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samedi 14 janvier 2017

Un zeste de "Parade Jeunesse d'Eternité"

Guillaume en mars 1916 – Tête du premier chapitre de Parade Jeunesse d'Eternité  – Dessin Hélène Damville

Extrait du premier chapitre de Parade Jeunesse d'Eternité, roman, Zoé Balthus, paru le 11 janvier 2017, chez Gwen Catala Editeur


lundi 21 septembre 2015

Rodin : dessin, passion, danse et volupté


Auguste Rodin et Eve - 1907 - Autochrome  Edward Steichen
à B.
 
Si les premiers dessins d'Auguste Rodin (1840 - 1917) s'inspirent de thèmes littéraires et religieux dans lesquels les héros, la souffrance et la faute occupent une place prédominante, peu à peu il s'affranchit de ces figures traditionnelles et demande à ses modèles de s'abandonner à la grâce du mouvement et à la nudité. A partir de 1890, la figure féminine est devenue omniprésente, pour ne pas dire l’unique objet de sa préoccupation, et dominera l'essentiel de son oeuvre jusqu'à la fin. 


L’artiste, à 24 ans, vient de se mettre « à la colle » avec Rose Beuret, une paysanne de quatre ans sa cadette qui tente sa chance à Paris et lui sert de modèle, puis peu à peu de régisseur de son travail et de son quotidien. Elle lui est toute dévouée. « Elle s’est attachée à moi comme une bête », confiera-t-il bien des années plus tard à l’une de ses modèles.

En 1866, Rose lui avait donné un fils Auguste-Eugène Beuret qu’il n’a jamais reconnu. Puis le temps a passé. Il a mis en branle son chantier de La Porte de l’Enfer, dans son atelier du Dépôt des Marbres qui lui est alloué par l’Etat au 182, rue de l’Université. Il est un maître d’atelier désormais. 

Un jour de 1881, une jeune fille de dix-sept ans vient frapper à sa porte. Elle veut continuer à étudier auprès du maître, alors qu'elle sort à peine de l’académie Colarossi. Elle est recommandée. Lui, qui a grand besoin de bons praticiens, l'engage aussitôt. Il vient tout juste d'achever le groupe Les Bourgeois de Calais.  

L’élève Camille Claudel se révèle douée, exaltée, vive, sincère, et chamboule l’existence du maître Rodin bien qu’absorbé par son grand œuvre. Bientôt, entre eux s’instaure une collaboration intense, fructueuse et passionnelle, d’abord centrée sur la sculpture, puis Cupidon se charge de décocher ses flèches dans le cœur des deux artistes qui deviennent amants. 

Devenue à la fois, praticienne, modèle, muse, maîtresse, conseillère, la jeune Camille inspire Rodin dont l’œuvre connaît alors une fécondité de plus en plus marquée de cette empreinte tandis qu’elle, malgré sa jeunesse, apprend de lui mais sait se montrer volontaire et tenace. A bonne école et sûre de sa vocation, la jeune Galatée n’a de cesse de travailler, de tailler la pierre et le marbre, venu de Paros et de Carrare. Cette femme de génie, selon les mots de l'écrivain Octave Mirbeau et grand admirateur de Rodin, pense sa propre voie, veut bâtir une œuvre dont elle a une vision précise, guidée par la volonté farouche de s’affranchir de son Pygmalion. 

« Rodin, qui tout de suite a reconnu en elle la future grande artiste, ne la considère que comme telle. Sans doute il lui communique tout ce qu’il peut lui communiquer de sa grande expérience.  Mais il la consulte elle-même sur toute chose […] Le bonheur d’être toujours compris, de voir son attente toujours dépassée a été, dit-il lui-même, une des plus grandes joies de sa vie artistique », témoigne Mathias Morhardt, critique d’art, admirateur de la jeune artiste. 

Elle est parmi les plus grands bonheurs de sa vie d’homme aussi, ayant débridé sa sexualité. Avec elle, l’érotisme pénètre toute son œuvre. Camille est la présence sensuelle, son corps est partout. La jeune femme est son paradis intime, la volupté essentielle à sa créativité, d’importance capitale désormais. 

Les beaux traits de Camille Claudel personnifient bientôt L'Aurore, La Pensée, La France, La Jeune Guerrière etc.   

Possédé par l’esprit et le talent de la jeune femme avec laquelle il a tant en commun, il délaisse, sans scrupule, Rose qui n'oserait se plaindre. Toute sa vie, elle lui a connu des aventures. Rodin, jusqu’à la fin lui conservera « une reconnaissance profonde de sa fidélité de chien de garde, de sa patiente acceptation des mauvais jours […] », selon son amie et première biographe Judith Cladel. Il épousera Rose deux semaines avant que la mort n’emporte celle-ci, en février en 1917. Mais il choisira Camille pour compagne éternelle aux yeux du monde entier en exigeant que ses créations soient abritées aux côtés des siennes dans son musée.  

Profondément épris de sa féroce amie, Rodin n’a de cesse de lui tresser des couronnes de louanges. « Je lui ai montré où elle trouverait de l ‘or ; mais l’or qu’elle trouve est bien à elle »,  souligne-t-il.

En 1888, il lui loue pour les dix ans à venir un atelier au 113, boulevard d’Italie et dont il se rapproche bien vite en louant un hôtel particulier à quelques encablures. Le couple vit encore une décennie d’une relation intense, charnelle, passionnelle. L’émulation réciproque fait naître des œuvres respectives pleines d’émotion et de sensualité, de force et de mouvement.  

« La belle artiste, coeur entier, absolu, ne jugeait pas suffisante la situation de disciple aimée et admirée. Elle voulait devenir l'unique objet de l'affection du maître et la compagne de sa vie intime, raconte la confidente, Judith Cladel. Ce fut alors la période des grands déchirements. »

En effet, c’est la descente aux enfers en raison sans doute de la tragique dégradation de la santé mentale de la sculptrice. Profondément affecté par la rupture, Rodin conservera longtemps le coeur vacillant, selon les mots de son amie.
Femme nue sur le dos - 1900 - Auguste Rodin
Cependant, Camille Claudel internée, Rodin poursuit son œuvre et reste à l’affût, guette la vie, le geste, l’expression, l’attitude fulgurante qu’il s’empresse de croquer de sa main souple, agile, entraînée. Il modelait la terre, avec la même aisance qu’il maniait le crayon. 

