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Auguste Rodin et Eve - 1907 - Autochrome Edward Steichen |
à B.
Si les premiers dessins d'Auguste Rodin (1840 - 1917) s'inspirent de thèmes littéraires et religieux dans lesquels les héros, la souffrance et la faute occupent une place prédominante, peu à peu il
s'affranchit de ces figures traditionnelles et demande à ses modèles de s'abandonner à la grâce du mouvement et à la nudité. A partir de
1890, la figure féminine est devenue omniprésente, pour ne pas dire
l’unique objet de sa préoccupation, et dominera l'essentiel de son oeuvre jusqu'à la fin.
L’artiste,
à 24 ans, vient de se mettre « à la colle » avec Rose Beuret, une paysanne de
quatre ans sa cadette qui tente sa chance à Paris et lui sert de modèle, puis
peu à peu de régisseur de son travail et de son quotidien. Elle lui est toute
dévouée. « Elle s’est attachée à moi comme une bête », confiera-t-il
bien des années plus tard à l’une de ses modèles.
En 1866, Rose lui avait donné
un fils Auguste-Eugène Beuret qu’il n’a jamais reconnu. Puis le temps a passé. Il a mis
en branle son chantier de La Porte de
l’Enfer, dans son atelier du Dépôt des Marbres qui lui est alloué par
l’Etat au 182, rue de l’Université. Il est un maître d’atelier désormais.
Un jour de 1881, une jeune
fille de dix-sept ans vient frapper à sa porte. Elle veut continuer à étudier auprès du
maître, alors qu'elle sort à peine de l’académie Colarossi. Elle est recommandée. Lui, qui a grand besoin de bons praticiens, l'engage aussitôt. Il vient tout juste d'achever le groupe Les Bourgeois de Calais.
L’élève
Camille Claudel se révèle douée, exaltée, vive, sincère, et chamboule
l’existence du maître Rodin bien qu’absorbé par son grand œuvre. Bientôt,
entre eux s’instaure une collaboration intense, fructueuse et passionnelle, d’abord
centrée sur la sculpture, puis Cupidon se charge de décocher ses flèches dans le
cœur des deux artistes qui deviennent amants.
Devenue à
la fois, praticienne, modèle, muse, maîtresse, conseillère, la jeune Camille inspire Rodin
dont l’œuvre connaît alors une fécondité de plus en plus marquée de cette
empreinte tandis qu’elle, malgré sa jeunesse, apprend de lui mais sait se
montrer volontaire et tenace. A bonne école et sûre de sa vocation, la jeune Galatée n’a de cesse de travailler, de
tailler la pierre et le marbre, venu de Paros et de Carrare. Cette femme de génie, selon les mots de l'écrivain Octave Mirbeau et grand admirateur de Rodin, pense sa propre
voie, veut bâtir une œuvre dont elle a une vision précise, guidée par la volonté farouche de s’affranchir
de son Pygmalion.
« Rodin,
qui tout de suite a reconnu en elle la future grande artiste, ne la considère
que comme telle. Sans doute il lui communique tout ce qu’il peut lui communiquer
de sa grande expérience. Mais il la
consulte elle-même sur toute chose […] Le bonheur d’être toujours compris, de
voir son attente toujours dépassée a été, dit-il lui-même, une des plus grandes
joies de sa vie artistique », témoigne Mathias Morhardt, critique d’art, admirateur de la jeune artiste.
Elle est parmi les plus grands bonheurs de sa vie
d’homme aussi, ayant débridé sa sexualité. Avec elle, l’érotisme pénètre toute son œuvre. Camille est la présence sensuelle, son corps est partout. La jeune femme est son paradis
intime, la volupté essentielle à sa créativité, d’importance capitale désormais.
Les beaux traits de Camille Claudel personnifient bientôt L'Aurore, La Pensée, La France, La Jeune Guerrière etc.
Possédé par l’esprit et le
talent de la jeune femme avec laquelle il a tant en commun, il délaisse, sans
scrupule, Rose qui n'oserait se plaindre. Toute sa vie, elle lui a connu des
aventures. Rodin, jusqu’à la fin lui conservera « une reconnaissance profonde de sa fidélité de chien de
garde, de sa patiente acceptation des mauvais jours […] », selon son
amie et première biographe Judith Cladel. Il épousera Rose deux semaines avant
que la mort n’emporte celle-ci, en février en 1917. Mais il choisira Camille pour compagne éternelle aux yeux du monde entier en exigeant que ses créations soient abritées aux côtés des siennes dans son musée.
Profondément
épris de sa féroce amie, Rodin n’a de cesse de lui tresser des couronnes
de louanges. « Je lui ai montré où elle trouverait de l ‘or ;
mais l’or qu’elle trouve est bien à elle », souligne-t-il.
En 1888, il
lui loue pour les dix ans à venir un atelier au 113, boulevard d’Italie et dont
il se rapproche bien vite en louant un hôtel particulier à quelques encablures.
