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jeudi 6 août 2020

L'essentielle marche de Giacometti


Homme qui marche III (droite), plâtre (1960) Atelier d'Alberto Giacometti reconstitué à partir d'éléments originaux
à l'Institut Giacometti (c) Zoé Balthus 



Entre quatre et sept ans, Alberto Giacometti ne voyait « du monde extérieur que les objets qui pouvaient être utiles à [son] plaisir. C’était avant tout des arbres et des pierres, et rarement plus d’un objet à la fois »Né le 10 octobre 1901 à Stampa, en Suisse italienne, ce fils de peintre post impressionniste, avait passé son enfance dans l’atelier paternel où, très tôt, il apprit à dessiner d’après nature. « J’avais l’impression que je dominais tellement mon affaire que je faisais exactement ce que je voulais. J’étais d’une prétention à dix ans…je m’admirais, j’avais l’impression de pouvoir tout faire avec ce moyen formidable : le dessin. » Il était doué, marchait en confiance sur les pas de son père. « C’est par pur égoïsme que je me suis mis dans la peinture et la sculpture […] La peinture, je l’ai vraiment aimée depuis tout petit. » Dès lors, sa voie semblait toute tracée.

A quatorze ans, il s’était mis à la sculpture en réalisant un petit buste de son frère préféré Diego. « Et là aussi, cela marchait ! J’avais l’impression qu’entre ma vision et la possibilité de faire, il n’y avait aucune difficulté, je dominais ma vision, c’était le paradis et cela a duré jusqu’à dix-huit ou dix-neuf, où j’ai eu l’impression que je ne savais plus rien faire du tout ! cela s’est dégradé peu à peu… la réalité me fuyait. » Cela avait commencé en 1920, à Venise, la découverte des Giotto dans la chapelle de l’Arène à Padoue, venait de le bouleverser. Même Tintoret qu’il idolâtrait ne souffrait la comparaison, tombait de son piédestal. Giotto était « le plus fort ». Pourtant, le soir même, l’observation d’un groupe de jeunes filles qui marchaient dans la rue, allait de nouveau tout chambouler. « Elles me semblaient immenses, au-delà de toute notion de mesure et tout leur être et leurs mouvements étaient chargés d’une violence effroyable. Je les regardais, halluciné, envahi par une sensation de terreur. C’était comme un déchirement dans la réalité. Tout le sens et le rapport des choses étaient changé. Les Tintoret et les Giotto en même temps tout petits, tout faibles, mous et sans consistance, c’était comme un balbutiement naïf, timide et maladroit. Pourtant ce à quoi je tenais tant dans le Tintoret était comme un très pâle reflet de cette apparition et je compris pourquoi je ne voulais absolument pas le perdre. »

« Quoique je regarde, tout me dépasse et m’étonne. »

Ce genre de choc face au réel ne cesserait de se reproduire tout au long de sa vie. Giacometti observait tout, tout le temps, à chaque instant, depuis toujours, déplaçait les perspectives, questionnait les apparences, doutait des distances, bousculait les rapports. Peindre et sculpter, pour lui, signifiait « voir, comprendre le monde, le sentir intensément et élargir au maximum notre capacité d’exploration ». Il appréhendait l’art et la vie de cette même façon. Comme cette fois parmi tant d’autres, au Louvre, où il allait revoir les sculptures sumériennes qu’il aimait tant. Son attention fut bientôt attirée par une femme qui venait de se pencher sur une tête du pays de Sumer. L’œuvre qu’elle observait soudain apparut aux yeux du sculpteur tel « un caillou grossièrement gravé ». En revanche, il ne pouvait plus détacher son regard de la femme qui lui faisait l’effet d’ « un objet merveilleux […] une sorte de mouvement transparent dans l’espace ; un objet vivant, la merveille des merveilles. »

Frappé par l’extraordinaire, l’insaisissable « vivacité » des vivants, les œuvres d’art finissaient par lui paraître « mortes », le désenchantaient. « Une sorte de désespoir s’est emparé de moi, parce que je pensais que jamais personne ne pourrait saisir complètement le mystère des visages et de la vie qui s’y reflète. » Il éprouva de telles impressions jusqu'à la fin de sa vie, en 1966. Il raconta en 1962, que les dernières fois où il s’était rendu au Louvre, il s’en était « littéralement enfui ».

Arrivé à Paris en janvier 1922, il avait vécu dans des chambres d’hôtel à deux sous pendant les trois années passées à la Grande Chaumière à étudier « chez Bourdelle », ancien élève et assistant d’Auguste Rodin. Le jeune Alberto y copiait des modèles vivants et déjà, avait compris qu’il était tout à fait impossible de saisir la réalité. La prise de conscience d'une telle impossibilité lui paraissait à la fois tragique et dérisoire. Il en était complètement désespéré. Et s’il n’avait pas alors abandonné ses études, c’était seulement pour ne pas peiner son père, disait-il. Mais sans doute était-il trop tard, le jeune homme était tout entier possédé par son art. D'ailleurs, il affirmait déjà sa façon peu orthodoxe, dans la lignée de Rodin, il suivait son propre chemin, par exemple à considérer le plâtre en digne matériau de sculpture. Et pourquoi n'y ajouterait-il pas de la couleur s'il en a envie ? « Je ne pouvais plus supporter une sculpture sans la peindre et très souvent, j’ai essayé de les peindre d’après nature. » Son approche singulière ne fut d'abord pas vue d’un très bon œil, on le moquait, on se détournait d’une mine dégoûtée. Lui ne savait pas trop où il allait mais savait qu'il voulait y aller quand même. Il avait grandi libre, le demeurerait toujours.

Atelier d'Alberto Giacometti reconstitué à l'Institut Giacometti (c) Zoé Balthus 
Sa formation terminée, en 1925, il s’installa dans un atelier rue Froidevaux, aux abords du cimetière de Montparnasse, qu’il quittera deux ans plus tard pour emménager à deux pas de là, au 46 de la rue Hyppolite-Maindron, dans un atelier de fortune de 25m2. Sans commodités, seulement doté d’une ampoule électrique qui pendait au plafond, d’un poêle à charbon, il y avait ajouté un lit, un bahut, une table, un cendrier, un chevalet, deux tabourets, deux selles de sculpteur et une petite chaise pour le modèle, sans oublier son premier buste de Diego. Un escalier de bois abrupt et bancal accédait à une étroite mezzanine où un petit matelas permettait à son frère, qui posait pour lui et l’assistait, d’y rester dormir. Une baie vitrée donnait sur une cour où l’artiste trouvait de l’eau courante. Jamais il ne quitta ce lieu.

« C’est drôle quand j’ai pris cet atelier en 1927, il m’a paru minuscule », se souvint Giacometti, alors sexagénaire, « j’avais prévu de partir dès que possible parce que c’était trop petit. Mais plus je restais, plus il grandissait. Je pouvais y faire tout ce que je voulais […]  J’ai déjà fait mes grandes sculptures ici, celles de L’Homme qui marche. A un moment, j’en avais trois grandes en même temps ici. Et j’avais encore assez de place pour peindre. » 

« Pâle image de ce que je vois »

 Giacometti avait fini par renoncer, en 1925 après l'école, à travailler d’après nature en raison de cette désespérante impossibilité de sculpter ou peindre ce qu’il voyait. « Cela me semblait absurde de courir après une chose qui était vouée à l’échec total dès le départ. Je me suis dit que ce qu’il me restait à faire, si je voulais continuer, c’était refaire de mémoire, ne faire que ce que vraiment je sais. Pendant dix ans, je n’ai plus fait que reconstituer. Je ne commençais une sculpture qu’une fois que je la voyais assez clairement pour la réaliser. Le jour où je le faisais, je la construisais en un temps minime, le temps de réaliser. »

L’originalité de sa démarche le lia à d’autres artistes qui, comme lui, cheminaient hors des sentiers battus. Et bientôt il fut enrôlé dans le groupe surréaliste d’André Breton. A partir de 1930, Giacometti s’imposa au sein du mouvement comme l’un de ses rares sculpteurs dont les premières années très prolifiques confirmèrent un engagement authentique. En 1931, Salvador Dali savourait le succès de sa Gradiva, « celle qui marche », peinte d’après la nouvelle éponyme de Wilhelm Jensen, devenue culte pour les surréalistes. Dans son petit atelier, Giacometti, lui, œuvrait sans relâche, en vue de la grande exposition surréaliste de 1933. Il y présenta ainsi Le Mannequin (1932), une sculpture conçue sur le modèle des mannequins en bois que l’on trouvait à l’époque dans les vitrines des magasins. Cette pièce en plâtre blanc avait été ornée d’une superbe paire de seins, d’un mystérieux creux au milieu de la poitrine — comme si on lui avait méticuleusement ôté le cœur — et d’une volute de violon en guise de tête, sorte d’écho peut-être au Violon d’Ingres (1924) du photographe surréaliste Man Ray.

