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jeudi 6 août 2020

L'essentielle marche de Giacometti


Homme qui marche III (droite), plâtre (1960) Atelier d'Alberto Giacometti reconstitué à partir d'éléments originaux
à l'Institut Giacometti (c) Zoé Balthus 



Entre quatre et sept ans, Alberto Giacometti ne voyait « du monde extérieur que les objets qui pouvaient être utiles à [son] plaisir. C’était avant tout des arbres et des pierres, et rarement plus d’un objet à la fois »Né le 10 octobre 1901 à Stampa, en Suisse italienne, ce fils de peintre post impressionniste, avait passé son enfance dans l’atelier paternel où, très tôt, il apprit à dessiner d’après nature. « J’avais l’impression que je dominais tellement mon affaire que je faisais exactement ce que je voulais. J’étais d’une prétention à dix ans…je m’admirais, j’avais l’impression de pouvoir tout faire avec ce moyen formidable : le dessin. » Il était doué, marchait en confiance sur les pas de son père. « C’est par pur égoïsme que je me suis mis dans la peinture et la sculpture […] La peinture, je l’ai vraiment aimée depuis tout petit. » Dès lors, sa voie semblait toute tracée.

A quatorze ans, il s’était mis à la sculpture en réalisant un petit buste de son frère préféré Diego. « Et là aussi, cela marchait ! J’avais l’impression qu’entre ma vision et la possibilité de faire, il n’y avait aucune difficulté, je dominais ma vision, c’était le paradis et cela a duré jusqu’à dix-huit ou dix-neuf, où j’ai eu l’impression que je ne savais plus rien faire du tout ! cela s’est dégradé peu à peu… la réalité me fuyait. » Cela avait commencé en 1920, à Venise, la découverte des Giotto dans la chapelle de l’Arène à Padoue, venait de le bouleverser. Même Tintoret qu’il idolâtrait ne souffrait la comparaison, tombait de son piédestal. Giotto était « le plus fort ». Pourtant, le soir même, l’observation d’un groupe de jeunes filles qui marchaient dans la rue, allait de nouveau tout chambouler. « Elles me semblaient immenses, au-delà de toute notion de mesure et tout leur être et leurs mouvements étaient chargés d’une violence effroyable. Je les regardais, halluciné, envahi par une sensation de terreur. C’était comme un déchirement dans la réalité. Tout le sens et le rapport des choses étaient changé. Les Tintoret et les Giotto en même temps tout petits, tout faibles, mous et sans consistance, c’était comme un balbutiement naïf, timide et maladroit. Pourtant ce à quoi je tenais tant dans le Tintoret était comme un très pâle reflet de cette apparition et je compris pourquoi je ne voulais absolument pas le perdre. »

« Quoique je regarde, tout me dépasse et m’étonne. »

Ce genre de choc face au réel ne cesserait de se reproduire tout au long de sa vie. Giacometti observait tout, tout le temps, à chaque instant, depuis toujours, déplaçait les perspectives, questionnait les apparences, doutait des distances, bousculait les rapports. Peindre et sculpter, pour lui, signifiait « voir, comprendre le monde, le sentir intensément et élargir au maximum notre capacité d’exploration ». Il appréhendait l’art et la vie de cette même façon. Comme cette fois parmi tant d’autres, au Louvre, où il allait revoir les sculptures sumériennes qu’il aimait tant. Son attention fut bientôt attirée par une femme qui venait de se pencher sur une tête du pays de Sumer. L’œuvre qu’elle observait soudain apparut aux yeux du sculpteur tel « un caillou grossièrement gravé ». En revanche, il ne pouvait plus détacher son regard de la femme qui lui faisait l’effet d’ « un objet merveilleux […] une sorte de mouvement transparent dans l’espace ; un objet vivant, la merveille des merveilles. »

Frappé par l’extraordinaire, l’insaisissable « vivacité » des vivants, les œuvres d’art finissaient par lui paraître « mortes », le désenchantaient. « Une sorte de désespoir s’est emparé de moi, parce que je pensais que jamais personne ne pourrait saisir complètement le mystère des visages et de la vie qui s’y reflète. » Il éprouva de telles impressions jusqu'à la fin de sa vie, en 1966. Il raconta en 1962, que les dernières fois où il s’était rendu au Louvre, il s’en était « littéralement enfui ».

Arrivé à Paris en janvier 1922, il avait vécu dans des chambres d’hôtel à deux sous pendant les trois années passées à la Grande Chaumière à étudier « chez Bourdelle », ancien élève et assistant d’Auguste Rodin. Le jeune Alberto y copiait des modèles vivants et déjà, avait compris qu’il était tout à fait impossible de saisir la réalité. La prise de conscience d'une telle impossibilité lui paraissait à la fois tragique et dérisoire. Il en était complètement désespéré. Et s’il n’avait pas alors abandonné ses études, c’était seulement pour ne pas peiner son père, disait-il. Mais sans doute était-il trop tard, le jeune homme était tout entier possédé par son art. D'ailleurs, il affirmait déjà sa façon peu orthodoxe, dans la lignée de Rodin, il suivait son propre chemin, par exemple à considérer le plâtre en digne matériau de sculpture. Et pourquoi n'y ajouterait-il pas de la couleur s'il en a envie ? « Je ne pouvais plus supporter une sculpture sans la peindre et très souvent, j’ai essayé de les peindre d’après nature. » Son approche singulière ne fut d'abord pas vue d’un très bon œil, on le moquait, on se détournait d’une mine dégoûtée. Lui ne savait pas trop où il allait mais savait qu'il voulait y aller quand même. Il avait grandi libre, le demeurerait toujours.

Atelier d'Alberto Giacometti reconstitué à l'Institut Giacometti (c) Zoé Balthus 
Sa formation terminée, en 1925, il s’installa dans un atelier rue Froidevaux, aux abords du cimetière de Montparnasse, qu’il quittera deux ans plus tard pour emménager à deux pas de là, au 46 de la rue Hyppolite-Maindron, dans un atelier de fortune de 25m2. Sans commodités, seulement doté d’une ampoule électrique qui pendait au plafond, d’un poêle à charbon, il y avait ajouté un lit, un bahut, une table, un cendrier, un chevalet, deux tabourets, deux selles de sculpteur et une petite chaise pour le modèle, sans oublier son premier buste de Diego. Un escalier de bois abrupt et bancal accédait à une étroite mezzanine où un petit matelas permettait à son frère, qui posait pour lui et l’assistait, d’y rester dormir. Une baie vitrée donnait sur une cour où l’artiste trouvait de l’eau courante. Jamais il ne quitta ce lieu.

« C’est drôle quand j’ai pris cet atelier en 1927, il m’a paru minuscule », se souvint Giacometti, alors sexagénaire, « j’avais prévu de partir dès que possible parce que c’était trop petit. Mais plus je restais, plus il grandissait. Je pouvais y faire tout ce que je voulais […]  J’ai déjà fait mes grandes sculptures ici, celles de L’Homme qui marche. A un moment, j’en avais trois grandes en même temps ici. Et j’avais encore assez de place pour peindre. » 

« Pâle image de ce que je vois »

 Giacometti avait fini par renoncer, en 1925 après l'école, à travailler d’après nature en raison de cette désespérante impossibilité de sculpter ou peindre ce qu’il voyait. « Cela me semblait absurde de courir après une chose qui était vouée à l’échec total dès le départ. Je me suis dit que ce qu’il me restait à faire, si je voulais continuer, c’était refaire de mémoire, ne faire que ce que vraiment je sais. Pendant dix ans, je n’ai plus fait que reconstituer. Je ne commençais une sculpture qu’une fois que je la voyais assez clairement pour la réaliser. Le jour où je le faisais, je la construisais en un temps minime, le temps de réaliser. »

L’originalité de sa démarche le lia à d’autres artistes qui, comme lui, cheminaient hors des sentiers battus. Et bientôt il fut enrôlé dans le groupe surréaliste d’André Breton. A partir de 1930, Giacometti s’imposa au sein du mouvement comme l’un de ses rares sculpteurs dont les premières années très prolifiques confirmèrent un engagement authentique. En 1931, Salvador Dali savourait le succès de sa Gradiva, « celle qui marche », peinte d’après la nouvelle éponyme de Wilhelm Jensen, devenue culte pour les surréalistes. Dans son petit atelier, Giacometti, lui, œuvrait sans relâche, en vue de la grande exposition surréaliste de 1933. Il y présenta ainsi Le Mannequin (1932), une sculpture conçue sur le modèle des mannequins en bois que l’on trouvait à l’époque dans les vitrines des magasins. Cette pièce en plâtre blanc avait été ornée d’une superbe paire de seins, d’un mystérieux creux au milieu de la poitrine — comme si on lui avait méticuleusement ôté le cœur — et d’une volute de violon en guise de tête, sorte d’écho peut-être au Violon d’Ingres (1924) du photographe surréaliste Man Ray.

