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lundi 20 janvier 2014

La conspiration poétique de Baudelaire, selon Benjamin

Charles Baudelaire par Félix Nadar vers 1855



La publication du Baudelaire de Walter Benjamin à l’automne dernier par les éditions La fabrique est un extraordinaire événement, retentissant et émouvant à plus d’un titre tant pour les connaisseurs du penseur allemand que pour les amoureux du poète français, tant pour l’histoire de la critique littéraire et artistique que pour celle de la pensée.

Les premiers savaient que Baudelaire occupait une place prépondérante dans la pensée de Walter Benjamin. Le poète était pour lui une référence constante, il avait traduit en allemand ses Tableaux Parisiens, et l’intégralité de son œuvre était l’objet d’études constantes et scrupuleuses. Mais pour qui a lu la correspondance de Benjamin, il était clair qu’il œuvrait depuis des années à un projet de plus grande envergure, extrêmement ambitieux sur le grand poète et dont sont finalement nés les seuls  Paris, capitale du XIXe siècle et Sur quelques thèmes baudelairiens.

Quelques mois avant sa mort, il était fier et heureux d'annoncer dans une lettre à Gretel  Adorno, sa fidèle et secourable amie, épouse du philosophe Théodor  W. Adorno, sa chère petite, écrivait-il affectueusement, que « le Baudelaire progresse, lentement mais désormais, je crois, solidement ».

Et d’ajouter avec adorable malice : « Tu me ferais plaisir de te plonger pendant une heure dans un exemplaire des Fleurs du mal. Je pourrais ainsi t'y chercher des yeux. Comme mes pensées sont en ce moment jour et nuit fixées sur ce texte nous nous y rencontrerons sûrement ».

Il travaillait d’arrache-pied, se savait vulnérable, pressé par la précarité du temps et la menace antisémite ambiante. Il vivait alors à Paris,  la dixième année de son exil, et passait le plus clair de son temps à la Bibliothèque nationale, plongé dans ses recherches, il décortiquait tout ce qui avait été écrit sur Baudelaire et son œuvre. Dehors c’était l’affreuse réalité de la guerre et l’occupation nazie terrifiantes. Lui, abrité dans sa précieuse quête, réfugié dans les livres, compilait les citations, bâtissait l’architecture de son ouvrage, échafaudait sa pensée,  savait ce qu’il souhaitait ériger. Ce work-in-progress de très longue haleine, finirait bien par voir le jour.  « Le Baudelaire » était l’œuvre de sa vie, son unique conspiration, elle était absolue. 

Or le 26 septembre 1940,  Walter Benjamin se donnait la mort. Lui qui n’avait pas fait aboutir sa quête,  qui était si profondément ancré dans l’existence, s’en est arraché malgré lui, pour échapper au sort terrible que la Gestapo lui réservait, il s’en était convaincu. Elle avait déjà saisi son appartement parisien et sa bibliothèque qu’il était parvenu à sauver d’Allemagne, comme une bonne partie de ses manuscrits. Il en avait entreposé certains à la Bibliothèque national par l’intermédiaire de l’écrivain Georges Bataille avant de fuir en zone non-occupée, mais il se sentait traqué. Il était terrifié, désespéré, acculé.

 Il ne finirait pas son Baudelaire, livre mythique, non advenu.

« Personne n’avait  encore essayé de reconstruire le livre projeté par son auteur –  et à ce stade de l’édition, en 1974, une telle tâche paraissait clairement impossible », raconte le philosophe italien Giorgio Agamben, coéditeur du Baudelaire publié par La Fabrique, auquel on doit la découverte en 1981 dans un placard des dépôts de la BNF cette liasse de feuillets manuscrits, de fiches et de notes, que Benjamin avait confiée à Bataille.