Mais ces débuts tout feu tout flamme ne durèrent pas. Les six premiers mois de 1933 marquèrent un affaiblissement dans sa création pour le groupe, et le décès brutal de son père en juin accentua encore la tendance; Il préféra passer les six mois suivants en Suisse auprès de sa « merveilleuse » mère. L’année d'après, il ne réalisa qu’une seule sculpture de facture surréaliste. Interrogé cette année-là par Breton et Paul Eluard, dans la revue Minotaure, qui voulaient savoir quelle avait été la rencontre capitale de sa vie. Giacometti leur fit cette incomparable réponse : « Une ficelle blanche dans une flaque de goudron liquide et froid m’obsède mais simultanément je vois, une nuit d’octobre 1930, passer la démarche et le profil — une petite partie du profil la ligne concave entre le front et le nez — de la femme qui depuis cet instant s’est déroulée comme un trait continu, à travers chaque espace des chambres que j’étais. Cette rencontre m’a donné et me donne, malgré la surprise et l’étonnement, l’impression du nécessaire. Il me semble que chaque rencontre qui m’a touché s’est présentée au jour au moment de la nécessité. »

Femme qui marche I,  bronze, version 1936 (1932) Alberto Giacometti
 (c) Zoé Balthus
L'artiste allait bientôt métamorphoser son Mannequin surréaliste en Femme qui marche, tout d’abord dans une version en plâtre sans bras, telle une Vénus de Milo mais sans tête, et dont la démarche de profil évoquait l’Egypte antique. Elle paraissait aussi incarner sa vision d'octobre 1930. En effet, cette créature longiligne, toute en jambe, exhibait un profil dessiné d'un formidable trait continu. Cependant, une telle Femme qui marche avait de quoi se heurter à l'esprit et aux visées du surréalisme. Une représentation pure et simple du réel, même sans cœur, était une hérésie, selon les préceptes du groupe de Breton. Nombreux en avaient été expulsés pour des manquements plus discrets.

« Le même visage pendant cinq ans, fait, défait, refait… »

Giacometti n'avait pas, semble-t-il, été rappelé à l'ordre. Et à l’une des quatre questions du Dialogue de 1934 que lui posait Breton, en juin cette année-là, « Qu’est-ce que ton atelier ? », le sculpteur répliquait : « ce sont deux petits pieds qui marchent. » Etait-ce une provocation inconsciente ? Songeait-il à sa Femme qui marche ? Elle devait habiter ses réflexions alors qu'il élaborait justement une seconde version dont le dos allait être remodelé et la cavité du buste comblée. Et de fait, « l’impossibilité de faire quoi que ce soit d’après nature » tourmentait toujours intensément l'artiste. Il demeurait obsédé par l’idée de sculpter une tête, d’autant qu’il en avait repéré une sublime et véritable qui, secrètement, occupait ses pensées d’homme et d’artiste. Si bien qu’un soir de décembre 1934, lors d’un dîner avec quelques surréalistes, il s’ouvrit franchement sur ses affres artistiques auprès de Breton qui le prit très mal, selon son biographe James Lord. Une telle ambition artistique, aux yeux du patron du surréalisme, était absolument révolue, historiquement et esthétiquement redondante. Le débat s’enflamma. Se trouvant bientôt à court d’arguments face à un Giacometti droit dans ses bottes, Breton attaqua ses créations d’objets de décoration qu’il réalisait de temps en temps avec Diego pour améliorer leur quotidien. Breton argua qu'elles servaient des préoccupations bourgeoises et, par conséquent, contrevenaient dangereusement aux principes mêmes du surréalisme. La charge ne fut pas du goût du sculpteur qui lâcha alors : « Tout ce que j’ai fait jusqu’à présent n’est pas autre chose que de la masturbation ». A ces mots, Breton jugea qu’il fallait tirer « la situation au clair une bonne fois pour toutes », ce à quoi le sculpteur riposta : « Ne te donne pas cette peine, je m’en vais. » Il venait de claquer la porte du surréalisme, perdant dans la foulée certains amis, mais cela ne l’empêcha pas de présenter sa Femme qui marche I, en bronze, à l’exposition surréaliste de Londres en 1936. D'ailleurs, Giacometti ne renia jamais ses œuvres surréalistes.

Le poète René Crevel, dont le suicide en juin 1935 avait peiné le sculpteur, était lui-même parvenu à une conclusion peu amène à l’égard du mouvement surréaliste qu’il descendait en flammes dans son Discours aux peintres : « la volonté de l’inédit pour l’inédit, l’escroquerie du scandale formel, une rage d’originalité à tout prix, sans fondement réel, soit idéologique, soit affectif, aboutissent aux pires calembredaines… Il faut savoir aller ‘à rebours’ à condition que cet ‘à rebours’ ne devienne jamais ‘à reculons’. »

Ainsi, l’artiste reprit, tel Sisyphe, son cheminement solitaire er laborieux. Un jour de 1935, Diego dont les traits étaient semblables aux siens, revint poser dans l’atelier afin qu’Alberto puisse renouer avec son obsession. Il triturait la terre de plus belle tentant de faire surgir le visage qu'il reconnaîtrait enfin. Mais quinze jours plus tard, il avait « retrouvé l’impossibilité de 1925 ». Il dira ne pas savoir s’il travaillait pour faire quelque chose ou pour savoir pourquoi il ne parvenait pas à faire ce qu’il voulait. De fait, pour lui, une sculpture n’était « pas un objet, c’est une interrogation, une question, une réponse, elle ne peut ni être finie, ni être parfaite. » Il continua néanmoins de travailler avec Diego jusqu’en 1940, « tous les jours, en recommençant tous les jours, la TÊTE. »

Le sculpteur travaillait sans relâche, se mettait à l’œuvre, modelait, taillait, recommençait, détruisait, réessayait, ratait encore, démolissait de nouveau, ratait mieux, passait du désespoir à la félicité cent fois, mille fois par jour, sept jours sur sept, trépignant, pestant à tout bout de champ. « C’est absurde ! », « aïe, pas moyen ! » et les « merde ! » perçaient le silence avec régularité. Et soudain, il se réjouissait des progrès qu’il accomplissait « toutes les dix minutes, non toutes les cinq minutes ». Tel était son quotidien, beckettien. 

« D’une certaine manière, c’est plutôt anormal de passer son temps, au lieu de vivre, à essayer de copier une tête, d’immobiliser la même personne pendant cinq ans sur une chaise tous les soirs, d’essayer de le copier sans réussir, et de continuer. […] C’est une activité purement individuelle. Extrêmement égoïste et gênante, par là même au fond. Toute œuvre d’art est enfantée totalement pour rien. Tout ce temps passé, tous ces génies, tout ce travail, finalement, sur le plan de l’absolu, c’est pour rien. Si ce n’est cette sensation immédiate dans le présent, que l’on éprouve en tentant d’appréhender la réalité. Et l’aventure, la grande aventure, c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu chaque jour, dans le même visage, c’est plus grand que tous les voyages autour du monde. » Bien sûr, ce visage, qu'il fouillait à en perdre la tête, lui ressemblait comme un frère. 

