Zoé Balthus – L'an dernier lorsque nous
nous sommes vus, tu exposais L'Inassèchement chez Thaddaeus Ropac, et tu m'avais annoncée cette double exposition à la Bibliothèque nationale de France (BnF) et au musée Picasso. Pour ce dernier, tu me disais que l'idée était intimidante. Qu'en est-il à présent ?
Miquel Barceló – Finalement, j'ai pris la chose avec naturel, sans me poser de questions. Ca va. Il fallait d'abord oser le faire, et une fois le pas franchi, il reste ce que je fais, la tauromachie, les animaux à cornes, ces choses
que Picasso a fait toute sa vie... je fais ça aussi sans être
dans le pastiche, alors pourquoi pas ? Il vaut mieux être naturel, pas besoin d'accrocher ses tableaux à l'envers. D'autant que le musée est si près de mon atelier ! (Rires)
Zoé – La corrida, oui, comme Goya avant Picasso. Il y a quelques toiles anciennes lumineuses, au musée. Et de splendides gravures à la Bnf. L'an dernier, tu m'en avais montré quelques-unes, toutes fraîches... des taureaux que tu destinais très clairement à la Bnf. C'était aussi pour ce livre La Solitude sonore du Toreo sur ce texte ancien de José Bergamin...
Miquel – Oui, j'ai
fini le livre mais je n'ai plus arrêté d'en faire, j'en fais tout le temps, chaque jour. (Il m'entraîne autour des piles de somptueuses gravures dédiées à la
tauromachie). C'est quelque chose qui disparaît, la corrida. C'est étrange... un art finissant.
Je
n'avais pas prévu que cela durerait si longtemps mais je crois que cela
m'amène quelque part. J'ai continué, c'est devenu plus ambitieux. Je n'aime
pas savoir ce que ça va donner, ni combien de tableaux je vais faire,
j'essaie de faire ce que le tableau décide, je ne sais pas faire autrement.
La conjonction entre le sujet et la technique,
j'aime bien.
Zoé – Parfois, justement, je me demande si ce n'est pas plus la technique que le thème qui te porte et t'emmène quelque part.
Miquel – Oui,
enfin, pas la technique, disons plutôt la matière. La gravure est une matière qui
blesse. Tu vois tous ces outils, chacun produit une sorte de blessure
différente. Ils sont utilisés dans différents métiers,
qui n'existent bientôt plus, ce sont des métiers du XIXe siècle. J'en ai même dessinés certains que j'ai fait concevoir au pays basque par une
damasquinerie, des ciseleurs qui enchâssent des fusils de chasse, des
épées.
J'ai besoin de ces outils un peu particuliers (il montre une
vingtaine d'outils sur sa table). Ils produisent des marques spécifiques que
j'ai dessinées et dont j'ai besoin pour mes gravures de tauromachie, pour
évoquer ces blessures que l'on fait au taureau. Ca marche bien, c'est
une blessure différente répertoriée dans mon catalogue d'outils. C'est un peu de
l'animisme tout ça... J'aime bien que chaque outil symbolise un métier, un savoir-faire, un truc qui a
disparu. En même temps, c'est tellement beau. Chacun fait un truc très
précis. Celui-là, c'est un scalpel de chirurgien, ça c'est un outil de
dentiste. Mais ce n'est pas du fétichisme ! (Rires)
C'est juste un petit jeu... je ne sais pas où
ça m'emmène mais je sens que ça me conduit quelque part, je continue pour ce groupe de gravures, à chaque fois
en noir et blanc, chaque fois un peu plus noir et un peu plus blanc. C'est une petite
partie de mon travail. Je fais ça en guise de défouloir. Souvent
tard la nuit.
Torero (Etat 2 - 2015) Miquel Barceló - BnF 2016 (c) Zoé Balthus |
Zoé – Tu exposes beaucoup d'oeuvres anciennes, plutôt méconnues... une facette plus intime ?
Miquel – Oui, mais ce
n'est pas une rétrospective ! Ce n'était pas le but du tout. J'ai seulement
voulu des choses anciennes, et des toiles modernes, un peu mélangées,
je pense que c'est bien.
