vendredi 24 mars 2023

FLESH of STONE de Michael Kenna

 

Flesh of Stone de Michael Kenna
FLESH of STONE de Michael Kenna

« L’historien n’a rien vu : il faut que l’artiste témoigne. » — Auguste Rodin

Il y a plus d’une décennie, la Bibliothèque nationale de France (BnF), à Paris, a organisé une rétrospective de l’œuvre de Michael Kenna, photographe anglais. Je me souviens d’être restée longtemps dans la contemplation de ses images vouées à l’épure, saisies sur toutes les rondeurs du monde. La puissante sensation de paix et de silence qui émanait de ses photographies, l’intensité et la beauté de ses contrastes de noir et de blanc, me captivaient. J’allais de l’une à l’autre, revenais sur mes pas et, une fois le premier tour de l’exposition achevé, je repartais pour un deuxième puis un troisième. Je ne me résolvais pas à partir, j’avais l’impression que, si je quittais les lieux, j’allais rater le clou du spectacle, ce qui me poignait mystérieusement depuis si longtemps dans sa photographie. Quand soudain, devant un énième examen de la photographie extraordinaire d’une statue moaï monumentale sur l’île de Pâques, l’illumination. Michael Kenna n’était pas l’auteur d’une œuvre sans visages. Enfin, je voyais clair, je saisissais ce qui me retenait et que je ne parvenais pas encore à formuler. L’humain n’était présent nulle part, il était absent partout.

Au fil des années suivantes, j’ai affiné mon regard sur son travail profondément mélancolique, ai fouillé davantage encore son œuvre foisonnante composée de tableaux qui ont fait sa réputation de photographe de paysages minimalistes. En retrait respectueux, il entraînait sur des rives esseulées, fantomatiques, silencieuses, contrastées, à contempler la paix d’une nature souveraine, à l’abri de tout outrage, épanouie, maîtresse d’elle-même. Elle s’offrait en majesté dans le vol des oiseaux, sur une colline enneigée, dans l’ascension d’une lune, auprès d’un arbre alangui. Avec ses Nuages matinaux, j’ai traversé les espaces grandioses de Monument Valley, aux États-Unis, et l’immensité désertique de Merzouga, au Maroc, admiré le lever de son Matin rouge sur les rives de l’île de Pâques, connu le vertige au sommet embrumé de ses Monts Huangshan, en Chine. Il poursuivait son odyssée, enveloppé de silence sur la route du monde.

Mais parfois, au cœur de ses voyages en solitude, je discernais la présence discrète de l’absent derrière des ouvrages que des mains avaient façonnés, cette palissade ténébreuse à l’abandon au milieu d’un champ de neige nippon, à Hokkaïdo, ou ces arbres taillés avec soin émergeant de nappes de brouillard dans un jardin français, anglais ou italien. Des traces aux évocations sacrées, révélant le meilleur dont l’absent est capable, se signalaient encore avec ce Torii majestueux érigé dans les eaux japonaises de Takaishima ou avec les pyramides de Teotihuacan au Mexique. Bientôt, je découvrais que l’absent des photographies de Michael Kenna pouvait aussi pleurer les millions de ses semblables honnis, affamés, volés, violés, torturés, assassinés, calcinés, exterminés dans les camps nazis en plein cœur de l’Europe.

L’absent, pour le meilleur et pour le pire. [...]

Extrait de L'Absent en présence, Zoé Balthus, préface de FLESH of STONE, Michael Kenna (NOIR éditions)


Flesh of Stone de Michael Kenna
FLESH of STONE de Michael Kenna

“The historian has not seen anything : the artist must bear witness.” — Auguste Rodin

Over a decade ago, the Bibliothèque nationale de France (the National Library of France) in Paris organized a retrospective of the work of Michael Kenna, an English photographer. I remember staying for a long time gazing at his images devoted to a clarity of lines, captured on all the roundnesses of the world. The powerful feeling of peace and silence that emanated from his photographs, the intensity and beauty of his black and white contrasts captivated me. I went from one photograph to the next, retraced my steps and, once my first tour of the exhibition was completed, went back a second, then a third time. I couldn’t bring myself to leave, feeling that if I did, I was going to miss the highlight of the show, what had mysteriously held my attention for so long in his photography. When suddenly, after yet another inspection of the extraordinary photograph of a monumental moai statue on Easter Island, I had an illumination. Michael Kenna was not the author of an oeuvre without faces. Finally, I saw clearly, I grasped what was holding me back and that I still could not express. Humans were not present anywhere, were absent everywhere.

In the years that followed, I honed my viewpoint on the profound melancholy of his work, delved even further into the abundancy of it, comprised as it is of tableaux that have made his reputation as a photographer of minimalist landscapes. Respectfully standing back, he swept one along forlorn, ghostly, silent, and contrasting shores, to contemplate the peace of a sovereign nature, sheltered from any ravages, in full bloom, master of itself. In majesty, it offered itself in a flight of birds, on a snowy hill, in the ascent of a moon, next to a languid tree. With his Morning Clouds, I crossed the grandiose spaces of Monument Valley in the United States, the desert immensity of Merzouga in Morocco, I admired the breaking of his Red Morning on the shores of Easter Island, before experiencing vertigo on top of his Huangshan Mountains in China. He was continuing his odyssey, wrapped in silence on the road of the world.

But sometimes, at the heart of his journeys in solitude, I discerned the discrete presence of the absent one behind the works that hands had shaped, this neglected gloomy palisade in the middle of a snowy Japanese field in Hokkaido, or these carefully trimmed trees emerging from sheets of fog in a French, English or Italian garden. Traces with sacred evocations, revealing the best thing the absent one is capable of, also stood out with this majestic Torii erected in the Japanese waters of Takaishima or with the pyramids of Teotihuacan in Mexico. Soon, I discovered that the one who was absent from the photographs of Michael Kenna could also mourn the millions of his fellow creatures—despised, starving, robbed, raped, tortured, burnt to ashes, murdered, exterminated in Nazi camps in the very heart of Europe.

The absent one, for better or for worse. [...]

Excerpt from The Absent One in Presence, Zoé Balthus, translation into English by Blandine Longre-Stubbs & Paul Stubbs, FLESH of STONE, Michael Kenna (NOIR éditions)