Morgenthau Plan, 2013 – Anselm Kiefer |
Il y
a deux ans la Royal Academy of Arts, à
deux pas de Piccadilly Circus, au cœur de Londres, avait accueilli une rétrospective
consacrée à la peinture du génial David Hockney. Ce fut une explosion totale de lumière et d’optimisme, la joie illuminait le visage des visiteurs. C'était frappant. Le peintre
anglais, âgé de 77 ans, toujours en pointe, présentait également ses dernières
œuvres vibrantes d’une énergie nouvelle, éclatante d'incroyables couleurs... artificielles.
Elles avaient été conçues au moyen de la technologie numérique, des tablettes de la Silicon Valley pour palette.
Cette fin d’année, en revanche, l’institution londonienne entraîne aux antipodes de l'IHockneyPad, en
abritant des œuvres de plomb, de terre, de glaise, de paille, de ronces et de béton. Ces matériaux extraits du sol sont les marques de fabrique des
toiles sombres et monumentales de l’Allemand Anselm Kiefer. Outre ses matières concrètes, bien sûr, il y a les mots, les noms qui gisent au milieu des cendres et la poussière de millions de victimes de l'Holocauste, thème récurrent de son œuvre.
La
faute à Hitler et sa horde de nazis que le peintre, né en 1945 en Forêt Noire à
la source du Danube, n’a de cesse de condamner. Depuis ses débuts
d’artiste, le fascisme allemand est omniprésent dans son esprit, au point qu'il a même été soupçonné d’être un
néo-nazi.
La grandiloquence de la peinture de Kiefer prend
si souvent et si parfaitement la dimension mégalomane du IIIe Reich qu’elle
dénonce, que l’on est saisi d’effroi et l'on se sent mal à
l’aise à l’idée d’éprouver de l’émotion devant ce qui pourrait être une redoutable
glorification rusée des ténèbres nazies. Mais pour lever toute ambiguïté, sans doute au regard d’une atmosphère prompte à
toutes les radicalisations obscurantistes, cette phénoménale rétrospective a donné une fois encore à l'artiste l'occasion de clarifier
les choses.
Anselm Kiefer a rappelé qu’après la guerre, en
Allemagne, une chape de plomb était tombée sur l’Histoire. Toute référence au
nazisme devait être gommée comme si cela ne s’était jamais produit. La honte et
la culpabilité forçaient à taire et à cacher. De toute sa
scolarité, le jeune homme n’avait eu que
deux semaines de cours sur cette page déterminante de l’histoire.
Profondément choqué
par les voix et les propos d’Hitler et Goebbels qu’il découvre dans des enregistrements exhumés par hasard, le jeune Kiefer entame une exploration de l’histoire en solo. A la fin des années 70, il est devenu un érudit, après avoir puisé avec avidité dans les livres d’histoire,
de littérature, de poésie, de philosophie aussi. Il a étudié de très près
Martin Heidegger. Il décide alors de prendre, par la délicate catharsis toujours à double
tranchant, le contrepied de l’attitude généralisée de son pays qui confine au déni.
Il surgit lui-même soudain de sa peinture et sur des photographies exécutant le salut nazi pour
dénoncer l’absurde monstruosité de ce culte de destruction et de mort en
même temps qu’il provoque le silence étouffant. Il fait œuvre d’exorcisme, croyant, comme il le dit aujourd’hui, davantage à la confrontation qu’à la suppression de ces pages historiques
aussi odieuses soient-elles. Il s'agit d'un manifeste en somme.