Mais ces débuts tout feu tout flamme ne durèrent pas. Les six premiers mois de 1933 marquèrent un affaiblissement dans sa création pour le groupe, et le décès brutal de son père en juin accentua encore la tendance; Il préféra passer les six mois suivants en Suisse auprès de sa « merveilleuse » mère. L’année d'après, il ne réalisa qu’une seule sculpture de facture surréaliste. Interrogé cette année-là par Breton et Paul Eluard, dans la revue Minotaure, qui voulaient savoir quelle avait été la rencontre capitale de sa vie. Giacometti leur fit cette incomparable réponse : « Une ficelle blanche dans une flaque de goudron liquide et froid m’obsède mais simultanément je vois, une nuit d’octobre 1930, passer la démarche et le profil — une petite partie du profil la ligne concave entre le front et le nez — de la femme qui depuis cet instant s’est déroulée comme un trait continu, à travers chaque espace des chambres que j’étais. Cette rencontre m’a donné et me donne, malgré la surprise et l’étonnement, l’impression du nécessaire. Il me semble que chaque rencontre qui m’a touché s’est présentée au jour au moment de la nécessité. »

Femme qui marche I,  bronze, version 1936 (1932) Alberto Giacometti
 (c) Zoé Balthus
L'artiste allait bientôt métamorphoser son Mannequin surréaliste en Femme qui marche, tout d’abord dans une version en plâtre sans bras, telle une Vénus de Milo mais sans tête, et dont la démarche de profil évoquait l’Egypte antique. Elle paraissait aussi incarner sa vision d'octobre 1930. En effet, cette créature longiligne, toute en jambe, exhibait un profil dessiné d'un formidable trait continu. Cependant, une telle Femme qui marche avait de quoi se heurter à l'esprit et aux visées du surréalisme. Une représentation pure et simple du réel, même sans cœur, était une hérésie, selon les préceptes du groupe de Breton. Nombreux en avaient été expulsés pour des manquements plus discrets.

« Le même visage pendant cinq ans, fait, défait, refait… »

Giacometti n'avait pas, semble-t-il, été rappelé à l'ordre. Et à l’une des quatre questions du Dialogue de 1934 que lui posait Breton, en juin cette année-là, « Qu’est-ce que ton atelier ? », le sculpteur répliquait : « ce sont deux petits pieds qui marchent. » Etait-ce une provocation inconsciente ? Songeait-il à sa Femme qui marche ? Elle devait habiter ses réflexions alors qu'il élaborait justement une seconde version dont le dos allait être remodelé et la cavité du buste comblée. Et de fait, « l’impossibilité de faire quoi que ce soit d’après nature » tourmentait toujours intensément l'artiste. Il demeurait obsédé par l’idée de sculpter une tête, d’autant qu’il en avait repéré une sublime et véritable qui, secrètement, occupait ses pensées d’homme et d’artiste. Si bien qu’un soir de décembre 1934, lors d’un dîner avec quelques surréalistes, il s’ouvrit franchement sur ses affres artistiques auprès de Breton qui le prit très mal, selon son biographe James Lord. Une telle ambition artistique, aux yeux du patron du surréalisme, était absolument révolue, historiquement et esthétiquement redondante. Le débat s’enflamma. Se trouvant bientôt à court d’arguments face à un Giacometti droit dans ses bottes, Breton attaqua ses créations d’objets de décoration qu’il réalisait de temps en temps avec Diego pour améliorer leur quotidien. Breton argua qu'elles servaient des préoccupations bourgeoises et, par conséquent, contrevenaient dangereusement aux principes mêmes du surréalisme. La charge ne fut pas du goût du sculpteur qui lâcha alors : « Tout ce que j’ai fait jusqu’à présent n’est pas autre chose que de la masturbation ». A ces mots, Breton jugea qu’il fallait tirer « la situation au clair une bonne fois pour toutes », ce à quoi le sculpteur riposta : « Ne te donne pas cette peine, je m’en vais. » Il venait de claquer la porte du surréalisme, perdant dans la foulée certains amis, mais cela ne l’empêcha pas de présenter sa Femme qui marche I, en bronze, à l’exposition surréaliste de Londres en 1936. D'ailleurs, Giacometti ne renia jamais ses œuvres surréalistes.

Le poète René Crevel, dont le suicide en juin 1935 avait peiné le sculpteur, était lui-même parvenu à une conclusion peu amène à l’égard du mouvement surréaliste qu’il descendait en flammes dans son Discours aux peintres : « la volonté de l’inédit pour l’inédit, l’escroquerie du scandale formel, une rage d’originalité à tout prix, sans fondement réel, soit idéologique, soit affectif, aboutissent aux pires calembredaines… Il faut savoir aller ‘à rebours’ à condition que cet ‘à rebours’ ne devienne jamais ‘à reculons’. »

Ainsi, l’artiste reprit, tel Sisyphe, son cheminement solitaire er laborieux. Un jour de 1935, Diego dont les traits étaient semblables aux siens, revint poser dans l’atelier afin qu’Alberto puisse renouer avec son obsession. Il triturait la terre de plus belle tentant de faire surgir le visage qu'il reconnaîtrait enfin. Mais quinze jours plus tard, il avait « retrouvé l’impossibilité de 1925 ». Il dira ne pas savoir s’il travaillait pour faire quelque chose ou pour savoir pourquoi il ne parvenait pas à faire ce qu’il voulait. De fait, pour lui, une sculpture n’était « pas un objet, c’est une interrogation, une question, une réponse, elle ne peut ni être finie, ni être parfaite. » Il continua néanmoins de travailler avec Diego jusqu’en 1940, « tous les jours, en recommençant tous les jours, la TÊTE. »

Le sculpteur travaillait sans relâche, se mettait à l’œuvre, modelait, taillait, recommençait, détruisait, réessayait, ratait encore, démolissait de nouveau, ratait mieux, passait du désespoir à la félicité cent fois, mille fois par jour, sept jours sur sept, trépignant, pestant à tout bout de champ. « C’est absurde ! », « aïe, pas moyen ! » et les « merde ! » perçaient le silence avec régularité. Et soudain, il se réjouissait des progrès qu’il accomplissait « toutes les dix minutes, non toutes les cinq minutes ». Tel était son quotidien, beckettien. 

« D’une certaine manière, c’est plutôt anormal de passer son temps, au lieu de vivre, à essayer de copier une tête, d’immobiliser la même personne pendant cinq ans sur une chaise tous les soirs, d’essayer de le copier sans réussir, et de continuer. […] C’est une activité purement individuelle. Extrêmement égoïste et gênante, par là même au fond. Toute œuvre d’art est enfantée totalement pour rien. Tout ce temps passé, tous ces génies, tout ce travail, finalement, sur le plan de l’absolu, c’est pour rien. Si ce n’est cette sensation immédiate dans le présent, que l’on éprouve en tentant d’appréhender la réalité. Et l’aventure, la grande aventure, c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu chaque jour, dans le même visage, c’est plus grand que tous les voyages autour du monde. » Bien sûr, ce visage, qu'il fouillait à en perdre la tête, lui ressemblait comme un frère. 

