Arashiyama, Kyôto (c) Zoé Balthus |
Traductrice, essayiste et romancière, elle vit depuis plusieurs décennies dans la culture du Japon dont elle est une éminente spécialiste, Corinne Atlan a traduit une soixantaine d'oeuvres japonaises, dont une majorité de romans (Haruki Murakami, Ryû Murakami, Yasushi Inoue, Fumiko Hayashi) mais aussi du théâtre et de la poésie. L'auteure vient de publier Un Automne à Kyôto (Albin Michel), essai intimiste dans lequel elle invite à la flânerie au cœur de l'ancienne capitale nippone, propice à d'introspectives réflexions sur cette société et sa culture qu'elle explore en profondeur, dans toute la subtilité de la langue. Elle a accepté de parler ici de son œuvre et bien sûr de son métier de traductrice, à commencer par l'exigence de son travail de transmission qui s'illustre opportunément dans une mise au point cruciale de sémantique.
Zoé Balthus : Après trente ans de l’ère Heisei (1989 - 2019) le Japon est entré le 1er mai dans l’ère 令和" ou Reiwa, formule qui a été traduite dans la presse internationale par Belle Harmonie. Comment traduis-tu Reiwa ?
Corinne Atlan : Il s’agit seulement de deux caractères, mais ils condensent toute la question de la traduction et de l’ambiguïté inhérente au japonais. Si tu poses la question à dix traducteurs, tu obtiendras dix traductions différentes. Il y a un côté subjectif dans la traduction : aucune n’est totalement satisfaisante parce que, par essence, elle ne peut être tout à fait conforme à l’original.
Pour ma part, je traduirais Harmonie Ordonnée. 和", Wa, c’est l’harmonie. Et c’est aussi le Yamato, le nom du premier Etat japonais. Le Japon est bien cet « empire de l’harmonie » (titre d’un petit livre que l’ai publié aux éditions Nevicata en 2016), dont l’harmonie obligatoire peut aussi se révéler pesante. Le premier caractère, Rei, 令 est plus compliqué à traduire. C’est un caractère à double sens, en fait. Officiellement, il est tiré d’un poème du Manyoshu, la plus ancienne anthologie poétique du Japon, et a le sens d’agréable, doux. Mais selon moi, traduire simplement Reiwa par Belle Harmonie ou encore Excellente Harmonie, est une traduction « politiquement correcte ». Elle omet tout double sens. Or ici, il y a une allusion perceptible par tous les Japonais. Beaucoup de choses fonctionnent ainsi au Japon : il y a Omote, l’endroit, et Ura, l’envers. Et l’envers a souvent plus d’importance que l’endroit...
Pour en revenir au sens du caractère, effectivement, en poésie classique, il veut dire « doux, agréable ». On le trouve aujourd’hui encore dans certaines expressions où, placé devant un autre mot, il signifie honorable, agréable etc., cependant on ne peut exclure le fait qu’il signifie aussi ordre, commandement. Ce n’est pas forcément antinomique puisqu’autrefois un ordre émanant de l’empereur, considéré comme une divinité, ne pouvait être que parfait par essence, et bénéfique aux sujets rassemblés sous sa bienveillante puissance. Seulement, le Manyoshu, l’anthologie à laquelle le choix de ce caractère fait référence, date d’une époque où il faisait sans doute bon vivre si on appartenait à l’aristocratie, impériale ou guerrière, mais si on faisait partie du peuple, de la paysannerie, c’était certainement tout autre chose.
Il est notable aussi que cette expression particulière, puisée dans le Manyoshu, provienne directement du monde nippon alors que jusque-là, les noms d’ère se référaient au monde chinois. Disons que c’est un retour aux sources japonaises, avec une certaine résonance nationaliste.
