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jeudi 1 mai 2014

Rozier: Un dessin est venu, l'autoportrait d'Artaud



Autoportrait d'Antonin Artaud - Non daté

Peinture, dessins, poésie, littérature sont, dans l’œuvre et la vie de Nicolas Rozier, toujours intimement entremêlés.

En 2006, il avait publié chez Fata Morgana, L’espèce amicale, un poème et des dessins. En 2010,  a paru Tombeau pour les rares (Ed. de Corlevour), un superbe ouvrage qui repose sur vingt-sept toiles de Nicolas Rozier, portraits singuliers de poètes qui lui tiennent à cœur, Antonin Artaud, Charles Baudelaire, François Villon, Gérald Neveu, Francis Giauque, mais aussi l’écrivain Léon Bloy et le peintre Vincent van Gogh. A ses portraits peints, correspondent les textes composés à la manière de portraits par des poètes et écrivains contemporains dont Zéno Bianu, Pierre Dhainaut, Marie-Claire Bancquart, Jacques Ancet, Serge Rivron etc. sollicités par Nicolas Rozier.  

L’Ecrouloir  avait été publié deux ans auparavant, également aux éditions de Corlevour, et dont il faut bien relever ce titre magnifique, admirablement conçu, du sur-mesure pour Antonin Artaud. Et plus encore si l’on songe d’emblée, à la chute d’un homme, au génie écroulé. 

Par coïncidence, sans doute, il constitue aussi une excellente résonance à l’analyse d’Evelyne Grossman dans la préface  aux Œuvres d’Antonin Artaud (Ed. Gallimard, Quarto) parues en 2007 :
« Le mot chez Artaud est mise en acte d’incessants lapsus volontaires : la langue tombe, le sens s’effondre et resurgit à la verticale, à l’oblique. »
Un dessin d’Antonin Artaud, est le crucial sous-titre de L’Ecrouloir et, d’évidence, le cœur-même de cette œuvre bouleversante.

A la fois prose et poésie, le texte naît de l’admiration et l’observation de l’autoportrait du poète, écrivain, dramaturge, comédien, dessinateur que fut Artaud. Le dessin est reproduit sur la couverture ainsi qu’à l’intérieur de l’ouvrage et s'explore, se raconte sous la plume captivée et captivante de Nicolas Rozier tout au long de ses pages.  
« Du grand bois sombre de derrière la tête,
D’une ruée d’arbres dont l’homme semble l’après coup,
Un dessin est venu. »
Antonin Artaud en personne est venu au-devant de Nicolas Rozier, déjà depuis longtemps hanté. Le face-à-face s’imposait. Beau et malin. Le contact direct s’établit avec le monstre sacré qui convoque littéralement son cadet par le dessin.

Le dessin est fondamental entre ces deux-là, une langue en soi, alliée naturelle de la poésie.
« Ici, avec ce dessin qui invente à lui seul un musée de l’homme
La chasse racée a coupé ses bases. »
Il y a toujours une certaine solennité à découvrir, observer un dessin, « la source et le corps de la peinture, de la sculpture, de l’architecture et de tous les autres genres d’art et la racine de toute science », disait le peintre et architecte de la Renaissance portugaise Francisco de Holanda.

Les croquis, ébauches, esquisses, études et autres dessins portent toujours en eux une émotion singulière, celle du commencement même. Le dessin est germe, embryon, fœtus d’une œuvre à venir, d’une parole à donner, d’un amour à vivre, dont la sublime fécondation se situe au cœur de la pensée, sa matrice en vérité.
« Le dessin n’a pas cet encrassement posthume des œuvres graphiques parce qu’Artaud a su retenir l’hypnose qu’il y a à dessiner des hommes, des maisons, des forêts. »
Le dessin préfigure la naissance, témoigne du mystère qui le précède. Par essence, le dessin est matière inachevée, secrète, confinée à l’intimité créatrice.

Et le tête-à-tête de Nicolas Rozier avec l’autoportrait d’Artaud est d’autant plus troublant, chargé d’intensité ésotérique, qu’il fait l’effet d’une plongée dans un miroir sans tain, le texte résonnant d’un ailleurs, d’un lointain où le temps et l’espace sont bannis. Il s’agit d’une communication d’outre-tombe.
« Avant même le visage reconnu d’Artaud nous empoigne à vie ce tambour de vision frappée où les yeux sont seuls. » 
Les yeux, autrement dit l’esprit. Toujours isolé, en soi.
La portée du texte s’entend spirituellement, pour ne pas dire religieusement, puisqu’Antonin Artaud en a sûrement bel et bien fini avec le jugement de Dieu.
« Le dessin fusionne les domaines des manœuvres, il enfonce le vieux clou, le clou unique des opérations rugissantes. L’exotisme de hasard dont Artaud s’entoure au dessin ne fait qu’isoler sa lutte, l’émeute en contre-jour de ses vies. »
Dans la voix de Nicolas Rozier s’entend une puissante volonté de réhabilitation du poète, trop souvent réduit à une caricature de dément, de le réinvestir de toute sa dignité d’homme et d’artiste.
« Si l’électrochoc, la privation, l’isolement sont pour beaucoup dans  la misère de son dernier visage, Artaud n’a pas laissé faire, n’a pas entièrement abandonné au sort de la torture de ses traits. Le visage qu’on lui connaît trop bien, celui du retour à Paris, accuse tellement la psychiatrie qu’on ne peut plus le voir sans elle. C’est encore donner aux indignités une attention qu’elles ne méritent pas. Car si l’on regarde bien ce visage sans l’enfouir  sous son histoire terrible, on verra qu’il s’est surtout arc-bouté  sur sa prise inestimable. Presque toute la face  semble s’être donnée aux ennemis pour se sauver les yeux, pour les retrancher sur leur cœur impensable.C’est intraduisible de vie tenace. »
Nicolas Rozier fait montre d’une force époustouflante de compassion qui pourrait être celle d’un camarade de tranchées si elle n’était déjà celle d’un frère sur le front éprouvant de l’existence.
« Artaud donne visage au soldat démembré qui poursuit de rage sur ses moignons. »
D’une écriture riche et trempée, sourd nombre de passages marqués de tensions, de pointes révoltées, souvent teintés de bile noire. Mais il s’agit d’un texte en fusion perpétuelle et la plume de Nicolas Rozier sait être infiniment douce, notamment lorsqu’il évoque Camille Claudel, sorte de sœur d’infortune d’Artaud,  artiste de génie qui connut un semblable et terrible destin, enténébré par la démence.
« Le même amour chassé des coutumes, on le voit aux filles de Camille Claudel. Leur corps n’est plus qu’élongation passionnelle, Et l’on dirait qu’elles supplient quand elles donnent. »  
L’implorante ou la Jeunesse du groupe de L’âge mûr surgissent en pures larmes sculptées.

De même, Artaud ne pouvait pas passer sous silence le souvenir de cet autre frère de génie, son cher Suicidé de la société, dans l’étrange autobiographie de fantôme qu’il soufflait à Nicolas Rozier.
« Artaud sent la retombée humaine du dernier périple. Le silence trie les hommes.
Tout homme fidèle à sa douleur s’échoue en lui pour échapper au sort liquéfié des tendresses. Et Artaud qui le sait, répond en arlésien à Van Gogh. 
La peinture de Van Gogh rencontrée comme en passant avant d’être aimée pour toujours, lui fait un raccourci sur la vie vengée, sur la vie choisie gagnée à l’effort, modelée sur des coups reçus
Définitivement rendus. »
L’exercice d’admiration est toujours difficile et périlleux, L’Ecrouloir est en l’occurrence une réussite exemplaire qui dit tout « […] de l’amour pour les yeux d’assassiné vivant dont Artaud déborde des archives ». D’autant qu’il s’agit  en parallèle d’un hommage original et précieux à l’art du dessin et de la poésie mêlés et dont la double maîtrise est toujours rare.

