Affichage des articles dont le libellé est Livre. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Livre. Afficher tous les articles

vendredi 24 mars 2023

FLESH of STONE de Michael Kenna

 

Flesh of Stone de Michael Kenna
FLESH of STONE de Michael Kenna

« L’historien n’a rien vu : il faut que l’artiste témoigne. » — Auguste Rodin

Il y a plus d’une décennie, la Bibliothèque nationale de France (BnF), à Paris, a organisé une rétrospective de l’œuvre de Michael Kenna, photographe anglais. Je me souviens d’être restée longtemps dans la contemplation de ses images vouées à l’épure, saisies sur toutes les rondeurs du monde. La puissante sensation de paix et de silence qui émanait de ses photographies, l’intensité et la beauté de ses contrastes de noir et de blanc, me captivaient. J’allais de l’une à l’autre, revenais sur mes pas et, une fois le premier tour de l’exposition achevé, je repartais pour un deuxième puis un troisième. Je ne me résolvais pas à partir, j’avais l’impression que, si je quittais les lieux, j’allais rater le clou du spectacle, ce qui me poignait mystérieusement depuis si longtemps dans sa photographie. Quand soudain, devant un énième examen de la photographie extraordinaire d’une statue moaï monumentale sur l’île de Pâques, l’illumination. Michael Kenna n’était pas l’auteur d’une œuvre sans visages. Enfin, je voyais clair, je saisissais ce qui me retenait et que je ne parvenais pas encore à formuler. L’humain n’était présent nulle part, il était absent partout.

Au fil des années suivantes, j’ai affiné mon regard sur son travail profondément mélancolique, ai fouillé davantage encore son œuvre foisonnante composée de tableaux qui ont fait sa réputation de photographe de paysages minimalistes. En retrait respectueux, il entraînait sur des rives esseulées, fantomatiques, silencieuses, contrastées, à contempler la paix d’une nature souveraine, à l’abri de tout outrage, épanouie, maîtresse d’elle-même. Elle s’offrait en majesté dans le vol des oiseaux, sur une colline enneigée, dans l’ascension d’une lune, auprès d’un arbre alangui. Avec ses Nuages matinaux, j’ai traversé les espaces grandioses de Monument Valley, aux États-Unis, et l’immensité désertique de Merzouga, au Maroc, admiré le lever de son Matin rouge sur les rives de l’île de Pâques, connu le vertige au sommet embrumé de ses Monts Huangshan, en Chine. Il poursuivait son odyssée, enveloppé de silence sur la route du monde.

Mais parfois, au cœur de ses voyages en solitude, je discernais la présence discrète de l’absent derrière des ouvrages que des mains avaient façonnés, cette palissade ténébreuse à l’abandon au milieu d’un champ de neige nippon, à Hokkaïdo, ou ces arbres taillés avec soin émergeant de nappes de brouillard dans un jardin français, anglais ou italien. Des traces aux évocations sacrées, révélant le meilleur dont l’absent est capable, se signalaient encore avec ce Torii majestueux érigé dans les eaux japonaises de Takaishima ou avec les pyramides de Teotihuacan au Mexique. Bientôt, je découvrais que l’absent des photographies de Michael Kenna pouvait aussi pleurer les millions de ses semblables honnis, affamés, volés, violés, torturés, assassinés, calcinés, exterminés dans les camps nazis en plein cœur de l’Europe.

L’absent, pour le meilleur et pour le pire. [...]

Extrait de L'Absent en présence, Zoé Balthus, préface de FLESH of STONE, Michael Kenna (NOIR éditions)


Flesh of Stone de Michael Kenna
FLESH of STONE de Michael Kenna

“The historian has not seen anything : the artist must bear witness.” — Auguste Rodin

Over a decade ago, the Bibliothèque nationale de France (the National Library of France) in Paris organized a retrospective of the work of Michael Kenna, an English photographer. I remember staying for a long time gazing at his images devoted to a clarity of lines, captured on all the roundnesses of the world. The powerful feeling of peace and silence that emanated from his photographs, the intensity and beauty of his black and white contrasts captivated me. I went from one photograph to the next, retraced my steps and, once my first tour of the exhibition was completed, went back a second, then a third time. I couldn’t bring myself to leave, feeling that if I did, I was going to miss the highlight of the show, what had mysteriously held my attention for so long in his photography. When suddenly, after yet another inspection of the extraordinary photograph of a monumental moai statue on Easter Island, I had an illumination. Michael Kenna was not the author of an oeuvre without faces. Finally, I saw clearly, I grasped what was holding me back and that I still could not express. Humans were not present anywhere, were absent everywhere.