« Mais pourquoi, pourquoi les fleurs nous semblent-elles merveilleuses ? »

Figurine dans une boîte entre deux boîtes qui sont deux maisons
détail 
 (1950) Alberto Giacometti (c) Zoé Balthus
C’est à cette époque qu’une Anglaise, Isabel Nicholas, était arrivée à Paris en 1934. Elle étudiait à la Grande Chaumière, fréquentait les artistes de Montparnasse, posait aussi pour certains peintres dont Derain, grand ami de Giacometti. Elle était, selon James Lord, « grande, svelte, superbement proportionnée, elle se déplaçait avec l'agilité prédatrice d'un félin. Quelque chose d'exotique, suggérant d’obscures origines, se révélait sur sa bouche, ses pommettes hautes et ses yeux sombres aux paupières lourdes, au regard d'une intensité exceptionnelle, bien que lointain. » Alberto avait remarqué de loin cette brune racée. Son impression fut foudroyante. Il épiait ses traits, ses gestes, les intonations de son corps. L’artiste saisit rapidement qu'Isabel était une femme d’exception, susceptible d’offrir « enchantement et sécurité ». Giacometti avait surtout l’habitude de fréquenter les prostituées, « les poules » comme il les appelait, sans l’ombre d’un mépris. Il les respectait, les aimait, les couchait aussi sur papier, il en sculptera une Caroline, son dernier modèle dont il fut très épris. « Je suis presque à genoux devant elles. Si j’étais une femme, je me ferais poule », avait-il malicieusement déclaré à son ami, le philosophe japonais Yanaihara Isaku. Mais à l'époque, devant Isabel, il était déboussolé, ne savait pas comment s’y prendre. Elle-même raconta que le sculpteur l’avait abordée dans un café. « J'avais ressenti une étrange sensation pendant que j'étais observée avec une intensité remarquable par un homme aux traits singuliers. Cela continua plusieurs jours durant jusqu'à ce qu'un soir, me levant de table, il se lève aussi et s'avance : ‘’Est-ce qu'on peut parler ?’’. A partir de là, nous nous nous rencontrâmes quotidiennement, toujours à 5 heures du soir, il se passa des mois avant qu’il me demande de venir à son atelier et poser. Je savais déjà qu’il avait changé ma vie pour toujours. »

Ils allaient ensemble au Louvre, visiter les galeries des antiques, surtout de l’Egypte ancienne. Il avait d’ailleurs réalisé une première sculpture de sa tête en 1936, baptisée L’Egyptienne. Il en façonnera une deuxième deux ans plus tard.

Un soir de 1937, le sculpteur se promenait dans le quartier latin, il était tard, faisait nuit noire, quand de loin, il aperçut Isabel, debout dans l’obscurité, sur un bout de trottoir. Cette vision s’inscrivit à jamais dans l’esprit et l'œuvre du sculpteur : « c’est que la sculpture que je voulais faire de cette femme, c’était bel et bien la vision très précise que j’avais eu d’elle au moment où je l’avais aperçue dans la rue, à une certaine distance […] je voyais l’immense noir autour d’elle, des maisons ; et donc pour faire l’impression que j’avais, j’aurais dû faire une peinture et non une sculpture ou alors j’aurais dû faire un socle immense pour que l’ensemble corresponde à la vision ». Il s’était dès lors mis à concevoir une multitude d’Isabel, figures minuscules constituant autant de prototypes de ses futures femmes debout. Il avait écrit plus tard à Isabel à propos de cette image féminine récurrente, de moins de cinq centimètres : « la figure c’est vous et vue en un instant, il y a très longtemps, immobile boulevard Saint-Michel, un soir ».

Le 18 octobre 1938, Alberto Giacometti avait célébré ses 37 ans, huit jours plus tôt. Cet après-midi-là, Isabel, qu’il continuait de désirer sans oser se déclarer, se trouvait dans l’atelier pour une séance de pose. Elle se tenait assise sur la petite chaise dédiée aux modèles, sans bouger, tandis que lui, debout devant elle, allait et venait, sans la quitter des yeux. Soudain, d'après James Lord, il lui dit : « Voyez comme on marche bien sur ses deux jambes. N'est-ce pas merveilleux ? L’équilibre parfait. » Plus tard, ils avaient passé ensemble la soirée au Café de Flore. Leur relation  platonique le frustrait tant qu'il l’avait quittée sur cet étrange aveu : « je perds absolument pied ! ». L’artiste avait ensuite continué de marcher, seul dans la nuit. Parvenu à la place des Pyramides, à quelques pas de la statue de Jeanne d’Arc, une voiture, roulant à trop vive allure, fit une embardée et le faucha avant d’aller elle-même s’encastrer dans une vitrine, sous les arcades. Giacometti, à terre, ne comprenait pas bien ce qu’il venait de se passer, voyait seulement qu’il avait perdu une chaussure et que son pied droit lui semblait bizarre, comme « détaché de la jambe ». Il souffrait en effet d’une double fracture et fut plâtré pendant un mois. Il s’amusa d’abord de devoir marcher à l’aide de béquilles. Les mois passèrent l’artiste ne retrouvait toujours pas l’usage normal de son pied. Il abandonna finalement en 1939 de son propre chef les béquilles qu’il troqua contre une canne. « La guérison fut longue mais ce fut néanmoins une bonne période pour moi », confia-t-il en 1964. Il s’émerveillait de l’étrangeté de l’existence, de ce qu’il tenait pour un pressentiment. « Une fois de plus la vie s’était chargée, à ma place, de me mettre de l’ordre dans une situation qui m’était devenue insupportable. J’ai pu trouver une issue à ma relation avec cette femme. Elle me rendit visite tous les jours à l’hôpital, et nous sommes restés amis jusqu’à ce jour. »

Mais Alberto Giacometti avait été si mal soigné, qu’il restera à jamais boiteux.

« Une sculpture ne détrône jamais aucune autre. »

Quoiqu’il en soit, en cette année 1939, le sculpteur demeurait insatisfait de ce qu’il réalisait face à ses modèles et, de guerre lasse, cessa de chercher à « réussir une tête » à tout prix et s’attela à sculpter des personnages entiers. Mais à chaque fois, se produisait le même phénomène désopilant, il commençait une figure qui faisait plusieurs dizaines de centimètres et, malgré lui, elle finissait invariablement par faire moins de cinq centimètres. « C’était diabolique ». « A ma terreur, les sculptures devenaient de plus en plus petites, elles n’étaient ressemblantes que petites, et pourtant ces dimensions me révoltaient, et inlassablement, je recommençais pour aboutir, après quelques mois, au même point. » Il ne restait rien de son travail, il s’épuisait en vain. « J’en avais marre. Je me suis juré de ne plus laisser mes statues diminuer d’un pouce. »

Son appréhension même de la réalité était mouvante. En 1945, il fit l'expérience, contre toute attente, de « la vraie révélation, le vrai choc qui a fait basculer toute [sa] conception de l’espace », dans une salle obscure de cinéma. Il y fit soudainement l’expérience d’une nouvelle façon de percevoir. D’abord en regardant le grand écran, puis en observant les spectateurs à ses côtés, et enfin à la sortie de la séance sur le trottoir même du boulevard Montparnasse, il éprouva « l’impression d’être devant quelque chose de jamais vu, un changement complet de la réalité… oui, du jamais vu, de l’inconnu total, merveilleux ». Il disait avoir eu jusque-là une vision photographique du monde mais là, il prenait « tout d’un coup conscience de la profondeur dans laquelle nous baignons tous » sans que nous n’y prêtions attention, et « du même coup il y a eu revalorisation totale de la réalité à [ses] yeux. » Depuis, la photo était devenue pour lui « un signe plat ». En revanche, il restait subjugué par sa nouvelle vision du monde. « C’était émerveillant ».