« A mes débuts quand je faisais venir un modèle, je lui demandais dans quels ateliers il avait posé. S’il sortait de l’Ecole, ah ! Je m’en apercevais tout de suite, dès qu’il était monté sur la table à modèle, je le voyais prendre un de ces mouvements qu’il avait appris là-bas, et ce mouvement, invariablement, était faux ».
Il laissait ses modèles bouger, selon leur gré et les dessinait. A l’opposé de sa quête de vérité universelle, les poses figées et convenues lui paraissaient insupportables. Il parlait de « modèles usés », prenant la pose comme des automates, dénués de vie. Il scandalise en foulant les règles académiques. 

Le maître dessinait avec une extrême rapidité, se souvint Kathleen Bruce, une Anglaise qui avait un temps fréquenté l’atelier. Elle s’émerveillait de le voir travailler sans jamais quitter son modèle des yeux, sans regarder sa feuille de papier. 

Rodin ébauchait les profils qu’il reliait entre eux. Il soutenait qu’avant de dessiner sur les plâtres, il fallait dessiner sur les feuilles : « j’ai été dessinateur avant d’être sculpteur ». Le dessin avait exercé le geste et l’œil. Et surtout, il scrutait le mouvement qui seul pouvait donner vie et harmonie à une sculpture. 

« La chose qui bouge dans la nature, c’est le professeur qui vient et vous explique. », s’enflammait-il, « C’EST LA VIE QUI BOUGE, c’est le vrai ça, c’est le divin, l’éclair qu’il faut fixer. »  

La danse, corps et esprit en osmose, à elle seule, évoque tout de la vie et de la mort, fusionne mouvement et érotisme,  exacerbe l'émotion et le sentiment, fait résonner la nature et sa vérité qu'il transpose dans ses dessins et sa sculpture sans relâche et, avec toujours plus de liberté et d'ouverture d'esprit, au fur et à mesure qu'il avance en âge.  

Comme les danseuses javanaises que Rodin avait découvertes à l’exposition universelle de 1900 à Paris l’avaient ébloui : 
« Ces merveilleuses princesses ont renouvelé, avivé, décuplé en moi mes impressions anciennes. Elles m’ont donné une joie dont je ne me croyais plus capable. Elles ont fait vivre pour moi l’Antique. Elles m’ont montré, dans la réalité frémissante, ces beaux gestes, ces beaux mouvements du corps humains que les anciens ont su fixer. Elles m’ont tout à coup plongé dans la nature, elles m’en ont révélé des aspects inconnus, elles m’ont fourni des raisons nouvelles de penser que la nature est une source intarissable […]  imaginez donc de ce que put produire en moi un spectacle aussi complet, qui me restituait l’Antique en me dévoilant un mystère ! »  Il se délectait de les dessiner. 
« Ce sont des figures de marbres conçues par Michel-Ange qui dansent ! », s’était-il exclamé. L’artiste italien était sa référence au même titre que les Antiques. Les danseuses cambodgiennes avaient touché pareillement le sculpteur :


Danseuse cambodgienne de face - 1906 - Auguste Rodin

« Elles  nous ont donné tout ce que l’Antique peut contenir, leur Antique à elles, qui vaut le nôtre. Nous avons vécu trois jours d’il y a trois mille ans. Il est impossible de voir la nature humaine portée à cette perfection. Il n’y a eu qu’elles et les Grecs. Elles ont même trouvé un mouvement nouveau, que je ne connaissais pas […] Un mouvement encore à elles, inconnu dans les Antiques et de nous autres. » 
Rodin  qui allait au spectacle voir les corps bouger sur scène, s’était trouvé captivé par l‘étoile chorégraphe des ballets russes, le scandaleusement lascif Vaslav Nijinski dans Prélude à L’Après-midi d’un faune :  

« D’une animalité à demi consciente: il s’étend, s’accoude, marche accroupi, se redresse, avance, recule avec des mouvements tantôt lents, tantôt saccadés, nerveux, anguleux. »

De fait, le Russe accorde des séances de pose au sculpteur qui en saisit l’élan, la grâce et la puissance. Il est stupéfiant. De même, en 1911 la danseuse américaine Isadora Duncan l’avait subjugué, d’autant qu’elle était du beau sexe. « Isadora Duncan est arrivée à la sculpture, à l’émotion, sans effort, dirait-on. Elle emprunte à la nature cette force que l’on n’appelle pas le talent mais le génie […] Elle rend la danse sensible à la ligne, et elle est simple comme l’antique qui est le synonyme de la Beauté » avait rapporté Rodin, expert.

De son côté, la danseuse américaine avait été littéralement envoûtée par le sculpteur dont elle évoquait ainsi le souvenir :


« Depuis que j’avais vu son œuvre à l’Exposition [universelle], le génie de Rodin m’avait poursuivie. Je me dirigeai un jour vers son atelier de la rue de l’Université. Mon pèlerinage à Rodin ressemblait à celui de Psyché cherchant le dieu Pan dans sa grotte, et si la route que je demandais n’était pas celle d’Eros, mais celle d’Apollon.

Rodin était petit, puissant, avec une tête tondue, une barbe abondante. Il me montra ses œuvres avec la simplicité des très grands.  Quelques fois il murmurait un nom devant ses statues, mais ces noms on le sentait avaient peu de sens pour lui. 

Il passait ses mains sur elles, il les caressait. J’avais l’impression que sous ses  caresses le marbre s’amollissait comme du plomb fondu. Il respirait avec force. Le feu s’échappait de lui comme d’une forge. En peu d’instant il avait formé un sein qui palpitait sous ses doigts. »
Dans l’atelier de la danseuse où ils s’étaient ensuite rendus ensemble, elle avait dansé pour lui. Puis elle s’était mise à lui parler de ses mouvements, mais lui semblait devenu sourd et muet.
« Il me regardait de ses yeux brillants sous ses paupières abaissées, puis, avec la même expression qu’il avait devant ses œuvres, il s’est approché de moi. Il passa sa main sur mon cou, sur ma poitrine,  me caressa les bras, passa ses doigts sur mes hanches, sur mes jambes nues, sur mes pieds nus. Il se mit à me pétrir le corps comme une terre glaise, tandis que s’échappait de lui un souffle qui me brûlait, qui m’amollissait. Tout mon désir était de lui abandonner mon être tout entier, et je l’aurais fait avec joie si l’éducation absurde que j‘avais reçue ne m’avait fait reculer, prise d’effroi. »
Nul doute que le vieux Rodin l’aurait volontiers croquée mais la dame effarouchée congédie prestement ce diable d’homme.  