« Mais pourquoi, pourquoi les fleurs nous semblent-elles merveilleuses ? »

Figurine dans une boîte entre deux boîtes qui sont deux maisons
détail 
 (1950) Alberto Giacometti (c) Zoé Balthus
C’est à cette époque qu’une Anglaise, Isabel Nicholas, était arrivée à Paris en 1934. Elle étudiait à la Grande Chaumière, fréquentait les artistes de Montparnasse, posait aussi pour certains peintres dont Derain, grand ami de Giacometti. Elle était, selon James Lord, « grande, svelte, superbement proportionnée, elle se déplaçait avec l'agilité prédatrice d'un félin. Quelque chose d'exotique, suggérant d’obscures origines, se révélait sur sa bouche, ses pommettes hautes et ses yeux sombres aux paupières lourdes, au regard d'une intensité exceptionnelle, bien que lointain. » Alberto avait remarqué de loin cette brune racée. Son impression fut foudroyante. Il épiait ses traits, ses gestes, les intonations de son corps. L’artiste saisit rapidement qu'Isabel était une femme d’exception, susceptible d’offrir « enchantement et sécurité ». Giacometti avait surtout l’habitude de fréquenter les prostituées, « les poules » comme il les appelait, sans l’ombre d’un mépris. Il les respectait, les aimait, les couchait aussi sur papier, il en sculptera une Caroline, son dernier modèle dont il fut très épris. « Je suis presque à genoux devant elles. Si j’étais une femme, je me ferais poule », avait-il malicieusement déclaré à son ami, le philosophe japonais Yanaihara Isaku. Mais à l'époque, devant Isabel, il était déboussolé, ne savait pas comment s’y prendre. Elle-même raconta que le sculpteur l’avait abordée dans un café. « J'avais ressenti une étrange sensation pendant que j'étais observée avec une intensité remarquable par un homme aux traits singuliers. Cela continua plusieurs jours durant jusqu'à ce qu'un soir, me levant de table, il se lève aussi et s'avance : ‘’Est-ce qu'on peut parler ?’’. A partir de là, nous nous nous rencontrâmes quotidiennement, toujours à 5 heures du soir, il se passa des mois avant qu’il me demande de venir à son atelier et poser. Je savais déjà qu’il avait changé ma vie pour toujours. »

Ils allaient ensemble au Louvre, visiter les galeries des antiques, surtout de l’Egypte ancienne. Il avait d’ailleurs réalisé une première sculpture de sa tête en 1936, baptisée L’Egyptienne. Il en façonnera une deuxième deux ans plus tard.

Un soir de 1937, le sculpteur se promenait dans le quartier latin, il était tard, faisait nuit noire, quand de loin, il aperçut Isabel, debout dans l’obscurité, sur un bout de trottoir. Cette vision s’inscrivit à jamais dans l’esprit et l'œuvre du sculpteur : « c’est que la sculpture que je voulais faire de cette femme, c’était bel et bien la vision très précise que j’avais eu d’elle au moment où je l’avais aperçue dans la rue, à une certaine distance […] je voyais l’immense noir autour d’elle, des maisons ; et donc pour faire l’impression que j’avais, j’aurais dû faire une peinture et non une sculpture ou alors j’aurais dû faire un socle immense pour que l’ensemble corresponde à la vision ». Il s’était dès lors mis à concevoir une multitude d’Isabel, figures minuscules constituant autant de prototypes de ses futures femmes debout. Il avait écrit plus tard à Isabel à propos de cette image féminine récurrente, de moins de cinq centimètres : « la figure c’est vous et vue en un instant, il y a très longtemps, immobile boulevard Saint-Michel, un soir ».

Le 18 octobre 1938, Alberto Giacometti avait célébré ses 37 ans, huit jours plus tôt. Cet après-midi-là, Isabel, qu’il continuait de désirer sans oser se déclarer, se trouvait dans l’atelier pour une séance de pose. Elle se tenait assise sur la petite chaise dédiée aux modèles, sans bouger, tandis que lui, debout devant elle, allait et venait, sans la quitter des yeux. Soudain, d'après James Lord, il lui dit : « Voyez comme on marche bien sur ses deux jambes. N'est-ce pas merveilleux ? L’équilibre parfait. » Plus tard, ils avaient passé ensemble la soirée au Café de Flore. Leur relation  platonique le frustrait tant qu'il l’avait quittée sur cet étrange aveu : « je perds absolument pied ! ». L’artiste avait ensuite continué de marcher, seul dans la nuit. Parvenu à la place des Pyramides, à quelques pas de la statue de Jeanne d’Arc, une voiture, roulant à trop vive allure, fit une embardée et le faucha avant d’aller elle-même s’encastrer dans une vitrine, sous les arcades. Giacometti, à terre, ne comprenait pas bien ce qu’il venait de se passer, voyait seulement qu’il avait perdu une chaussure et que son pied droit lui semblait bizarre, comme « détaché de la jambe ». Il souffrait en effet d’une double fracture et fut plâtré pendant un mois. Il s’amusa d’abord de devoir marcher à l’aide de béquilles. Les mois passèrent l’artiste ne retrouvait toujours pas l’usage normal de son pied. Il abandonna finalement en 1939 de son propre chef les béquilles qu’il troqua contre une canne. « La guérison fut longue mais ce fut néanmoins une bonne période pour moi », confia-t-il en 1964. Il s’émerveillait de l’étrangeté de l’existence, de ce qu’il tenait pour un pressentiment. « Une fois de plus la vie s’était chargée, à ma place, de me mettre de l’ordre dans une situation qui m’était devenue insupportable. J’ai pu trouver une issue à ma relation avec cette femme. Elle me rendit visite tous les jours à l’hôpital, et nous sommes restés amis jusqu’à ce jour. »

Mais Alberto Giacometti avait été si mal soigné, qu’il restera à jamais boiteux.

« Une sculpture ne détrône jamais aucune autre. »

Quoiqu’il en soit, en cette année 1939, le sculpteur demeurait insatisfait de ce qu’il réalisait face à ses modèles et, de guerre lasse, cessa de chercher à « réussir une tête » à tout prix et s’attela à sculpter des personnages entiers. Mais à chaque fois, se produisait le même phénomène désopilant, il commençait une figure qui faisait plusieurs dizaines de centimètres et, malgré lui, elle finissait invariablement par faire moins de cinq centimètres. « C’était diabolique ». « A ma terreur, les sculptures devenaient de plus en plus petites, elles n’étaient ressemblantes que petites, et pourtant ces dimensions me révoltaient, et inlassablement, je recommençais pour aboutir, après quelques mois, au même point. » Il ne restait rien de son travail, il s’épuisait en vain. « J’en avais marre. Je me suis juré de ne plus laisser mes statues diminuer d’un pouce. »

Son appréhension même de la réalité était mouvante. En 1945, il fit l'expérience, contre toute attente, de « la vraie révélation, le vrai choc qui a fait basculer toute [sa] conception de l’espace », dans une salle obscure de cinéma. Il y fit soudainement l’expérience d’une nouvelle façon de percevoir. D’abord en regardant le grand écran, puis en observant les spectateurs à ses côtés, et enfin à la sortie de la séance sur le trottoir même du boulevard Montparnasse, il éprouva « l’impression d’être devant quelque chose de jamais vu, un changement complet de la réalité… oui, du jamais vu, de l’inconnu total, merveilleux ». Il disait avoir eu jusque-là une vision photographique du monde mais là, il prenait « tout d’un coup conscience de la profondeur dans laquelle nous baignons tous » sans que nous n’y prêtions attention, et « du même coup il y a eu revalorisation totale de la réalité à [ses] yeux. » Depuis, la photo était devenue pour lui « un signe plat ». En revanche, il restait subjugué par sa nouvelle vision du monde. « C’était émerveillant ».