L'Ecrouloir, Un dessin d'Antonin Artaud, Nicolas Rozier (Ed. de Corlevour)

lundi 4 novembre 2013

Pajak: Manifeste sans fin, au gré des incertitudes

Couverture de Manifeste incertain 1 – Frédéric Pajak

Dans un avant-propos concis et résolu, Frédéric Pajak, écrivain-dessinateur franco-suisse, fait la lumière sur l’origine de son livre, Manifeste incertain 1, paru à la fin 2012, dont le titre laisse entendre qu’une prise de position artistique et politique est revendiquée dans ses pages et qu’un deuxième tome, au moins, est d'ores et déjà programmé. L’auteur a de la suite dans les idées. Ceux qui l'ont auparavant lu, le savent déjà.

Le dessin de couverture est superbe. Son trait d’encre, fin, précis, figure un groupe de gamins en culottes courtes, aux coupes de cheveux typiques des années 50, mimant des militaires devant un drapeau tricolore, une jeunesse née après la deuxième guerre mondiale dont les parents n'ont pas encore fini de parler. Sur un bandeau ceinturant l’ouvrage, un sous-titre rouge éloquent qui n'est pas pour déplaire : Avec Walter Benjamin, rêveur abîmé dans le paysage. Impossible d’y résister.  

D'emblée, il est manifeste que ce livre lui tient à cœur. Pajak en avait rêvé enfant. Au début de son adolescence, l'idée la forme du livre s'était imposée. Dans son jeune esprit, il serait un « mélange de mots et d'images ».

Il avait commencé maintes fois à le concevoir, et finissait invariablement par le détruire, insatisfait de la tournure que prenait ses créations écrites et dessinées.

Avec dépit, l’enfant découvrait que « le livre meurt chaque jour ».

A seize ans, il tenta de suivre les cours des Beaux-Arts, s'y ennuya six mois avant de mettre le feu à ses dessins et de partir travailler. Il échouait encore à créer le livre qu’il avait en tête mais n’en abandonnait pas l'idée pour autant. Au contraire, elle s’enracinait, gagnait en substance, suivait son bonhomme de chemin, presque à son insu, au fil des ans qui passaient bien vite.

Un jour, son titre surgit soudainement : manifeste incertain. Vrai qu’à l’époque, les jeunes adultes comme lui, nés dans les années 50 aspiraient à s’exprimer, avec plus ou moins de grandiloquence et force certitude. Ils étaient très politisés, tempêtaient à l'extrême pour la conquête de la liberté, pour la victoire des idées qu’ils s’en faisaient et auxquelles ils la liaient. En ce temps-là, « les idéologies sont partout, gauchistes, fascistes, et les certitudes se bousculent dans les têtes », se souvint-il, « la confusion est totale ». Aussi, « le terrorisme s’avère le meilleur remède contre l’utopie ».

Dans un journal de Suisse où il vivait à l’heure de ses vingt ans, il publia une histoire brève qu’il ne résista pas à intituler Manifeste incertain. L’occasion était trop belle. Pourtant, il semble regretter ce choix, ou du moins s’en excuser, invoquant « une tentative vague en forme d’erreur de jeunesse ».

Peu après, il s’exila à Paris, s’installa à Pigalle où il se frotta quelque temps à la misère. Les rédactions lui refusaient ses dessins exécutés à l’encre de chine et à la gouache. Il écrivait également des textes courts. Comme par le passé, il détruisait tout.

Le jeune homme constatait que « le Manifeste n’en finit pas de mourir. »

C'est à l'âge de quarante ans, qu'il publia enfin un premier livre. Un fiasco, remarque-t-il, sans autre commentaire, sans même en livrer le titre. D’évidence, l’homme était né pugnace et le restait. Quatre ans plus tard, un autre ouvrage, L’immense solitude (Ed. PUF, 1999) fut publié, cette fois avec un certain succès qui le fit connaître jusqu’en Corée, et lui permit d’enchaîner, sans interruption depuis, romans, poèmes, et autres récits écrits et dessinés bien sûr.

Il était parvenu à faire ce qu’il voulait faire, à être là où il voulait être, dans la position propice à son idée fixe. Son Manifeste pouvait revenir sur le tapis avec son lot d’incertitudes.

L’homme mûr sait que le manifeste « n’a pas de fin » désormais.

De fait, Manifeste incertain 2 vient de paraître, Sous le ciel de Paris inscrit sur un bandeau. Walter Benjamin, plus que jamais présent puisque, pour la couverture, Pajak a choisi d’exécuter un portrait de l’auteur allemand, époustouflant, le visage aux trois quarts aspiré par les ténèbres.
« J’amasse des centaines de pages de carnets, bribes de journal, souvenirs, notes de lecture. Et puis, les dessins s’empilent. Ils sont comme des images d’archives : morceaux de vieilles photos recopiées, paysages d’après nature, fantaisies. Ils vivent leur vie n’illustrent rien, ou à peine un sentiment confus. Ils vont dans la boîte à dessins où leur sort demeure incertain. Idem pour les mots, petites lueurs comme des trous dans la page noire. Pourtant, ils avancent en ordre dispersés, se collent aux dessins soudain délivrés, et forment des fragments surgis de partout, faits de paroles empruntées et jamais rendues. Isidore Ducasse écrivait : "Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste." Merveilleuse clairvoyance. Walter Benjamin n’en dit pas moins. "Les citations dans mon travail sont comme des brigands sur la route, qui surgissent tout armés et dépouillent le flâneur de sa conviction." C’est avec les yeux des autres que nous voyons le mieux. Combien de Christ et de Vierges ont été recopiés et plagiés pour mieux dire la douleur et la pitié. »
Pajak, insatiable lecteur, campe ainsi son propos dans la lignée du grand penseur. Le dessin en plus.
Manifeste incertain de Pajak est en effet une réflexion sur l’Histoire, qui s’ancre loin et profond dans l'intimité de la sienne. C’est une critique vive, politique, poétique, philosophique, artistique du monde d’aujourd’hui, fondée sur la mémoire du monde d’hier, placée dans la perspective du monde de demain. C’est une flânerie sensible, rebelle, aux accents graves presque désespérés, en armes belles, forcément intellectuelles et plastiques.

C’est une déambulation au cœur d’un panthéon personnel empli d'intelligences mélancoliques, d'esprits frondeurs, de traits tragiques, obscurs d’encre noire, de portraits souverains, de révolte pure, de regards vifs, de figures essentielles  ou anonymes jaillissant au milieu des sombres temps.

Ses dessins n’illustrent pas les textes, ils les écrasent presque de leur propre drame à chaque page qu'ils se disputent comme un bout de pain s'arrache entre compagnons d'infortune. 