Il
force, dans ses séries Occupations et
Héroïques Symboles, le verrou de l'amnésie généralisée, comme Hannah
Arendt avant lui, avait tôt pris pour cible le concept de culpabilité collective
qui s’était si bien imposé dès 1944. La philosophe allemande avait en 1946 ressenti la nécessité de mettre les points sur les i, dans un article polémique intitulé La Culpabilité organisée, soulignant
qu’à partir du moment où « tout le monde est coupable, plus personne ne
peut finalement porter un jugement, car cette culpabilité est aussi la simple
apparence, l’hypocrisie de la responsabilité. » Endosser le crime en nom
collectif trahissait, selon elle, des reliquats d’endoctrinement fasciste, de
pensée unique. Il fallait se réapproprier la notion d’individualité et ne plus
accepter de porter sur la conscience le poids des crimes que les nazis avaient
commis afin de pouvoir juger les coupables et d’être en mesure de rendre justice
aux victimes. Un raisonnement sain
qui vaut en toutes circonstances, au sein de n'importe quel groupe social et de la cellule familiale même où des crimes sont également
commis et demeurent impunis en raison de la culpabilité que chacun accepte
d’endosser y compris la victime. Ainsi, le bourreau triomphe, demeure tout-puissant, libre de commettre ses exactions.
L’art
d’Anselm Kiefer veut briser l'omerta et entraîner sur le sombre chemin de la vérité. « Une
expédition vers le vrai » aurait dit Franz Kafka.
Le
processus dans cette direction est amorcé quand « on se retrouve dans le noir après une intense
expérience, un choc, explique Kiefer. D’abord, c’est un appel, ça bat le rappel en soi.
Vous ne savez pas ce que c’est mais cela vous commande d’agir. Cela reste très
vague. Cela doit être vague sinon ce ne serait que la visualisation de
l’expérience du choc ».
Kiefer
s’est exprimé sur un choc en particulier qu’il a éprouvé en voyage sur la route
de la soie, en Inde et en Chine, toute jalonnée de ruines de fours à briques
rappelant l’époque où Mao avait ordonné la construction de voies à travers les
régions isolées.
L’artiste
eut l’impression « de cités exhumées… la structure physique des briques
dirige à la fois vers le passé et le futur. Ces œuvres de briques presque
entièrement recouvertes sous le sable m’ont plus impressionné que toute autre
vision le long de la route de la soie. »
Passionné de longue date par les civilisations de Mésopotamie, la vision de ces briques avait fait surgir en lui l'idée d'une sorte de « connexion secrète entre écriture et construction » et de s'interroger sur la possibilité d'une mémoire semblablement inscrite dans la brique des immeubles et les tablettes de glaise contant l'épopée Gilgamesh.
La
toile Pour Ingeborg Bachmann, Le Sable
des Urnes (1998-2009) est née, parmi quelques autres, de ce choc éprouvé lors de ce voyage à travers les cités perdues d'Asie.
Kiefer semble se souvenir de toutes ces mains d’artistes à travers les âges qui ont tremblé, comme la sienne sans nul doute,
« d'une des formes secrètes, et les plus hautes, de la force et de
l'honneur d'être homme », selon la percutante formule d’André Malraux dans ses Ecrits
sur l’Art.
A
condition de détenir ces quelques clés pour le décrypter et ne pas faire fausse route, l'art de Kiefer est d'une poignante et ténébreuse beauté,
somptueuse d'éloquence et de génie, gorgée d’hommages magnifiques aux poètes Paul Celan, Ingeborg Bachmann,
Stefan George, Rainer Maria Rilke, à toutes ces ombres illustres de peintres,
comme Albrecht Dürer, Caspar David Friedrich, Rembrandt
van Rijn, Edvard Munch, Joseph Beuys, Georg Baselitz.
Anselm Kiefer — Royal Academy of Arts, 2014 – Un film de Zoé Balthus
Sans oublier le maître Auguste Rodin. Tout
des petites figures érotiques peintes à l’aquarelle par Kiefer rappelle les
dessins au crayon et aquarelle du sculpteur français. Les tons, les nus synthétisés,
leurs titres mêmes composent des révérences manifestes. La série Erotisme en
Extrême-Orient : transition de la froideur vers la chaleur (1976), leur chromatique allant du bleu à l'oranger, fait éminemment écho aux études bleues des petites Danseuses cambodgiennes de Rodin, aux tons blonds de sa danseuse
japonaise Hanako ou encore de Avant la création.