In the years that followed, I honed my viewpoint on the profound melancholy of his work, delved even further into the abundancy of it, comprised as it is of tableaux that have made his reputation as a photographer of minimalist landscapes. Respectfully standing back, he swept one along forlorn, ghostly, silent, and contrasting shores, to contemplate the peace of a sovereign nature, sheltered from any ravages, in full bloom, master of itself. In majesty, it offered itself in a flight of birds, on a snowy hill, in the ascent of a moon, next to a languid tree. With his Morning Clouds, I crossed the grandiose spaces of Monument Valley in the United States, the desert immensity of Merzouga in Morocco, I admired the breaking of his Red Morning on the shores of Easter Island, before experiencing vertigo on top of his Huangshan Mountains in China. He was continuing his odyssey, wrapped in silence on the road of the world.

But sometimes, at the heart of his journeys in solitude, I discerned the discrete presence of the absent one behind the works that hands had shaped, this neglected gloomy palisade in the middle of a snowy Japanese field in Hokkaido, or these carefully trimmed trees emerging from sheets of fog in a French, English or Italian garden. Traces with sacred evocations, revealing the best thing the absent one is capable of, also stood out with this majestic Torii erected in the Japanese waters of Takaishima or with the pyramids of Teotihuacan in Mexico. Soon, I discovered that the one who was absent from the photographs of Michael Kenna could also mourn the millions of his fellow creatures—despised, starving, robbed, raped, tortured, burnt to ashes, murdered, exterminated in Nazi camps in the very heart of Europe.

The absent one, for better or for worse. [...]

Excerpt from The Absent One in Presence, Zoé Balthus, translation into English by Blandine Longre-Stubbs & Paul Stubbs, FLESH of STONE, Michael Kenna (NOIR éditions)

dimanche 17 juin 2018

Conversation avec Roland Dumas sur "Guernica", le chef-d'œuvre de Picasso


 
Pablo Picasso et Guernica dans l'atelier des Grands Augustins - 1937 (c) Dora Maar


A Stéphane Barsacq

« Six mois après le décès de Picasso, avec tous les avocats concernés, nous avions pris un engagement écrit de ne rien divulguer de la négociation autour de Guernica, j'ai respecté cette clause de silence jusqu'à aujourd'hui considérant que l'on pouvait commencer à parler », me déclare Roland Dumas, avocat, ex-chef de la diplomatie de François Mitterrand et surtout exécuteur testamentaire du maître espagnol Pablo Picasso. En cette journée torride de fin de printemps, nous sommes assis dans la fraîcheur du bureau de son domicile parisien avec Thierry Savatier, historien de l'art. Les deux hommes signent ensemble Picasso ce volcan jamais éteint, un livre d'entretiens qui vient de paraître aux éditions Bartillat.

Ils se sont rencontrés grâce à une amie commune, d'abord pour évoquer L'Origine du monde, célèbre toile de Gustave Courbet, chef-d'œuvre sur lequel M. Savatier a beaucoup travaillé et parce que Roland Dumas avait pu l'admirer chez le psychiatre et psychanalyste Jacques Lacan, son dernier propriétaire. 

« Quand j'ai mesuré le rôle tenu par Roland Dumas dans la vie de Picasso, je lui ai proposé ce principe d'entretiens qu'il a accepté tout de suite », m'explique l'historien auquel Roland Dumas a ouvert ses archives sur Picasso. Soigneusement stockées dans sa propriété de Dordogne, il les a rapatriées à Paris et les a mises pour la première fois à la disposition d’un chercheur.  Il a passé près d'un an à les explorer et, bien sûr, y a puisé, dit-il, « des informations inédites tout à fait intéressantes », notamment sur l'extravagante histoire de la célébrissime toile Guernica détaillée dans leur ouvrage.

C'est par l'entremise de Daniel-Henry Kahnweiler, le grand marchand d'art allemand, ami de jeunesse de Picasso, collectionneur de son œuvre, que M. Dumas a rencontré l'artiste de Malaga pour la première fois en novembre 1969, à Mougins, dans son mas provençal Notre-Dame-de-Vie. Le peintre, alors âgé de 88 ans, vivait-là avec Jacqueline,  sa seconde épouse et dernière compagne. Il avait sollicité l'avocat pour l'aider à mettre sa précieuse toile à l'abri juridique de toute convoitise, dont celle du dictateur espagnol Franco qui venait, contre toute attente, de la lui réclamer. 