Tantôt ses dessins enfoncent le clou, tantôt ils amorcent, développent ou projettent une idée à la manière photographique. Une dimension de solitude, un climat de dureté dominent avec constance, exacerbés par la noirceur du trait, les atmosphères désolées, souterraines, sans éclat, à l'exception du grand sourire de sa grand-mère, Eugénie Poulet, dessin copié d'une photographie prise au temps de sa jeunesse et qui ouvre le récit. 
« J’ai envie d’écrire comme on tient un journal, mais pas tous les jours et plutôt la nuit, quand tout meurt enfin. »
Walter Benjamin, penseur emblématique, ange tutélaire, cité dès l’avant-propos, est sans doute, -parmi tous ceux que Pajak admire, a lus et étudiés, qui le fascinent et nourrissent sa propre pensée et son œuvre tels que Nietzsche, Schopenhauer, Joyce, etc.-, l’intellectuel dont on le sent le plus proche. On reconnaît une connivence, on relève des correspondances. Il a tout lu de ce génial visionnaire, de ce passeur fondamental, tout lu sur lui y compris la remarquable biographie signée Bruno Tackels (Walter Benjamin, Une Vie dans les textes, Ed. Actes sud, 2009).

Ce dernier y fait remarquer que le mouvement surréaliste aura inspiré à Benjamin au début 1929, « l’un de ses plus grand textes » intitulé « Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne ». Ne s’en tenant pas, explique Bruno Tackels, « aux questions esthétiques de surface. Très rapidement, [Benjamin] plonge au fond de son questionnement politique, et en ressort chargé d’une impressionnante théorie de la politique ».  Et d’ajouter que pour le philosophe, « l’expérience surréaliste repose bien plutôt sur "une illumination profane".»
« Benjamin vient de prononcer l’un des mots les plus précieux qu’il lui sera donné d’écrire. C’est à la lecture de Nadja, d’André Breton, qu’il va s’abreuver pour définir cette notion d’illumination profane. »
Hannah Arendt, dans un magnifique essai consacré à Walter Benjamin paru en 1968 dans le New Yorker (Walter Benjamin 1892 – 1940, Ed. Allia, trad. Agnès Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy, 2010), expliqua que lorsque Benjamin « préparait son travail sur la tragédie allemande, il se faisait gloire d’une collection "d’environ 600 citations ordonnées de la manière la plus claire" » 
« Cette collection comme les carnets plus tardifs, n’était pas une accumulation d’extraits destinés à alléger le travail d’écriture mais représentait déjà le principal du travail, relativement auquel le texte était de nature secondaire. Le principal du travail consistait à arracher  des fragments à leur contexte et à leur imposer un nouvel ordre, et cela de telle sorte qu’ils puissent s’illuminer mutuellement et justifier pour ainsi dire librement de leur existence. »
« Il s’agissait exactement, ajoutait-elle, d’une sorte de montage surréaliste. »

Il semble que ce soit aussi cette sorte de démarche, éclectique et fragmentaire, que Pajak a adoptée pour Manifeste incertain, dont il avait eu l'idée si jeune. Et l’on devine que la lecture de Benjamin fut une révélation qui aura confortée en tout point son obstination.
« Evocation de l’Histoire effacée et de la guerre du temps, tel est, exprimé, de façon désarticulée, le propos du Manifeste […] »
Pajak évoque, au fil des chapitres, des personnages emblématiques de son enfance, sa grand-mère paternelle qui l’a élevé, son père Jacques, et puis des figures révolutionnaires de l’Histoire de l’art, de la littérature et des idées. Il consacre un chapitre à André Breton et la blonde Nadja justement dont le titre emprunte les mots de la jeune femme pour ne plus jamais les lui rendre : « ta lèvre chérie me sucera ma vie » 

On y croise brièvement Jean Cocteau et aussi Frida Kahlo qui détestait cordialement Breton qu’elle surnommait le vieux cafard en affirmant qu'il vivait dans la crasse.

En outre, Pajak évoque Samuel Beckett, et les peintres hollandais Abraham et Gerardus Van Velde. Le premier des frères, Bram est, selon lui, un « type sérieux. Il est sans défense, se trouve parfois grotesque et sait qu’il peut prêter à rire. A la lecture de Fin de partie, il avoue y avoir reconnu certains de ses propos. Beckett a trouvé en lui le modèle du "désespéré total " ».

Dans Van Velde, estime Pajak, « Beckett croit voir un frère, "le premier à admettre qu’être un artiste, c’est échouer comme nul autre n’ose échouer…" Quel extraordinaire malentendu : là où l’un fait bouffonner son monde en jubilant, l’autre ouvre sa fenêtre sur le silence et le néant pour y tracer sans sourire quelques larges traits noires, entre les irruptions de la couleur – et sans oublier de redire : "dans chaque toile, il y a une telle souffrance." »

Plus loin, Pajak ironise. « Beckett déconne, d’accord. Mais pas toujours. »

Sous un flot de hachures résolument noires, ciel et terre confondus, plat pays de Hollande, il transmet quelques lignes endeuillées sur Van Gogh qui, dit-il « a emporté avec lui sa tristesse inconsolable, son pays horizontal à perte de vue, pour gagner un champ de blé tout aussi horizontal devant lequel il s’est tiré une balle dans la poitrine. »

Walter Benjamin revient bien sûr régulièrement le long des pages, comme un sémaphore dont on ne perd jamais le feu de vue. Les voyages du penseur berlinois sont l’occasion de digressions dans le temps et l’espace et Pajak mène sa barque dans le sillage du sublime juif errant, consigne ses « ultimes moments d’insouciance » en même temps que des souvenirs personnels.

Il s’étonne de découvrir ce que Benjamin avait écrit un fois au bas d’une lettre : «  le mot est le plus grand des outrages. » La phrase l’interroge d’autant plus que Benjamin, songe-t-il, justement « vénère les mots, au point de les laisser s’abandonner à leur virevoltante démesure, à leur lumineuse obscurité ».  Et de se souvenir qu’il avait aussi écrit que « précisément, lorsque les mots vous manquent, un paradoxe se présente. »

Pajak sait qu’il met le doigt sur une question cruciale pour Benjamin, à méditer également dans le contexte de l'époque contemporaine plus que jamais troublée. Hannah Arendt l’avait bien sûr compris et expliquait très bien « que les premiers intérêts philosophiques de Benjamin se soient orientés exclusivement sur la philosophie du langage et que la nomination, par la citation, lui soit finalement devenue l’unique manière possible, adéquate, d’entretenir un rapport avec le passé sans l’aide de la tradition, cela ne va pas sans de bonnes raisons.» 
« Toute époque pour laquelle son propre passé est devenu problématique à un degré tel que le nôtre, doit se heurter  finalement au phénomène de la langue ; car dans la langue ce qui est passé à son assise indéracinable, et c’est sur la langue que viennent échouer toutes les tentatives de se débarrasser du passé. »

Ailleurs, Pajak dessine Benjamin figé au milieu d’une marée humaine qui s’agite et l’enserre au plus près de l'asphixie. A l’observer ainsi, étouffé par la présence envahissante de ses congénères, impuissant, pris au piège qui fixera son sort en 40 avec le suicide pour seule échappatoire à la menace en chemise noire. Le cœur se serre, et plus encore à le lire, cité en dessous : « qu’attendent ces foules engourdies sinon une catastrophe, un incendie, le Jugement dernier dans le sang et les larmes, comme un seul cri, comme un  coup de vent découvre tout à coup la doublure rouge vif du manteau ? Car le cri aigu de l’effroi, la panique, sont le revers de toute véritable fête de masse. Le léger frisson qui court sur toutes ces épaules impatientes en est le fiévreux désir. »

La pensée de Walter Benjamin est une substance vive, éternelle, dont vibre tout le Manifeste incertain de Pajak. Son errance est un extraordinaire prétexte, pour revisiter l’Histoire, d’y faire des rencontres de personnages presque oubliés comme Adrienne Monnier, d’évoquer Charles Baudelaire, Marcel Proust, André Gide que le passeur Benjamin a étudiés et traduits, Kafka qu'il a admiré, Gershom Scholem, Theodor W.  Adorno, Bertolt Brecht, Gretel Karplus, ses compatriotes et amis, de se souvenir de Léon-Paul Fargue, de rappeler la vérité sur Céline,  sur  l’année 1933 et l'ascension du nazisme ou encore sur les fascistes des années 80.