Les jours suivants, dans l’atelier même, la sensation perdurait, s’affirmait même davantage et « alors il y a eu transformation de la vision de tout… »  Désormais, il ne verra « plus jamais, plus jamais, plus jamais », les êtres grandeur nature. Depuis les terrasses de café qu’il aimait fréquenter, il observait les gens qui marchaient, il en prenait la mesure, vérifiait crayon à l'appui qu’ils n’étaient  pas plus grands que le pouce. « Il ne reste de la réalité que l’apparence. Si un personnage est à deux mètres – ou à dix – je ne peux plus le ramener à la vérité de la réalité positive. »

« Il faut faire plus léger que l’air, plus dur que le basalte »

Figurine dans une cage (1950) Alberto Giacometti
(c) Zoé Balthus
Ce fut un épisode fondamental puisque ses minuscules figures tendirent peu à peu à laisser place dans son travail à des figures debout, aux tailles variées allant jusqu’à un mètre de hauteur ! Toutefois, « à ma surprise, elles n’étaient ressemblantes que longues et minces et je luttais contre, j’essayais de les faire larges ; plus je voulais les faire larges, plus elles devenaient étroites ». Il en était consterné, se demandait ce que tout cela pouvait bien signifier. En trimballant lui-même une de ses grandes oeuvres dans un taxi, une étonnante explication s’était imposée, finissant de se convaincre qu’il voulait inconsciemment faire tendre ses créatures vers une légèreté idéale, parce que « […] un homme qui marche dans la rue ne pèse rien, beaucoup moins lourd en tout cas que le même homme mort ou évanoui. Il tient en équilibre sur ses jambes. On ne sent pas son poids. »

Le café était un de ses postes d’observation de l’humanité favoris. Il pouvait dessiner dans son carnet, penser, fumer, boire du vin, mémoriser, scruter les gens dans la rue à sa guise. « Un peu comme les fourmis, chacun à l’air d’aller pour soi, tout seul, dans une direction que les autres ignorent. Ils se croisent, ils se passent à côté, non ? sans se voir, sans se regarder. Ou alors ils tournent autour d’une femme. Une femme immobile et quatre hommes qui marchent plus ou moins par rapport à la femme ; Je m’étais rendu compte que je ne peux jamais faire qu’une femme immobile et un homme qui marche. Une femme, je la fais immobile et l’homme, je le fais toujours marchant. ».

A partir d’un rêve qu’il fit en 1946, dans lequel racolaient des prostituées dans un café du boulevard Barbès, il écrivit avoir remarqué qu’elles avaient « des jambes étranges, longues, minces et effilées », avant d’éprouver abruptement que « le temps devenait horizontal et circulaire, était espace en même temps » et « avec un étrange plaisir, [il se voyait] promenant sur ce disque espace-temps […] (jouissant de) la liberté de commencer où il voulait ». Le temps et l’espace étaient alors devenus pour lui « absolus », avait-il ensuite affirmé, « la distance est un tout, il suffit de la dessiner pour s’en apercevoir ». Ou de marcher.

Il marchait dans son rêve de 1946, il courrait dans le poème de 1952, mais la tête lui échappait encore et toujours :

 « Un aveugle avance la main dans le vide (dans le noir, dans la nuit)
Les jours passent et je m’illusionne d’attraper, d’arrêter ce qui fuit
Je cours, je cours sur place sans m’arrêter »

En cette année 46, il conçut la maquette en plâtre d’un projet de monument pour la Chase Manhattan Bank à New York : « c’est une grêle jeune fille qui tâtonne dans le noir et qui s’appelle la Nuit », dont le poème confirme qu’il en rêvait. L'artiste continuait d'explorer son art dans son sommeil même. La figure apparaîtra dans un catalogue d’exposition sous le titre Étude pour un monument.  Installée sur le plateau d’un socle de bois blanc rectangulaire, une fente horizontale ajourant une des parois, la figurine marche, mains en avant, doigts écartés exprimant le tâtonnement. A la fin de 1947, Giacometti qui comptait en produire un agrandissement, changea d’avis. « Je n’ai plus aucune envie de l’agrandir, il faut la laisser telle quelle est et la faire peut-être plus tard très grande, mais un peu plus grande ce n’est pas possible. » Ce premier petit plâtre sera retravaillé quand même et rebaptisé Esquisse pour un voleur

La Nuit II,  plâtre (1946 - 1947) Alberto Giacometti 
(c) Zoé Balthus
 Il donna, peu de temps plus tard, le jour à un autre plâtre semblable qu’il ne résista pas à concevoir de plus grande taille, ôté de ses attributs féminins, ses bras revinrent le long du corps, les mains pendantes aux doigts serrés. Il la retravailla dans une version pour la fonte qui ne sera jamais fondue. Mais ces deux figures de La Nuit endommagées au fil des ans, ne portent plus aujourd’hui que quelques bouts de plâtre sur leurs squelettes de métal filiformes. Précieuses aux yeux du sculpteur, il ne s’était pourtant jamais résolu à les restaurer, tout en étant bien conscient de l’état de décrépitude qui finirait par les délabrer irrémédiablement. Giacometti s’appuya tout le temps sur elles pour en créer de nouvelles jusqu’en 1950 : Homme qui marche grandeur nature (1947), Trois hommes qui marchent (1948), Homme traversant une place par un matin de soleil (1949), La Place (1948), Figurine dans une boîte entre deux boîtes qui sont deux maisons (1950), sa dernière femme sculptée en mouvement, ou encore Homme qui marche rapidement sous la pluie (1950), initialement baptisé moi me hâtant dans une rue sous la pluie. Ce titre aura sans doute initié le célèbre cliché en noir & blanc immortalisant le sculpteur qui traverse la rue sous la pluie, son imperméable remonté sur la tête, saisi en 1961 par le photographe Henri Cartier-Bresson.

« Je n’ai pas le choix. Ou je continue, ou je crève. »

En tout cas, il est difficile de ne pas penser à l’instar de David Sylvester que : « les autres Homme qui marche peuvent tout aussi bien, peut-être inconsciemment, être lui-même. Il est significatif qu’il n’ait jamais fait poser un modèle dans la posture de la marche : on peut en déduire que ses figures qui marchent ont été conçues par comparaison plutôt que visuellement, elles traitent des sensations motrices de la marche – parfois peut-être de la marche avant l’accident qui l’a rendu boiteux. » Cela, Giacometti ne l'a jamais dit, mais la marche, les pieds, les jambes ne cessaient de le préoccuper.

Il réalisa en 1958 une jambe en plâtre ciré, longue, toute fine et lui consacrera même un texte, deux ans plus tard, pour s’en expliquer comme on le lui demandait. Il y confiera avoir eu la vision de cette jambe dès 1947, à la période où il avait déjà sculpté Bras et mains seuls et qui correspondait aussi à la création de certains Homme qui marche. Cela participait de notre vision du monde, comme il le rappelait souvent, rien ne nous permet jamais d’embrasser du regard un être dans son intégralité, nous sommes seulement en mesure d'en voir une partie à la fois, qui suggère la présence de l’ensemble. Mais ce qui l’avait convaincu de sculpter enfin cette pièce « c’était le désir, le plaisir physique d’avoir devant [lui] à une hauteur précise un pied d’une dimension précise, le genou à telle hauteur et le haut de la cuisse à ce point précis au-dessus de [lui], et ce qui comptait autant c’était l’angle, la direction du pied, de la jambe, de la cuisse avec, d’une certaine manière, le genou comme point fixe. Par contre, la manière dont étaient modelées les différentes parties comptaient très peu. » Rodin avait aussi sculpter une multitude de pieds et de mains, surtout des études mais les plus réussies furent fondues en bronze.  

Giacometti passa les trente dernières années de sa vie à œuvrer, en peinture, dessin et sculpture, sur une infinité de variations du buste de l’homme, de l’homme qui marche et de la femme debout. Installé là, au milieu de son minuscule atelier poussiéreux, assorti aux tonalités brunâtres et grisâtres de ses créations, baigné de fumée de tabac brun et de vapeur de térébenthine, jonché de débris de plâtre, il s’évertuait à interroger, ce que ses yeux lui montraient, ce que la réalité voulait bien lui révéler, arqué sur cette nécessité de la rendre tangible, à questionner les visages, les corps, les attitudes.  « A la fois tendu vers la réalisation de la statue — donc hors d’ici, hors de toute approche — et présent. Il ne cesse de modeler », nota Jean Genet. Rien d’autre ne comptait. Le sculpteur passa la plus grande partie de son existence dans « une pauvreté volontaire », disait-il. Sa fortune arriva tard, à la fin de sa vie, mais son quotidien demeura rigoureusement le même. « Aujourd’hui j’ai eu une grosse rentrée d’argent que je n’ai pas mérité. 60.000 francs pour un petit dessin, c’est complètement absurde. On dirait une putain ! » avait-il confié un jour à Yanaihara.    

