Série Le Chant du crépuscule - Monopoli (2013) Zoé Balthus |
Non pas mettre le feu, non pas tout brûler, non pas tout réduire en cendres, non. Prendre feu n’est pas une injonction de mort, il ne s’agit pas d’autodestruction, il ne s’agit pas d’une promesse d’enfer, bien au contraire.
C’est un dessein de vie, de création, un manifeste élaboré à quatre mains, celles de Zéno Bianu et André Velter, quitte à semer « la panique au paradis ». Pour le meilleur. Ils appellent à l'invention d’« une langue ondoyante et directe qui tienne de l’ange et du franc-tireur. »
Les deux poètes plaident en faveur du feu qui les anime, en faveur d’un souffle sur les braises de beauté. Beauté de l’origine qui brûle en chacun et que menace le monde comme il va, emmené par ceux qui en redoutent les flammes, qui n’ont de cesse de circonscrire l’incendie du verbe, de l’étouffer, d’ériger au-devant de sa lumière et sa chaleur des contre-feux affreux.
« Est-ce que cela chante ? Ce pourrait être, oui, la seule vraie question, avance le couple de poètes. Devant toute chose, devant tout être : est-ce que cela chante, impose une magnitude, est-ce que cela flamboie, s’accorde au feu central ? Car un feu persiste toujours, hors de la sphère du temps. Un feu si absolument, parfaitement feu qu’il devient la matrice du verbe, le berceau du geste, la clé de l’être. Un feu d’amour philosophe. Pour ne plus se cramponner. Pour renouer, remettre en lumière. Rencontrer ce qui n’a ni début ni fin.»
Prendre feu, s’enflammer, se consumer soi-même, laisser crépiter les étincelles vitales, éblouissantes, éclairer notre obscurité, réchauffer notre froid intérieurs.
« Qui va là sinon le meilleur de nous-mêmes ? », interroge le duo pyromane, appelant à l’ignition, à l’immolation par le feu orphique brûlant de promesses d’avancées transcendantes, exaltantes pour le meilleur de nous-mêmes. Aux antipodes exacts des visées terroristes de tout poil, Zéno Bianu et André Velter entendent poursuivre la route que d’autres ont ouverte avant eux, et rassembler en chemin autour d’une promesse de grand voyage céleste, « la marche ne peut être qu’ascendante. »
« Il est temps, toujours temps, de reprendre l’ascension du sommet central de l’intérieur de tout », prêchent-ils avec ferveur.
« Nous avançons sous la paupière du cyclone et saluons tous ceux qui ont mis leur destinée en jeu, ceux qui ont brûlé pour nous, afin que nous puissions y voir un peu plus clair, en tout cas plus intensément, dans le grand puzzle de l’existence. Ceux dont la danse à la fois sereine et consumante nous a révélé l’intensité explosive de la création.»
Série Le Chant du crépuscule - Monopoli (2013) Zoé Balthus |
« Il y a cette liberté belle qui fulgure soudain, étincelante. Il y a ce feu de beauté violente qui parachève tout grand œuvre - pour mieux déployer, fût-il orageux, notre ciel intérieur.»
Ils ne polluent pas, ils n’empoisonnent ni les airs, ni les eaux, ils ne violent pas, ils ne volent pas, ils ne torturent pas, ils ne tuent pas. Ils contemplent, ils admirent, ils protègent, ils aiment, ils vénèrent la création.
« Dans ce très-haut de l’espace du dedans rien n’apparaît sans issue.»
Les obscurantistes les redoutent, les bâillonnent, les emprisonnent, les assassinent.
« Ce camp d’en face [...] usant de sa pesante suprématie, voudrait nous étouffer dans son oeuf, son cocon, son nid de consommation et d’ennui.»
Le beau rêve orphique comme les Filles de feu les font trembler. De fait, « c’est une tempête qui se lève dans le golfe de nos os, et nous gageons que ce grand vent destructeur n’a rien d’une métaphore. Il est. Il crée. Nous sentons ce vent, toujours le même, ce vent accordé à la pulpe du monde, car jamais il ne sommeille, ce grand vent de nuit bleue depuis la nuit des âges, ce vent qui soulève Zarathoustra hors de lui-même. Qui, d’un seul emportement, lui fait voir la vie comme une légende. Il est cinq heures du soir pour l’éternité. »
Cinq heures du soir, la chair du monde se pare lentement de sa robe lunaire.