Les jours suivants, dans l’atelier même, la sensation perdurait, s’affirmait même davantage et « alors il y a eu transformation de la vision de tout… »  Désormais, il ne verra « plus jamais, plus jamais, plus jamais », les êtres grandeur nature. Depuis les terrasses de café qu’il aimait fréquenter, il observait les gens qui marchaient, il en prenait la mesure, vérifiait crayon à l'appui qu’ils n’étaient  pas plus grands que le pouce. « Il ne reste de la réalité que l’apparence. Si un personnage est à deux mètres – ou à dix – je ne peux plus le ramener à la vérité de la réalité positive. »

« Il faut faire plus léger que l’air, plus dur que le basalte »

Figurine dans une cage (1950) Alberto Giacometti
(c) Zoé Balthus
Ce fut un épisode fondamental puisque ses minuscules figures tendirent peu à peu à laisser place dans son travail à des figures debout, aux tailles variées allant jusqu’à un mètre de hauteur ! Toutefois, « à ma surprise, elles n’étaient ressemblantes que longues et minces et je luttais contre, j’essayais de les faire larges ; plus je voulais les faire larges, plus elles devenaient étroites ». Il en était consterné, se demandait ce que tout cela pouvait bien signifier. En trimballant lui-même une de ses grandes oeuvres dans un taxi, une étonnante explication s’était imposée, finissant de se convaincre qu’il voulait inconsciemment faire tendre ses créatures vers une légèreté idéale, parce que « […] un homme qui marche dans la rue ne pèse rien, beaucoup moins lourd en tout cas que le même homme mort ou évanoui. Il tient en équilibre sur ses jambes. On ne sent pas son poids. »

Le café était un de ses postes d’observation de l’humanité favoris. Il pouvait dessiner dans son carnet, penser, fumer, boire du vin, mémoriser, scruter les gens dans la rue à sa guise. « Un peu comme les fourmis, chacun à l’air d’aller pour soi, tout seul, dans une direction que les autres ignorent. Ils se croisent, ils se passent à côté, non ? sans se voir, sans se regarder. Ou alors ils tournent autour d’une femme. Une femme immobile et quatre hommes qui marchent plus ou moins par rapport à la femme ; Je m’étais rendu compte que je ne peux jamais faire qu’une femme immobile et un homme qui marche. Une femme, je la fais immobile et l’homme, je le fais toujours marchant. ».

A partir d’un rêve qu’il fit en 1946, dans lequel racolaient des prostituées dans un café du boulevard Barbès, il écrivit avoir remarqué qu’elles avaient « des jambes étranges, longues, minces et effilées », avant d’éprouver abruptement que « le temps devenait horizontal et circulaire, était espace en même temps » et « avec un étrange plaisir, [il se voyait] promenant sur ce disque espace-temps […] (jouissant de) la liberté de commencer où il voulait ». Le temps et l’espace étaient alors devenus pour lui « absolus », avait-il ensuite affirmé, « la distance est un tout, il suffit de la dessiner pour s’en apercevoir ». Ou de marcher.

Il marchait dans son rêve de 1946, il courrait dans le poème de 1952, mais la tête lui échappait encore et toujours :

 « Un aveugle avance la main dans le vide (dans le noir, dans la nuit)
Les jours passent et je m’illusionne d’attraper, d’arrêter ce qui fuit
Je cours, je cours sur place sans m’arrêter »

En cette année 46, il conçut la maquette en plâtre d’un projet de monument pour la Chase Manhattan Bank à New York : « c’est une grêle jeune fille qui tâtonne dans le noir et qui s’appelle la Nuit », dont le poème confirme qu’il en rêvait. L'artiste continuait d'explorer son art dans son sommeil même. La figure apparaîtra dans un catalogue d’exposition sous le titre Étude pour un monument.  Installée sur le plateau d’un socle de bois blanc rectangulaire, une fente horizontale ajourant une des parois, la figurine marche, mains en avant, doigts écartés exprimant le tâtonnement. A la fin de 1947, Giacometti qui comptait en produire un agrandissement, changea d’avis. « Je n’ai plus aucune envie de l’agrandir, il faut la laisser telle quelle est et la faire peut-être plus tard très grande, mais un peu plus grande ce n’est pas possible. » Ce premier petit plâtre sera retravaillé quand même et rebaptisé Esquisse pour un voleur

La Nuit II,  plâtre (1946 - 1947) Alberto Giacometti 
(c) Zoé Balthus
 Il donna, peu de temps plus tard, le jour à un autre plâtre semblable qu’il ne résista pas à concevoir de plus grande taille, ôté de ses attributs féminins, ses bras revinrent le long du corps, les mains pendantes aux doigts serrés. Il la retravailla dans une version pour la fonte qui ne sera jamais fondue. Mais ces deux figures de La Nuit endommagées au fil des ans, ne portent plus aujourd’hui que quelques bouts de plâtre sur leurs squelettes de métal filiformes. Précieuses aux yeux du sculpteur, il ne s’était pourtant jamais résolu à les restaurer, tout en étant bien conscient de l’état de décrépitude qui finirait par les délabrer irrémédiablement. Giacometti s’appuya tout le temps sur elles pour en créer de nouvelles jusqu’en 1950 : Homme qui marche grandeur nature (1947), Trois hommes qui marchent (1948), Homme traversant une place par un matin de soleil (1949), La Place (1948), Figurine dans une boîte entre deux boîtes qui sont deux maisons (1950), sa dernière femme sculptée en mouvement, ou encore Homme qui marche rapidement sous la pluie (1950), initialement baptisé moi me hâtant dans une rue sous la pluie. Ce titre aura sans doute initié le célèbre cliché en noir & blanc immortalisant le sculpteur qui traverse la rue sous la pluie, son imperméable remonté sur la tête, saisi en 1961 par le photographe Henri Cartier-Bresson.

« Je n’ai pas le choix. Ou je continue, ou je crève. »

En tout cas, il est difficile de ne pas penser à l’instar de David Sylvester que : « les autres Homme qui marche peuvent tout aussi bien, peut-être inconsciemment, être lui-même. Il est significatif qu’il n’ait jamais fait poser un modèle dans la posture de la marche : on peut en déduire que ses figures qui marchent ont été conçues par comparaison plutôt que visuellement, elles traitent des sensations motrices de la marche – parfois peut-être de la marche avant l’accident qui l’a rendu boiteux. » Cela, Giacometti ne l'a jamais dit, mais la marche, les pieds, les jambes ne cessaient de le préoccuper.

Il réalisa en 1958 une jambe en plâtre ciré, longue, toute fine et lui consacrera même un texte, deux ans plus tard, pour s’en expliquer comme on le lui demandait. Il y confiera avoir eu la vision de cette jambe dès 1947, à la période où il avait déjà sculpté Bras et mains seuls et qui correspondait aussi à la création de certains Homme qui marche. Cela participait de notre vision du monde, comme il le rappelait souvent, rien ne nous permet jamais d’embrasser du regard un être dans son intégralité, nous sommes seulement en mesure d'en voir une partie à la fois, qui suggère la présence de l’ensemble. Mais ce qui l’avait convaincu de sculpter enfin cette pièce « c’était le désir, le plaisir physique d’avoir devant [lui] à une hauteur précise un pied d’une dimension précise, le genou à telle hauteur et le haut de la cuisse à ce point précis au-dessus de [lui], et ce qui comptait autant c’était l’angle, la direction du pied, de la jambe, de la cuisse avec, d’une certaine manière, le genou comme point fixe. Par contre, la manière dont étaient modelées les différentes parties comptaient très peu. » Rodin avait aussi sculpter une multitude de pieds et de mains, surtout des études mais les plus réussies furent fondues en bronze.  