Le Japon vit aujourd’hui sous le gouvernement nationaliste d’Abe, bien évidemment favorable à l’application stricte de la loi et l’ordre. Tous les amis japonais que j’ai interrogés perçoivent l’idée de commandement, dans le Rei de Reiwa. Et ça leur fait un peu froid dans le dos. Mais d’autres préfèrent n’entendre que le sens de la douceur…
En tant que traductrice, je ne peux pas choisir uniquement le côté agréable de la version officielle, il faut aussi faire entendre le revers, Ura : « attention, tout le monde doit marcher comme un seul homme ». Dans ordonnée, avec un O majuscule, j’entends le double sens comme en japonais, c’est à la fois beau, harmonieux et sévère. Ordre et beauté au sens baudelairien en quelque sorte. Voilà pourquoi j’ai proposé cette traduction quand Rafaële Brillaud m’a interrogée pour le journal Libération.
J’ai vu aussi passer dans la presse la traduction Vénérable Harmonie, c’est à mon sens une bonne traduction, qui témoigne d’une certaine recherche car on entend à la fois le sens « officiel » et en filigrane la notion d’ordre ou du moins d’obéissance avec le verbe vénérer.
Le comité de sages qui a choisi le nom de la nouvelle ère ne peut pas ignorer que, quel que soit le sens classique de Rei - et les Japonais d’aujourd’hui sont beaucoup moins imprégnés de culture classique que les générations précédentes - le kanji 令, visuellement, montre une personne qui se prosterne sous un « toit » (le pouvoir) qui rassemble et protège les sujets de l’empire. Ce toit peut être écrasant aussi, il y a là une véritable ambivalence. Au Japon, on n’est pas dans l’abstraction de l’alphabet, l’écrit a une dimension visuelle que trop souvent les traducteurs ne prennent pas du tout en compte.
Le nom choisi pour une nouvelle ère est censé évoquer la tendance, la direction que l’Etat entend donner à l’avenir du pays pendant la durée de cette ère, et le fait est que Reiwa a une connotation un peu autoritaire derrière la douceur apparente.
Arashiyama, Kyôto (c) Zoé Balthus |
Zoé Balthus : On entend bien, grâce à ton éclairage, aussi oui : marchons au pas tous ensemble. C’est intéressant ce que tu dis de l’abstraction de notre alphabet et de l’image, du dessin dans l’idéogramme. Nos conceptions semblent diamétralement opposées. Comment Japonais et Occidentaux s'appréhendent-ils ?
Corinne Atlan : Au Japon, il existe une véritable double culture : les Japonais ont intégré nombre de concepts occidentaux ou américains, tout en gardant la spécificité de leur culture et de leurs traditions. Ce contraste explique en partie la fascination des occidentaux pour ce pays : un pays dont les références modernes ressemblent à première vue aux nôtres, pourtant très vite on se sent « sur une autre planète » (j’entends régulièrement cette expression à propos du Japon). C’est certain, les Japonais partagent nos références ou les connaissent, ils ont lu et étudié des livres français, russes, américains (traduits en japonais bien sûr) à l’école, ont vu les mêmes films que nous. Mais à l’inverse, il y a une grande méconnaissance de la culture japonaise en France, en dépit de la fascination qu’elle exerce. Beaucoup de gens vont dire qu’ils adorent Haruki Murakami, que le Japon les fascine. Mais que savent-ils réellement de la culture de ce pays, quels autres auteurs connaissent-ils ? La France me semble un pays très ethno-centré, l’intérêt pour la culture de l’autre est souvent teinté d’exotisme : on est fasciné, mais on part toujours de soi, on ne remet jamais en question ses propres valeurs. Ainsi, beaucoup de gens s’intéressent à la littérature japonaise mais le plus souvent sans se poser la question de la langue d’origine. D’où nous vient cette œuvre, de quelle culture, de quelle Histoire ? Il faut se poser la question, pour comprendre vraiment le texte.
Je pense par exemple à Jets de poèmes, dans le vif de Fukushima (Pop&Psy, Eres) de Wagô Ryoichi, une poésie « à vif » pourrait-on dire, écrite pendant la catastrophe même et diffusée initialement sur Twitter. Ces poèmes m’ont vraiment touchée et j’ai eu à cœur de les traduire et les transmettre avec toutes ces ambiguïtés propres au japonais, cette polysémie, ce jaillissement de la parole avec des sons presque « primitifs », des cris, des onomatopées. Un langage non intellectualisé, au plus près du ressenti. C’était vraiment important de faire passer ces aspects-là dans ma traduction. Certaines choses sont compliquées à transposer dans une autre langue, mais c’est justement ce qui est intéressant pour un traducteur. Et la poésie est un champ privilégié pour travailler sur ces questions.