La
main de Kiefer tremble au-dessus d'une noirceur terrible, loin de la féérie des ciels pleins
de soleils de Vincent van Gogh, auquel il doit pourtant l'essentiel de sa fibre. Les lumineux Champs de blé aux corbeaux de malheur
ont mal tourné. L' Allemand y songe constamment, au point d’entendre peut-être la
voix stridente d’Antonin Artaud résonner avec constance comme une prophétie : ique et sinistre au-delà. »
Pas
un soupçon d’iris en vue, pas une fleur de cerisier ni de sieste amoureuse dans
les meules, nulle verdure à l’horizon. Sur les toiles de Kiefer, les glorieux
tournesols de Vincent poussent dans un sol mortifère désormais têtes noires et
baissées, pleurant le corps d’un homme, le sien (The
Orders of the Night, 1996) ou bien gisent, carbonisés, dans ses installations de
plomb comme Ages of the World (2014), une création dévoilée pour la première fois à la Royal Academy.
Dans Morgenthau Plan (2013) — nom du projet allié de faire de
l’Allemagne, après sa défaite, une nation agricole — Kiefer se réfère une fois
encore à la guerre qu'il associe à la fin tragique du suicidé de la société, qui a raccroché ses
godillots, au beau milieu d’un champ de
blé, tandis qu’un ciel étoilé évoquant celui du Rhône est bien forcé de tirer
sa révérence.
Kiefer
a toujours été fasciné par l’univers de la pensée, et les livres, les idées, les
mots occupent toujours de francs espaces dans sa peinture et ses installations. « Les textes sont des idées. Le recours aux textes permet d'annuler ou de contredire la peinture... dit-il. Le texte est en présence pour jouer avec la peinture à l'avocat du diable, il la défie et oui, également il l'interroge. »
La
poésie notamment tient un rôle fondamental dans son processus de création, elle le guide. Les poèmes, répète-t-il, « sont comme
des phares en pleine mer. Je nage vers eux, je nage de l’un à l'autre : sans eux, je suis perdu. »
La parole
de Paul Celan en particulier souffle sur sa peinture. Plusieurs toiles lui sont
dédiées ainsi qu’à Ingeborg Bachmann, poétesse allemande, la femme
aimée de Celan rencontrée en 1948 à Vienne.
Les
toiles Margarethe (1981) et Sulamith
(1983) renvoient à l’emblématique Fugue
de mort que le poète juif, germanophone de Czernowitz, a composé après sa
libération du camp de travail en 1944, deux ans après la mort de ses parents
qui avaient été déportés.
Les
premiers vers saisissent le cœur de nausée et d’épouvante : « Le
lait noir de l’aube nous le buvons le soir [...] nous creusons dans le ciel une tombe où l'on n'est pas serré »* jusqu’aux derniers
qui finissent d’étrangler la gorge de sanglots : « il lance ses
grands chiens sur nous/il nous offre une tombe dans le ciel/il joue avec les
serpents et rêve/la mort est un maître d’Allemagne/tes cheveux d’or Margarete/
tes cheveux cendre Sulamith ».*
Flocons noirs, 2006 – Anselm Kiefer |
« Les toiles de Kiefer sont d’un format plus qu’imposant […] Elles
revêtent une part d’atrocité, à la fois sinistre, spectrale et funèbre. Devant
cette débauche d’expressionnisme tonitruant, j’ai senti un léger frisson me
parcourir. Difficile de peindre des toiles plus allemandes que celles-ci », a remarqué le poète néerlandais Benno Barnard, dans un texte intitulé Ode à Personne, paru en 2011 et dont on doit la version française au traducteur de néerlandais Daniel Cunin.
Sur l’immense toile Pour
Paul Celan : Fleurs de cendre (2006), Kiefer ouvre un vaste vignoble de ceps secs donnant la funeste impression d’un cimetière perçant la surface d’un lit de neige, linceul glacial sous un ciel menaçant. Avec Flocons noirs (2006) le peintre fait un zoom sur cette terrible
image et resserre le champ sur un livre de plomb, lourd de symboles.