Giacometti passa les trente dernières années de sa vie à œuvrer, en peinture, dessin et sculpture, sur une infinité de variations du buste de l’homme, de l’homme qui marche et de la femme debout. Installé là, au milieu de son minuscule atelier poussiéreux, assorti aux tonalités brunâtres et grisâtres de ses créations, baigné de fumée de tabac brun et de vapeur de térébenthine, jonché de débris de plâtre, il s’évertuait à interroger, ce que ses yeux lui montraient, ce que la réalité voulait bien lui révéler, arqué sur cette nécessité de la rendre tangible, à questionner les visages, les corps, les attitudes.  « A la fois tendu vers la réalisation de la statue — donc hors d’ici, hors de toute approche — et présent. Il ne cesse de modeler », nota Jean Genet. Rien d’autre ne comptait. Le sculpteur passa la plus grande partie de son existence dans « une pauvreté volontaire », disait-il. Sa fortune arriva tard, à la fin de sa vie, mais son quotidien demeura rigoureusement le même. « Aujourd’hui j’ai eu une grosse rentrée d’argent que je n’ai pas mérité. 60.000 francs pour un petit dessin, c’est complètement absurde. On dirait une putain ! » avait-il confié un jour à Yanaihara.    

Homme qui marche III, plâtre peint (1959 -1960) Alberto Giacometti
(c) Zoé Balthus
En juin 1959, selon Annette, que Giacometti avait épousée dix ans auparavant, il était absorbé par sa dernière tentative d’accomplir enfin le projet de monument pour la place du gratte-ciel de la Chase Manhattan Bank. La notion d’échelle, l’appréhension du gigantisme l'inquiétait, le torturait même sans doute. Il sculptait cependant trois grandes sculptures en plâtre pour New York, une Grande Femme debout de 2 m 75 de hauteur, un Homme qui marche d’environ 2 m 20 et une Grande Tête, « aussi grande qu’il peut la faire », dira Annette. Au mois d’octobre suivant, il avait détruit le plâtre de la Tête et de la Grande Femme, et les recommençait cette fois en terre mais, au moins, il semblait « content » de son Homme qui marche

« Je pense que j’avance tous les jours ; ah ça j’y crois même si c’est à peine visible. Et de plus en plus, je pense que je n’avance pas tous les jours, mais que j’avance exactement toutes les heures. C’est ça qui me fait trotter de plus en plus, c’est pour ça que je travaille plus que jamais. (…) ça ne revient jamais en arrière, plus jamais je ne ferai ce que j’ai fait hier soir. C’est la longue marche. »

Ses créatures, Homme qui marche I et II en bronze, le III en plâtre peint (1959-1960), l’avaient bien fait trotter. Ses œuvres avaient avancé au même rythme que lui, exactement toutes les heures. Elles venaient de quelque part, très loin, de l’Egypte ancienne au moins, traçaient une route, visitaient Rodin et son Homme qui marche, le temps d'une halte, poursuivaient un chemin. Giacometti le savait bien, lui, depuis le temps que « le mouvement n’était plus qu’une suite de points d’immobilité. Une personne qui parlait, ce n’était plus un mouvement, c’étaient des immobilités qui se suivaient, complètement détachées l’une de l’autre ; des moments immobiles qui pourraient durer, après tout, des éternités, interrompus et suivis par une autre immobilité ».

Ecrits, Alberto Giacometti, éd. Hermann « Arts »
Giacometti, a biography, James Lord, éd. Farrar, Straus and Giroux
Avec Giacometti, Yanaihara Isaku, éd. Allia
L'Atelier d'Alberto Giacometti, Jean Genet, éd. L'Arbalète
En regardant Giacometti, David Sylvester, éd André Dimanche
Alberto Giacometti Isabel Nicholas, correspondances, éd. Fage
L'atelier Alberto Giacometti, Catalogue, éd. Centre Georges Pompidou/Fondation Giacometti

samedi 14 juillet 2018

Conversation avec Prune Nourry

Prune Nourry dans son atelier parisien – 2017 (c) Zoé Balthus

R
eprésentée par les galeries Daniel Templon et Madga Danysz, Prune Nourry, en résidence au sein de 
The Invisible Dog Art Center de Lucien Zayan à Brooklyn depuis sept ans, a fait du questionnement du statut du genre humain sa spécialité. Dès ses débuts, la plasticienne de 33 ans s'est intéressée aux sélections prénatales à l’origine d’inquiétants déséquilibres démographiques en Inde et en Chine qui totalisent ensemble un tiers de la population mondiale. En 2017, le musée national des Arts asiatiques Guimet lui a donné carte blanche pour présenter Holy, exposition qui a duré cinq mois. quelques pièces de ce travail sont présentées en ce moment au Magasin électrique des Rencontres de la photographie d'Arles jusqu’en septembre. On peut y découvrir ses créatures hybrides, Holy Daughters ainsi qu’une version miniature 
en biscuit de porcelaine de Limoges de Terracotta Daughters, son armée de 108 petites Chinoises de Xian. L'artiste y exhibe aussi La destruction n'est pas une fin en soi, un bouddha monumental, en plâtre piqué de bâtons d'encens, en hommage aux deux immenses Bouddhas de Bamiyan détruits par les talibans en Afghanistan, « préfiguration », dit-elle, de la destruction des Twin Towers le 11 septembre 2001 à New York. Conversation avec l’artiste dans son atelier parisien en mars 2017.


Zoé Balthus
 – Par quels cheminements es-tu passée pour parvenir à donner naissance à toutes tes créatures ?

Prune Nourry – Il y a dix ans en sortant de l’Ecole Boulle, j’ai commencé à bosser sur des projets qui me ramenaient toujours à des questions relatives à la sélection de l’humain. J’étais spontanément intriguée par ce qui définissait l’humain, la frontière entre l’homme et l’animal, comment le curseur se déplaçait selon les époques. Par exemple, à l’heure des expositions universelles de 1900 et 1937, il y avait des zoos où étaient exhibés des humains, pendant la seconde guerre mondiale les scientifiques nazis expérimentaient sur des cobayes humains et puis à notre époque, dans certaines contrées, l’humain considéré comme un animal restait d’actualité et a contrario, ailleurs, certaines familles réservent à l’animal la même place qu’un humain, il y a anthropomorphisation de l’animal domestique. J’ai réalisé que nous étions dans une période extrêmement brouillée, c’était ma réflexion d’alors. Et je suis peu à peu arrivée à la question du statut de l’embryon. Comment se définit-on en tant qu’humain ? A partir de quel moment de la vie ? J’avais rencontré Stephen Minger, scientifique du King’s College à Londres qui faisait des expériences sur des embryons qu’il hybridait, entre l’humain et le lapin, l’humain et la vache. Cela a été la base d’un de mes premiers projets. J’ai commencé à créer des hybrides entre l’animal domestique et l’enfant. Puis cela m’a menée au projet suivant qui s’intitule Le Dîner procréatif. Il s’agissait de dîners que j’organisais entre des scientifiques et des chefs étoilés autour des différentes étapes de la procréation assistée où on allait au Sperm-bar, à l’Ovum-bar, on choisissait les donneurs idéaux et on faisait notre propre petit cocktail in-vitro.

Zoé – Une démonstration, ni plus ni moins, de l’eugénisme…

Prune – Exactement. C’était une critique du mythe de l’enfant parfait, de l’enfant à la carte.

Zoé – Le monstrueux mythe de l’Aryen pour les nazis...