Temple de l'amour - 1916 - Auguste Rodin
Il fait voler en éclats les conventions bourgeoises, il abat les barrières soi-disant morales, s'affranchit des tabous ridicules soumettant les artistes à une dictature hypocrite qui n'a que trop longtemps duré. Dans ses dessins, les femmes mises à nu désormais s'enlacent, se chevauchent, s'explorent seules ou à plusieurs, s'ouvrent amplement au regard de l'artiste et de ses admirateurs. Femmes allongées, nues sur le dos, jambes écartées, main au sexe, elles se caressent, se fouaillent en quête de plaisir, se tordent de désir, onanisme, amour saphique, la sexualité et la jouissance féminines ne se cachent plus, elles s'admirent. Ses dessins parés de passion enflamment et ravissent tout esprit créateur. Pourtant nulle vulgarité ni crudité, seule la vérité s'étend sur ses feuilles pour s'accoupler à la beauté des corps, comme autant de temples à l'amour, qu'il saisit avec maestria en quelques coups de crayon. Le scandaleux Rodin contribue à briser les chaînes qui entravent l'épanouissement de l'art, de la femme et partant, de la société de son époque ainsi qu'il le dit si bien lui-même :
« Et la danse qui a été chez nous toujours un apanage érotique, tend enfin de nos jours, à devenir digne des autres arts qu'elle résume. En cela, comme en d'autres manifestations de l'esprit moderne, c'est à la femme que nous devons le renouveau. » 
Métamorphoses Dans l'atelier de Rodin, sous la direction de Nathalie Bondil avec Sophie Biass-Fabiani (Ed. 5 Continents & Musée des Beaux-Arts de Montréal)
Rodin Aquarelles et dessins érotiques (Ed. Bibliothèque de l'image)
Rodin sa vie glorieuse, sa vie inconnue, Judith Cladel (Ed. Grasset) 

jeudi 14 mai 2015

Amande douce

Amande douce - Cécile Hug & Zoé Balthus (c) Marie-Laure Dagoit - Ed. Derrière la salle de bains

« Il se débarrasse avec lenteur de ses vêtements. Il lui lance sa chemise blanche qu’elle envoie voler par la fenêtre. Dehors la nature roucoule aussi, les nichées bruissent de toutes parts dans les bourdonnements d’abeilles. Elle rit à pleines dents, avant de mordre ses jolies lèvres. Son regard bleu pétillant ne quitte pas l’homme. Elle suit chacun des gestes qui laissent choir les frusques au sol avec désinvolture, dans la chambre envahie de lumière. Enfin, il l’approche, s’étend à son côté et, toujours avec lenteur, baise le bout de son nez rond, son menton, ses lèvres fraîches. Il prend son temps, les déguste, tout en glissant ses mains sous la robe de crêpe, amande douce. 
[...]»

Zoé Balthus, in Amande douce,  dessin de Cécile Hug, Ed. Derrière la salle de bains

lundi 26 janvier 2015

Tcheky Karyo : "Moi, à fleur de peau"

Tcheky Karyo par Enki Bilal
Après Ce lien qui nous unit (2006), le compositeur-interprète Tcheky Karyo a sorti son deuxième et bel opus intitulé Credo, en décembre 2013. Le titre de l'album est un hommage au poète Zéno Bianu dont le poème Credo, du recueil Infiniment proche qui fut un choc à sa découverte, ne cesse de lui trotter dans la tête.

"Je crois à l’opacité solitaire
au pur instant de la nuit noire
pour rencontrer sa vraie blessure
pour écouter sa vraie morsure [...]"

Deux autres titres Les guerriers dorment et Angel's confess sont signés Zéno Bianu. Au total douze titres dont Tcheky Karyo a composé l'essentiel de la musique et qu'il interprète d'une voix profonde.

La pochette du CD et le clip de la chanson Autour de la mémoire, écrite par Jean Fauque, ont été réalisés par l'artiste Enki Bilal, depuis 25 ans son ami.


Tcheky : Cet album Credo décolle vraiment sur scène. Finalement, le concert devient un spectacle. J'ouvre sur le Credo, le poème de Zéno que je dis sur une mise en son préparée par un copain, avec dix minutes de sas sonore à la fois des nappes et des sons qui pourraient venir de l’espace et d’autres du fond de la mer, avec des marteaux qui tapent sur des enclumes, des chiens qui aboient, des sabots de chevaux dans l’eau. Tout ça est construit et arrangé avec des rythmes, des chuchotements aussi. Ca crée un sas sonore qui prépare les gens. J'ai pensé souvent qu'il aurait fallu un décor mais c'était compliqué et finalement je me suis dit 'on va faire une scénographie avec le son'. Alors, j'arrive tranquillement sur une bande son qui s’enchâsse sur le sas pour dire le Credo de Zéno et puis après il y a Olive Tree qui démarre et une tempête qui éclate. Ce n’est pas systématique mais à certains moments du concert, s'insèrent des matières sonores. Pour le titre, Les toits du monde on entend l'atmosphère d'une place enregistrée en Egypte, où des gens hurlent, un muezzin chante, des murmures et un duduk sont perçus pour faire exister cette mosaïque dont parle le titre. Et moi, je démarre en chantant en arabe, en turc, en espagnol. Voilà, tout ça amène des choses en plus, cela prolonge ce que l’album raconte aussi.

L’an dernier on a joué au Café de la Danse à Paris, au Festival Après les Vendanges de Vaison-la-Romaine, nous étions au Magic Mirror à Istres hier soir, on va à Gisors le 6 février, à Florange le 7. Comme j’ai des tournages, cela limite les dates mais ça se construit tranquillement.

Zoé : Tu repars un peu de zéro, c’est ça ?