Le couple vit
encore une décennie d’une relation intense, charnelle, passionnelle.
L’émulation réciproque fait naître des œuvres respectives pleines d’émotion et
de sensualité, de force et de mouvement.
« La belle artiste, coeur entier, absolu, ne jugeait pas suffisante la situation de disciple aimée et admirée. Elle voulait devenir l'unique objet de l'affection du maître et la compagne de sa vie intime, raconte la confidente, Judith Cladel. Ce fut alors la période des grands déchirements. »
En effet, c’est la descente aux
enfers en raison sans doute de la tragique dégradation de la santé mentale de la sculptrice. Profondément affecté par la rupture, Rodin conservera longtemps le coeur vacillant, selon les mots de son amie.
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Femme nue sur le dos - 1900 - Auguste Rodin |
Cependant,
Camille Claudel internée, Rodin poursuit son œuvre et reste à l’affût, guette
la vie, le geste, l’expression, l’attitude fulgurante qu’il s’empresse de
croquer de sa main souple, agile, entraînée. Il modelait la terre, avec la même
aisance qu’il maniait le crayon.
« A mes débuts quand je faisais venir
un modèle, je lui demandais dans quels ateliers il avait posé. S’il sortait de
l’Ecole, ah ! Je m’en apercevais tout de suite, dès qu’il était monté sur
la table à modèle, je le voyais prendre un de ces mouvements qu’il avait appris
là-bas, et ce mouvement, invariablement, était faux ».
Il
laissait ses modèles bouger, selon leur gré et les dessinait. A l’opposé de sa
quête de vérité universelle, les poses figées et convenues lui paraissaient
insupportables. Il parlait de « modèles
usés », prenant la pose comme des automates, dénués de vie. Il scandalise en foulant les règles académiques.
Le maître dessinait avec une extrême rapidité, se souvint Kathleen Bruce, une Anglaise
qui avait un temps fréquenté l’atelier. Elle
s’émerveillait de le voir travailler sans jamais quitter son modèle des yeux,
sans regarder sa feuille de papier.
Rodin ébauchait les profils qu’il reliait entre eux. Il soutenait qu’avant de dessiner
sur les plâtres, il fallait dessiner sur les feuilles : « j’ai été dessinateur avant d’être
sculpteur ». Le dessin avait exercé le geste et l’œil. Et
surtout, il scrutait le mouvement qui seul pouvait donner vie et harmonie à
une sculpture.
« La chose qui bouge dans la nature,
c’est le professeur qui vient et vous explique. », s’enflammait-il, « C’EST
LA VIE QUI BOUGE, c’est le vrai ça, c’est le divin, l’éclair qu’il faut
fixer. »
La danse, corps et esprit en osmose, à elle seule, évoque tout de la vie et de la mort, fusionne mouvement et érotisme, exacerbe l'émotion et le sentiment, fait résonner la nature et sa vérité qu'il transpose dans ses dessins et sa sculpture sans relâche et, avec toujours plus de liberté et d'ouverture d'esprit, au fur et à mesure qu'il avance en âge.
Comme les danseuses javanaises que Rodin avait découvertes à l’exposition universelle de 1900 à Paris l’avaient
ébloui :
« Ces merveilleuses princesses ont
renouvelé, avivé, décuplé en moi mes impressions anciennes. Elles m’ont donné une joie dont je ne me
croyais plus capable. Elles ont fait vivre pour moi l’Antique. Elles m’ont
montré, dans la réalité frémissante, ces beaux gestes, ces beaux mouvements du
corps humains que les anciens ont su fixer. Elles m’ont tout à coup plongé dans
la nature, elles m’en ont révélé des aspects inconnus, elles m’ont fourni des
raisons nouvelles de penser que la nature est une source intarissable […] imaginez donc de ce que put produire en moi
un spectacle aussi complet, qui me restituait l’Antique en me dévoilant un
mystère ! » Il
se délectait de les dessiner.
« Ce sont des figures de marbres
conçues par Michel-Ange qui dansent ! », s’était-il exclamé.
L’artiste italien était sa référence au même titre que les Antiques. Les
danseuses cambodgiennes avaient touché pareillement le sculpteur :
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Danseuse cambodgienne de face - 1906 - Auguste Rodin |
« Elles nous ont donné tout ce que
l’Antique peut contenir, leur Antique à elles, qui vaut le nôtre. Nous avons
vécu trois jours d’il y a trois mille ans. Il est impossible de voir la nature
humaine portée à cette perfection. Il n’y a eu qu’elles et les Grecs. Elles ont
même trouvé un mouvement nouveau, que je ne connaissais pas […] Un mouvement
encore à elles, inconnu dans les Antiques et de nous autres. »
Rodin qui allait au spectacle voir les corps bouger
sur scène, s’était trouvé captivé par l‘étoile chorégraphe des ballets russes, le
scandaleusement lascif Vaslav Nijinski dans Prélude à
L’Après-midi d’un faune :
« D’une
animalité à demi consciente: il s’étend, s’accoude, marche accroupi, se
redresse, avance, recule avec des mouvements tantôt lents, tantôt saccadés,
nerveux, anguleux. »
De fait, le Russe accorde des
séances de pose au sculpteur qui en saisit l’élan,
la grâce et la puissance. Il est stupéfiant. De
même, en 1911 la danseuse américaine Isadora Duncan l’avait subjugué, d’autant
qu’elle était du beau sexe. « Isadora Duncan est arrivée à la sculpture, à l’émotion, sans effort, dirait-on.