Prune – Absolument. Entre autres. Le Dîner procréatif, qui accusait les dérives de la procréation assistée, m’a amenée à réfléchir à la notion de choix et à me demander, parmi tous les choix que nous pouvions faire dans ce domaine, quel était celui qui l’emportait. J’ai découvert que depuis les années 80, c’était le choix du sexe. C’est très marqué en Asie, où on sélectionne l’enfant grâce à l’échographie. Je me suis donc retrouvée face à la question du genre et sa sélection, en m’intéressant aux études de sociologues qui mettent en avant les déséquilibres démographiques en Europe mais principalement en Asie. De fil en aiguille, je suis parvenue au projet Holy Daughter, le premier que j’ai conçu en Asie.  Je suis partie faire de la recherche sur le terrain, à la rencontre de sociologues dans le but de comprendre l’origine de ces déséquilibres. Un peu à mon insu, j’ai commencé un triptyque de projets. Holy Daughters (Filles sacrées), Holy River (Rivière sacrée), et Terracota Daughters (Filles en terre cuite). Les deux premiers ont été créés en Inde et le troisième en Chine.

Pour chacun, j’ai hybridé un symbole culturel national avec une petite fille afin d’exposer le paradoxe qui consiste à éliminer la petite fille alors qu’elle pourrait elle-même être le symbole de fertilité par excellence.
 
Holy Daughters – Prune Nourry – Installation en Arles 2018 (c) Zoé Balthus

Zoé – Le mâle représente beaucoup plus, c’est le nom d’une lignée qui est perpétué...

Prune – Oui, c’est cela. Il est en fait question de l’héritage, de la retraite, de la dote etc. tout une foule de facteurs aux conséquences étonnantes et parfois très violentes.
Alors, en 2010, j’ai créé en Inde cette divinité Holy Daughter, hybride de la petite fille et de la vache sacrée, qui me semblait exprimer le mieux le paradoxe. On divinise la vache, mais on refuse le vecteur de fertilité qu’est la petite fille appelée à être mère un jour. Cette hybridation créée de toute pièce pouvait s’intégrer dans le panthéon des divinités indiennes souvent elles-mêmes hybrides entre l’humain et l’animal. Je l’ai exhibée dans les rues indiennes au cours de différentes performances où les gens l’ont baptisée spontanément Gao Mata ce qui signifie la vache-mère. Elle a donc pris la forme d’une sculpture de taille humaine. Elles sont trois Holy Daughters, celle qui marche, celle en station debout et celle accroupie. J’en ai installé un certain nombre dans les rues de New Delhi devant les laiteries très nombreuses, aussi présentes que les boulangeries chez nous. J’ai cherché à inscrire ce projet dans le quotidien local pour les étonner, les interroger et observer leurs réactions. Je filmais, je documentais en photographie aussi. J’ai abandonné les sculptures dans les rues et je ne sais pas ce qu’elles sont devenues.

J’ai aussi réalisé une performance dans un orphelinat pour vaches sacrées ! Ce sont les petites filles des alentours qui s’en occupent. Il y a même des ambulances pour vaches sacrées, c’est dingue !

Et en 2011, j’ai monté une grande exposition à Paris, au moment où se déroulait le recensement de la population indienne, le sex ratio census, rapport entre le nombre de femmes et d’hommes. Il a lieu tous les dix ans. Malgré des politiques et des lois instaurées depuis la découverte du déséquilibre démographique il y a quarante ans pour inverser la tendance, le recensement de 2011 a montré que la situation s’était aggravée avec 914 filles pour 1.000 garçons au niveau national en moyenne et dans certaines villes le rapport était de 500 filles pour 1.000 garçons. Ce recensement a révélé des zones du nord du pays où la situation est désormais irréparable.
 
Fertility (sein-pis de porcelaine) – Prune Nourry au Musée Guimet (c) Zoé Balthus
Du coup j’ai décidé de ne pas m’arrêter là, et je suis retournée en Inde, cette fois à Calcutta, où je me suis installée dans le quartier des potiers qui conçoivent les sculptures de divinités, toujours les mêmes, depuis des générations. C’est en soi un voyage dans le temps, tu repars cent ans en arrière. Tout y est gris, la terre avec laquelle ils sculptent les divinités est celle du Gange, le fleuve sacré. La terre elle-même est donc sacrée. Les sculptures sont ensuite immergées dans le fleuve où elles disparaissent, avec l’idée magnifique du retour à l’origine. J’ai présenté mes Holy Daughters à des artisans en leur demandant de se les approprier selon les méthodes et codes traditionnels. J’ai fait comme il fallait, je suis passée par une famille de Calcutta, qui normalement commande un Durga ou un Ganesh, j’ai commandé ma Gao Mata, que l’on a sculpté ensemble.

Zoé – Tu as photographié une procession organisée dans les rues de Calcutta comme s’il s’agissait d’un Ganesh, qui est allée jusqu’au Gange, a-t-elle bien été perçue ?

Prune – Incroyablement bien. Les gens se bénissaient devant elle !
 
Zoé – Et en 2013, tu t'attaques à la Chine !

Prune – Après l’Inde, j’avais le projet d’aller travailler en Chine, ensemble les deux géants concentrent un tiers de la population mondiale ! Quand on parle de déséquilibre démographique cela fait sens. Il me fallait un autre symbole culturel super fort. J'ai décidé de travailler sur l'armée de Xian en terre cuite. Elle est magnifique, à la fois connue dans les provinces reculées de Chine mais aussi dans le monde entier. Cela fonctionnait. Cette fois-ci j’ai hybridé le style des artisans chinois d'il y a 2.200 ans pour créer Terracotta Daughters, mon armée de 108 petites Chinoises en terre cuite. J’ai travaillé avec huit petites orphelines dont j’ai réalisé le portrait, rencontrées par le biais de l’association Les Enfants de Madaifu, un orphelinat hors les murs, qui fait en sorte qu’elles soient recueillies par leurs propres familles ou des proches de leurs familles. Accusant la sélection, je ne voulais pas à mon tour sélectionner des petites filles... l’association a donc choisi des petites filles pour moi, en fonction de leur relation profonde avec l’association et leur intérêt pour mon projet. Elles ne savaient pas que la vente de chaque sculpture aiderait aussi à financer trois années de leurs études. Il y a les huit originales devant et celles de derrière sont des combinaisons des huit créées avec des artisans chinois. J’ai cherché des jours et des jours où étaient les meilleurs copistes de l’armée de Xian, avant de trouver l’atelier où développer mon projet. Et j’ai aussi cherché des sociologues, grands spécialistes de la question du genre, ils étaient tous à Xian où se trouve l’armée que je suis allée admirer, un coup de bol phénoménal ! J’ai calculé qu’il me faudrait pour réaliser le projet rester au moins une année sur place. En fait, le développement du projet a pris presque cinq ans.
 
Terracotta Daughters – Prune Nourry au Musée Guimet (c) Zoé Balthus
Zoé – Tu as passé cinq ans en Chine ?

Prune – Non, je suis restée à Xian de 2012 à 2013 pour la fabrication de l’armée. Tout 2014 a été consacré au tour du monde de l’armée, après une première exposition fin 2013 à Shanghai. Je voulais la montrer avant de l’enfouir jusqu’en 2030.

Zoé – Comment as-tu financé tout cela ?

Prune – L’armée s’était autofinancée jusque-là par la vente des huit sculptures originales. Et comme il me fallait financer désormais le tour du monde, j’ai demandé à quatre de mes collectionneurs s’ils acceptaient que je tire cinq exemplaires en bronze de chaque originale. Ils ont tous accepté. L’armée a ainsi pu voyager d’emblée à Paris, Zurich, New York et Mexico City.

Zoé – A la fondation Carlos Slim, dans le musée Soumaya ?
 