Plus tard, Benjamin aura croisé aussi le chemin de Pierre Klossowski, Roger Caillois, Georges Bataille, Michel Leiris et « surnommé leur officine "Le Collège de sociologie sacrée" ».

En 1938, Benjamin vivait à Paris un pénible isolement. Sous un dessin de cadavre ensanglanté entre deux paires de jambes bottées, Pajak affirme que le flâneur alors « ne cède pas à la pression de l’actualité, et il s’en tient à sa position de sentinelle d’une Histoire non révélée, une Histoire dont le présent est redevable du passé des vaincus. Son message, marqué par le messianisme, est intransigeant : le langage qui combat la barbarie ne doit en rien  emprunter au langage barbare, celui de la propagande – de toutes les propagandes. Sauver le monde, c’est sauver le langage. »

Manifeste incertain certes, mais Pajak qui n'a pas dit son dernier mot, juge qu’il n’est sans doute pas vain de remettre les choses en certaine place et certaine perspective, à l’heure où les nationalismes de tous bords reprennent tant de vigueur, où les factions de mort persistent et signent pour remonter à l’assaut, battant de plus en plus bruyamment le rappel.

Aussi, il est bon en particulier de lire que « ceux qui parlent du droit du sang, du droit du sol, de la suprématie de telle ou telle civilisation, de la suppression du terme de "race" au profit d’un quelconque euphémisme, devraient lire [Augustin Thierry, philologue et historien du XIXe siècle] : 
"tous tant que nous sommes, Français de nom et de cœur, enfants d’une même patrie, nous ne descendons pas des mêmes aïeux. Dès les temps les plus reculés, plusieurs populations de races différentes habitaient le territoire des Gaules..." Nous sommes donc, entre autres, des Gaulois, des Celtes, des Romains, des Vandales, des Huns, des Germains, des Normands, des Hongrois, des Arabes. »
Manifeste incertain 12, Frédéric Pajak (Ed. Noir sur Blanc)

Frédéric Pajak invité d'Alain Veinstein dans l'émission du Jour au lendemain : www.franceculture.fr/personne-frédéric-pajak.html

samedi 21 janvier 2012

Pignol: dans la rondeur de l'origine

Lucrèce (Dessin à la sanguine - 2010)  Paul de Pignol – Coll. Zoé Balthus 
« Les images de la rondeur pleine nous aident à nous rassembler sur nous-mêmes, à nous donner à nous-mêmes une première constitution, à affirmer notre être intimement, par le dedans. Car vécu du dedans, sans extériorité, l’être ne saurait qu’être rond. » Gaston Bachelard, in La poétique de l’espace.

L’œuvre de Paul de Pignol s’inscrit définitivement dans la sphère que le philosophe saisit ici. C’est bien par la rondeur que, de sculpture en sculpture, de dessin en dessin, l’artiste exprime obstinément la prolifération infinie de l’être, le fourmillement cellulaire du monde. Son geste épouse toutes les courbes fécondes de cette intimité, en fait bruire les ondes instables, déploie ses masses circulaires, soudent ses noyaux de chair.

A la découverte de son travail, les mots de Vincent Van Gogh, écrits en 1888 dans une lettre à Emile Bernard et qui ont enrichi la pensée de Bachelard, reviennent en mémoire :
  « La vie est probablement ronde, et très supérieure en étendue et capacité à l'hémisphère qui nous est à présent connu. »
De fait, l’artiste fait naître des corps sous des formes rebelles, globuleuses, monstrueuses, d’où sourd le désir de mettre au jour le moindre atome de l’univers, chacune des gouttes d’un sang fluide, chaque cellule d’un grand tout. Davantage en quête métaphysique, voire mystique plutôt qu’esthétique, il fouille les sphères de matière, extrait les substances terreuses, révèle la densité des figures multipliée à l’infini. Ses gravitations de cire modèlent l’origine, en fixent les racines au-delà des territoires connus.

« Il s’agit d’extraire. Je libère l’informe de l’intérieur, et j’ajoute de la lumière, j’accentue la forme […] La touche de cire s’ajoute à une touche, et ainsi de suite… L’informe doit l’emporter sur les formes attendues », expliquait le sculpteur à Christian Noorbergen lors d’un entretien paru ce mois-ci dans le magazine Artension.

Le plasticien exhibe des traversées d’entrailles, des oscillations meurtrières, des vibrations sanguinaires sous la lame d’un poignard invisible à l’heure du drame mythique. Il ouvre des passages au milieu des poitrines, d’où jaillit le cœur gros de la cruauté des hommes. Il éventre, il entaille. « Il y a quelque chose de sacré là-dedans », dit-il.
Figure (2011) Paul de Pignol
Mais Paul de Pignol sait également puiser dans la rondeur une éblouissante douceur d’ange qui s’épanouit dans le dessin de corps étranges que l’on dirait conçus par les nuages et les étoiles, « suivant les règles de la poésie cosmique », dirait encore Bachelard. L’artiste admet y voir parfois des constellations.

Exposition Les îles du corps et de l'espace... Sculptures et dessins de Paul de Pignol du 21 janvier au 25 février  2012 Galerie Tadeusz Koralewski - 92 rue Quincampoix, 75003 Paris


Un entretien entre Paul de Pignol et Zoé Balthus, à l'occasion d'une exposition dans la galerie de Tadeusz Koralewski – Un film court réalisé et monté par Anne-sophie Jessel


mardi 22 juin 2010

Le dessin, fondement de la création

Tête de femme au regard baissé (vers 1468 – 1475) Léonard de Vinci

Une centaine de dessins des maîtres de la Renaissance italienne, dont Fra Angelico, Gentile Bellini, Sandro Botticelli, Vittore Carpaccio, Leonard de Vinci, Filippo Lippi, Andrea Mantegna, Michel-Ange, Titien, Andrea del Verrocchio, fait l’objet d’une exceptionnelle exposition, à Londres, au British museum, jusqu’au 25 juillet 2010.  

Elle révèle l’importance accrue qu’ils ont acquise entre 1400 et 1510. Enrichie d’analyses historiques et scientifiques des œuvres, avec pour certaines le recours à la réflectographie à infra-rouge, l’exposition retrace le cheminement technique et celui de la pensée créatrice des artistes de la Renaissance qui se livraient dans le dessin à des expériences d’une liberté qui ne se retrouvait d’ailleurs pas toujours dans les œuvres abouties, souvent commandées.

« Le peintre discute et rivalise avec la nature. » - Léonard de Vinci.
« Le dessin est la vive lumière émanée d’une vive intelligence et cette lumière est si forte et si communément nécessaire que celui qui en est impérieusement privé est une sorte d’aveugle. » - G. B. Armenini.
« C’est le dessin ou trait […] qui constitue, qui est la source et le corps de la peinture, de la sculpture, de l’architecture et de tous les autres genres d’art et la racine de toute science. » - Francisco de Hollanda.