« Guernica c'est l'affaire de ma vie ! Le reste, je m'en fous ! », avait insisté le maître espagnol, lors de cette rencontre, se souvient Roland Dumas, aujourd'hui âgé de près de 96 ans. « Cela voulait tout dire ! Il signifiait : c'est mon chef-d'œuvre ! Il a mesuré l'importance de la toile avec sa consécration mondiale et en prenait acte. ». 

La toile était née d'une commande de la toute jeune République espagnole, alors en pleine guerre civile, menacée par les forces nationalistes. L'œuvre était destinée au pavillon espagnol de l'Exposition universelle qui allait ouvrir ses portes en juillet 1937 à Paris. Le bombardement de Guernica, petite ville basque, le 26 avril 1937 par l'aviation nazie qui soutenait les forces de Franco, avait poussé Picasso au travail pour honorer cette commande. La première étude du tableau sera datée et signée le 1er mai 1937. Picasso a achevé sa toile le 4 ou le 5 juin, précise l'historien. Il ne lui donnera son nom qu'après cette date, selon plusieurs témoignages dont ceux de Paul Eluard et Christian Zervos. Le premier état du tableau photographié par sa compagne d'alors, Dora Maar, est lui daté du 11 mai.

« Le thème de Picasso jusque-là c'était le peintre et son modèle, soit d'une neutralité politique totale », fait valoir Thierry Savatier, « et d'ailleurs, quand il commence à peindre Guernica, il ne livre pas une illustration du bombardement de Guernica, puisqu'il n'y a aucun élément narratif dans le tableau qui permette de le situer à Guernica. Il a peint une allégorie de la guerre et de ses victimes civiles ». Tous ses motifs sont d'une portée universelle.  

Mais c'est l'une des rares œuvres peintes par Picasso sur un domaine strictement politique, parmi lesquelles on compte une série de gravures, Songes et Mensonges de Franco exécutées à partir du début de l'année1937 jusqu'en juin, parallèlement à Guernica. Elles étaient destinées à devenir des cartes postales vendues aux visiteurs du pavillon dont quelques tirages ont été réalisés sur une seule planche à la manière d'une bande dessinée. 

Elles faisaient partie de la commande passée par la République espagnole.  « Les documents sont peu clairs, mais 150.000 francs auraient été versés à Picasso englobant ces gravures, Guernica et quatre très grandes sculptures en ciment que Picasso a récupérées par la suite », précise l'historien, « le reçu n'a jamais été retrouvé dans les archives espagnoles mais il y a une forte probabilité pour qu'il ait existé ». Le souvenir de Roland Dumas est clair : « Picasso m'avait dit : "Dumas, j'ai donné le tableau à la République espagnole". Il ne m'a jamais dit : "j'ai vendu" ou "j'ai été dédommagé" mais comme c'était un esprit qui simplifiait tout... » S'il n'avait pas évoqué les détails, il avait toutefois exprimé sa volonté sans équivoque. 

Un témoignage essentiel viendra confirmer, en 1970, que cette somme avait bien été versée à l'artiste pour couvrir ses frais et surtout qu'il avait été entendu qu'il restait le propriétaire de ses œuvres. Après l'exposition universelle, le peintre avait donc récupéré de plein droit le tableau et tous ses travaux préparatoires qui avaient ensuite fait un tour d'Europe avant d'arriver au MoMa, à New York, en 1939 pour une rétrospective Picasso. Ils y étaient depuis conservés en dépôt

Enquête des services de renseignement de Franco

Le maître rêvait toujours que Guernica rejoigne un jour une Espagne libre. Il le formulera enfin par écrit, pour la première fois, dans un courrier daté du 15 décembre 1969, donnant mandat à Roland
Premier état de Guernica – 1937 (c) Dora Maar
Dumas de veiller au transfert de la toile  « seulement le jour où un Gouvernement républicain aura été réinstallé dans mon pays ».

Or, le régime franquiste, lui, menait alors l'enquête pour récupérer le tableau, ne lésinant pas sur les moyens, y mêlant même ses services de renseignement dans l'idée de faire valoir la notion continuité de l'Etat. « C'est en tout cas assez étonnant de réaliser que ce grand peintre ait si peu utilisé son art dans ce conflit », remarque à juste titre l'homme de confiance du peintre, « le premier acte tout à fait extraordinaire, c'est Guernica. Il y a eu après L'hommage aux Espagnols morts pour la France, Le Massacre en Corée et aussi Le Charnier ».