Tcheky : Oui, complètement. Mais bon j’aime bien ça. On me dit 'mais pourquoi tu ne fais pas des duos avec une telle ou un tel'. A un moment donné, tout le monde cherchait à faire des duos pour mieux s’exposer. Seulement, je ne recherche pas du tout ça. Je ne ressentais pas du tout les choses comme ça. J’ai mon studio chez moi. C’est un travail qui a pris longtemps avec les musiciens qui venaient, on travaillait ensemble, à partir de certaines de leurs compo et puis, je tenais à ce qu’il y en ait un maximum de moi évidemment.

Zoé : Tu as une formation de musicien ?

Tcheky : Non, je suis autodidacte. J’ai toujours eu envie de faire de la musique. En fait, je me suis formé sur des tournages de films américains. J’avais parfois un mois sans rien faire, les Américains me demandaient de rester, je ne pouvais pas rentrer parce qu’ils pouvaient avoir besoin de moi n'importe quand.  Une fois, je me suis retrouvé à Vancouver à travailler avec un jeune musicien qui m’a dit mais 'qu’est-ce que tu veux faire avec ton instrument ? Je ne vais pas t’apprendre comme si tu étais un enfant ?’ J’ai répondu une banalité : ‘j’aimerais pouvoir m’asseoir avec des musiciens et jouer avec eux'. Il m’a regardé et m’a dit : ‘ok je vais t’apprendre les modes'. Et en m’apprenant les modes, il m’a dit :'tu vas les apprendre et les travailler tous les jours'. Et en fait, c’est comme s'il m’avait dit : 'je te donne une palette et avec ça tu vas pouvoir peindre des choses'. Et c’est vrai qu’en les travaillant, on peut écouter n’importe quoi et dès qu’on sait se repérer, on peut commencer à construire des harmonies. C’est comme ça que cela s’est fait, et puis construire des accords à partir de ces modes. Voilà, j'ai travaillé. Ensuite j’ai fait des choix, j’ai cadré là où j’avais envie d'installer ma musique, j’ai eu envie de travailler sur des frottements, sur des ruptures, et je me suis fait comme ça peu à peu ma trousse à outils.

Zoé : C'était il y a combien de temps ?

Tcheky : J’ai commencé en 2002. Bon, je ne joue pas huit heures pas jour, mais j’aimerais travailler davantage, être plus virtuose avec l'instrument. Et sur scène je me provoque. Je me provoque dans des échanges avec des musiciens de même que je me provoque avec le texte de Zéno.

Zoé : Jimi Hendrix (Monologue électrique) ?

Tcheky : Oui. C’est une lecture mais j’essaie d’aller un peu plus loin. J’ai commencé à apprendre par cœur la moitié du livre. La beauté avec le Monologue électrique c’est l’hommage qu’il rend, c’est l'exercice d’admiration que constitue ce long poème. ‘Tu joues comme Jackson Pollock peignait'. On essaie avec le dire, avec la voix et les instruments. Enfin, il n’y a que moi, un marshall et une guitare brûlée (Rires). Un bout de mémoire. 
La mise en scène et en son est de Jean Michel Roux. On essaie d’écrire dans l’espace avec le son, de déchirer l’espace avec la voix tout en essayant de ne pas être débordant, pas trop fou, pour garder le poème au-dessus de tout ça. 
Ensuite, nous aurons une date en mars à Lille.

Zoé : Quelles sont tes influences ? tes sons fétiches ?

Tcheky : C'est très large. Les premiers sons qui m’ont touché sont ceux de l’orgue. C’était souvent lié à une notion de mystère, de sacré. Ces sons-là, dans mon enfance, m’ont transporté. La première fois que j’ai entendu le muezzin à Istanbul... 'qu'est-ce que c'est ça ?' C’était complètement magique et ça me prenait direct dans le bide. Et puis, j’adore le flamenco, le fado. Ca me parle immédiatement, c'est génétique. Naturellement, je suis allé vers cela dans les harmonies.

Pour l'album Credo, je dis que c’est du ‘rock expressionniste’ parce que justement il y a beaucoup de dynamiques dedans, il y a des ruptures, ce n’est pas évident à entendre pour certains, ce n’est pas fait pour écouter d’une oreille.

Sinon, nous évoluons dans des univers rejoignant ceux de Nick Cave, P.J. Harvey, David Bowie, Tom Waits, Pixies. Je me sens à l’aise avec ça.

Zoé : Tu as déjà rencontré Nick Cave ?

Tcheky : Oui. En Australie, la première fois. Et puis des années plus tard, je lui ai fait signer mon album (Rires). Comme une revanche. Je suis allé le voir au Zénith ‘Nick you remember me ? Il a fait: ‘Tcheky, yeah !’ J’avais vécu un truc avec lui au moment d'un tournage avec John Hillcoat, un metteur en scène australien qui connaissait bien Nick. A l’époque, moi je chantais a cappella tout le temps, partout où je trouvais une acoustique, une cage d'escalier ou autre... Et John s’est mis en tête de me faire chanter le titre du générique du film. Il m’annonce ‘You’re going to work with Nick ! Je me suis retrouvé dans un studio, d’un coup... j’avais jamais foutu les pieds dans un studio. J’étais comme un gosse qui essaie de bien faire, ce qu’il ne faut surtout pas faire. Et je m’entêtais et je les voyais embêtés dans le studio, j’ai fait cent prises, un truc de malade. C’est moi qui ai fini par dire ‘stop’. Ils n’osaient pas. J’ai dit ‘I’m sorry, I tried but...’. Alors quand je l'ai retrouvé au Zénith, j’ai dit en lui tendant Credo : ‘I took the bull by the horns’. Il a signé mon album. (Rires)
J’ai mis des millions de costumes, je me suis habillé et déshabillé deux cents millions de fois. Là, avec la musique, avec toutes mes maladresses, c’est moi. A fleur de peau.

lundi 4 novembre 2013

Pajak: Manifeste sans fin, au gré des incertitudes

Couverture de Manifeste incertain 1 – Frédéric Pajak

Dans un avant-propos concis et résolu, Frédéric Pajak, écrivain-dessinateur franco-suisse, fait la lumière sur l’origine de son livre, Manifeste incertain 1, paru à la fin 2012, dont le titre laisse entendre qu’une prise de position artistique et politique est revendiquée dans ses pages et qu’un deuxième tome, au moins, est d'ores et déjà programmé. L’auteur a de la suite dans les idées. Ceux qui l'ont auparavant lu, le savent déjà.