Homme qui marche III, plâtre peint (1959 -1960) Alberto Giacometti
(c) Zoé Balthus
En juin 1959, selon Annette, que Giacometti avait épousée dix ans auparavant, il était absorbé par sa dernière tentative d’accomplir enfin le projet de monument pour la place du gratte-ciel de la Chase Manhattan Bank. La notion d’échelle, l’appréhension du gigantisme l'inquiétait, le torturait même sans doute. Il sculptait cependant trois grandes sculptures en plâtre pour New York, une Grande Femme debout de 2 m 75 de hauteur, un Homme qui marche d’environ 2 m 20 et une Grande Tête, « aussi grande qu’il peut la faire », dira Annette. Au mois d’octobre suivant, il avait détruit le plâtre de la Tête et de la Grande Femme, et les recommençait cette fois en terre mais, au moins, il semblait « content » de son Homme qui marche

« Je pense que j’avance tous les jours ; ah ça j’y crois même si c’est à peine visible. Et de plus en plus, je pense que je n’avance pas tous les jours, mais que j’avance exactement toutes les heures. C’est ça qui me fait trotter de plus en plus, c’est pour ça que je travaille plus que jamais. (…) ça ne revient jamais en arrière, plus jamais je ne ferai ce que j’ai fait hier soir. C’est la longue marche. »

Ses créatures, Homme qui marche I et II en bronze, le III en plâtre peint (1959-1960), l’avaient bien fait trotter. Ses œuvres avaient avancé au même rythme que lui, exactement toutes les heures. Elles venaient de quelque part, très loin, de l’Egypte ancienne au moins, traçaient une route, visitaient Rodin et son Homme qui marche, le temps d'une halte, poursuivaient un chemin. Giacometti le savait bien, lui, depuis le temps que « le mouvement n’était plus qu’une suite de points d’immobilité. Une personne qui parlait, ce n’était plus un mouvement, c’étaient des immobilités qui se suivaient, complètement détachées l’une de l’autre ; des moments immobiles qui pourraient durer, après tout, des éternités, interrompus et suivis par une autre immobilité ».

Ecrits, Alberto Giacometti, éd. Hermann « Arts »
Giacometti, a biography, James Lord, éd. Farrar, Straus and Giroux
Avec Giacometti, Yanaihara Isaku, éd. Allia
L'Atelier d'Alberto Giacometti, Jean Genet, éd. L'Arbalète
En regardant Giacometti, David Sylvester, éd André Dimanche
Alberto Giacometti Isabel Nicholas, correspondances, éd. Fage
L'atelier Alberto Giacometti, Catalogue, éd. Centre Georges Pompidou/Fondation Giacometti

samedi 26 mars 2016

La solitude habitée de Barceló

Miquel Barceló dans l'atelier aux portraits à l'eau javel – mars 2016 (c) Zoé Balthus

Zoé Balthus – L'an dernier lorsque nous nous sommes vus, tu exposais L'Inassèchement chez Thaddaeus Ropac, et tu m'avais annoncée cette double exposition à la Bibliothèque nationale de France (BnF) et au musée Picasso. Pour ce dernier, tu me disais que l'idée était intimidante. Qu'en est-il à présent ?

Miquel BarcelóFinalement, j'ai pris la chose avec naturel, sans me poser de questions. Ca va. Il fallait d'abord oser le faire, et une fois le pas franchi, il reste ce que je fais, la tauromachie, les animaux à cornes, ces choses que Picasso a fait toute sa vie... je fais ça aussi sans être dans le pastiche, alors pourquoi pas ? Il vaut mieux être naturel, pas besoin d'accrocher ses tableaux à l'envers. D'autant que le musée est si près de mon atelier ! (Rires)

Zoé La corrida, oui, comme Goya avant Picasso. Il y a quelques toiles anciennes lumineuses, au musée. Et de splendides gravures à la Bnf. L'an dernier, tu m'en avais montré quelques-unes, toutes fraîches... des taureaux que tu destinais très clairement à la Bnf. C'était aussi pour ce livre La Solitude sonore du Toreo sur ce texte ancien de José Bergamin...

Miquel – Oui, j'ai fini le livre mais je n'ai plus arrêté d'en faire, j'en fais tout le temps, chaque jour. (Il m'entraîne autour des piles de somptueuses gravures dédiées à la tauromachie). C'est quelque chose qui disparaît, la corrida. C'est étrange... un art finissant.
Je n'avais pas prévu que cela durerait si longtemps mais je crois que cela m'amène quelque part. J'ai continué, c'est devenu plus ambitieux. Je n'aime pas savoir ce que ça va donner, ni combien de tableaux je vais faire, j'essaie de faire ce que le tableau décide, je ne sais pas faire autrement. La conjonction entre le sujet et la technique, j'aime bien.

Zoé –  Parfois, justement, je me demande si ce n'est pas plus la technique que le thème qui te porte et t'emmène quelque part.

Miquel – Oui, enfin, pas la technique, disons plutôt la matière. La gravure est une matière qui blesse. Tu vois tous ces outils, chacun produit une sorte de blessure différente. Ils sont utilisés dans différents métiers, qui n'existent bientôt plus, ce sont des métiers du XIXe siècle. J'en ai même dessinés certains que j'ai fait concevoir au pays basque par une damasquinerie, des ciseleurs qui enchâssent des fusils de chasse, des épées. 

J'ai besoin de ces outils un peu particuliers (il montre une vingtaine d'outils sur sa table). Ils produisent des marques spécifiques que j'ai dessinées et dont j'ai besoin pour mes gravures de tauromachie, pour évoquer ces blessures que l'on fait au taureau. Ca marche bien, c'est une blessure différente répertoriée dans mon catalogue d'outils. C'est un peu de l'animisme tout ça... J'aime bien que chaque outil symbolise un métier, un savoir-faire, un truc qui a disparu. En même temps, c'est tellement beau. Chacun fait un truc très précis. Celui-là, c'est un scalpel de chirurgien, ça c'est un outil de dentiste. Mais ce n'est pas du fétichisme ! (Rires) 

C'est juste un petit jeu... je ne sais pas où ça m'emmène mais je sens que ça me conduit quelque part, je continue pour ce groupe de gravures, à chaque fois en noir et blanc, chaque fois un peu plus noir et un peu plus blanc. C'est une petite partie de mon travail. Je fais ça en guise de défouloir. Souvent tard la nuit. 

Torero (Etat 2 - 2015) Miquel Barceló - BnF  2016 (c) Zoé Balthus
 Zoé – Tu exposes beaucoup d'oeuvres anciennes, plutôt méconnues... une facette plus intime ?

Miquel – Oui, mais ce n'est pas une rétrospective ! Ce n'était pas le but du tout. J'ai seulement voulu des choses anciennes, et des  toiles modernes, un peu mélangées, je pense que c'est bien.

Zoé – Cela permet en effet de voir le chemin parcouru, la cohérence dans ton travail pourtant si varié entre toutes les disciplines...

Miquel – La cohérence... c'est amusant (rires) ce n'est pas le but du tout ! Pour moi c'est drôle, je me sens toujours dans l'incohérence. Quand j'étais jeune, la cohérence était synonyme d'obligation. Mes amis, tous plus âgés que moi, étaient au parti communiste, c'était des gens des assemblées, qui répétaient tout le temps : 'il faut être cohérent'. Et moi, je me disais: 'je ne suis pas du tout cohérent, je fais chaque matin, quelque chose de différent'. Moi, je me croyais dans l'incohérence, c'était la seule chose que j'avais l'incohérence, c'était même mon seul atout ! (Sourire)

Mais maintenant, à la longue,  tout cela à l'air de tenir ensemble, malgré tout. Ce n'est pas voulu. C'est malgré nous que l'on fait les choses, je n'ai aucun mérite...

Zoé – Tu te surprends toi-même ?

Miquel – Parfois... je suis surtout étonné quand je fais quelque chose avec l'impression que c'est nouveau et d'un coup je découvre dans un de mes vieux carnets que j'avais déjà fait cela et j'avais oublié ... Tu sais, tout ce que je fais c'est de la peinture, même si c'est en argile, je suis un peintre. C'est valable pour ce que je fais en céramique ou en plâtre.