Cette dernière œuvre est peinte dans des camaïeux de gris comme Guernica, également relative à la guerre d'Espagne. « La seule œuvre qui ne soit pas liée à la guerre d'Espagne, outre Le Massacre en Corée, censé se dérouler en Corée mais qui correspond au 13 de Mayo de Goya... c'est La Fresque de la guerre et de la paix dans la chapelle de Vallauris et là, c'est une œuvre d'une dimension beaucoup plus universelle encore », ajoute l'historien, « manifestement sa guerre c'était tout de même la guerre d'Espagne ». En effet, Picasso n'a jamais rien peint sur la IIe guerre mondiale, ni sur aucune autre guerre. Picasso  n'était pas un militant combattant, il a adhéré au Parti communiste très tard.

Mais si Picasso avait veillé à ce que Guernica ne tombe jamais entre de mauvaises mains, il n'avait jamais songé à la lier juridiquement à ses nombreux dessins et études réalisés avant de créer son œuvre maîtresse et autres œuvres qui en découlent immédiatement. « Cela va vous paraître prétentieux, mais je dois dire que j'ai eu ce trait de génie de penser à inclure dans les documents les travaux qui accompagnent Guernica ! Tout seul dans mon cabinet, j'ai pensé à tous ses petits dessins qu'il avait jetés sur le papier au lendemain du bombardement. On y voyait déjà le taureau, le cheval blessé et le feu !», jubile l'ancien avocat. 

« Il y avait déjà l'idée de la guerre et il est vrai qu'une œuvre n'existe pleinement qu'avec ses travaux préparatoires », souligne aussitôt M. Savatier, « Picasso a poursuivi ces travaux après avoir achevé le tableau. On y inclut par exemple plusieurs versions de La Femme qui pleure. Ce sont des tableaux qui vont être exécutés dans le courant du mois de juin, alors que le 5 juin Guernica est achevé... ».  Au moment du règlement de la succession du peintre, M. Dumas aura pu mesurer la puissante portée de son génie... Le 14 avril 1971, Picasso signait une attestation, rédigée et encore détenue par l'avocat, scellant définitivement le destin du chef-d'œuvre et des œuvres associées.

« Il a lu mon texte, l'a très bien compris et ne l'a pas du tout discuté, il a dit : "ça me va" », dit M. Dumas qui explique lui avoir, à ce stade, conseillé de « désigner quelqu'un susceptible de prendre la décision de remettre Guernica, à l'Espagne le jour où les libertés fondamentales y seraient rétablies, si cela se produisait des années après son décès ». Et comme il lui suggérait des membres de sa famille, Picasso s'est écrié : "Pas les femmes ! Les enfants ? Vous êtes fous, je ne vais pas donner ces droits à mes enfants qui me font des procès !"», raconte le conseil, amusé par cet épisode. Il avait aussi fait mention d'amis qui auraient éventuellement pu assumer cette responsabilité.

Si je fais un testament, je meurs le lendemain !

« Quand soudain, Picasso a enfoncé son regard dans mes yeux, en me pointant du doigt, et d'un ton déterminé, il m'a dit : " Ce sera vous !"», poursuit-il en mimant la scène avant de confier : « c'est le moment où j'ai été le plus ému de toute ma relation avec Picasso, au point d'en avoir les larmes aux yeux. J'étais un jeune type (47 ans, ndlr) face à ce vieillard adossé à toute son œuvre ! Je ne m'y attendais vraiment pas. Quand François Mitterrand m'a demandé d'être son ministre je n'ai pas été aussi ému, c'était le cours naturel des choses, mais Picasso, c'était insolite ! Et je n'ai pas vu tout de suite les complications... » 

Une fois les papiers prêts pour le transfert de Guernica à une Espagne libre, l'avocat a également évoqué l'idée qu'il couche sur le papier ses dernière volontés mais l'artiste, superstitieux, ne voulait pas en entendre parler.  « Si je fais un testament, je meurs le lendemain !», lui avait-il répliqué. 

Après le décès de Picasso le 8 avril 1973, sa veuve Jacqueline avait déclaré à M. Dumas, confronté aux revendications sur Guernica des membres de la grande famille du peintre et de celles de l'Espagne franquiste : « tu as les papiers signés par Picasso, c'est maintenant à toi de te battre ! ».