Zoé – Cela permet en effet de voir le chemin parcouru, la cohérence dans ton travail pourtant si varié entre toutes les disciplines...
Miquel – La
cohérence... c'est amusant (rires) ce n'est pas le but du tout ! Pour moi c'est drôle, je me sens toujours dans l'incohérence. Quand j'étais jeune, la cohérence était synonyme d'obligation. Mes amis, tous plus âgés que moi, étaient au parti
communiste, c'était des gens des assemblées, qui répétaient tout le temps : 'il faut
être cohérent'. Et moi, je me disais: 'je ne suis pas du tout cohérent, je
fais chaque matin, quelque chose de différent'. Moi, je me croyais dans l'incohérence, c'était la seule chose que
j'avais l'incohérence, c'était même mon seul atout ! (Sourire)
Mais maintenant, à la
longue, tout cela à l'air de tenir ensemble, malgré tout. Ce n'est pas voulu. C'est malgré nous que l'on fait les choses, je n'ai aucun mérite...
Zoé – Tu te surprends toi-même ?
Miquel – Parfois...
je suis surtout étonné quand je fais quelque chose avec l'impression que c'est nouveau et d'un coup je découvre dans un de mes vieux carnets que j'avais déjà fait cela et j'avais oublié ... Tu sais, tout ce que je fais c'est de la peinture, même si c'est en argile, je suis un peintre. C'est valable pour ce que je fais en céramique ou en
plâtre.
Zoé – Picasso soulignait cela aussi...
Miquel – C'est vrai, je ne fais pas
de différence. La céramique il faut la sécher, la cuire, ensuite la fondre en bronze ou pas, je ne fais pas de hiérarchie.
Je tourne d'un atelier à l'autre. Parfois je peux rester dans le même pendant des
semaines sur un portrait. Mais souvent, je fais trois ou quatre choses
différentes dans une même journée. J'aime ne pas prévoir.
Zoé – J'ai trouvé de la nostalgie dans ce mur de briques et de visages en céramique, que tu exposes au musée Picasso. J'ai pensé que le Mali te manquait, que tu lui rendais hommage.
Détail du "Grand verre de terre" – BnF – avril 2016 (c) Zoé Balthus |
Tout ce que j'ai appris je
l'ai appris au Mali, le peu de choses que je n'ai pas apprises au Mali,
je les ai désapprises ou plutôt réapprises autrement là-bas. La terre,
celle dont on tire l'argile, c'est comme la lumière, ça ne coûte presque
rien. "Du monde, je n'aime guère que la terre et la pierre" comme l'a écrit Rimbaud...
Zoé – Justement je pense davantage à Tierra y Luz que 'Sol y Sombra' ? Ce titre est de toi ?
Miquel – Non, ce n'est pas moi qui l'ai choisi mais finalement je n'ai pas trouvé mieux. Comme pour la performance Paso doble, c'est quelqu'un d'Avignon qui avait trouvé le titre. J'ai trouvé plein de défauts au titre et puis je m'y suis fait et je trouve que ce n'est pas si mal. Sol y sombra, cela évoque les tarifs des places dans les arènes, à l'ombre c'est plus cher parce qu'il fait très chaud. Mais l'ombre finit par couvrir toute l'arène. Mais bon je pense que c'est une bonne image pour cette expo.
Zoé – Le Grand verre de terre, la monumentale fresque que tu as créée à la BnF, c'est l'idée que tu m'avais montrée développée dans la maquette d'une vaste pièce de quatre panneaux de verre peints à l'argile destinés à une installation au Brésil pour l'été prochain... c'est toujours d'actualité ?
Miquel – Oui, à Belo Horizonte... c'est compliqué le Brésil... j'ai pensé aussi y mettre du son, mais finalement, je pense que les bruits de la nature extérieure, ceux de la jungle, ce sera bien aussi.