Les croquis, ébauches, esquisses, études et autres dessins d’ouvrages de peinture ou de sculpture portent toujours en eux une émotion singulière, celle du commencement même. A fortiori, lorsqu’il s’est agi de livrer au monde des œuvres si bien accomplies qu’elles ont traversé les âges de l’Homme pour lui conter son Histoire. En cela, le dessin est germe, embryon, fœtus de l’œuvre universelle, dont la sublime fécondation se situe au cœur de la pensée, sa matrice en vérité. Il préfigure la naissance de l’œuvre et témoigne à la fois du mystère qui le précède. Par essence, le dessin est matière inachevée, secrète, confinée à l’intimité de l’atelier de l’artiste - pure extension de son esprit - où elle prendra finalement corps et même chair.

Aussi, il y a solennité à observer les dessins des maîtres de la Renaissance. Six siècles ont passé et sous nos yeux, leur pensée éclatante de beauté demeure vivante, féconde, transmet sous le trait d’une pierre noire ou d’une pointe d’argent la quête qui la préoccupait dans l’instant et qu’elle ouvre encore et toujours à nos contemporains qui savent en mesurer toute la nécessité et entendent poursuivre à leur tour le cheminement. 

A admirer les études de Léonard, Lippi, Credi, Bartolommeo, Mantegna et tant d'autres, il semble que le trait contient tout, jusqu’à l’horizon le plus inaccessible. Chacun paraît être en mesure d’aboutir à une dimension plus grande sans ne rien en perdre tant que l’esprit qui le guide et qui n’appartient a priori qu’à l’homme s’en forme une vision limpide, il fouille jusqu’à atteindre l’essence des choses. Il est mesure universelle de la myriade des figures, il est trait d’union et clef de toute création.

La liberté du poignet se contemple et règne de prestesse inspirée. Les mouvements de la pointe d’argent ou de la pierre noire enlevés, tantôt circulaires font naître le velouté sans dévorer l’espace ; tantôt angulaires ils délivrent de la densité sans peser sur la figure. Le trait en relief, en creux, hardi, comme la source devenue ruisseau, rivière et puis fleuve déferle et s’unit à la profondeur de la mer, il jaillit en un tout unique. Lumière et feu aussi, il éclaire et ombrage avec grâce et naturel éclat.

L'artiste élit le dessin au trait pour ne laisser échapper aucune ombre. Ou au contraire, il lui préfère le dessin haché, où les ombres s’imposent par de fines lignes entrecroisées, sensibles comme les fils de soie tissés ensemble composent l’étoffe. Ou encore le dessin lavé, où les ombres apparaissent à la plume trempée dans l'encre brune. Dessin aux lignes rehaussées de quelques traits de gouache. Il pourra opter pour le dessin arrêté aux contours des figures achevés, il saura parvenir au dessin abouti, au dessin pur et dénué de coloris aussi.

Ainsi, à la découverte de leurs dessins, nous entendons que les maîtres vénitiens de la Renaissance étudiaient l’atmosphère, s’attachaient au souffle et se révélaient sensibles aux tons des compositions. Ils traquaient la lumière, et l’appétit de couleur dominait la feuille. Les Florentins, eux, se concentraient davantage sur les volumes, œuvraient à l’animation de l’être dans le mouvement, à l’expression de l’émotion et des états d’esprit, dans la pose, le geste et le drapé.

Ils ont cherché et même inventé des techniques pour en faire plus brillamment jaillir l’étincelle de l’esprit, ont œuvré sur papier blanc, crème, bleu ou rosé, à la sanguine, à la sépia, à l’encre brune, noire, rouge, à la pierre noire, mine de plomb, au crayon noir, à la pointe de métal d’argent, craie et gouache blanches, au lavis brun, bleu, gris-noir, bistre.

Et puis, il est là ce visage délicat dont on ne se déprend pas, une œuvre de jeunesse de Léonard (1452 -1519) qui force l’émotion et la contemplation tant cette Tête de femme au regard baissé plonge au plus profond d’une mélancolique prière. Exécuté entre 1468 et 1475, à la pierre noire ou pointe de plomb et au lavis brun et gris-noir, le dessin fut inspiré par les portraits féminins de Verrocchio dont Léonard cherchait à imiter la beauté des expressions méditatives et des savantes coiffures. 

Comme le révèle l’image passée au réflectographe, le jeune peintre avait eu vraisemblablement toutes les peines du monde à placer l’œil de la belle ainsi qu’à lui façonner un élégant menton, et s’est alors efforcé avec brio à corriger ses erreurs à renfort de rehauts de blancs et de lavis gris. Mais quel ironique et sublime coup du sort pour cette paupière close, désormais ornée d’un trait de khôl propre aux années 1960, lequel ajoute plus de mystère encore à son regard tourné vers l’intérieur ainsi qu’une extraordinaire et touchante modernité au portrait ! Le jeune Léonard de Vinci aurait-il pu seulement imaginer qu’il venait de composer un chef-d’œuvre qui serait admiré par des centaines de milliers de personnes à Londres au début du troisième millénaire ?

L’esprit est présent partout, la raison pénètre partout, le génie s’impose partout et ses aspects et manifestations les plus variés s’expriment avec habileté, en beauté. Au gré de la main, du geste, les traits saisissent l’apparence formelle aussi bien qu’ils réfléchissent l’élan intérieur du visage, précisent la position du moindre cheveu de la coiffure. 

La réflexion créatrice est à l’œuvre et l’on est ému de ressentir l’artiste qui semble encore scruter le modèle, interroger le sens et corriger le trait, embrasser le caractère, restituer l’atmosphère, révéler les tonalités, à pénétrer le vivant, à réussir l’ellipse. Ainsi le dessin assure que l’artiste a su déployer et résoudre, avant tout, ce qui anime l’esprit, et transcrire la vision spirituelle qui le précède. D'autant que la femme évoque aussi bien sûr, à la fois, la grâce, le cœur, le sacré, la virginité, la séduction et la fécondité. Tout entier voué à répondre aux exigences de l’esprit, le dessin allait pouvoir ainsi traverser les siècles, témoigner des préoccupations intérieures de l’artiste, et figurer la présence réelle.

Tous les maîtres de la Renaissance ont emprunté la voie du réalisme, la plus évidente pour parvenir à l’Homme et la nature, fouillant la perspective linéaire en vue de toucher à l’illusion tridimensionnelle, celle qui leur semblait pouvoir les conduire au plus près de la vie. A leurs yeux, le dessin s'était révélé comme le fondement de la création. Il le demeure aux nôtres.

mardi 16 mars 2010

Freud, In-Carnation

Painter working Reflection (1993) — Lucian Freud


La peinture de Freud produit un choc. Quand Jean Clair fit face à ses oeuvres pour la première fois en 1978, il en fut aussitôt saisi:
« Le temps semblait aboli : elles assuraient que la peinture n'avait jamais parlé que de cela ; la mort et la jubilation des apparences qui, dans la vie, fait accepter la mort. Le geste du peintre répétait le saut du plongeur étrusque qui prend appui sur l'instant comme sur une planche pour sauter dans la surface lumineuse du mur où les invités prennent part au festin inépuisable des formes et des couleurs.»
Le peintre britannique, âgé de  88 ans, a pétri une œuvre charnelle située dans la lignée de l’Origine du monde, célébrissime toile de Gustave Courbet qui fit scandale en 1866 d’avoir osé ouvrir cette brèche béante par laquelle, la multitude s’est engouffrée si massivement que désormais le chef-d’œuvre semble tout auréolé d'ironique sainteté.