« C'était très psychologique dans cette famille Picasso, le peintre était le monstre, c'était Saturne ! Et en même temps ils s'identifiaient tous à Picasso. Je prends l'exemple le plus symptomatique, sa deuxième fille Maya qu'il avait eu avec Marie-Thérèse Walter, avant la guerre d'Espagne. Quand on a commencé les discussions, elle a déclaré à l'un des autres : "Guernica, c'est moi ! Parce que toi tu n'étais pas là, moi j'étais là !" »

A l'exception de Paulo, fils qu'il a eu avec son épouse Olga, les autres Claude et Paloma, enfants du lit de Françoise Gilot, étaient comme Maya, tous des enfants illégitimes. Le vieux code civil ne reconnaissait pas les enfants adultérins, ils n'avaient droit à rien. Pourtant, « ils ont tous fait un procès à Picasso qui me disait : "Vous vous rendez compte ils font un procès à leur père, vous feriez vous un procès à votre père Dumas ?  Je leur ai donné tous ce qu'ils m'ont demandé, mon nom, de l'argent... " » se lamentait l'artiste auprès de l'avocat qui régla sa succession et auquel on doit le Musée Picasso à Paris. « Mais j'ai vu tous les comptes, Picasso payait tout pour tous ».

Selon lui, Picasso avait une sainte horreur de tout ce qui était juridique, souhaitait éviter les procès et refusait même de poursuivre les faussaires qui pullulaient. Sur ces derniers il avait une théorie, se souvient M. Dumas, il lui disait : « Tu ne te rends pas compte ? Si je te dis il faut saisir un faux, alors il faut qu'on dépose plainte, la police fait alors son enquête et arrête le coupable. Alors, devant le juge d'instruction, on me le présente et moi, qui je vois ? Mon meilleur copain ! » C'était la façon dont il résumait les choses pour expliquer qu'il préférait ne pas poursuivre les faussaires. « Il pensait à Picabia, et aussi à un peintre plus obscur, un Espagnol, qui était un vieux copain, auteur des premiers faux Picasso », ajoute M. Savatier.

Guernica - 1937 (c) Dora Maar
Guernica, inestimable

Enfin Franco disparut en 1975, mais rien n'était réglé pour autant pour Guernica. Bien au contraire, toutes les villes d'Espagne où Picasso avaient séjourné, noué une histoire, réclamaient la toile, selon le juriste, évoquant des pressions politiques qui devenaient pressantes, y compris du Sénat américain qui avait voté, le 15 avril 1978, une motion afin que Guernica soit « rendu à son peuple et au gouvernement de l'Espagne démocratique » et ce, « dans un avenir très bref » ! La famille Picasso a, quant à elle, continué de bloquer le transfert de la toile, invoquant son droit moral jusqu'en avril 1981, malgré la restauration des libertés publiques en Espagne et la succession réglée.

Seul le MoMa s'est toujours conduit de façon impeccable, selon l'avocat, alors que le musée new-yorkais aurait fort bien pu décider de garder la toile et tous les travaux préparatoires, en toute légitimité, la détenant de fait depuis près d'un demi-siècle. Mais ses conservateurs successifs ont toujours souhaité respecter la volonté du grand Picasso. 

Les dernières résistances vaincues, le voyage restait à organiser. La sécurité du tableau était la principale question en suspens qui obsédait à ce stade Roland Dumas. Il s'en était ouvert auprès du roi d'Espagne Juan Carlos, en personne, qui l'avait rassuré quant à la stabilité politique du pays. « N'ayez pas d'inquiétude maître, je sais qu'il y a des turbulences dans l'armée, je n'ai qu'à me mettre en uniforme et je les fais défiler...  », lui avait dit le souverain. « J'ai lu dans son regard à ce moment-là une certaine résolution, il était chef d'Etat ».

« Guernica est une œuvre inestimable, sa sécurité était essentielle, Picasso m'avait fait confiance, », confie M. Dumas, « on a alors fait appel à toutes les grandes compagnies d'assurance américaines et anglaises qui ont formé un consortium » pour assumer ensemble les risques de la traversée transatlantique par avion du chef-d'œuvre. « Je crois que c'est à peu près le seul cas, à l'exception peut-être du voyage de la Joconde du temps de Malraux », avance Thierry Savatier. 

L'artiste caressait l'espoir de voir son œuvre rejoindre les collections du Prado, à Madrid. Roland Dumas avait par conséquent abordé cette question avec le roi d'Espagne. « Le roi m'a dit : "vous ne pensez pas que le mieux serait que le tableau soit installé au Pays Basque, à Guernica ? Il y serait bien gardé... , raconte l'ancien ministre, d'un air rieur, « j'ai répondu avec un petit sourire et sur le même ton : Majesté, je comprends bien votre point de vue mais Picasso m'a chargé du sort de Guernica, il ne m'a pas chargé de résoudre le problème des provinces d'Espagne !».

