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vendredi 5 août 2016

Sakamoto : la musique et l'amour du monde naturel

Sakamoto Ryuichi – juin 2016 (c) Zoé Balthus



Je l'ai repéré à 100 m malgré ma myopie. Silhouette d'adolescent, petite taille,  mèches blanches tombant sur les yeux, un sac à dos porté à l'épaule droite, sur un bomber gris perle, une main dans une poche du jean, allure nonchalante, à tel point que j'ai douté... un quart de seconde. Oui, c'est bien lui, incognito, sur le boulevard vers les lieux de notre rendez-vous. Il passe devant moi, sans un regard. Nous sommes tous les deux en avance. Il entre dans la Fondation Cartier. Lorsque je le retrouve un peu plus tard, dans le jardin de l'institution, il est métamorphosé... en Sakamoto Ryuichi

Lunettes rondes en écailles, une veste sombre, stylisée, fermée par deux boutons couleur rouille, a remplacé le blouson de gamin. Il me sourit, s'approche avec gentillesse en me tendant la main. Je m'attendais à des salutations nippones. Nous nous inclinons juste un peu, par réflexe. Il frissonne, il bruine un peu. Il a l'air grave, les sourcils froncés, le froid l'agresse et il me le dit. J'avais compris. Rassurante, je tapote son bras et l'entraîne par le coude, tout en le guidant en direction de l'entrée où nous mettre au chaud. Pourtant, nous marchons avec lenteur. En chemin, j'entame d'emblée un petit bavardage frivole, destiné à le mettre à l'aise. Il m'écoute lui raconter avec curiosité une anecdote à propos de Tsuguhuru Foujita, auquel il me fait penser depuis longtemps. Il est amusé. « C'est drôle ça, je ne savais pas ! » C'est gagné, il sait qu'il est en bonne compagnie, et se détend déjà, d'autant que l'on pénètre dans le climat plus clément de la Fondation Cartier où l'exposition Le Grand orchestre des aninaux,  à laquelle il participe avec son ami et plasticien Shiro Takatani, 
vient d'ouvrir

Il se laisse conduire, avec obéissance. Je ne lui laisse pas le choix et l'entraîne à l'endroit isolé que j'ai repéré pour notre conversation. Le lieu lui convient. "Bien", dit-il en s'asseyant face à moi, avant de m'interroger avec timidité, « juste... est-il possible d'avoir un café ? »Va pour deux cafés, moi aussi j'ai eu froid. 

Je n'en crois pas mes yeux qui l'absorbent tout entier. J'ai sans doute des étoiles dans le ciel noir qui me sert de regard. Le sien cerclé d'écailles fuit sans cesse au loin tandis qu'il parle mais se plante avec régularité dans le mien. Rencontre. 

Sakamoto vit à New York depuis de nombreuses années. « Je viens de Tokyo, mais c’est Kyôto qui me manque souvent, et certaines belles facettes de la culture nippone ». Nous évoquons quelques grands noms des arts plastiques japonais, « je n'ai jamais été doué dans ces disciplines, avoue-t-il, un rien honteux, « c'est terrible...»  Il songe à sa grand-mère disparue qui devait désespérer de lui, « elle enseignait la cérémonie du thé ». Art traditionnel par excellence, au même titre que la calligraphie. « J'aime les petites salles dédiées à la cérémonie du thé » .

Immense star au Japon de passage à Paris, ce pionnier de la musique électro-acoustique signe l'orchestration originale de l'installation vidéo réalisée par son complice Shiro Takatani.

Sakamoto Ryuichi – juin 2016 (c) Zoé Balthus
« C'est la chorégraphie de ces minuscules créatures aquatiques qui composent le plancton », m'explique-t-il en anglais, à voix très basse, à peine audible. Avec Shiro Takatani, « nous travaillons ensemble depuis bientôt vingt ans », précise Sakamoto Ryuichi, qui évoque leur  « collaboration sur les jardins japonais entamée il y a dix ans ».  
 
« Nous avons passé beaucoup de temps ensemble, bien sûr, lui et moi, tous les sens en alerte. Essentiellement dans les temples et les jardins de Kyôto : à tendre l'oreille, à l'écoute des sonorités des arbres, à regarder le passage des nuages », ajoute-t-il.

Entre autres installations, ils ont créé ensemble Garden Live en 2007, au coeur du temple bouddhiste Daitoku-ji à Kyôto, ou encore Forest Symphony en 2013.

Je lui confie que j'ai eu le bonheur d'errer seule dans ces lieux merveilleux, sereins qui invitent à la méditation et la contemplation. « Les jardins sont des endroits étranges en général, en particulier au Japon où ils donnent lieu à des concepts artistiques bizarres », me fait-il remarquer. Il s'émerveille que certains aient pu traverser des siècles et des siècles, presque intacts. « Il y a des jardins qui ont plus d'un demi-millénaire, les arbres et les nuages d'origine ont déjà disparu mais la végétation a repoussé, les nuages sont revenus et, avec eux, l'esprit et la paix du jardin demeurent-là, des centaines d'années plus tard »

Il a donc imaginé la musique des jardins japonais. « Elle change avec constance comme les arbres, l'herbe verte, les fleurs mais l'esprit qui les habite reste, semblable à lui-même ». Il précise avoir, avec Shiro Takatani, exploré une grande variété de jardins dans l'enceinte des temples de Kyôto et c'est suivant les mêmes principes qu'ils ont approché l'univers sous-marin du plancton.