Zoé Balthus : Justement je voulais parler aussi de ça avec toi, la transition est toute trouvée. Dans ton essai paru l’an dernier Un Automne à Kyoto, tu racontes un échange avec un vieux monsieur japonais auquel tu déclarais que « tout est traduisible », quand il soutenait le contraire. Tu n’as pas souhaité poursuivre le débat sur ce point parce que traduire n’était pas le métier de ce monsieur, et tu ne t’y es pas étendu, ce n’était pas le propos de ton livre. Mais j’aimerais que l’on en parle ici…
Corinne Atlan : Ah oui, tout à fait. Ce monsieur, instinctivement, considérait le haïku comme intraduisible. C’est une forme poétique ancienne et profondément japonaise, ce qui la rendrait intraduisible, c'est une opinion répandue au Japon, une réflexion que j’entends souvent. Mais pour un traducteur, tout texte est traduisible, quelles que soient les difficultés qu’il pose. En revanche, une fois qu’un texte est traduit, les gens ne se rendent pas compte du travail accompli pour le restituer dans une autre langue. C’est le cas notamment pour les traductions du japonais vers le français. Sur Internet, par exemple, même des sites spécialistes de littérature japonaise citent des extraits sans mentionner le nom du traducteur, cela me choque toujours. « Le texte d’untel est formidable ! ». J’ai envie de dire : « bon d’accord, je suis contente que cela vous plaise mais cela n’a pas été rédigé directement en français. Derrière ce que vous lisez, il y a un traducteur, qui a transposé le style, le sens, pour vous permettre de comprendre et d’apprécier ce texte. Alors saluez aussi le travail de celui qui a écrit ce texte en français, et qui a peut-être même découvert cet auteur dans la langue originale, et pensé qu’il pourrait toucher votre sensibilité. Citer son nom me semble la moindre des choses. » Oublier le nom, voire l’existence, du traducteur, c’est très français. Les Japonais sont beaucoup plus attentifs à ces questions de traduction, sans doute parce qu’ils ont beaucoup nourri leur culture d’influences étrangères, et sont conscients du rôle crucial de la traduction.
Dans nombre de pays, le traducteur a une importance reconnue, au Japon notamment mais aussi dans certains pays occidentaux. J’ai à ce propos une petite anecdote : j’ai été invitée il y a quelques mois à parler de traduction aux Rencontres Hivernales du documentaire de Grignan, à l’occasion de la projection d’un film qui traitait de ce thème. Un très joli film, intitulé Dreaming Murakami, qui abonde en références à l’univers de Haruki Murakami, mais se concentre surtout sur Mette Holm, sa traductrice danoise, son métier, sa passion pour la transmission de cet auteur au Danemark. J’ai été stupéfaite par une scène du film où l’éditeur la consulte à propos de la couverture qu’il a choisi pour le livre à paraître, et où elle lui répond : « non, franchement, ça ne me plaît pas du tout, et je ne pense pas que ça plairait à Murakami ». Et l’éditeur danois de répondre : « ah, vous croyez ? Bon, on va réfléchir et trouver autre chose… » C’est inimaginable en France.
Penser au traducteur c'est aussi un état d'esprit. Je me rappelle qu’à l’adolescence, je lisais en anglais – j'ai lu très tôt dans cette langue parce que ma mère était professeur d'anglais et qu'elle nous disait qu’il valait toujours mieux lire un texte dans la langue originale. Je cherchais dans les dictionnaires les mots que je ne comprenais pas, ou bien je consultais les traductions. Plus tard j’ai appris l’allemand, en autodidacte, de cette manière. Je faisais aussi du latin et du grec, et j’adorais le thème et la version. J’avais déjà le goût de comparer les formes d’expressions de deux langues. Et j’étais sensible à la saveur particulière de la langue originale. Je ne me suis lancée que bien plus tard dans la traduction, après des études de japonais, mais je me rappelle très bien m’être dit alors : « peut-être que ça remonte loin, ce goût pour la traduction », puisque je me souviens qu’à 14-15 ans, j’étais déjà attentive au nom des traducteurs.