Le chef-d'œuvre a fini par atteindre son pays, abrité provisoirement au Cason del Buen Retiro à Madrid où il fut dévoilé au public le 23 octobre 1981, derrière une barrière de béton et une vitre blindée, exigées par M. Dumas. L'avocat ignorait alors que l'Espagne nourrissait son grand projet de musée d'art moderne Reina Sofia à Madrid, lieu de résidence définitive de Guernica qui y fut transféré en 1992. 

En 1981 en revanche, les collections nationales de France ne comptaient que deux œuvres mineures de Picasso. « Les milieux muséaux français ne considéraient pas Picasso comme un artiste fréquentable », explique Thierry Savatier, « on n'achetait pas un Picasso  ! » 

L'œuvre du peintre a fait son entrée officielle sur notre territoire avec la création du grand musée Picasso que Roland Dumas a contribué à fonder, sous le gouvernement Mitterrand mais certainement pas grâce au président socialiste. « Ses goûts étaient ceux d'un homme du XIXe siècle, il aimait le classique académique. Il n'était pas avant-gardiste. En littérature, non plus d'ailleurs », note l'historien. Et Roland Dumas de confirmer les réticences de Mitterrand, qui s'en était ouvert ainsi : « Enfin quand même Roland ! Vous trouvez vraiment cela très beau Picasso ? »

samedi 11 janvier 2014

A l'extrémité fuyante d'elle-même

Crazy Purple - Photo collage - 2008 (c) Txiki Margalef


« Dans la fièvre sensuelle, l'éclatement de son noyau savouré, l'éclosion de sa féminité énigmatique émerveille. Fragmentation de l'être, duplicité du désir, surenchère charnelle, écoulement perpétuel du tréfonds du trou, inaccessible. « Infracassable noyau de nuit », disait André Breton.

Tantôt l'œil noir inquiétant, tantôt la bouche vermeille béante, plantés au cœur avide de la chimère. Tour à tour, ils creusent la fêlure de la femme-végétale.    

Avec précision, l'œil obstiné s’écarquille davantage, invite la langue au creux de son intimité de chrysanthème. Réminiscence proustienne épousant la poitrine. C’était la fleur favorite d’Odette. Elle en avait jeté un au visage de Swann, le premier soir où il l’avait reconduite jusque chez elle. Tous deux s’étaient enivrés du parfum végétal et de l’odeur animale de leurs désirs mêlés. Swann conservait jalousement la fleur aux « pétales neigeux et frisés », bien que finalement sèche, dans un tiroir de son secrétaire [...] »

Zoé Balthus ~ Txiki Margalef  ~  Les Editions Derrière la Salle de Bains - Tirage limité à 50 exemplaires - Janvier 2014

lundi 30 janvier 2012

Anelli: l'esprit du geste virtuose

Kissin_seq2-
Evgenij Kissin - Franz Liszt - Sonata in si minore per pianoforte, R21 (2011) Marco Anelli


Pour qui aime, sait entendre, écoute la musique et laisse jouir ses yeux, de purs moments d’enchantement sont promesses tenues le long des pages de Gesti dell’anima, dernier opus du photographe italien Marco Anelli composé dans la lignée de Musica immaginata, un autre de ses ouvrages dédiés à la musique. Le photographe mélomane scelle ici, dans l’observation de la gestuelle des grands chefs d’orchestre et solistes de notre époque, l’union de deux passions à un exceptionnel niveau de résonance.

Chaque image, renseignée du nom de la partition qui fait naître le geste du musicien identifié, livre la part singulière et secrète d’un concert qui se prépare mais qui, depuis est même advenu puisque les vues ont été prises entre 1997 et 2011 à l’heure de séances de répétitions romaines de ces grands noms qui incarnent la musique classique de notre temps : les chefs Jonathan Nott, Valery Guergiev, Lorin Maazel, Daniel Baremboim, Antonio Pappano, Pinchas Steinberg, Arvö Part, Gustavo Dudamel, les violonistes Vadim Repin, Leonidas Kavakos, Julia Fischer, les pianistes Martha Argerich, Mitsuko Ushida et tant d'autres grands artistes. Les partitions qu'ils font renaître, elles, sont celles léguées au patrimoine de l'humanité par des Franz Schubert, Ludwig van Beethoven, Wolfgang Amadeus Mozart, Johannes Brahms, Fryderyc Chopin, Sergei Rachmaninof, Jean Sibelius, Igor Stravinsky, Sergei Prokofiev etc.