Prune – Non, au musée Diego Rivera. C’est génial car Rivera était passionné d’arts pré-hispaniques, d’une période qui correspond à peu près à celle de l’armée de terres cuites. Il avait aménagé un faux site archéologique pour conserver sa propre collection. Cela a été formidable de permettre la rencontre de ces deux cultures et les Mexicains ont adoré, le musée a eu trois fois plus de visiteurs que d’habitude et de tous les milieux pour une fois ! Et surtout les mexicains, disaient « cette armée est mexicaine, ça parle de nous » au point que la directrice du musée voulait qu’on l’enfouisse là-bas ! Je lui ai dit : « je suis désolée elle est chinoise il faut que je la ramène en Chine ! » (Rires)
 

Zoé – Et donc, après la poterie indienne, tu as enrichi ton art de pratiques artisanales ancestrales chinoises…

Prune – Tout à fait. En rigolant, je dis que je suis partie copier les copistes. Au final, moi artiste j’ai dû me transformer en artisan pour apprendre leur technique. Pour créer 108 visages différents à partir des huit figures originales, dont je possédais les moules, j’ai décidé de collaborer avec un artisan auquel j’ai demandé de se changer en artiste. Nous avons fait des combinaisons et je lui ai dit : « tu changes ici un peu de joues, là les yeux, agrandis un peu la bouche, modifies la coiffure et c’est toi qui les signes ». C’est par conséquent un projet conçu à deux. Enfin, j’ai décidé d’enfouir l’armée sur un site tenu secret en Chine, en octobre 2015. (le film est en ce moment montré en Arles, NDLR). J’irai l’excaver en 2030.

Zoé – Tu crois vraiment que les Chinois vont préserver la zone d’enfouissement ?

Prune – Je prends le risque, c’est un pari. Tenir ces quinze ans en Chine où tout va tellement vite, c’est l’équivalent de 100 années autre part. Cela fait partie du projet. Je viens d’apprendre qu’un immeuble a été rasé à côté … mais le but est qu’elle y subsiste, je sais qu’elle est relativement safe pour l’instant.

Zoé – Qu’as-tu retenu de ces expériences ?

Prune – Oh ! Tellement de choses, c’est dur à dire. L’idée était de dialoguer, surtout ne pas provoquer un choc qui aurait été rapidement stérile, sinon on repart aussitôt. Il s’agit plutôt d’un échange, d’une transmission réciproque. Chaque exposition a été un pas vers ce que je voulais atteindre. Dans ma construction personnelle, chaque projet a été un moment marquant avec un pic d’émotion suprême. Pour Terracotta Daughters, ce fut l’enfouissement. 


dimanche 19 mars 2017

Divino Inferno [Et Rodin créa la Porte de l'Enfer]

                                                  Divino Inferno [Et Rodin créa la Porte de l'Enfer] un film de Bruno Aveillan et Zoé Balthus

« Il fit porter à des centaines et des centaines de figures à peine plus grandes que ses mains, la vie de toutes les passions, la floraison de tous les plaisirs et le poids de tous les vices » – Rainer Maria Rilke, in Auguste Rodin, Œuvres I Prose (Ed. Seuil)


Seul contre tous, le sculpteur Auguste Rodin (1840-1917) a su imposer, son droit absolu de créer comme il l’entendait, en inventant des techniques, en brisant des tabous, en restant résolument attentif à ce que lui soufflait sa nature, à ce que lui inspirait la Nature. 


Toute sa vie, il a eu à lutter contre son époque. Il s’est construit sur ses échecs, il a bâti une œuvre extraordinaire malgré les entraves et les scandales. Il n’a jamais renoncé à ce qu’il était, ni renié ce qu’il admirait, et a inscrit sa vision d'avant-garde dans l'Histoire de l'Art.

Epris de vérité, de sensualité, de chair et de mouvement, il est un modèle d’affranchissement. A 64 ans, le sculpteur pouvait affirmer : 
« Je suis le plus heureux des hommes parce que je suis libre [...] ma plus grande joie est de me sentir libre intérieurement, c’est-à-dire émancipé de tout mensonge artistique ».
La carrière de Rodin a connu de multiples obstacles avant de s'épanouir enfin. A presque 37 ans, il n'est encore qu'un ouvrier-artisan et redoute d'être condamné à le rester jusqu'à la fin de ses jours. Il place tous ses espoirs dans le Concours du Salon des Artistes français en 1877 où il présente un nu masculin L’Âge d’airain, une œuvre à laquelle il a consacré toute son énergie et son talent pendant plus de deux ans. 

Là, contre toute attente, cet inconnu sorti de nulle part et son pur chef-d’œuvre s’attirent les foudres de l'Académie, bousculée dans ses fondements.

Accusé de tricherie, Rodin outragé se défend avec force. Le scandale éclate. Après une enquête aussi longue qu’inutile, il est finalement blanchi. L’affaire a eu l’avantage de répandre son nom dans les ateliers, parmi la jeune génération d’artistes jusqu'aux plus hautes sphères de l'Etat. 

Le Penseur - Auguste Rodin (c) Zoé Balthus

Bientôt, les institutions lui offrent une première commande publique en réparation de l’humiliation subie : une porte destinée au futur Musée des Arts décoratifs de Paris. Rodin devient aussitôt un artiste en vue et très vite un grand maître d’atelier. 

L’épreuve de l’Âge d’airain n'a fait que renforcer sa détermination à se dépasser. La création d’un monumental chef-d’œuvre est une nécessité, c'est une affaire d'honneur et de revanche.

Inspiré par l’œuvre de Michel-Ange, – le maître auquel il ose désormais se mesurer –, mais aussi par la statuaire gréco-romaine, La Porte du Paradis du baptistère de Florence, La Divine comédie de Dante et Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, le sculpteur passe plus de vingt ans à ériger la plus importante sculpture du XIXe siècle :  La Porte de l’Enfer. 

A la fois, journal intime, laboratoire de toutes ses audaces et réservoir de l'essentiel de ses chefs-d’œuvre, dont Le Baiser et Le Penseur, toutes ses inspirations et ses techniques s’y expriment.

Rien depuis Michel-Ange n’avait atteint une telle magnificence. La Porte de l'Enfer– conservée à l’abri des regards pendant les deux décennies qui ont suivi sa commande – est l'énigmatique matrice de toute l'œuvre du sculpteur.  

Divino Inferno, [Et Rodin créa La Porte de l’Enfer], diffusé sur Arte en avril 2017a remporté le Rockie Award 2018, catégorie Art, du festival de Banff et nommé à Art Fifa au musée national du Québec, au Canada. Le film a été projeté au Grand Palais, Paris dans le cadre de l'exposition du Centenaire Rodin, au Musée d'art contemporain Marcel Lenoir, Montricoux, ainsi qu'au Gorki Park, à Moscou, en Russie, à la Fondation Mapfre à Barcelone, en Espagne, à la Fondation Barnes à Philadelphie, au Cantor Arts Center de Standford (conférence de Bruno Aveillan et Zoé Balthus), à LMU de Los Angeles (conférence de Bruno Aveillan et Zoé Balthus) aux Etats-Unis, au Musée national de l'Art occidental de Tokyo (conférence de Zoé Balthus) et au Musée de Shizuoka (conférence de Zoé Balthus) au Japon et à l'Art Gallery of South Australia d'Adélaïde, 

Un film de Bruno Aveillan écrit par Zoé Balthus (2016) – Notre reconnaissance au plasticien Mircea Cantor qui a réalisé pour le film une performance inédite dans l'enceinte du musée Rodin
Avec les voix de Denis Lavant et Elsa Lepoivre (Sociétaire de la Comédie française)

Produit par ARTE, La Réunion des Musées Nationaux, Les Bons Clients, QUAD,  Fix Studio, NOIR

vendredi 1 janvier 2016

Rodin, divin paria



L'éternelle idole – Vers 1890 -1893  – Auguste Rodin
« Rodin lui-même a dit un jour qu’il devrait parler pendant une année pour répéter en paroles une de ses œuvres »  
Rainer Maria Rilke, in Auguste Rodin

L’œuvre de tout sculpteur une fois achevée est un objet massif à trois dimensions parmi d’autres objets, apparu dans un monde qui ne l'avait pas réclamé et n'a pas prévu sa place. La sculpture a besoin de trouver son lieu, doit installer quelque part sa solitude exemplaire. Le sculpteur est donc bien l’artiste qui isole, en faisant jaillir un corps humain de l’univers des choses. 