Paseillo avec taureau cuivre (2015) Miquel Barceló- musée Picasso 2016 (c) Zoé Balthus |
C'est le projet d'un pavillon de 60 m par 50 m badigeonné d'argile dessiné à
travers lequel est projetée la lumière naturelle comme la fresque de la BnF mais
je ne veux pas trop prévoir, je préfère improviser. Je veux que ça
garde cette fraîcheur de la chose qui n'a pas été trop préméditée. Je vais faire un film avec la verrière et la grotte Chauvet, j'aime bien ce
dialogue. Un long travelling...
Pour la BnF, cela a pris une autre dimension, 200 m sur 6 m de hauteur... c'est 1.200 m2 de
fresque ! Je l'ai réalisé en douze jours ! Mais peu importe, j'ai effacé des parties puis
recommencé, j'aurais pu continuer encore, c'était un plaisir. J'ai vraiment aimé faire cela.
Au début j'ai gravé sur l'argile sèche et puis j'ai vu que c'était un
peu trop graphique alors je me suis mis à travailler sur l'argile
fraîche, avec le corps, les bras, les coudes, les deux bras, c'est devenu plus
physique, plus sensuel, plus pictural. Et puis cela est devenue une vraie peinture et quand la lumière ensoleillée traverse la fresque elle
s'anime...
Zoé – Oui, tu m'avais dit : "tu vois, je réinvente le cinéma" et tu l'appelais le "dessin infini'...
Miquel – C'est
drôle, n'est-ce pas ? Parce que toutes ces inventions du XIXe siècle deviennent des techniques picturales, comme ces outils qui n'ont plus de maître, le
cinématographe, la photographie, la lithographie. C'est drôle, c'est
comme un héritage d'un vieil oncle. Au moment où on annonce que la
peinture est morte, on reçoit un héritage.
Zoé – J'aime ton rapport au livre, aussi, ton Livre des Aveugles est merveilleux, un peu mystérieux ?
Miquel – C'est
vieux ça, ça date de 1991. C'est un livre pornographique pour les
aveugles, il y a un rapport avec l'Histoire de l'oeil de Georges Bataille mais surtout l'idée était de faire une peinture sans image,
parce que les aveugles voient seulement par le toucher, avec une histoire en braille, que l'on
voit mais qu'on ne peut pas comprendre, cela ressemble beaucoup à mes
tableaux des années 89-90, mes paysages de désert. On peut en faire une double lecture, d'un côté il y a le livre érotique seulement
charnel, de l'autre côté au contraire il n reste que l'ossement, blanc.
Zoé – A la BnF, il y a certains de tes carnets, une grande toile figurant une bibliothèque qui rappelle L'Amour fou pour laquelle j'éprouve une grande tendresse et au musée Picasso une pièce consacrée à l'atelier...
Miquel – L'atelier est un thème récurrent, il n'y en a pas de nouveau encore mais je suis sûr que
je vais en faire d'autres (rires). Comme les arènes. Je travaille tout seul comme les peintres d'il y a cent ans, alors le peintre dans l'atelier reste une image centrale. C'est souvent une manière de m'en sortir, quand je
suis un peu dans une impasse, je regarde autour de moi, et fais un atelier pour finir ou commencer quelque chose. Cela revient régulièrement comme la bibliothèque, c'est
d'ailleurs une extension de l'atelier. C'est presque synonyme. L'amour fou, une
toile ancienne qui reproduit l'artiste dans l'atelier, où il y a autant
de livres que de tableaux et le peintre en érection (Rires).
Profil sur Oreille d'éléphant naturalisée (2014) - Atelier du Marais - mai 2015 (c) Zoé Balthus |
Zoé – Quels sont tes projets ?
Miquel – Mon
projet est de travailler tous les jours ! Je travaille sur un mur de
céramique pour une grande chapelle romane pour bientôt. Je ne peux pas
dire où. Je fais un tableau de 15 m pour une fondation que je ne peux toujours pas dévoiler. L'expo de New York
cet automne, je fais des choses et voilà, je ne prépare pas. Je travaille sur plusieurs livres importants. Et puis, je fais photographier toute mon
oeuvre. C'est tellement mauvais en général, les photographies d'oeuvres
d'art. On verra !!