Zoé Balthus : La qualité des textes d’un auteur varie d’évidence d’une œuvre à l’autre, mais il arrive qu’elle se révèle cruellement inégale aussi selon le traducteur à la manœuvre. Je me faisais cette réflexion récemment en relisant tout Mishima justement. Mais la plupart de ses textes ont été traduits à partir de la traduction anglaise, et ceux-là m’ont frappée par leur médiocrité. Il y a de toute évidence une déperdition de substance, de subtilité, de style etc., cela se sent. A l’exception du Pavillon d'Or livré dans une magnifique traduction du japonais par Marc Mécréant, et encore de deux ou trois autres…
Corinne Atlan : Mishima lui-même avait imposé la traduction à partir de l’anglais parce qu’il avait toute confiance en ses traducteurs américains, sans compter qu’il y avait très peu de traducteurs français à l’époque. Sa veuve a respecté cette volonté, et la levée de l'interdiction est assez récente. D’ailleurs, une nouvelle traduction de Confessions d’un masque, du japonais par Dominique Palmé, traductrice chevronnée, vient de paraître chez Gallimard. Il existe d’autres belles traductions à partir du japonais, réalisées par Yves-Marie et Brigitte Allioux. Et il y a encore un certain nombre de textes de Mishima inédits en français.
Zoé Balthus : N’aurais-tu pas aimé traduire cet auteur ?
Corinne Atlan : J'ai toujours adoré Mishima mais à l'époque où j’ai découvert son univers, il était traduit depuis l’anglais, et j’étais étudiante, je n’imaginais même pas devenir traductrice un jour. La question ne se posait pas. Par la suite, l'ai lu ou relu certains de ses textes en japonais. Le lire dans la langue originale est d’une grande richesse, son style précis, complexe, est un régal… Mais je n’ai pas forcément envie de traduire tout ce que je lis, heureusement ! Et puis nous sommes un certain nombre de traducteurs de japonais, avec chacun ses domaines de travail ou de prédilection, on ne s’empare pas comme ça d’un auteur traduit par d’autres. Je me suis tout de même amusée à retraduire une page du Pavillon d'Or dans mon livre Un Automne à Kyôto.
Je dois dire aussi que, pour ma part, plutôt que traduire des auteurs déjà très reconnus, je préfère défricher, faire découvrir des univers peu ou pas assez connus à mon goût. Ainsi, je suis la traductrice de Keiichirô Hirano, auteur né en 1975 qui a été récompensé par le prix littéraire Akutagawa à 23 ans et a tout de suite été célébré comme « le nouveau Mishima ». A ses débuts, son écriture recherchée, aux idéogrammes compliqués, tenait beaucoup de Mishima, c’est vrai. Mais il revendique aussi d’autres influences : Mori Ogai, Baudelaire... Aujourd'hui il écrit beaucoup sur les failles de la société japonaise contemporaine. Je ne compte pas m’arrêter de sitôt de le traduire, d’autant que nous sommes devenus amis. Si je devais ne garder qu’un seul auteur à traduire, ce serait lui. Il n’est pas encore reconnu en France à la hauteur de son talent ni de sa notoriété au Japon mais le sera un jour, j’en suis persuadée.