Zoé – Picasso soulignait cela aussi...
Miquel – C'est vrai, je ne fais pas de différence. La céramique il faut la sécher, la cuire, ensuite la fondre en bronze ou pas, je ne fais pas de hiérarchie. Je tourne d'un atelier à l'autre. Parfois je peux rester dans le même pendant des semaines sur un portrait. Mais souvent, je fais trois ou quatre choses différentes dans une même journée. J'aime ne pas prévoir.
  
Zoé – J'ai trouvé de la nostalgie dans ce mur de briques et de visages en céramique, que tu exposes au musée Picasso. J'ai pensé que le Mali te manquait, que tu lui rendais hommage. 
Détail du "Grand verre de terre" – BnF – avril 2016 (c) Zoé Balthus
Miquel – Oh oui, c'est vrai le Mali me manque ! Mais ce n'est pas de la nostalgie... je suis enragé avec ça !! Ce n'est pas la nostalgie d'un endroit qui n'existe plus, c'est un endroit où je ne peux pas aller, mes amis sont foutus, c'est très frustrant, c'est terrible pour les gens là-bas. Ils ont moins de perspective. Ca allait de mieux en mieux, ils sortaient de ce marasme post-colonial, avaient réussi à sortir de la dictature militaire de manière pacifique. C'est un pays qui a une culture magnifique, une diversité musicale, et toutes ces ethnies très vivantes... Aujourd'hui, il n'y a plus de commerce, il y avait un brassage entre l'Europe et l'Afrique noire. Maintenant il y a l'uranium et le pétrole qui place le pays au milieu de nouveaux enjeux économiques. C'est complexe, on ne peut pas réduire la situation à une petite guerre de religions. 
Tout ce que j'ai appris je l'ai appris au Mali, le peu de choses que je n'ai pas apprises au Mali, je les ai désapprises ou plutôt réapprises autrement là-bas. La terre, celle dont on tire l'argile, c'est comme la lumière, ça ne coûte presque rien. "Du monde, je n'aime guère que la terre et la pierre" comme l'a écrit Rimbaud...

Zoé – Justement je pense davantage à Tierra y Luz que 'Sol y Sombra' ? Ce titre est de toi ? 

Miquel – Non, ce n'est pas moi qui l'ai choisi mais finalement je n'ai pas trouvé mieux. Comme pour la performance Paso doble, c'est quelqu'un d'Avignon qui avait trouvé le titre. J'ai trouvé plein de défauts au titre et puis je m'y suis fait et je trouve que ce n'est pas si mal. Sol y sombra, cela évoque les tarifs des places dans les arènes, à l'ombre c'est plus cher parce qu'il fait très chaud. Mais l'ombre finit par couvrir toute l'arène. Mais bon je pense que c'est une bonne image pour cette expo. 

Zoé –  Le Grand verre de terre,  la monumentale fresque que tu as créée à la BnF, c'est l'idée que tu m'avais montrée développée dans la maquette d'une vaste pièce de quatre panneaux de verre peints à l'argile destinés à une installation au Brésil pour l'été prochain... c'est toujours d'actualité ?

Miquel – Oui, à Belo Horizonte... c'est compliqué le Brésil... j'ai pensé aussi y mettre du son, mais finalement, je pense que les bruits de la nature extérieure, ceux de la jungle,  ce sera bien aussi. 

Paseillo avec taureau cuivre (2015) Miquel Barceló- musée Picasso  2016 (c) Zoé Balthus
C'est le projet d'un pavillon de 60 m par 50 m badigeonné d'argile dessiné à travers lequel est projetée la lumière naturelle comme la fresque de la BnF mais je ne veux pas trop prévoir, je préfère improviser. Je veux que ça garde cette fraîcheur de la chose qui n'a pas été trop préméditée. Je vais faire un film avec la  verrière et la grotte Chauvet, j'aime bien ce dialogue. Un long travelling... 

Pour la BnF, cela a pris une autre dimension, 200 m sur 6 m de hauteur... c'est 1.200 m2 de fresque ! Je l'ai réalisé en douze jours ! Mais peu importe, j'ai effacé des parties puis recommencé, j'aurais pu continuer encore, c'était un plaisir. J'ai vraiment aimé faire cela.  Au début j'ai gravé sur l'argile sèche et puis j'ai vu que c'était un peu trop graphique alors je me suis mis à travailler sur l'argile fraîche, avec le corps, les bras, les coudes, les deux bras, c'est devenu plus physique, plus sensuel, plus pictural. Et puis cela est devenue une vraie peinture et quand la lumière ensoleillée traverse la fresque elle s'anime...

Zoé – Oui, tu m'avais dit : "tu vois, je réinvente le cinéma" et tu l'appelais le "dessin infini'...

Miquel – C'est drôle, n'est-ce pas ? Parce que toutes ces inventions du XIXe siècle deviennent des techniques picturales, comme ces outils qui n'ont plus de maître, le cinématographe, la photographie, la lithographie. C'est drôle, c'est comme un héritage d'un vieil oncle. Au moment où on annonce que la peinture est morte, on reçoit un héritage.

Zoé – J'aime ton rapport au livre, aussi, ton Livre des Aveugles est merveilleux, un peu mystérieux ?

Miquel – C'est vieux ça, ça date de 1991. C'est un livre pornographique pour les aveugles, il y a un rapport avec l'Histoire de l'oeil de Georges Bataille mais surtout l'idée était de faire une peinture sans image,  parce que les aveugles voient seulement par le toucher, avec une histoire en braille, que l'on

voit mais qu'on ne peut pas comprendre, cela ressemble beaucoup à mes tableaux des années 89-90, mes paysages de désert. On peut en faire une double lecture, d'un côté il y a le livre érotique seulement charnel, de l'autre côté au contraire il n reste que l'ossement, blanc.

Zoé – A la BnF, il y a certains de tes carnets, une grande toile figurant une bibliothèque qui rappelle L'Amour fou pour laquelle j'éprouve une grande tendresse et au musée Picasso une pièce consacrée à l'atelier...

Miquel – L'atelier est un thème récurrent, il n'y en a pas de nouveau encore mais je suis sûr que je vais en faire d'autres (rires). Comme les arènes. Je travaille tout seul comme les peintres d'il y a cent ans, alors le peintre dans l'atelier reste une image centrale. C'est souvent une manière de m'en sortir, quand je suis un peu dans une impasse, je regarde autour de moi, et fais un atelier pour finir ou commencer quelque chose. Cela revient régulièrement comme la bibliothèque, c'est d'ailleurs une extension de l'atelier. C'est presque synonyme. L'amour fou, une toile ancienne qui reproduit l'artiste dans l'atelier, où il y a autant de livres que de tableaux et le peintre en érection (Rires).

Profil sur Oreille d'éléphant naturalisée (2014) - Atelier du Marais - mai 2015 (c) Zoé Balthus
Zoé – Quels sont tes projets ?

Miquel – Mon projet est de travailler tous les jours ! Je travaille sur un mur de céramique pour une grande chapelle romane pour bientôt. Je ne peux pas dire où. Je fais un tableau de 15 m pour une fondation que je ne peux toujours pas dévoiler. L'expo de New York cet automne, je fais des choses et voilà, je ne prépare pas. Je travaille sur plusieurs livres importants. Et puis, je fais photographier toute mon oeuvre. C'est tellement mauvais en général, les photographies d'oeuvres d'art. On verra !!

dimanche 10 mai 2015

Miquel Barceló: « enfant gâté » sur les pas de Picasso

Miquel Barceló dans son atelier parisien — mai 2015 (c) Zoé Balthus

L’Espagnol Miquel Barceló a inventé ce mot L’inassèchement intitulant l'exposition de 17 grandes et récentes toiles, organisée jusqu’au 31 mai par son nouveau marchand Thaddaeus Ropac dans sa galerie parisienne. L’artiste protéiforme a fait naître des poulpes bleus, des seiches rosées, des pieuvres aux tons vert, jaune, rose et orange, et des poissons au fusain entre des anémones de mer multicolores en hommage à Joan Miró, de Majorque comme lui. 
  