Le dessin de couverture est superbe. Son trait d’encre, fin, précis, figure un groupe de gamins en culottes courtes, aux coupes de cheveux typiques des années 50, mimant des militaires devant un drapeau tricolore, une jeunesse née après la deuxième guerre mondiale dont les parents n'ont pas encore fini de parler. Sur un bandeau ceinturant l’ouvrage, un sous-titre rouge éloquent qui n'est pas pour déplaire : Avec Walter Benjamin, rêveur abîmé dans le paysage. Impossible d’y résister.  

D'emblée, il est manifeste que ce livre lui tient à cœur. Pajak en avait rêvé enfant. Au début de son adolescence, l'idée la forme du livre s'était imposée. Dans son jeune esprit, il serait un « mélange de mots et d'images ».

Il avait commencé maintes fois à le concevoir, et finissait invariablement par le détruire, insatisfait de la tournure que prenait ses créations écrites et dessinées.

Avec dépit, l’enfant découvrait que « le livre meurt chaque jour ».

A seize ans, il tenta de suivre les cours des Beaux-Arts, s'y ennuya six mois avant de mettre le feu à ses dessins et de partir travailler. Il échouait encore à créer le livre qu’il avait en tête mais n’en abandonnait pas l'idée pour autant. Au contraire, elle s’enracinait, gagnait en substance, suivait son bonhomme de chemin, presque à son insu, au fil des ans qui passaient bien vite.

Un jour, son titre surgit soudainement : manifeste incertain. Vrai qu’à l’époque, les jeunes adultes comme lui, nés dans les années 50 aspiraient à s’exprimer, avec plus ou moins de grandiloquence et force certitude. Ils étaient très politisés, tempêtaient à l'extrême pour la conquête de la liberté, pour la victoire des idées qu’ils s’en faisaient et auxquelles ils la liaient. En ce temps-là, « les idéologies sont partout, gauchistes, fascistes, et les certitudes se bousculent dans les têtes », se souvint-il, « la confusion est totale ». Aussi, « le terrorisme s’avère le meilleur remède contre l’utopie ».

Dans un journal de Suisse où il vivait à l’heure de ses vingt ans, il publia une histoire brève qu’il ne résista pas à intituler Manifeste incertain. L’occasion était trop belle. Pourtant, il semble regretter ce choix, ou du moins s’en excuser, invoquant « une tentative vague en forme d’erreur de jeunesse ».

Peu après, il s’exila à Paris, s’installa à Pigalle où il se frotta quelque temps à la misère. Les rédactions lui refusaient ses dessins exécutés à l’encre de chine et à la gouache. Il écrivait également des textes courts. Comme par le passé, il détruisait tout.

Le jeune homme constatait que « le Manifeste n’en finit pas de mourir. »

C'est à l'âge de quarante ans, qu'il publia enfin un premier livre. Un fiasco, remarque-t-il, sans autre commentaire, sans même en livrer le titre. D’évidence, l’homme était né pugnace et le restait. Quatre ans plus tard, un autre ouvrage, L’immense solitude (Ed. PUF, 1999) fut publié, cette fois avec un certain succès qui le fit connaître jusqu’en Corée, et lui permit d’enchaîner, sans interruption depuis, romans, poèmes, et autres récits écrits et dessinés bien sûr.

Il était parvenu à faire ce qu’il voulait faire, à être là où il voulait être, dans la position propice à son idée fixe. Son Manifeste pouvait revenir sur le tapis avec son lot d’incertitudes.

L’homme mûr sait que le manifeste « n’a pas de fin » désormais.

De fait, Manifeste incertain 2 vient de paraître, Sous le ciel de Paris inscrit sur un bandeau. Walter Benjamin, plus que jamais présent puisque, pour la couverture, Pajak a choisi d’exécuter un portrait de l’auteur allemand, époustouflant, le visage aux trois quarts aspiré par les ténèbres.
« J’amasse des centaines de pages de carnets, bribes de journal, souvenirs, notes de lecture. Et puis, les dessins s’empilent. Ils sont comme des images d’archives : morceaux de vieilles photos recopiées, paysages d’après nature, fantaisies. Ils vivent leur vie n’illustrent rien, ou à peine un sentiment confus. Ils vont dans la boîte à dessins où leur sort demeure incertain. Idem pour les mots, petites lueurs comme des trous dans la page noire. Pourtant, ils avancent en ordre dispersés, se collent aux dessins soudain délivrés, et forment des fragments surgis de partout, faits de paroles empruntées et jamais rendues. Isidore Ducasse écrivait : "Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste." Merveilleuse clairvoyance. Walter Benjamin n’en dit pas moins. "Les citations dans mon travail sont comme des brigands sur la route, qui surgissent tout armés et dépouillent le flâneur de sa conviction." C’est avec les yeux des autres que nous voyons le mieux. Combien de Christ et de Vierges ont été recopiés et plagiés pour mieux dire la douleur et la pitié. »
Pajak, insatiable lecteur, campe ainsi son propos dans la lignée du grand penseur. Le dessin en plus.
Manifeste incertain de Pajak est en effet une réflexion sur l’Histoire, qui s’ancre loin et profond dans l'intimité de la sienne. C’est une critique vive, politique, poétique, philosophique, artistique du monde d’aujourd’hui, fondée sur la mémoire du monde d’hier, placée dans la perspective du monde de demain. C’est une flânerie sensible, rebelle, aux accents graves presque désespérés, en armes belles, forcément intellectuelles et plastiques.

C’est une déambulation au cœur d’un panthéon personnel empli d'intelligences mélancoliques, d'esprits frondeurs, de traits tragiques, obscurs d’encre noire, de portraits souverains, de révolte pure, de regards vifs, de figures essentielles  ou anonymes jaillissant au milieu des sombres temps.

Ses dessins n’illustrent pas les textes, ils les écrasent presque de leur propre drame à chaque page qu'ils se disputent comme un bout de pain s'arrache entre compagnons d'infortune. 