Zoé Balthus : Tu traduis aussi de la poésie, on l’a vu avec Wagô, des haïkus avec notre ami Zéno Bianu pour Gallimard, mais du théâtre aussi. Cela semble d’ailleurs t’enthousiasmer…
Corinne Atlan : Oui, je m’intéresse beaucoup au théâtre contemporain japonais, je sélectionne et traduis des pièces depuis une quinzaine d’année, notamment pour la Maison Antoine Vitez, où je coordonne le comité de traduction japonais. J’ai traduit récemment pour le Théâtre de la Ville la pièce Blue sheet du dramaturge Norimizu Ameya, qui mérite vraiment d’être connu. J’aime beaucoup son travail, radical, engagé, et j’avais envie de le faire connaître en France depuis que j’avais vu une de ses créations, The shape of me, en 2010 au festival/Tokyo, qui est l’équivalent du festival d’automne à Paris. La version française de Blue sheet a donné lieu à une création radiophonique sur France Culture. La pièce a ensuite été sélectionnée par le festival La Mousson d’Hiver à Pont-à-Mousson, où je suis allée en mars écouter une lecture par les jeunes étudiants du conservatoire régional de Nancy, dirigée par Vincent Goethals, c’était formidable. Et ma traduction va être publiée cette année aux Editions Espace 34, sous le titre Bleu comme le ciel.
Le théâtre japonais contemporain c'est un peu comme la littérature japonaise il y a une trentaine d'années : tout est à faire. Il y a une foule de dramaturges méconnus. J’ai traduit des textes que je trouve formidables, comme Le Grenier de Yoji Sakate ou Cinq jours en mars de Toshiki Okada, qui ont été publiés aux Solitaires intempestifs, ou encore Ailleurs et maintenant, toujours de Toshiki Okada, publié chez Espace 34, mais cela reste un domaine peu exploré et peu connu.
En vérité, c'est ce genre de défi qui me plaît dans mon travail de traductrice. Par exemple, je suis heureuse et fière d’avoir fait connaître Haruki Murakami dès les années quatre-vingt-dix. Le traduire m’intéressait parce qu’il y avait une œuvre à défendre, un auteur que j’aimais et voulais faire aimer, il n’était pas apprécié du grand public comme il l’est aujourd’hui. J’aimais beaucoup les œuvres de ses débuts, disons jusqu’à Kafka sur le rivage, que j’ai traduit avec beaucoup de joie et d’enthousiasme, et ses nouvelles aussi. C’est un excellent auteur de nouvelles, j’ai adoré traduire le recueil L’éléphant s’évapore, ou Après le tremblement de terre. Aujourd’hui je préfère traduire du théâtre ou de la poésie plutôt que des romans, parce que j’en écris aussi moi-même (Le Monastère de l’aube, Albin Michel, 2006 ; Le Cavalier au miroir, L’Asiathèque, 2014, NDLR). Après avoir traduit plus de 60 livres, j’ai maintenant envie de me concentrer davantage sur mes propres textes. Parfois on me dit : « Tiens, vous êtes passée à l’écriture ? » Cela m’étonne toujours. Parce que j’ai toujours écrit. Traduire, c’est écrire. Surtout quand il s’agit d’une langue aussi différente du français que le japonais.
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Ce sont ces questions de transmission qui me tiennent à cœur avant tout : en traduction, il s’agit de faire passer les nuances, les ambiguïtés, les subtilités du langage, parce que c’est là que se joue le sens profond d’une œuvre. Et dans l’écriture « personnelle », c’est exactement la même chose qui est en jeu. Comment exprimer ce que l’on veut dire, de manière à être vraiment compris ? Que je traduise ou que j’écrive moi-même, j’ai souvent le sentiment de poursuivre quelque chose mais sans l’atteindre tout à fait, quelque chose qui m’échappe sans cesse. L’idée que le langage humain, malgré toute sa richesse, est un outil très incomplet est profondément ancrée en moi. Il me semble que l’on n’arrive jamais à communiquer vraiment, il y a toujours une sorte de décalage entre ce que l’on dit et ce qui est entendu et compris.
Zoé Balthus : Est-ce donc le malentendu permanent ?