Freud, lui, a voulu l’élargissement du champ, le dévoilement intégral du modèle, en son moindre détail couché sur les toiles. Sa complétude se livre dans une atmosphère dépouillée, à l’abri de tout autre regard que le sien, dans l’atelier où il place, se déplace, devient l’œil de son propre œil, se projette, en abîme. Le peintre fouille la carnation du modèle qui s’abandonne à leur résonnante intimité, en extrait la substance propre à l’incarner au cœur de ses miroirs de toile.

« Mon travail est purement autobiographique. Il n’y est question que de moi et de ce qui m’est proche. C’est une tentative de mise en mémoire. Je travaille à partir des gens qui m’intéressent, qui m’importent, à qui je pense, dans le décor des pièces que j’habite, que je connais. J’invente mes tableaux à partir des gens que je connais. J’invente mes tableaux à partir des gens, et je travaille, plus librement quand ils sont là », clame l’artiste.

Plus qu’un laboratoire, pour Freud, l'atelier est l’extension de son esprit.

« Le dépouillement du lieu frappait, où dominaient les gris. Ciment à nu, briques. Le fauteuil dans lequel le peintre faisait asseoir ses modèles n'avait pas été tapissé : coton brut, couleur bise, avec encore des clous. Un lit métallique avec un vieux matelas à rayures. Près du lit, une table roulante, en métal laqué, dont le plateau était recouvert de centaines de tubes de peinture et de flacons d'essence et de solvants. Dans un angle, une paillasse en porcelaine blanche recueillait l'eau d'un robinet qui gouttait dans le silence, clepsydre improvisée. L'ensemble évoquait plutôt une chambre d'hôpital. Les parois d'ailleurs étaient maculées de peinture, comme des taches de sang, et le long d'un mur, montait du sol une montagne impressionnante de chiffons déchirés comme de la charpie. L'éclairage était zénithal, cru comme un scialytique. Dans ce monde réduit à sa pure fonctionnalité instrumentale, les seuls vivants semblaient être le peintre et la présence de quelques plantes. Il y avait bien sûr, un tableau, sur un chevalet. Un corps y prenait forme. Une tête et un bras s'étaient dégagés; le reste suivrait. [...] ». 

Ainsi Jean Clair revisite l’atelier tel qu’il l'avait découvert à sa seconde rencontre avec le peintre, dans un essai intitulé Lucian Freud, La question du nu en peinture et le destin du moderne.

Ce précieux témoignage est une des clés de l’œuvre singulière qui a pris corps dans l’atelier du maître. Les photographies de son assistant David Dawson en livrent d’autres, comme le cliché de L’admiratrice nue (The admirer), où le modèle encore en pose, assise au centre de l’atelier, s'observe dans le miroir de toile pour s'y découvrir suppliante, agrippée à la jambe du peintre. Pendant ce temps, par la porte entrebâillée, apparaît le chien, à la placidité naturelle de celui qui est chez lui, promenant partout son museau, flatté de maintes odeurs intimes. En certaines occasions, lui aussi, prend la pose auprès de ces montagnes de chair, Leigh Bowery ou Big Sue, modèles emblématiques des grandes compositions Large Interiors.

De son œuvre, la matière grise de l’illustre Sigmund Freud se serait délectée sans conteste. Il reste à imaginer ce qu’auraient pu être les appréciations du père de la psychanalyse sur l’art de son petit-fils. « C’est sur la beauté que la psychanalyse a le moins à nous dire », avait-il admis dans le Malaise de la civilisation. Mais c'est une autre histoire, à la croisée des chemins…

Retour dans l’atelier. Là, dans les effluves d’essence, de solvants et de térébenthine, le peintre érige sa pathétique nudité d’homme frappé de vieillesse, campée dans une vieille paire de chaussures sans lacets évoquant le legs de Van Gogh. Il s’offre à lui-même, debout, accroché au couteau à palette dégoulinant de peinture épaisse, à le brandir en arme, le geste défiant encore, en dépit de l’inéluctable faiblesse qui l’assaille de toutes parts. Il défend, émouvant, sa détermination à figer au milieu de sa toile, cette matière organique, en mutation vers la poussière, de la transmuer en matière artificielle, épaisse, piquée d'ocre, de  gris et de blanc d'argent, qu’il concocte au secret comme un élixir d'immortalité.

« Le peintre rend réel vis-à-vis des autres les sentiments les plus intimes qu’il éprouve pour tout ce qui lui tient à cœur. Celui qui regarde le tableau prend connaissance d’un secret grâce à l’intensité avec laquelle il est ressenti », livre-t-il, en 1954. Comme une morsure. De fait, sur le chevalet, son double de peinture lui fait face sans complaisance, le regard frappé d’un éclat de stupeur résolue, exhibe sa décrépitude physique aux saisissants reliefs, la complexion toute burinée d’une longue existence passée dans cette même attitude, la chair dévorée par son art.

Jean Clair, dans le remarquable essai Freud, biologiste qu’il signe dans le catalogue de l’exposition de Beaubourg, met l’accent sur la crudité qui jaillit de son œuvre et atteint son paroxisme dans le bouleversant autoportrait de 1993, Painter working Reflection.

« Tout aussi cru, à rapporter  ce mot à son origine, cruor, la chair crue, le sanglant, le sang qui coule d’une blessure qui se rouvre, l’autoportrait du Peintre au travail de 1993, dit Clair, Plus nu que nu, il s’offre au regard comme une sorte d’écorché, ou plutôt à souligner le mouvement de retour d’une plaie qui s’est rouverte, le sentiment qu’on éprouve à la vue d’un nourrisson au sortir du ventre de sa mère, fripé et souillé de sang. « Cru » en effet, non encore poli et lissé par la vie, tel est le corps de ce vieillard si semblable, soixante-dix ans plus tard, au corps de l’enfant nouveau-né : désarmé, dépouillé, vulnérable. »

En 1981- 1982, Freud se toisait du coin de l’œil, d’où s’échappait une ironique défiance qui annonçait la confrontation, buste de profil prêt à bondir, exécuté dans une huile singulièrement sèche et épaisse, in Reflection. Trois ans plus tard, le face-à-face a lieu, il s’affronte avec brutalité, que trahit la quantité de matière qui lui fronce les sourcils, busque son nez, au point que son visage semble s'extraire de la toile, tandis que ses yeux, au contraire, se creusent de cernes, ternis dans leurs orbites. Le regard tourné vers l'intérieur, d’où toute trace d’ironie a disparu, impose la vérité du drame. La peinture est sa langue.

Leigh under the skylight (1994) — Lucian Freud
« Il y a une langue de la vérité, dans laquelle les derniers secrets, à dessein desquels peine tout penser, absente toute tension, elle-même gardant le silence, sont conservés», écrivait Hannah Arendt dans un essai consacré à Walter Benjamin. Elle y affirmait qu'il s'agissait de ce qui peut se nommer la langue vraie « dont nous présupposons le plus souvent sans le pressentir l’existence, dès que nous traduisons d’une langue dans une autre».

La peinture de Freud est une langue de la vérité. Il est de ceux qui, dans cette langue, gravent des chefs-d’œuvre dans la mémoire de l'Homme, à la suite de ses maîtres Watteau, Chardin, Cézanne, Van Gogh, Picasso ou Bacon, auxquels il rend hommage, à sa façon.