Tantôt ses dessins enfoncent le clou, tantôt ils amorcent, développent ou projettent une idée à la manière photographique. Une dimension de solitude, un climat de dureté dominent avec constance, exacerbés par la noirceur du trait, les atmosphères désolées, souterraines, sans éclat, à l'exception du grand sourire de sa grand-mère, Eugénie Poulet, dessin copié d'une photographie prise au temps de sa jeunesse et qui ouvre le récit. 
« J’ai envie d’écrire comme on tient un journal, mais pas tous les jours et plutôt la nuit, quand tout meurt enfin. »
Walter Benjamin, penseur emblématique, ange tutélaire, cité dès l’avant-propos, est sans doute, -parmi tous ceux que Pajak admire, a lus et étudiés, qui le fascinent et nourrissent sa propre pensée et son œuvre tels que Nietzsche, Schopenhauer, Joyce, etc.-, l’intellectuel dont on le sent le plus proche. On reconnaît une connivence, on relève des correspondances. Il a tout lu de ce génial visionnaire, de ce passeur fondamental, tout lu sur lui y compris la remarquable biographie signée Bruno Tackels (Walter Benjamin, Une Vie dans les textes, Ed. Actes sud, 2009).

Ce dernier y fait remarquer que le mouvement surréaliste aura inspiré à Benjamin au début 1929, « l’un de ses plus grand textes » intitulé « Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne ». Ne s’en tenant pas, explique Bruno Tackels, « aux questions esthétiques de surface. Très rapidement, [Benjamin] plonge au fond de son questionnement politique, et en ressort chargé d’une impressionnante théorie de la politique ».  Et d’ajouter que pour le philosophe, « l’expérience surréaliste repose bien plutôt sur "une illumination profane".»
« Benjamin vient de prononcer l’un des mots les plus précieux qu’il lui sera donné d’écrire. C’est à la lecture de Nadja, d’André Breton, qu’il va s’abreuver pour définir cette notion d’illumination profane. »
Hannah Arendt, dans un magnifique essai consacré à Walter Benjamin paru en 1968 dans le New Yorker (Walter Benjamin 1892 – 1940, Ed. Allia, trad. Agnès Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy, 2010), expliqua que lorsque Benjamin « préparait son travail sur la tragédie allemande, il se faisait gloire d’une collection "d’environ 600 citations ordonnées de la manière la plus claire" » 
« Cette collection comme les carnets plus tardifs, n’était pas une accumulation d’extraits destinés à alléger le travail d’écriture mais représentait déjà le principal du travail, relativement auquel le texte était de nature secondaire. Le principal du travail consistait à arracher  des fragments à leur contexte et à leur imposer un nouvel ordre, et cela de telle sorte qu’ils puissent s’illuminer mutuellement et justifier pour ainsi dire librement de leur existence. »
« Il s’agissait exactement, ajoutait-elle, d’une sorte de montage surréaliste. »

Il semble que ce soit aussi cette sorte de démarche, éclectique et fragmentaire, que Pajak a adoptée pour Manifeste incertain, dont il avait eu l'idée si jeune. Et l’on devine que la lecture de Benjamin fut une révélation qui aura confortée en tout point son obstination.
« Evocation de l’Histoire effacée et de la guerre du temps, tel est, exprimé, de façon désarticulée, le propos du Manifeste […] »
Pajak évoque, au fil des chapitres, des personnages emblématiques de son enfance, sa grand-mère paternelle qui l’a élevé, son père Jacques, et puis des figures révolutionnaires de l’Histoire de l’art, de la littérature et des idées. Il consacre un chapitre à André Breton et la blonde Nadja justement dont le titre emprunte les mots de la jeune femme pour ne plus jamais les lui rendre : « ta lèvre chérie me sucera ma vie » 

On y croise brièvement Jean Cocteau et aussi Frida Kahlo qui détestait cordialement Breton qu’elle surnommait le vieux cafard en affirmant qu'il vivait dans la crasse.

En outre, Pajak évoque Samuel Beckett, et les peintres hollandais Abraham et Gerardus Van Velde. Le premier des frères, Bram est, selon lui, un « type sérieux. Il est sans défense, se trouve parfois grotesque et sait qu’il peut prêter à rire. A la lecture de Fin de partie, il avoue y avoir reconnu certains de ses propos. Beckett a trouvé en lui le modèle du "désespéré total " ».

Dans Van Velde, estime Pajak, « Beckett croit voir un frère, "le premier à admettre qu’être un artiste, c’est échouer comme nul autre n’ose échouer…" Quel extraordinaire malentendu : là où l’un fait bouffonner son monde en jubilant, l’autre ouvre sa fenêtre sur le silence et le néant pour y tracer sans sourire quelques larges traits noires, entre les irruptions de la couleur – et sans oublier de redire : "dans chaque toile, il y a une telle souffrance." »

Plus loin, Pajak ironise. « Beckett déconne, d’accord. Mais pas toujours. »

Sous un flot de hachures résolument noires, ciel et terre confondus, plat pays de Hollande, il transmet quelques lignes endeuillées sur Van Gogh qui, dit-il « a emporté avec lui sa tristesse inconsolable, son pays horizontal à perte de vue, pour gagner un champ de blé tout aussi horizontal devant lequel il s’est tiré une balle dans la poitrine. »

Walter Benjamin revient bien sûr régulièrement le long des pages, comme un sémaphore dont on ne perd jamais le feu de vue. Les voyages du penseur berlinois sont l’occasion de digressions dans le temps et l’espace et Pajak mène sa barque dans le sillage du sublime juif errant, consigne ses « ultimes moments d’insouciance » en même temps que des souvenirs personnels.