Cet œuvre photographique convie tous les sens à une certaine qualité d’abandon face à la gestuelle de l’esprit, comme une danse de l’âme, aux manifestations de grâce qu'elle fait surgir d’entre les ténèbres. Le noir et blanc de mise s’assortissent aux notes de musique, au clavier du piano, à l’habit conventionnel du chef d’orchestre, ne figent rien de ce qui ne saurait l’être, ne perdent rien des ondes musicales répercutées dans la lumière, l’ombre et le silence, invitent à suivre le ballet même des flux. Les plus mélomanes entendront la musique, les plus observateurs verront les gestes musiciens, les plus doués écouteront et contempleront tout.

Le regard de Marco Anelli fait oeuvre en parfaite harmonie avec la conception que Leonard Bernstein donnait à l'exercice de son art et qu'il propose dans son livre The Joy of Music, en répondant à la question, “comment dirige le chef d'orchestre ?”
« Avec les bras, le visage, les yeux, les doigts, et toutes les vibrations susceptibles d’émaner de lui. S’il conduit avec une baguette alors la baguette doit devenir elle-même une chose vivante, chargée d’électricité, qui fait de lui un instrument signifiant au moindre de ses mouvements. S’il ne se sert pas d’une baguette, ses mains doivent œuvrer avec la même clarté. Mais avec ou sans baguette, ses gestes doivent avant tout et toujours porter une signification en termes de musique. »
Le photographe connaît bien la musique, sait déjà par coeur bien des mains et des yeux, instruments, baguettes et clés de sol, pupitres et métronomes, il interroge plus avant l'interprétation gestuelle d’une œuvre musicale dont le compositeur pourtant sensible à la fiction sonore aurait bien eu du mal à imaginer que sa musique puisse être interprétée autrement que par un être de chair, ancrée dans le réel, de l’interprétation au moins, et puisse tenir encore le haut de l'affiche des plus grandes salles de concert du troisième millénaire.

Marco Anelli est le témoin privilégié d'une communication d'un autre temps entre des sphères d'indicibilité et dont le chef détient les codes. Il doit être doué du « pouvoir de tout transmettre à son orchestre », rappelait Bernstein en soulignant bien que, dans le cadre de la direction orchestrale, il s'agissait de ces choses « intangibles, de ces mystères qu'aucun chef ne peut apprendre et acquérir. »

Les mélodies s'infiltrent au coeur de ce qui anime l'autre, tous les autres, elles ensorcellent toutes les rondeurs du monde et traversent les plus épais remparts dressées entre les êtres. Bernstein sentait que « par la musique nous accédons au plus près des plus secrètes émotions d’un autre humain. De fait, nous en ressentons la présence. Nous en pénétrons presque la pensée. Nous pensons ensemble.»

La musique s’accorde à la pensée et ce n’est pas une illusion de poésie bien qu'elle lui réponde amplement aussi, les yeux de Marco Anelli poursuivent le mouvement, en captent les ondes, en portent l'écho. Une vie d’intensité prodigieuse se joue à chaque seconde et témoigne de la richesse qualitative et quantitative de l’énergie physique, spirituelle et émotionnelle de celui qui abrite et vit la musique, de celui qui en vit, qui en joue pour n’être plus que musique en présence. 

L'orchestra nazionale di Santa Cecilia répète dans l'auditorium de l'Académie. La pianiste Mitsuko Ushida, paupières closes, cède corps et âme à Mozart, ses traits épousent les airs du concerto qui vibre le long de toutes ses cordes de virtuose, et renaît au bout de ces doigts qui ravissent le monde. Du regard levé au ciel aussi ou de ses poings dressés haut, au-dessus du clavier, d’autres musiques résonnent en parallèle, dans l’esprit de celui qui observe et se souvient, de celui qui écoute et entend, sans jamais rompre l’harmonie du tout, de celui qui est musique. Majesté et solennité règnent sur ses transes.

Chacune des images de ce recueil porte la réelle présence de la musique et de plus élevé encore au gré des affinités électives. Le philosophe George Steiner, dans Réelles présences, soulignait « que nous le voulions ou pas, ces questions immenses et banales autant que l'impératif du questionnement, qui constitue l'identité de l'homme, font de nous les voisins immédiats du transcendant. La poésie, les arts, la musique sont les instruments par lesquels s'exprime ce voisinage ».