Les sculptures ont aussi peu leur place dans la société que les artistes eux-mêmes, déchus au rang des divins parias. Et, puisqu'il n’existe pas de lieu pour ses sculptures, Auguste Rodin a toujours dû laisser ses œuvres en dehors du monde, l'habitude de les créer pour la nature est prise depuis longtemps. Et quand en 1900 a lieu l’exposition universelle, n’y ayant pas sa place, il organise dans un pavillon à une centaine de mètres de là sa propre exposition mondiale, dite de l’Alma. Rétrospective de son oeuvre qu'il finance lui-même et distingue ainsi de toute autre, il se maintient plus que jamais sciemment en marge.

Rilke avait alors déjà montré dans son texte Auguste Rodin que sa sculpture n’était d’aucun lieu, qu’elle appartenait à un entre-monde de qualité supraterrestre plutôt que manifestation d’une anomalie.

Sa sculpture bouleverse les codes esthétiques de l'époque, à l'instar de L’homme qui marche, ce corps sans tête, sans bras, qui dérange. Son Non finito donne l’impression que ses sculptures étaient cassées, ratées, inachevées, ou vouées à la destruction, et rescapées d’un destin maudit.

Ses créatures qui surgissent du marbre, presque encore à l’état brut, trouvant ainsi d’emblée le socle parfait, naturel semblent être le produit d’un magicien, comme si le sculpteur s’était contenté de dégager des corps pris au piège au cœur des blocs de pierre.

Rilke soutient que ses statues disent ainsi quelque chose de tout à fait exceptionnel, de l’ordre du manifeste. Elles se revendiquent autres, singulières, affirment leur origine alternative, se moquent de l’approbation des académiciens et autres critiques, ni d’aucun censeur, devancent même les outrages du temps, des éléments, des pilleurs, en même temps que leurs amputations affirment leur évidente parenté avec les antiques, s’inscrivent dans leur lignée avec fierté, défiant toute l'époque contemporaine.  

« Il ne leur manque rien de nécessaire. On est devant elles comme devant un tout, achevé et qui n’admet aucun complément, juge Rilke, le sentiment d’inachevé ne provient pas seulement de la vue, mais d’une réflexion compliquée, d’une mesquine pédanterie qui nous dit qu’un corps a besoin de bras et qu’un corps sans bras ne saurait être entier, ou ne saurait l’être en aucune façon. »

D’évidence, Rilke prêche pour sa propre paroisse en tentant d’affranchir les artistes des carcans académiques, ces entraves inutiles et, a fortiori, néfastes à la perception, la réception, l’épanouissement mêmes de la création.

Les sculptures de Rodin étaient en outre conçues « sans abri ». Et c’est par ce caractère désespérément sans abri, sans protection, sans compassion, par sa lutte incessante pour surmonter ce destin ouvert à tous les outrages, cette lutte dont il sort toujours vaincu, que le sculpteur est incomparablement supérieur à ses contemporains qui ne produisent que « des anecdotes décoratives », de simples choses qui ne disent rien, ne tentent rien, ne risquent rien, des choses de rien du tout.

Rodin lui crée ses propres architectures comme des abris. Tout a un sens. Il n’y a rien de superflu. Il fait communier son oeuvre avec la nature même qui, à sa manière, ne manque jamais d’y apposer, tôt ou tard, sa propre griffe.

Bien sûr le plus extraordinaire de ses abris est La Porte de l’Enfer. Magistrale foule de damnés qui a trouvé son refuge comme des naufragés, entassés dans une barque perdue au milieu de l’océan, sains et saufs, jouissent de respirer pour un temps. Cette construction dans l’espace ouvert ne mène nulle part, elle est un pur semblant. 

Il ne s’agit pas d’une composition, Rodin n’a pas projeté cet ensemble. Chaque figure est venue au monde, avec spontanéité en tant qu’être absolu, fatalement seul. C’est ensuite que chacune se retrouve, pareille à toutes les autres, détenue au sein de cette Porte de l’Enfer où, rassemblées de la sorte, elles forment alors une communauté errante. 

Une autre façon inventée par Rodin pour offrir un abri à ses sculptures a été l’invention d’un « geste sacré », remarque Günther Anders. N’importe quelle autre sculpture de son époque est toujours en activité en train de faire quelque chose et au minimum se contente de se montrer debout, le modèle ne se laisse pas oublier, il demeure là en pose. 

La sculpture de Rodin, elle, ne fait rien. Elle laisse le corps dire, parler et sa parole est pleine de mélancolie et de cette intensité que l’on devine comme la frustration et le désespoir de l’animal condamné au mutisme, qui ne peut pas parler. Eloquente malgré sa condition. Elle s’exprime, c’est tout,  pour personne, elle communique, sans viser personne. Elle prie sans dieu. Rodin se distingue dans cette expression sans destinataire. 

A cette époque, seule la danse moderne compose de tels gestes purs, presque narcissiques dont Isadora Duncan, Mary Wigman sont les figures glorieuses. Les danseurs semblent donner sans personne pour recevoir, semblent porter… des objets sans poids ; demander mais à personne, aimer mais sans bien-aimé. Le geste qui s’adresse à l’invisible, se pare d’un caractère sacré, voire religieux et brise l’isolement, le personnage gagne en importance,  s’enveloppe d’une aura singulière et mystérieuse, il est permis de croire dès lors en son destin. Le personnage ne fait pas de geste, il est lui-même le geste. Avec L’Homme qui marche, Rodin révèle ce qu’est marcher et non ce qu’est un marcheur, souligne Anders. 

Comme le remarque pour sa part Rilke, le mouvement n’est pas nouveau dans les arts plastiques en général ni dans la sculpture en particulier.  Mais ce que cherche Rodin tel qu'il le déclare lui-même : 
 « C’EST LA VIE QUI BOUGE, c’est le vrai, c’est le divin, l’éclair qu’il faut fixer ».

Et son œuvre est d'autant plus frappante qu’il parvient à rendre la mobilité singulière des gestes qui paraît naître de l’intérieur même des choses, au point de parvenir à l'illusion même d'un pouls battant. Le poète lui explique le phénomène par le jeu que le sculpteur parvient à introduire entre la matière la lumière :

« Nouvelle n’était que l’espèce de mouvement à laquelle est contraint la lumière par la complexion particulière de ses surfaces dont les inclinaisons sont si souvent modifiées que tantôt elle coule lentement et tantôt se précipite, tantôt elle apparaît profonde, tantôt guéable, miroitante ou mate. La lumière qui touche une de ces choses, n’est plus une lumière quelconque ; elle n’a plus de mouvements dus au hasard ; la chose prend possession de cette lumière et s’en sert comme d’un objet à soi. […] Et n’est-il pas étrange de voir avancer la lumière sur le dos étendu de la Danaïde, lentement comme si elle progressait depuis des heures ? »
Rodin poursuit sans relâche l’exploration, quasi scientifique, du corps humain, élabore une panoplie d’éléments d’existence, qu’il renouvelle sans cesse. Tout se transforme avec constance, d’un membre à un autre, d’une position à une autre, le maître des métamorphoses renouvelle figures et gestes, éternels et sacrés.  

Cogitation issue de la lecture d’un texte méconnu, et rare en français, du philosophe Günther Anders – La Sculpture sans abri, Etude sur Rodin (Ed. Fario). Un petit délice éclairant.