Il s’étonne de découvrir ce que Benjamin avait écrit un fois au bas d’une lettre : «  le mot est le plus grand des outrages. » La phrase l’interroge d’autant plus que Benjamin, songe-t-il, justement « vénère les mots, au point de les laisser s’abandonner à leur virevoltante démesure, à leur lumineuse obscurité ».  Et de se souvenir qu’il avait aussi écrit que « précisément, lorsque les mots vous manquent, un paradoxe se présente. »

Pajak sait qu’il met le doigt sur une question cruciale pour Benjamin, à méditer également dans le contexte de l'époque contemporaine plus que jamais troublée. Hannah Arendt l’avait bien sûr compris et expliquait très bien « que les premiers intérêts philosophiques de Benjamin se soient orientés exclusivement sur la philosophie du langage et que la nomination, par la citation, lui soit finalement devenue l’unique manière possible, adéquate, d’entretenir un rapport avec le passé sans l’aide de la tradition, cela ne va pas sans de bonnes raisons.» 
« Toute époque pour laquelle son propre passé est devenu problématique à un degré tel que le nôtre, doit se heurter  finalement au phénomène de la langue ; car dans la langue ce qui est passé à son assise indéracinable, et c’est sur la langue que viennent échouer toutes les tentatives de se débarrasser du passé. »

Ailleurs, Pajak dessine Benjamin figé au milieu d’une marée humaine qui s’agite et l’enserre au plus près de l'asphixie. A l’observer ainsi, étouffé par la présence envahissante de ses congénères, impuissant, pris au piège qui fixera son sort en 40 avec le suicide pour seule échappatoire à la menace en chemise noire. Le cœur se serre, et plus encore à le lire, cité en dessous : « qu’attendent ces foules engourdies sinon une catastrophe, un incendie, le Jugement dernier dans le sang et les larmes, comme un seul cri, comme un  coup de vent découvre tout à coup la doublure rouge vif du manteau ? Car le cri aigu de l’effroi, la panique, sont le revers de toute véritable fête de masse. Le léger frisson qui court sur toutes ces épaules impatientes en est le fiévreux désir. »

La pensée de Walter Benjamin est une substance vive, éternelle, dont vibre tout le Manifeste incertain de Pajak. Son errance est un extraordinaire prétexte, pour revisiter l’Histoire, d’y faire des rencontres de personnages presque oubliés comme Adrienne Monnier, d’évoquer Charles Baudelaire, Marcel Proust, André Gide que le passeur Benjamin a étudiés et traduits, Kafka qu'il a admiré, Gershom Scholem, Theodor W.  Adorno, Bertolt Brecht, Gretel Karplus, ses compatriotes et amis, de se souvenir de Léon-Paul Fargue, de rappeler la vérité sur Céline,  sur  l’année 1933 et l'ascension du nazisme ou encore sur les fascistes des années 80.

Plus tard, Benjamin aura croisé aussi le chemin de Pierre Klossowski, Roger Caillois, Georges Bataille, Michel Leiris et « surnommé leur officine "Le Collège de sociologie sacrée" ».

En 1938, Benjamin vivait à Paris un pénible isolement. Sous un dessin de cadavre ensanglanté entre deux paires de jambes bottées, Pajak affirme que le flâneur alors « ne cède pas à la pression de l’actualité, et il s’en tient à sa position de sentinelle d’une Histoire non révélée, une Histoire dont le présent est redevable du passé des vaincus. Son message, marqué par le messianisme, est intransigeant : le langage qui combat la barbarie ne doit en rien  emprunter au langage barbare, celui de la propagande – de toutes les propagandes. Sauver le monde, c’est sauver le langage. »

Manifeste incertain certes, mais Pajak qui n'a pas dit son dernier mot, juge qu’il n’est sans doute pas vain de remettre les choses en certaine place et certaine perspective, à l’heure où les nationalismes de tous bords reprennent tant de vigueur, où les factions de mort persistent et signent pour remonter à l’assaut, battant de plus en plus bruyamment le rappel.

Aussi, il est bon en particulier de lire que « ceux qui parlent du droit du sang, du droit du sol, de la suprématie de telle ou telle civilisation, de la suppression du terme de "race" au profit d’un quelconque euphémisme, devraient lire [Augustin Thierry, philologue et historien du XIXe siècle] : 
"tous tant que nous sommes, Français de nom et de cœur, enfants d’une même patrie, nous ne descendons pas des mêmes aïeux. Dès les temps les plus reculés, plusieurs populations de races différentes habitaient le territoire des Gaules..." Nous sommes donc, entre autres, des Gaulois, des Celtes, des Romains, des Vandales, des Huns, des Germains, des Normands, des Hongrois, des Arabes. »
Manifeste incertain 12, Frédéric Pajak (Ed. Noir sur Blanc)

Frédéric Pajak invité d'Alain Veinstein dans l'émission du Jour au lendemain : www.franceculture.fr/personne-frédéric-pajak.html

mardi 22 juin 2010

Le dessin, fondement de la création

Tête de femme au regard baissé (vers 1468 – 1475) Léonard de Vinci

Une centaine de dessins des maîtres de la Renaissance italienne, dont Fra Angelico, Gentile Bellini, Sandro Botticelli, Vittore Carpaccio, Leonard de Vinci, Filippo Lippi, Andrea Mantegna, Michel-Ange, Titien, Andrea del Verrocchio, fait l’objet d’une exceptionnelle exposition, à Londres, au British museum, jusqu’au 25 juillet 2010.  

Elle révèle l’importance accrue qu’ils ont acquise entre 1400 et 1510. Enrichie d’analyses historiques et scientifiques des œuvres, avec pour certaines le recours à la réflectographie à infra-rouge, l’exposition retrace le cheminement technique et celui de la pensée créatrice des artistes de la Renaissance qui se livraient dans le dessin à des expériences d’une liberté qui ne se retrouvait d’ailleurs pas toujours dans les œuvres abouties, souvent commandées.

« Le peintre discute et rivalise avec la nature. » - Léonard de Vinci.
« Le dessin est la vive lumière émanée d’une vive intelligence et cette lumière est si forte et si communément nécessaire que celui qui en est impérieusement privé est une sorte d’aveugle. » - G. B. Armenini.
« C’est le dessin ou trait […] qui constitue, qui est la source et le corps de la peinture, de la sculpture, de l’architecture et de tous les autres genres d’art et la racine de toute science. » - Francisco de Hollanda.