Il importe ici d’entendre Walter Benjamin affirmer que « jamais encore une œuvre d’art véritable n’a été comprise, à moins d’avoir été inéluctablement  perçue comme mystère. Car est-il d’autre mot pour définir une réalité à laquelle, en dernière instance, le voile est essentiel ? Puisque le beau est la seule réalité qui puisse être essentiellement et voilante et voilée, c’est dans le mystère que réside le divin fondement ontologique de la beauté. En elle, l’apparence est donc justement ceci : non point un voile inutilement jeté sur les choses en soi, mais le voile que doivent revêtir les choses pour nous. Divine quelquefois est la nécessité qui leur impose ce voile,  et c’est aussi par décision des dieux que, pour peu qu’elle se dévoile à contre-temps, on voit fuir et s’anéantir cette réalité peu apparente que la révélation substitue au mystère. »

De fait, l’œuvre de Freud pose la question de la création en accomplissant sans relâche, ce travail du regard et de la peinture, qui avait été aussi crucial pour Alberto Giacometti.
« Je dois peindre ce que je ressens sans être un expressionniste. »
A bien peser le sens des mots de Freud rapportés par William Feaver et que rappellent Jean Clair, le peintre sait que dans ses toiles figurent l’Invisible qu’il traque, et même si l’issue de la quête reste insaisissable, il avance à sa rencontre, le doigt tendu vers lui comme un aimant vers son pôle opposé. Michelangelo, avec La création d’Adam, vers laquelle il faut lever les yeux dans la chapelle Sixtine, peignait déjà le modèle, nu allongé, le doigt pointé avec nonchalance teintée d’impuissance vers celui de son créateur, lui, manifestement en pleine tourmente face à l'oeuvre qu’il ne contrôle plus et ne peut plus atteindre.

Et lorsque les yeux de l’impressionnant Leigh Bowery s’ouvrent tout grands, dans Nude with Leg up (1992) et pétillent d’un regard d'enfant, voilé d'une pureté bleu ciel, ils semblent n'invoquer que le regard du créateur,  lui affirmer que rien d'autre n'a d'importance. Et de songer aux mots de Merleau-Ponty tirés de L'oeil et l'esprit  que soufflent Cécile Debray et qui résonnent à merveille : « La vision du peintre est une naissance continuée.»
« Dans la création d’une œuvre d‘art, l’instant de bonheur parfait n’existe jamais. La promesse de cet instant est perceptible dans l’acte de création, mais elle disparaît à mesure que s’achève l’œuvre. Car c’est alors que le peintre comprend que ce qu’il peint, c’est juste une image. Jusque-là, il avait presque osé espérer que le tableau puisse devenir brusquement vivant. S’il n’en allait pas ainsi, le tableau parfait pourrait être peint et le peintre prendre sa retraite après l’avoir achevé. C’est cette profonde insuffisance qui le pousse à continuer. Ainsi, les procédés de création deviennent nécessaires au peintre, peut-être plus que ne l’est le tableau. Les procédés créent en fait une accoutumance. » 
C’est sur ces mots que Freud avait conclu ses Quelques réflexions sur la peinture, publiées en 1954 dans la revue britannique Encounter.

Dans l’atelier, il se livre à l’alchimie. La peinture y règne, omniprésente, omnipotente. Elle recouvre, comme de la roche, les murs qui le cernent lui et ses modèles. La peinture, comme unique vêtement en mesure de voiler et dévoiler la nudité des êtres. Divans, lits, matelas, étoffes, chiffons, la toile dans la toile, la veste du peintre accrochée au mur, sont autant de vêtements que le peintre oppose à la nudité des êtres, chiens, plantes, poils, peau, chair, qu'il scrute à en pénétrer les veines.

Loin de toute pornographie, cette nudité crue saute toutefois bien à la gorge, inonde de sa plus imposante et terrible carnation chacune de ses toiles. L’être humain s’y abandonne dans son édénique tenue, celle d’après la chute et la perte du vêtement de grâce, sa fragilité seulement recouverte d’une tunique de peau. Etres épidermiques, qui n’inspirent pas le désir, et ne l’appellent pas non plus, alanguis dans cette nudité de nouveau-né évoquée par Jean-Clair, ils incarnent la solitude éperdue commune à tous, la place infinitésimale qu’ils occupent dans ce monde avec peine. L'enfant à l’heure de sa venue au monde ne ressent pas de honte, seulement de la douleur.

Face à ces adultes étendus, offerts dans toute leur parfaite imperfection à crue, souvent ensommeillés, l’esprit voguant sur l’ailleurs dont nous ignorons tout, ils sont saisis pareils à des nourrissons, mais l’innocence en moins que suggère la laideur des corps. Le peintre poursuit le grand œuvre de l’art. Il incarne la perte, à l’origine de cette gêne diffuse qui prend aux tripes à la vue de ses monstres endormis, se fait l'écho de la honte que n’éprouvaient pas, avant le péché, les deux premiers êtres façonnés à l’image de Dieu, selon les textes sacrés.

« Je ne suis pas trop tourné vers l’introspection, mais comme j’étais timide, j’ai essayé de surmonter cela en devenant exhibitionniste », avait-il confié à Feaver. L’expression, dans son sens le plus large, s’entend et s'il l’use toujours avec malice, ici elle est aussi empreinte de flegme mêlé d’humilité.

Le peintre, créateur tout puissant, visible ou invisible, règne sur les sommeils de ses modèles, en protecteur. Sur ces divans freudiens, ils figurent lovés au creux de la vérité qui lui échappe, comme bercés par un chant évanoui qui ne livre plus qu'une poignante mélancolie. A ses yeux,  « l'effet que les modèles créent dans l'espace est tout aussi étroitement lié à eux que pourrait l'être la couleur de leur peau ou leur odeur [...] Le peintre doit par conséquent se soucier tout autant de l'air qui entoure son sujet que son sujet lui-même. »


Lucian Freud - L'Atelier, catalogue de l'exposition (Ed. Centre Pompidou)
Some Thoughts on Painting, Lucian Freud, Quelques réflexions sur la peinture, traduit par Christian Diebold (Ed. Centre pompidou)
Autoportrait au visage absent, Jean Clair (Ed. Gallimard, Nrf)
Walter Benjamin, Hannah Arendt (Ed. Allia)
Les Affinités électives de Goethe, in Oeuvres I, Walter Benjamin, (Ed. Gallimard, Folio/Essais)

lundi 8 mars 2010

Agamben, nudité perdue

Femme nue étendue - Edgar Degas


« Les yeux dans les yeux, dans la fraîcheur,
Commençons aussi cela par exemple :
Respirons
Ensemble le voile
Qui nous cache l’un à l’autre,
Quand le soir se dispose à mesurer
Tout ce qui sépare encore chacune
De ses propres figures
De chacune de celles
Qu’il nous a à tous deux prêtées.»
Lointains, in De seuil en seuil, Choix de poèmes réunis par l'auteur, Paul Celan traduit par Jean-Pierre Lefebvre (Ed. Nrf, Poésie/Gallimard)

Nudité. Le mot aussitôt lâché, lu ou prononcé et s’exhibe déjà, au secret de nos esprits, le corps dénudé, celui de l’être aimé, ou peut-être d’un nouveau-né, d’une poupée de chair publicitaire, d’un déporté, décharné, à Auschwitz, d’une Vénus sur talons hauts cambrée par Newton, d’une créature aux couleurs de Schiele, du Percée glorieux de Cellini.

La nudité du corps, telle que nous la connaissons, l’aimons, la désirons, la haïssons, soumise à tous les fantasmes et outrages, toutes les splendeurs et profanations, s’est révélée complexe et grave dès les premiers instants du monde. Dans notre culture, son appréhension demeure éminemment théologique, prisme fondateur par lequel l’observer.