Corinne Atlan : Oui, je crois qu’il y a un malentendu fondamental. Il serait d’ailleurs intéressant de creuser la vocation de traducteur. Pourquoi devient-on traducteur ? J’ai le sentiment de vouloir dénouer un malentendu - c’est pour cela que je traduis, que j’écris -, mais lequel ? Cela dépend de l’histoire de chacun, on touche à la psychanalyse, là... Quand on traduit, on voudrait arriver à reproduire absolument tout ce que contient l’œuvre originale. Or, on sait très bien qu’on ne le peut pas. Il y a un paradoxe fondamental. Je pense que tout est traduisible et en même temps, rien n’est traduisible : une traduction est toujours fausse, au fond.
Zoé Balthus : Les Italiens disent : « traduire, c’est trahir ».
Corinne Atlan : Ce n’est pas tout à fait la même chose, car le traducteur n’est pas un traître. Il transmet mais en même temps, une partie de l’original se perd. C’est « la tâche impossible », selon le terme de Paul Ricoeur. Une fois que j'ai traduit ce texte que je voulais absolument faire connaître, ce que j’ai devant moi sur le papier ou sur l’écran n’est plus du tout le texte original. Pour le traduire, j’ai dû détruire l’original, j’en ai fait d’évidence autre chose que ce que c’était, il n’en reste plus rien.
Zoé Balthus : Il ne reste pas « plus rien ». Et tu ne détruis pas non plus.
Corinne Atlan : Pourtant, à mes yeux il ne reste plus rien de l’original. Mais, bien sûr, je ne détruis pas, c’est une figure de style. Il s’agit au contraire d’une création, d’une re-création, mais j’ai été obligée de déconstruire entièrement l’édifice pour en construire un autre à la place. Le traducteur accomplit un acte de création, c’est indéniable. Mais le texte original n’est plus là : les sonorités du japonais, qui m’ont fait aimer ce texte, il est impossible de les restituer, et toutes les subtilités que j’ai perçues dans ce texte, je ne peux les rendre dans leur intégralité. Je suis amoureuse du japonais, de ses sons, j’adore les kanji, je suis fascinée par ce monde idéographique. Or, je suis obligée de me séparer de tout cela pour pouvoir traduire. Sans compter que les connotations d’un mot sont aussi liées à la culture dont il émane. J’aime aussi profondément la langue française : j'aime lire et écrire en français, mais c’est alors autre chose qui est en jeu. Écrire dans ma langue maternelle est aussi une sorte de traduction, mais concentrée sur un lieu intérieur, d’où émane ce que j’ai à dire, ce à quoi je dois donner forme.
Zoé Balthus : tu écris justement dans Un Automne à Kyôto : « Comment imaginer que la rencontre avec les Japonais et leur culture, puisse ne passer que par ma propre langue, et jamais par la leur ? Même la traduction – je le sais bien – ne peut rendre compte totalement de là d’où elle vient. Quelque chose résiste, qui ne peut être dit. »
Corinne Atlan : Oui, pour moi, le traducteur c'est ça. Un traducteur a conscience qu’il reste quelque chose « qui ne peut être dit », mais cela ne l’empêche pas de traduire, c’est un exercice de substitution.
Zoé Balthus : Le langage est un outil qui tente de dire l’indicible en somme… Pierre Bergougnioux dit que « c’est écouter le souffle de l’esprit ».
Corinne Atlan : Oui, c’est ce que je ressens aussi. On écrit sans doute pour ça, d’ailleurs, on écrit parce qu’il y a là quelque chose qui a besoin de s’exprimer, mais aussi pour dire quelque chose qui ne peut être entendu, qui se dérobe, quelque chose, oui, de l’ordre de l’indicible, mais que l’on s'efforce de formuler malgré tout.
C’est pour cela qu’on ne peut rien dire directement, de manière brute. Même ce qui semble brut est travaillé. « Ecrire, c'est mentir vrai », comme disait Louis Aragon. C’est encore plus vrai en poésie, il me semble. Ecrire, c’est autant ôter, effacer, élaguer, que mettre des mots sur les choses. Pour exprimer véritablement ce que l’on a à dire, il faut user de subterfuges.
Corinne Atlan présentera Un Automne à Kyôto (Albin Michel) vendredi 24 mai, à partir de 19 heures au Gion cafe à Kyôto.