Elle emprunte à la nature cette force que l’on n’appelle pas le talent mais le
génie […] Elle rend la danse sensible à la ligne, et elle est simple comme
l’antique qui est le synonyme de la Beauté » avait rapporté Rodin, expert.
De
son côté, la danseuse américaine avait été littéralement envoûtée par le
sculpteur dont elle évoquait ainsi le souvenir :
« Depuis que j’avais vu son œuvre à
l’Exposition [universelle], le génie de Rodin m’avait poursuivie. Je me
dirigeai un jour vers son atelier de la rue de l’Université. Mon pèlerinage à
Rodin ressemblait à celui de Psyché cherchant le dieu Pan dans sa grotte, et si
la route que je demandais n’était pas celle d’Eros, mais celle d’Apollon.
Rodin était petit, puissant, avec une tête
tondue, une barbe abondante. Il me montra ses œuvres avec la simplicité des
très grands. Quelques fois il murmurait
un nom devant ses statues, mais ces noms on le sentait avaient peu de sens pour
lui.
Il passait ses mains sur elles, il les
caressait. J’avais l’impression que sous ses
caresses le marbre s’amollissait comme du plomb fondu. Il respirait avec
force. Le feu s’échappait de lui comme d’une forge. En peu d’instant il avait
formé un sein qui palpitait sous ses doigts. »
Dans
l’atelier de la danseuse où ils s’étaient ensuite rendus ensemble, elle avait
dansé pour lui. Puis elle s’était mise à lui parler de ses mouvements, mais lui
semblait devenu sourd et muet.
« Il me regardait de ses yeux brillants
sous ses paupières abaissées, puis, avec la même expression qu’il avait devant
ses œuvres, il s’est approché de moi. Il passa sa main sur mon cou, sur ma
poitrine, me caressa les bras, passa ses
doigts sur mes hanches, sur mes jambes nues, sur mes pieds nus. Il se mit à me
pétrir le corps comme une terre glaise, tandis que s’échappait de lui un
souffle qui me brûlait, qui m’amollissait. Tout mon désir était de lui
abandonner mon être tout entier, et je l’aurais fait avec joie si l’éducation
absurde que j‘avais reçue ne m’avait fait reculer, prise d’effroi. »
Nul
doute que le vieux Rodin l’aurait volontiers croquée mais la dame
effarouchée congédie prestement ce diable
d’homme.
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Temple de l'amour - 1916 - Auguste Rodin |
Il fait voler en éclats les conventions bourgeoises, il abat les barrières soi-disant morales, s'affranchit des tabous ridicules soumettant les artistes à une dictature hypocrite qui n'a que trop longtemps duré. Dans ses dessins, les femmes mises à nu désormais s'enlacent, se chevauchent, s'explorent seules ou à plusieurs, s'ouvrent amplement au regard de l'artiste et de ses admirateurs. Femmes allongées, nues sur le dos, jambes écartées, main au sexe, elles se caressent, se fouaillent en quête de plaisir, se tordent de désir, onanisme, amour saphique, la sexualité et la jouissance féminines ne se cachent plus, elles s'admirent. Ses dessins parés de passion enflamment et ravissent tout esprit créateur. Pourtant nulle vulgarité ni crudité, seule la vérité s'étend sur ses feuilles pour s'accoupler à la beauté des corps, comme autant de temples à l'amour, qu'il saisit avec maestria en quelques coups de crayon. Le scandaleux Rodin contribue à briser les chaînes qui entravent l'épanouissement de l'art, de la femme et partant, de la société de son époque ainsi qu'il le dit si bien lui-même :
« Et la danse qui a été chez nous toujours un apanage érotique, tend enfin de nos jours, à devenir digne des autres arts qu'elle résume. En cela, comme en d'autres manifestations de l'esprit moderne, c'est à la femme que nous devons le renouveau. »
Métamorphoses Dans l'atelier de Rodin, sous la direction de Nathalie Bondil avec Sophie Biass-Fabiani (Ed. 5 Continents & Musée des Beaux-Arts de Montréal)
Rodin Aquarelles et dessins érotiques (Ed. Bibliothèque de l'image)
Rodin sa vie glorieuse, sa vie inconnue, Judith Cladel (Ed. Grasset)