Ainsi le théologien allemand, Erik Peterson, dans son ouvrage  Pour la théologie du vêtement, pose que  « le corps, avant la chute, existait d’une toute autre façon pour l’homme, parce que l’homme existait d’une tout autre façon pour Dieu. Le dérangement de la nature par la chute mène à la découverte du corps, à la conscience de sa nudité ».

A ses yeux, la relation qui s’établit entre l’homme, le vêtement et son dépouillement, n’est «pas principalement un problème moral » mais bien un champ de métaphysique et de théologie.
 « On ne voit pas la question dans toute son acuité tant qu’on ne s’en prend qu’au costume contraire aux bonnes mœurs ; mais dès l’instant qu’on cherche plus loin et qu’on pose la question de nudité en général, des questions métaphysiques et religieuses surgissent. »
A partir de la pensée de Peterson en particulier, le philosophe italien Giorgio Agamben s’est attaché à soulever et explorer à son tour ces questions, en un court et passionnant essai intitulé Nudités dont ce pluriel d’importance interpelle déjà. A la suite du théologien qui établissait que la nudité, singulière, originelle était en soi « vêtement de lumière », grâce divine, qui parait les corps d’Adam et Eve avant la chute, le penseur s’accorde à la « théologie du vêtement » avant d’en étendre la portée.
« […] Nos aïeux, au Paradis, n’ont connu la nudité qu’à deux reprises : une première fois, dans l’intervalle, certainement très bref, qui sépare la perception de leur nudité et la fabrication de la culotte de feuilles de figuier, et une deuxième fois, quand ils ont enlevé cette dernière pour endosser les tuniques de peau. Et dans ces deux instants fugitifs, la nudité s’est donnée pour ainsi dire d’une manière seulement négative, comme privation du vêtement de grâce et comme présage de l’habit resplendissant de gloire que les béats recevront au paradis. Une nudité pleine  ne se trouve peut-être qu’en Enfer, quand le corps des damnés est offert aux tourments éternels de la justice divine. Il n’existe donc pas en ce sens dans le christianisme une théologie de la nudité, mais une théologie du vêtement. »
Peterson et Agamben abondent bien dans le sens de Jean Chrysostome, Père de l’Eglise, pour qui Adam et Eve, avant que d’être  tentés, « jouissaient d'une telle confiance qu'[il] en était effectivement, comme s'ils n'avaient pas été nus : la gloire d'en haut les vêtait mieux que n'importe quel vêtement ».

Le théologien canadien André Guindon, dans son essai L’habillé et le nu, désapprouve émettant cette appréciation dissonante, jugeant que  « E. Peterson, à [son] avis, s’est laissé séduire par l’image du vêtement à un point tel qu’il n’a pas compris qu’après le baptême, comme avant la chute, la nudité elle-même est costume de gloire, le vêtement, costume du péché. La seule nudité honteuse est celle que recouvrent les tuniques de peau ».

« Les tuniques de peau, souligne-t-il, des peaux de brebis mortes, symbolisent la mortalité et la corruptibilité de la chair dont Adam, Eve et leur descendance furent affligés à la suite du péché. »

Dans la perception de Guindon, « le grand symbole patristique du péché et de la misère humaine n’est pas la nudité, comme l’ont soutenu E. Peterson et les nombreux auteurs qui l’on cité, mais bien les tuniques de peau, ces vêtements de honte, vêtements étrangers, violence faite à la nature humaine. Le péché abaissa à ce point la créature créée à l’image de Dieu qu’elle eût besoin de vêtements, marque de dissemblance d’avec Dieu, après la faute. Vêtements de péché, de mort et de corruptibilité, comme ceux que le Christ ressuscité abandonné dans le tombeau. »

Guindon oppose donc que la nudité originelle n’était en soi que pure grâce et non vêtement recouvrant le corps rejetant par là l’idée même de « corporéité nue » chère à Peterson, mais qu’Agamben épouse d’autant mieux que le texte biblique ne renseigne, à cet égard, qu' une seule chose, celle qu’avant le péché, « l’homme et sa femme étaient nus et n’éprouvaient pas de honte. »

Courbet and me, Musée d'Orsay - Helmut Newton - 1996
A décortiquer l’articulation de la « connexion essentielle » entre chute, nudité et dépouillement, qu’a tentée Peterson, Agamben s’engouffre par la logique dans une brèche où désormais cette « corporéité nue » s’appréhende dans la perspective de son antériorité en vertu du péché lui-même.
« Si donc, dès avant le péché, il fallait couvrir le corps humain du voile de la grâce, cela signifie qu’une autre nudité préexistait à la béate et innocente nudité paradisiaque : cette « corporéité nue » que le péché, en ôtant le vêtement de grâce, a fait apparaître impitoyablement. »
Ainsi admise, par le penseur italien, dans son antériorité au péché,  la « corporéité nue », repoussée par Guindon, pose en évidence que « le problème de la nudité est bien, alors, celui de la nature humaine dans sa relation avec la grâce. »

Et d’Agamben de poursuivre sa réflexion sollicitant le renfort de la pensée d’Augustin selon laquelle la grâce « a été donnée quand il n’y avait pas encore ceux à qui elle devait être donnée » et de pouvoir admettre, à la suite de Peterson, que « la nature humaine toujours déjà constituée comme nue : est toujours déjà corporéité nue ».

« Comme dans le mythologème politique de l’homo sacer, , qui pose comme un présupposé impur et sacré, et pour cette raison susceptible d’être mis à mort, une vie nue qui n’est en réalité que son propre produit, de la même manière, affirme Agamben, fidèle à des cheminements antérieurs, la corporéité nue de la nature humaine est seulement le présupposé opaque de ce supplément qu’est le vêtement de grâce et qui, caché par ce dernier, refait surface, quand la césure du péché sépare à nouveau la nature et la grâce, la nudité et le vêtement. […]  La nudité, « corporéité nue », est le résidu gnostique irréductible qui insinue dans la création une imperfection constitutive et qu’il s’agit, en tout état de cause, de couvrir.»

Autrement dit, le péché ne figure pas l’introduction du mal dans le monde, mais bien plutôt sa révélation, ce qu’induisait l’idée même de tentation à laquelle se rapporte alors la naissance du sentiment de « honte », celle d’y avoir céder en dépit de l’avertissement de Dieu. Ce dernier leur fabriquera des tuniques de peau qui ne l’effaceront pas mais auront pour vertu de l’atténuer, et même parfois de l’oublier, quand pourtant il ne reste plus qu'elle.

Aux yeux d’Agamben, - qui avait introduit son essai par l’évocation d’une performance de l’artiste Vanessa Beecroft mettant en scène une centaine de femmes nues, statiques et impassibles, pareilles à des statues de marbre, « anges implacables et sévères » en dépit de la foule de visiteurs qui les observaient et incarnaient « les ressuscités en attente du jugement », en attente de ce qui aurait pu arriver et qui n’arriva pas -,  « la nudité n’est pas un état mais un événement. », elle n’est « jamais forme ou possession stable. En tout cas, difficile à saisir et impossible à retenir ».

« La simple nudité », perle du Paradis, comme lui, fatalement, demeure perdue. Reste le corps humain, abandonné dans « sa simplicité inapparente ».

Nudités, Giorgio Agamben, traduit par Martin Rueff (Ed. Payot & Rivages, Bibliothèque Rivages)
L'habillé et le nu, André Guindon (Ed. Cerf)