Les croquis, ébauches, esquisses, études et autres dessins d’ouvrages de peinture ou de sculpture portent toujours en eux une émotion singulière, celle du commencement même. A fortiori, lorsqu’il s’est agi de livrer au monde des œuvres si bien accomplies qu’elles ont traversé les âges de l’Homme pour lui conter son Histoire. En cela, le dessin est germe, embryon, fœtus de l’œuvre universelle, dont la sublime fécondation se situe au cœur de la pensée, sa matrice en vérité. Il préfigure la naissance de l’œuvre et témoigne à la fois du mystère qui le précède. Par essence, le dessin est matière inachevée, secrète, confinée à l’intimité de l’atelier de l’artiste - pure extension de son esprit - où elle prendra finalement corps et même chair.

Aussi, il y a solennité à observer les dessins des maîtres de la Renaissance. Six siècles ont passé et sous nos yeux, leur pensée éclatante de beauté demeure vivante, féconde, transmet sous le trait d’une pierre noire ou d’une pointe d’argent la quête qui la préoccupait dans l’instant et qu’elle ouvre encore et toujours à nos contemporains qui savent en mesurer toute la nécessité et entendent poursuivre à leur tour le cheminement. 

A admirer les études de Léonard, Lippi, Credi, Bartolommeo, Mantegna et tant d'autres, il semble que le trait contient tout, jusqu’à l’horizon le plus inaccessible. Chacun paraît être en mesure d’aboutir à une dimension plus grande sans ne rien en perdre tant que l’esprit qui le guide et qui n’appartient a priori qu’à l’homme s’en forme une vision limpide, il fouille jusqu’à atteindre l’essence des choses. Il est mesure universelle de la myriade des figures, il est trait d’union et clef de toute création.

La liberté du poignet se contemple et règne de prestesse inspirée. Les mouvements de la pointe d’argent ou de la pierre noire enlevés, tantôt circulaires font naître le velouté sans dévorer l’espace ; tantôt angulaires ils délivrent de la densité sans peser sur la figure. Le trait en relief, en creux, hardi, comme la source devenue ruisseau, rivière et puis fleuve déferle et s’unit à la profondeur de la mer, il jaillit en un tout unique. Lumière et feu aussi, il éclaire et ombrage avec grâce et naturel éclat.

L'artiste élit le dessin au trait pour ne laisser échapper aucune ombre. Ou au contraire, il lui préfère le dessin haché, où les ombres s’imposent par de fines lignes entrecroisées, sensibles comme les fils de soie tissés ensemble composent l’étoffe. Ou encore le dessin lavé, où les ombres apparaissent à la plume trempée dans l'encre brune. Dessin aux lignes rehaussées de quelques traits de gouache. Il pourra opter pour le dessin arrêté aux contours des figures achevés, il saura parvenir au dessin abouti, au dessin pur et dénué de coloris aussi.

Ainsi, à la découverte de leurs dessins, nous entendons que les maîtres vénitiens de la Renaissance étudiaient l’atmosphère, s’attachaient au souffle et se révélaient sensibles aux tons des compositions. Ils traquaient la lumière, et l’appétit de couleur dominait la feuille. Les Florentins, eux, se concentraient davantage sur les volumes, œuvraient à l’animation de l’être dans le mouvement, à l’expression de l’émotion et des états d’esprit, dans la pose, le geste et le drapé.

Ils ont cherché et même inventé des techniques pour en faire plus brillamment jaillir l’étincelle de l’esprit, ont œuvré sur papier blanc, crème, bleu ou rosé, à la sanguine, à la sépia, à l’encre brune, noire, rouge, à la pierre noire, mine de plomb, au crayon noir, à la pointe de métal d’argent, craie et gouache blanches, au lavis brun, bleu, gris-noir, bistre.

Et puis, il est là ce visage délicat dont on ne se déprend pas, une œuvre de jeunesse de Léonard (1452 -1519) qui force l’émotion et la contemplation tant cette Tête de femme au regard baissé plonge au plus profond d’une mélancolique prière. Exécuté entre 1468 et 1475, à la pierre noire ou pointe de plomb et au lavis brun et gris-noir, le dessin fut inspiré par les portraits féminins de Verrocchio dont Léonard cherchait à imiter la beauté des expressions méditatives et des savantes coiffures. 

Comme le révèle l’image passée au réflectographe, le jeune peintre avait eu vraisemblablement toutes les peines du monde à placer l’œil de la belle ainsi qu’à lui façonner un élégant menton, et s’est alors efforcé avec brio à corriger ses erreurs à renfort de rehauts de blancs et de lavis gris. Mais quel ironique et sublime coup du sort pour cette paupière close, désormais ornée d’un trait de khôl propre aux années 1960, lequel ajoute plus de mystère encore à son regard tourné vers l’intérieur ainsi qu’une extraordinaire et touchante modernité au portrait ! Le jeune Léonard de Vinci aurait-il pu seulement imaginer qu’il venait de composer un chef-d’œuvre qui serait admiré par des centaines de milliers de personnes à Londres au début du troisième millénaire ?

L’esprit est présent partout, la raison pénètre partout, le génie s’impose partout et ses aspects et manifestations les plus variés s’expriment avec habileté, en beauté. Au gré de la main, du geste, les traits saisissent l’apparence formelle aussi bien qu’ils réfléchissent l’élan intérieur du visage, précisent la position du moindre cheveu de la coiffure. 

La réflexion créatrice est à l’œuvre et l’on est ému de ressentir l’artiste qui semble encore scruter le modèle, interroger le sens et corriger le trait, embrasser le caractère, restituer l’atmosphère, révéler les tonalités, à pénétrer le vivant, à réussir l’ellipse. Ainsi le dessin assure que l’artiste a su déployer et résoudre, avant tout, ce qui anime l’esprit, et transcrire la vision spirituelle qui le précède. D'autant que la femme évoque aussi bien sûr, à la fois, la grâce, le cœur, le sacré, la virginité, la séduction et la fécondité. Tout entier voué à répondre aux exigences de l’esprit, le dessin allait pouvoir ainsi traverser les siècles, témoigner des préoccupations intérieures de l’artiste, et figurer la présence réelle.

Tous les maîtres de la Renaissance ont emprunté la voie du réalisme, la plus évidente pour parvenir à l’Homme et la nature, fouillant la perspective linéaire en vue de toucher à l’illusion tridimensionnelle, celle qui leur semblait pouvoir les conduire au plus près de la vie. A leurs yeux, le dessin s'était révélé comme le fondement de la création. Il le demeure aux nôtres.