différé. Mais personne ne va
jamais en Tasmanie.
Voilà, ce sont plutôt ces choses-là qui m'intéressent
aujourd'hui, donc il n'y a pas l'idée d'un atelier ou de vrai travail.
Zoé – Quelles sont vos dernières œuvres et vos
projets ?
Christian Boltanski – Ma dernière œuvre est une
installation de quatre ou cinq cent petites clochettes au nord Québec dans la
neige. Elles tintent dans le vent, font une petite musique. C'était
il y a un mois. Elle s'appelle Animitas. J'avais déjà monté le même projet
dans le nord du Chili dans le désert d'Atacama, histoire de parler avec les
fantômes. Je les laisse sur place, puis elles finissent par disparaître avec le
temps.
Mon prochain projet, ce sont de grandes trompettes ou plutôt
de grandes trompes que je construis en ce moment et qui seront installées sur
des pylônes en Patagonie et quand le vent va s'engouffrer à l'intérieur, elles
recréeront le chant des baleines. Elles sont situées sur un site extrêmement
difficile à atteindre en bordure d’océan, où il y a un sanctuaire de baleines.
Ce n'est pas secret, mais personne ne va jamais y aller. Je réalise des vidéos
et des photographies. Voyez, c'est cela la construction d'un mythe : un
homme a essayé là-bas de parler aux baleines.
La forêt des murmures de Christian Boltanski sur l'île de Teshima, Japon
Un film de Zoé Balthus (mai 2019)