Explorant l'étendue mélancolique, le
poète néerlandais reconnaît les vers de Celan et dans le même laps fulgurant, la peinture de Kiefer
lui mord le cœur. L'artiste a en effet porté sur la toile le
poème auquel elle doit son titre, composé par Celan quand
il apprit que son père était mort.
« […] quand les os de ton père
poudroient comme neige, se repent sous les sabots
le chant du cèdre…
Un linge, rien qu’un mouchoir, afin que j’y garde,
maintenant que tu apprends à pleurer, près de moi
l’exiguïté du monde qui jamais ne verdoie, mon enfant, pour ton enfant
»
Benno Barnard en
serait presque tombé à genoux :
« Je suis resté là à regarder ce tableau jusqu’à ce que les yeux me
brûlent. Cette œuvre accrochée au mur : une gifle en pleine figure, une
scène de crucifixion sans corps, une ode à Personne. »
Victime
parmi les victimes, le poète Celan, aux yeux de Kiefer, est le symbole de
l’humanité martyrisée et sa poésie trouve une extraordinaire vibration solennelle sur ces
toiles, comme un requiem résonne au cœur d'un sanctuaire et fait monter les larmes.
En
1955, le philosophe allemand Theodor W. Adorno, avait décrété qu’ « écrire
un poème après Auschwitz [était] barbare… » Celan, lui, avait déjà publié les siens. Il avait répondu, avant même qu’il ne soit formulé, « à la
provocation de l’interdit d’Adorno en développant une poésie qui n’est pas
celle de l’après Auschwitz mais qui est celle ‘‘d’après Auschwitz’’, d’après
les camps, d’après l’assassinat de la mère, d’après les chambres à gaz… » rappelle
son traducteur Jean-Pierre Lefebvre, qui précise « en fonction de… ».
Il ajoute qu’il y avait manifestement entre Celan et Adorno divergence
« sur ce qu’est le langage, l’écriture, la poésie ».
Alors quoi, ils ont gagné ? Plus de
poésie, plus de littérature, plus de peinture non plus alors ? Qu’en aurait pensé
l’ami Walter Benjamin, juif allemand, victime des nazis, qui vouait
un culte à la littérature et la poésie ? Adorno aurait trouvé en lui un contradicteur de taille, Benjamin aurait assurément pris le
parti de Celan.
D’autant qu’à lire Pascal
Quignard, dans La Haine de la musique, Adorno s’était en somme trompé de
cible. Tant qu'à prôner une interdiction, il aurait dû viser la musique, « le
seul, de tous les arts, qui ait collaboré à l’extermination des Juifs organisée
par les Allemands de 1933 à 1945 […] Il faut entendre ceci en tremblant: c’est
en musique que ces corps nus entraient dans la chambre ».
Kiefer dit au contraire qu'il ne faut surtout
ne pas se taire, ne pas oublier et dire, dire, parler, exorciser, dénoncer condamner. Ils ont
massacré mais n’ont pas vaincu, ils ont torturé mais ils ont échoué à annihiler
l’individu, à mortifier la pensée, à assécher la soif de beauté, à étouffer la force de vie, la nécessité de liberté. La terreur ne peut rien contre la création.
La barbarie
ne saurait se loger sur les versants de poésie qui la conjurent, semblait dire Celan dans ce poème de
1963, inscrit dans un collage de Kiefer « Pour Paul Celan » de la série Rhin (1982- 2013), dont le remarquable rayon d'optimisme, qui y point, semble doué du pouvoir d'éclipser le polyhèdre, suspendu dans les airs, – rappel récurrent de Mélancolie, gravure de Dürer – qui plane au cœur de ses inquiétantes forêts :
« Soleils-filaments
au-dessus
du désert gris-noir.
Une
pensée haute comme
Un arbre
Accroche
le son de lumière : il y a
encore
des chants à chanter au-delà
des
hommes »*
* Paul Celan, in Choix de poèmes réunis par l'auteur, trad. Jean-Pierre Lefebvre (Ed. Nrf/Poésie/Gallimard)
Toutes les citations d'Anselm Kiefer ont été traduites de l'anglais par Zoé Balthus