La composition musicale destinée à une installation « relève d'une conception totalement différente de celle d'un disque, d'un concert ou d'un film. Je me sens plus libre, n'étant pas cadré par une histoire, un metteur en scène et une durée. Je jouis de la plus absolue liberté, mais j'aime les deux disciplines ».
Sakamoto Ryuichi s'est vu décerner, avec deux autres compositeurs, l'Oscar de la meilleure musique de film pour Le dernier empereur de Bernardo Bertolucci en 1987. Un film dans lequel le musicien incarnait par ailleurs le souverain chinois, déchu par les maoïstes.


Il avait auparavant signé, avec David Sylvian du groupe Japan, la bande originale Merry Christmas Mr. Lawrence de Nagisa Oshima. Le titre mythique Forbidden colours, récompensée par le BAFTA britannique de la meilleure musique de film, avait bouleversé ma planète de jeune fille. 

Le décès en début d’année de David Bowie, aux côtés duquel il avait joué dans le film d'Oshima, l'a laissé « sous le choc, longtemps. Il m'a fallu plus d'un mois et demi pour accepter la réalité de sa disparition, je n'y croyais pas », admet-il.

La veille de notre rencontre, il a croisé Iman, la veuve de Bowie, à New York où le couple vivait aussi. « C'était à l'occasion d'une soirée publique alors nous n'en avons pas parlé, elle était bien sûr très digne mais je l'ai trouvée fort remarquable et courageuse ».

En 2014, le compositeur a lui-même été confronté à de graves problèmes de santé et avait dû interrompre ses activités. « J'ai eu un cancer de la gorge, c'est pour cela que je mastique du chewing-gum tout le temps »,  explique-t-il, en piochant une boîte de gomme dans sa poche, « ma gorge ne doit jamais s'assécher, pardonnez-moi »... la trivialité de l'instant ! La politesse nippone est toujours délicate, presque excessive. Je le rassure, lui demande s'il souffre encore et si c'est la raison de son timbre de voix si bas. « Non je n'ai pas mal et j'ai toujours parlé ainsi, c'est ma nature ». Il sourit.

La sortie, il y a quelques mois, du film The Revenant d'Alejandro Gonzalez Inarritu avec Leonardo di
Sakamoto Ryuichi – juin 2016 (c) Zoé Balthus
Caprio, dont il a signé la bande originale, a permis à ses fans de renouer avec ses tonalités. Une composition pour laquelle il a été nommé aux Golden Globes de la meilleure musique de film.

« J’ai travaillé sur cette musique pendant six longs mois. D’habitude, il m’en faut deux maximum. Parfois quatre semaines suffisent », se souvient-il. « Ce fut terriblement difficile. C’était tout juste après mon traitement, je n’étais pas complètement rétabli, j’avais encore le moral en berne, les conditions n’étaient pas idéales. D’autant que j’avais une autre musique de film en chantier» 

Il s'agit d'un long métrage du vétéran du cinéma japonais  Yoji Yamada, Nagasaki: memories of my son, qui donnera aussi lieu à l'édition d'un disque à l'automne. Le compositeur a également terminé au début 2016 la bande originale d'un long métrage du Coréen Lee Sang-il, Anger« un drame ultra violent ». Le film et le disque sont prévus pour la rentrée. 

Sa musique, bien sûr, l’occupe toujours autant. Il travaille à un nouvel album solo. Il souligne qu'il n’en a pas produit depuis sept longues années et cela signifie qu'il « est grand temps d’en sortir un autre». Aussi, désormais il oeuvre dans l'espoir de créer « l’album de ses rêves, le chef-d’œuvre avant de mourir, c’est mon vœu le plus cher.» Il y passera le temps qu'il faudra.

« Comme tout le monde, après s'être sorti d'une maladie grave, j'ai pris réellement conscience de la durée de vie limitée bien sûr, mais je n'éprouve pas pour autant de sentiment d'urgence», précise-t-il, « au contraire, je me détends davantage et profite du bonheur de respirer ».

Sakamoto n'est pas religieux. En revanche, il dit s'intéresser à la spiritualité, au rôle des religions dans l'histoire de l'humanité. « Je suis passionné d'animisme ! J'aime la vision qu'ont du monde les sociétés primitives, comme celle des Ainus au Japon et des Indiens d'Amérique !», confie-t-il. Sinon, lui se réjouit surtout d'être en vie, de goûter « une simple conversation, la sensation d'un rayon de soleil, une brise dans les feuillages, la vision d'un nuage qui passe ».

Jusqu'au 8 janvier 2017, la Fondation Cartier pour l’art contemporain présente Le Grand Orchestre des Animaux, inspiré par l’oeuvre de Bernie Krause, musicien et bioacousticien américain.