Pour Steiner, aucun doute, la musique signifie. Elle fournit la « substance absolue à ce que j'ai cherché à suggérer de la présence réelle, disait-il, dans le sens où cette présence ne peut pas être montrée analytiquement ou paraphrasée ».  Elle se ressent et s'éprouve, elle envoûte celui qui l'apprivoise. Elle se laisse photographier parfois.

Part_4044
Arvo Pärt, Cantus in Memoriam Benjamin Britten (2010) Marco Anelli  
Le compositeur Arvo Pärt se retire en musique, en prière, comme à la tête d'une cérémonie religieuse. A l’heure de son Cantus in Memoriam Benjamin Britten, le musicien offre une paradoxale présence, toute de connivence avec le geste du chef Tönu Kaljuste et de pénétration de la mémoire du grand compositeur anglais qu’il salue au-delà. 

Le héros de Marcel Proust, Swann, avait éprouvé pour la musique « comme un amour »  qui « l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues ». A la recherche du temps perdu, il « trouvait en lui, dans le souvenir de […] certaines sonates qu’il s’était fait jouer pour voir s’il ne l’y découvrirait pas, la présence de ces réalités invisibles auxquelles il avait cessé de croire. »

Le souvenir de gestes et de notes tant de fois répétés, ceux et celles qui faisaient souffrir, qui ne se révélaient pas, ne donnaient aucun fruit, résistaient à tous les appels, finissaient un jour par céder une part du mystère. La musique insuffle une magie, le musicien semble avoir le pouvoir d’éveiller toutes les forces, il les convoque et les éprouve le premier. Il transporte mais il est le premier transporté, s’il ne l’était pas il ne transporterait personne. 

Le chef coordonne les transports de son orchestre tout en révélant le sien, à l’image de l'impétuosité des gestes de Pinchas Steinberg, l’esprit pourtant manifestement en retrait, à l’écoute, au fond de la musique même dont il puise l’extrême attention nécessaire à la conduite du Tristan et Iseult de Richard Wagner.

La musique du compositeur allemand avait subjugué Charles Baudelaire au point d’un extraordinaire émoi avoué dans les lignes d’une Lettre à Wagner datée du 17 février 1860. Au lendemain d’une série de concerts donnés à Paris auxquels le poète avait assisté, Baudelaire confiait au musicien s’être tout d’abord trouvé pris de vertige au bord de l'indicible : 
« J’avais commencé à écrire quelques méditations sur les morceaux de Tannhäuser et de Lohengrin que nous avons entendus; mais j'ai reconnu l'impossibilité de tout dire.»
« Il me semblait que cette musique était la mienne et je la reconnaissais comme tout homme reconnaît les choses qu'il est destiné à aimer, déclarait-il à Wagner. Pour tout autre que pour un homme d'esprit, cette phrase serait immensément ridicule, surtout écrite par quelqu'un qui, comme moi, ne sait pas la musique, et dont toute l'éducation se borne à avoir entendu (avec grand plaisir, il est vrai) quelques beaux morceaux de Weber et de Beethoven. » 


Beethoven doit surgir. Symphonies du sentiment, chargés de chuchotements et frissons d’amoureux, de vœux de volupté, de grondements guerriers, et tant d'épanchements d'âme que la musique romantique souffle toujours sur ses gammes. Le geste fait sens. Tel un prophète, le chef guide. Nulle machine n'est encore en mesure de le remplacer, mais des scientifiques cherchent avec avidité les trucs de ces sorciers. 


Gergiev_seq_orizz
Valery Gergiev - Ludwig Van Beethoven – Sinfonia n.5 in do minore, Op. 67 (2009) Marco Anelli

Dans l’emportement du corps, l’esprit doit demeurer serein, présent dans la délicate performance qu’ensemble ils accomplissent. Le violoniste Repin excelle, tout l’être de Gergiev s’envole, ses mains changées en ailes. Que le violon se brise et c’est la chute de l’ange. Le virtuose tient toujours ferme, sous son tact exigeant, les cordes lui entailleraient les doigts qu’il ne le sentirait pas.L'instrument est merveille, objet de toutes les attentions, il incarne le mouvement des sentiments, l'entraîne au plus haut vers les cimes. Tristement, la haine, la guerre et beaucoup d'ignorance piétinent les violons. 

Gesti dell'anima, Marco Anelli, postface de Giovanna Calvenzi (Ed. Peliti Associati)





                                                         Valery Gergiev - Vadim Repin - Ludwig van Beethoven ''Violin Concerto in D-dur, op. 61''