Il peint ses tableaux à plat, les toiles tendues au sol. Elles finissent par ressembler à des étendues liquides, comme des bouts d'une mer impossible à assécher. « A Majorque le climat est si humide que ça met deux fois plus longtemps pour sécher », relève-t-il dans un français, avec un accent ibérique, à couper au couteau, néanmoins charmant. 

Ces oeuvres surgissent dans l’épaisseur de ses pigments qu’il prépare lui-même à Majorque (Baléares) où il est né, a grandi et où il passe encore la moitié de son temps quand il ne travaille pas dans son atelier du Marais, installé depuis 1991. Avant, il avait eu un atelier près des buttes Chaumont. Son histoire avec la France est ancienne. Elle remonte à son initiation. Il ne l'a plus jamais vraiment quittée. En ce moment, il reste-là dans la capitale française à oeuvrer d'arrache-pied, comme à son habitude.

Il explique que le transport des œuvres pour l’exposition a dû être repoussé. « Il y avait une flaque qui séchait millimètre par millimètre plus lentement encore que les autres, raconte-il. Elle concentrait des minéraux, des résidus de mercure, c’était très beau d’ailleurs. Cela m'a donné l'idée du titre, un peu à la Michaux». Il sourit. « J’aime bien Michaux ».  

Miquel Barceló est un érudit, sa culture est phénoménale. Quand il n’est pas attelé à sa création, il est plongé dans les livres, encyclopédies, dictionnaires de symboles, de zoologie, monographies, romans. Une photo de Marguerite Duras, et une autre de Baudelaire sont accrochées au-dessus d'un secrétaire sur la mezzanine à dessin, qui surplombe l'atelier aux grandes toiles. En 1984, sa toile L’Amour fou disait tout de sa passion des livres alors qu'il se peint seul, allongé et nu au coeur d'une immense bibliothèque exhibant une formidable érection. 

Son atelier est en vérité un hôtel particulier qui abrite un dédale de grandes pièces consacrés à des activités spécifiques. Traversée du sombre « cabinet de portraits » comme l'a baptisé son ami et compatriote, l'écrivain Enrique Vila-Matas qui a signé la préface du catalogue de L'Inassèchement. Il a pris la pose pour le peintre qui désigne son portrait adossé à d'autres. Les portraits d'environ 60  x 70 cm se comptent par dizaines et occupent les trois quarts de l’espace, murs compris, du sol au plafond. Ses modèles sont « surtout des amis ». Il les a peints à l'eau de javel sur des toiles préalablement noircies. On peine à reconnaître certaines personnalités célèbres pourtant, comme Agnès Varda ou Patrick Modiano. 

Il les montre chez lui mais ne les a jamais exposés. « Ils font beaucoup trop peur ! », plaisante-t-il. Mais il le penseellement, leur abord est indéniablement lugubre.

Il avait tenté cette technique, la première fois,  afin de peindre le visage d'un ami africain, un albinos de Gao, au Mali, où il a une maison et un atelier depuis de nombreuses années.  Il n’y a pas mis les pieds depuis trois ans, depuis la guerre. Il montre des photos de « sa maison » à flanc de rocher qui domine la plaine ocre. « Regarde comme c’est beau, là, le village, tu vois, et là c’est ma famille. Ca me manque l’Afrique, tu sais », souffle-t-il, la gorge un peu serrée. « C’est pas bon ce qui se passe. Mais j’ai des nouvelles, je les appelle tous les deux ou trois jours. Ce sont mes frères ».

Miquel Barceló se remet à peine d’une méchante pneumonie qui l’a forcé à un séjour à l’hôpital. 

« Là-bas, ils ont fait un sacrifice pour moi, en apprenant que j’étais malade », dit-il, manifestement ému, « ils ont égorgé un animal, tu sais, tout un rituel avec le sang de la bête. Tu vois, ça marche à tous les coups, je suis guéri ». Il prend ces choses-là au sérieux, respecte leurs croyances et leur culture. Il les aime tels qu'ils sont et il est aimé d'eux. Là-bas, il vit comme eux, à leur rythme et apprend auprès d'eux, sur leurs terres, tant de choses, différentes ou autrement

Il a par exemple découvert à Gao que les termites pouvaient être de formidables auxiliaires artistiques, qu'elles étaient douées pour créer de fines perforations en dévorant ses papiers, ses matières ses toiles et autres supports. L'artiste a cherché et trouvé le moyen d'orienter leurs dévorations à son idée. « Je continue à travailler avec les termites, et leur envoie régulièrement de la nourriture », fait-il d'un air entendu.

Une vaste vitrine couvre tout un pan de mur dans laquelle trônent des crânes de bêtes, des cornes, des dents qui lui servent de modèles, entre autres souvenirs d'Afrique à l'instar de ses premières céramiques, des têtes réalisées dans les années 80 au Mali, qu'il a lui-même « cuites au feu de paille ». 

Atelier de gravure de Miquel Barceló — mai 2015 (c) Zoé Balthus
Dans cette grande pièce lumineuse, où un squelette humain en résine se balance à une poutre, il travaille surtout la gravure et le dessin. Il m'entraîne vers un mur où sont accrochés des cornes d’antilopes africaines, une bestiole empaillée, un crâne d'animal mort, et « une très vieille oreille d’éléphant » dont on lui a fait cadeau. « On voit bien que c’est moi, n’est-ce pas ? » Il n'attend nulle réponse. Cet autoportrait exécuté à la pyrogravure le réjouit comme un enfant s'exalte de son premier dessin. « C’est drôle non ? Regarde, ça fait les rides », fait-il en suivant du bout du doigt les traces du temps gravées naturellement dans l’épiderme du pachyderme. J'observe tour à tour son visage et l'oreille, c'est stupéfiant, il est reconnaissable sans y être réellement figuré. Quel sorcier !

Les accidents et les hasards jalonnent son œuvre. Il les apprivoise, les intègre, en fin de compte, il les espère même, ils sont toujours les bienvenus. « L'attention cognitive n’est pas nécessaire à mon travail, je peux écouter un match de foot, un livre audio, de la musique, et continuer à peindre. Je ne peins pas dans le silence. Plus je débranche cette partie rationnelle, mieux ça marche », dit-il en précisant toutefois qu'il ne s'agit pas de l'application du principe surréaliste de l‘écriture automatique. Quand il peint, il ne veut simplement pas entendre sa pensée le guider, lui commander de faire ceci ou cela.

« Parce que c’est là que l’on fait ce que l’on sait faire et moi, ce que je sais faire ne m’intéresse plus», insiste-il. Il aime innover et se tromper en tâtonnant. « C’est une activité physique complète et plus tu fais des erreurs mieux ça marche ». A l'entendre, je pense à Rater mieux de Samuel Beckett, aux considérations semblables d'Alberto Giacometti, celles de l'ami Francis Bacon, bien sûr.

« C'est un peu comme quand tu donnes à un singe un pinceau plein de peinture, et qu'il commence à faire n’importe quoi », s'amuse-t-il. Rires encore. Belle occasion d'évoquer certaines grandes toiles telles que Soledad organizativa, qui représente un grand primate splendide sur son séant,  affichant une sérénité toute souveraine.

Impossible de taire l'émotion éprouvée à la découverte de sa toile Le Déluge qui date de 1990. Sensible au récit que j'en fais, il raconte aussitôt dans quel contexte son tableau a vu le jour. Il venait de peindre une série consacrée au désert, « très minérale à l'image de l’Afrique». Le Déluge devait y mettre un terme, idéale manière d'en finir avec la saison sèche. « Du coup, j’ai inventé la pluie. Au moyen d'une scie, c’était amusant », dit-il fièrement sans livrer pour autant les clés de sa technique. 

« Tout ce que je fais est expérimental » ajoute-t-il, avant d'enchaîner sur « la grande panoplie de sujets » qui caractérise son oeuvre et favorise le renouvellement dont il a tant besoin« C'est l'avantage d'être un peintre figuratif ».