« C’est l’heure où Van Gogh aiguise méthodiquement ses nerfs, il s’en va peindre son Paysage au lever de la lune. »
C’est l’heure d’angoisse des fous et du chant des poètes. Le temps du « départ dans l’affection et le bruit neufs ! », qui s’illumine dans les mots de Rimbaud. L'heure d'écoute des blessures du grand foudroyé de Rodez.
« L’instant fatal qui, par la grâce d’un seul poème de Federico Garcia Lorca, n’a pas sombré dans l’oubli, tout en léguant cette trace de sable et de sang où se lève la plus vive de nos vies. »
Le loup des steppes n’a pas encore hurlé, se laisse confondre avec le chien errant qui cherche un abri où s’assoupir en paix.
« Cinq heures du soir - au centre de la vie. Ni midi ni minuit, c’est la vraie ligne de faille. L’air est constellé d’étincelles souples et impérieuses. Une autre lucidité vient nous iriser, à la fois stellaire et terrestre.»
Ce sont les minutes du mystère de toujours qui « s’offre comme une révélation, un chemin étoilé à sillonner sans retenue, un chaos ordonné dont le foisonnement émerveille. Pour rien au monde, celui qui avance en ces parages ne reculerait devant le sublime.»
C’est une rivière de lave dont il est proposé de remonter le cours, du Coeur des ténèbres aux Ceneri di Gramsci.
« A las cincos de la tarde, est décidemment du temps béni pour les pyromanes de l’esprit.»
Prendre feu, c’est une voix qui résonne de l’ode du crépuscule, une parole qui souffle sur notre poussière. « Cinq heures du soir ou la fin des finitudes. L’oubli de la mort dans la vie. Le verbe à vif », assurent nos langues de feu qui invitent au voyage à Cythère.
C‘est le vent d’éternité, la symphonie de l’infini, la polyphonie de tous les crépitements du cosmos.
« Nous cherchons un rythme obstinément, un rythme pour habiter entièrement la vie. Un rythme tendre, sauvage, dense et volubile pour nous ouvrir aux confins de la terre et des ciels ».
A l’instar d’un Chet Baker, Icare du Jazz qui nous est cher, suivre « le parcours du souffle, à la manière d’un précipité chimique qui transforme tout, avec une brusquerie suave, mais de bas en haut. Du ventre jusqu’aux lèvres, du torse jusqu’aux dents, du sexe jusqu’aux étoiles. Une telle assomption intervient à la fois sur le mode de la ferveur et sur celui du détachement. Verticalité joyeuse, écart de plus en plus radicale, abord d’une zone mentale, physique, spirituelle, à la réalité si tangible qu’elle nous veut hors d’atteinte.»
C’est l’enchantement du monde en renaissance, le duende d'Orphée.
« Si l’on perd la mélodie, on étouffe, on se racornit, on met une sourdine à sa propre vie. Le juste tempo, le tempo du vivant - ces moments de grâce où l’on glisse vers des lenteurs obliques, où l’on se faufile entre les gouttes de l’adversité, où l’on se tient en état de partance.»
Etre dans l’instant du rayon qui éblouit le regard à travers la vitre, comme le papillon jaune danse autour de la fleur bleue au printemps.
« Cette possibilité, trop rare, d’être grave avec joie, cette manière de profondeur désopilante.[...] Quelque chose qui pense, chante et rit à la fois. Quelque chose qui aime.»
C’est la mélancolie du paradis perdu que l’on a de cesse de vouloir regagner.
« Il nous revient, par un nouvel aplomb, de susciter comme surgissement de l’être un verbe vertical et, à tout le moins, de suivre l’injonction chaque jour plus provocante de Michel Leiris, en introduisant ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans toute proposition poétique.»
C’est une invitation au Pays des merveilles à l’heure du thé, à passer « de l’autre côté. A toujours. Là où l’on se reconnaît entre frères du vivant - dans une intensité persévérante.»
Les poètes revendiquent leur valeureuse obstination, leur fidélité éternelle à ce qu'ils nomment « la goutte de feu rimbaldienne. »
Prendre feu, Zéno Bianu et André Velter (Ed. Gallimard, Nrf)