Il se souvient avoir rencontré le plasticien américain Donald Judd, car ils avaient la même galerie à New York. « Il regardait mes tableaux et ne comprenait rien à ce que je faisais ». Lui s'intéressait à Judd et son travail abstrait depuis son plus jeune âge et le comprenait d'ailleurs parfaitement, raconte-il, « c'était presque épidermique, il ne pouvait pas accepter que mes tableaux représentent des visages, des yeux ou des mains. Il avait cette logique historiciste interdisant le figuratif ».

« Encore une maladie du XXe siècle », cingle-t-il, avant de rappeler qu'il estdans l'Espagne de 1957autrement dit sous le régime fasciste de Franco. « Je me suis libéré des interdictions. Toujours est-il que je fais encore de la peinture, un truc de vieux quoi ! ». Nous partons d'un autre fou rire. Il hausse les épaules : « Mais je m'en fous ! »

La jeunesse ne s'intéresserait-elle plus du tout à la peinture ? Selon lui, il n’y a presque plus de peinture, « très peu ou plutôt très mauvaise. Mais ça va, ça vient. Comme Dracula, elle ressuscite toujours ! La peinture meurt et boum ça repart ! ». Le propre de toute création est d'être régie par des cycles.

Il m'invite à le rejoindre, à la grande tables’amoncellent des gravures sur le thème récurrent de la tauromachie, à passer les doigts sur la plaque de cuivre rugueuse où une scène de lutte apparaît entre l'animal et le torero, entre l'artiste et l'oeuvre.
« Les ciseaux à bois, je les utilise sur le cuivre, et ceux à cuivre, pour le bois, j’aime bien détourner les choses… Je travaille chaque jour un peu comme ça, ça marche bien, c’est amusant »
Eaux fortes, aquatintes, pointes sèches, arènes tournoyantes, taureaux noirs face aux matadors qui ressemblent à la mort. « Je sais que la tauromachie est finissante ». Il lâche soudain : « la mise à mort ça fait partie du livre ».  

Il y en a déjà une vingtaine et l'artiste dit envisager de les montrer dans une salle de la Bibliothèque nationale (BNF), lors de l'exposition de mars 2016 qui lui sera consacrée.  

Cette nouvelle série de gravures est de toute beauté. Elle soutient amplement la comparaison avec les scènes tauromachiques des maîtres, ses compatriotes Francisco de Goya y Lucientes et Pablo Picasso dont il reconnaît lui-même l'influence, et le défi audacieux que représentent de tels sujets. Nous nous souvenons ensemble du maître de Malaga, présence constante. Picasso s'est frotté lui aussi toute sa vie à Goya, Vélasquez, Ingres, ou Cézanne.

Comme ces maîtres, Miquel Barceló travaille sans cesse chaque jour jusqu’à épuisement. Il explore de nouvelles techniques. « Je les réinvente ». En besoin de changement perpétuel, il ouvre les champs de sa création. Dans la même journée, il fait tour à tour de la peinture, de la gravure, du plâtre, et dessine dans ses carnets. 
« Je n’ai pas signé de contrat pour faire comme ça bien sûr, mais sinon c’est chiant ».
 En cela aussi, il ressemble à Picasso. Il l'admet volontiers. « Aussi loin que je me souvienne, il a été mon peintre préféré, mon modèle en tout ». Sa sincérité d'enfant fanatique est poignante, d'autant mieux perçue et partagée.
« Son engagement dans la vie, avec les choses, sa manière d’être au monde, poursuit-il, un véritable engagement physique pas seulement théorique, même politique, si tu veux. Jamais je n’ai cessé de m’intéresser à Picasso »
Miquel Barceló et son autoportrait sur l'oreille d'éléphant — mai 2015 (c) Zoé Balthus
Tout au long du jour,  il passe d’un atelier à l’autre, d’une discipline à une autre. Il se lève vers huit heures et travaille jusqu’à minuit.  
« J’ai besoin d'énormément de temps pour travailler beaucoup. Avec l’âge, je me disais que je parviendrais à travailler plus vite, je croyais que je serais plus efficace, que je ferais en une heure ce que je faisais en une journée. Oui, je travaille plus rapidement mais je fais aussi plus de choses, c’est inéluctable »
Il ne résiste pas au plaisir de dévoiler la maquette d’une grande peinture de 16 m qui « sera terminée à la fin de l’été, pour une fondation » dont il préfère taire le nom pour ménager l'effet.

Il en profite pour m'annoncer son programme à venir. Une grande toile sera exposée au Grand Palais dans l’exposition Picasso Mania, à la rentrée. Et puis, il inaugurera aussi le nouvel espace de la galerie Bruno Bischofberger à Zurich en octobre.

En 2016, il exposera aussi en Amérique latine, au Pérou et surtout au Brésil, à Inohtim, le plus grand musée à ciel ouvert, dans la jungle de Belo Horizonte, où il dévoilera ce qu’il appelle « un dessin infini ». Une oeuvre époustouflante dont j'ai promis de ne pas trahir la teneur et dont il présentera un aperçu à la BNF. Il exposera simultanément  de nouvelles œuvres au Musée Picasso.
« On va voir si j’assume tout ça ou pas  [] Miró était de Majorque, mais Picasso, toujours fertile, est mon préféré. Je ne viens pas de Duchamp, même si j’aime bien Duchamp », précise-t-il, avant de revendiquer sa filiation. « Je viens de Picasso, je descends de cette branche-là ».

On le sait le peintre a été sollicité pour participer à la reconstitution de la Grotte Chauvet au fond de laquelle il a eu le grand privilège de descendre plusieurs fois. Il en a été bouleversé. « C’est une grande merveille, c’est la grande découverte artistique du millénaire », juge-t-il. L'artiste-voyageur a visité pas loin d'une centaine de grottes sur plusieurs continents, dont bien sûr celles de Lascaux et d'Altamira qui ont environ 14.000 ou 15.000 ans. Mais à la lumière de ses différentes expériences, il est catégorique : la fascinante Chauvet n'a pas d'équivalent. 

« C'est le grand chef-d’œuvre, on n’en mesure pas assez l’importance, regrette-t-il, c’est une expression unique, une qualité artistique inouïe de 37.000 ans dont on ne sait rien et ils se trompent sur la façon de l'aborder.  C'est comme s'ils tentaient de décrypter les vestiges Mayas avec la pierre de Rosette ». Et d'ailleurs, il aurait préféré qu'on ne reconstitue pas sa réplique, selon lui, il y aura forcément, un jour ou l'autre, un impact négatif qui en découlera. Il l'a fait savoir. « Bon, au moins on essaie dans l'immédiat de ne pas l’abîmer ».
Il a en outre consacré récemment de longs mois à peindre des tableaux tout blancs, ultra-blancs dont il n’a montré pour l’instant que quelques pièces à New-York où il exposera à l’automne 2016. « C’était comme une espèce de rigueur imposée, un défi que de tenir cela pendant presqu'un an ».

Manifestement la période blanche est bel et bien révolue. Dans l'atelier consacrée à la peinture, au sol couvert de taches multicolores, sous une immense verrière, plusieurs toiles de grandes tailles sèchent aux murs. Retour à vingt mille lieues sous les mers, avec une grande pieuvre aux tons rosé, jaunes et vert ici, sa jumelle est exposée à la galerie Ropac vendue à plusieurs centaines de milliers d'euros. Des poulpes aux gros yeux globuleux, inquisiteurs même. Et puis, dans un autre registre, une grande bête brune, à cornes, aux traits et aux tonalités évoquant justement une peinture rupestre.

Il admet être une sorte d'« enfant gâté » qui a toujours fait ce qu'il a voulu, comme il a voulu, quand et partout où il a voulu, tout au long de ses cinquante années de vie d'artiste, prolifiques. 

Je fais mention du peintre américain, Jean-Michel Basquiat décédé en 1988. « Jean-Michel était mon ami, il a séjourné chez moi à Majorque. On a beaucoup pleuré sa mort, se souvient-il. C’est ma génération, alors c’est un peu flippant quand j'y pense... on était les plus jeunes de la Documenta en 1982 ».   

Il a encore beaucoup trop de choses à faire, il ne veut surtout pas mourir de si tôt. Et de confier le plus sérieusement du monde : « je n'ai pas encore accompli mon œuvre, ce n’est encore qu'un début... ce n'est pas une boutade ».