« Or, ces documents (auxquels s’ajoutent quelques manuscrits retrouvés peu après sur la même piste)  ne permettent pas seulement de reconstruire la structure du livre avec une précision relative, souligne Agamben dans l’introduction de l’ouvrage, ils permettent aussi d’éclairer de manière inattendue à la fois la genèse et l’évolution de l’œuvre et, de manière plus générale encore, l’ensemble de la méthode de travail du dernier atelier de Benjamin. »

Ce chantier ou work-in-progress, comme l’explique Agamben, met au jour « dans son processus même le modèle d’une écriture matérialiste telle que Benjamin l’appelait de ses vœux : une écriture dans laquelle non seulement la théorie illumine les processus de création, mais où ces derniers jettent à leur tour une nouvelle lumière sur la théorie. »

En effet, il est désormais permis de réaliser combien son goût bien connu des citations était sérieux et ses collections primordiales à l’architecture de sa pensée, nécessaire à  son esprit minutieux. C’étaient les matériaux de construction essentiels grâce auxquels il érigeait son édifice.
« La recherche doit s’approprier les matériaux dans les détails, elle doit analyser les différentes formes de son développement (Entwicklungformen) et en retracer l’articulation intérieure (inneres Band). Ce n’est qu’une fois que ce travail a été mené à bien que le mouvement réel peut être exposé de manière convenable. Si cela marche, si la vie du matériel (das Leben des Stoffs) se présente de  manière idéalement réfléchie, on peut croire alors qu’on a affaire à une construction a priori. »
Et de fait, cette méthode de travail éclaire magistralement et définitivement, la célèbre phrase de Benjamin : « les citations sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions. » Cette phase de sa méthodologie, il la qualifiait aussi de « dépouillement de la littérature ».

Benjamin croyait que tout ce qui est écrit porte déjà la réponse à ses propres questions, et il suffisait de scruter, de décortiquer,  d’analyser, de mettre en relation, en correspondance les textes et il s’y employait si bien qu’à la découverte de ce Baudelaire reconstitué, on mesure l’ampleur du monument encyclopédique et philosophique qu’il bâtissait. Il avait tout lu de et sur Baudelaire, et tout ce qui pouvait le ramener à lui et à son œuvre.
« On trouve dans la méthode de Benjamin comme une reprise de la doctrine médiévale selon laquelle la matière contient déjà en elle toutes les formes et se trouve déjà pleine de formes à l’état « inchoatif » et potentiel, relève Agamben, la connaissance revient alors à faire advenir à la lumière (eductio) ces formes cachées (inditae) dans la matière. »
Ainsi au fur et à mesure de ses lectures et relectures, il créait sa documentation, sa réserve de matériaux littéraires, poétiques et philosophiques, emmagasinait des fragments de textes, tirait des fils conducteurs, extrayait des mots-clé, traquait des notions récurrentes, capturait les correspondances qui lui sautaient à l’esprit. Le livre s’écrivait pour ainsi dire seul.

Benjamin avait saisi cette chose fascinante et capitale que « l’esprit et sa manifestation matérielle fussent liées au point d’inviter à découvrir partout des correspondances […], leur capacité à s’illuminer réciproquement lorsqu’on les mettait dans le rapport convenable, et à vouer à une inutilité manifeste tout commentaire explicatif ou interprétatif », savait Hannah Arendt.

Et Arendt de préciser : « L’intérêt de Benjamin allait à l’affinité qu’il pouvait percevoir entre une scène dans la rue, une spéculation en Bourse, un poème, une pensée ; au fil caché qui les reliait et permettait à l’historien ou au philologue de reconnaître qu’il fallait les rattacher à la même période. »

Benjamin s’émerveillait ainsi de ses superbes et multiples découvertes. L’Eternité par les astres de Louis Auguste Blanqui fut par exemple pour le penseur une fascinante révélation.

« […] L’heure de nos apparitions est fixée à jamais, et nous ramène toujours les mêmes », écrivait en 1872 Blanqui , depuis sa geôle où ce révolutionnaire était emprisonné. «Tout ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort de Taureau, je l’ai écrit et l’écrirait pendant l’éternité […] dans des circonstances toutes semblables. »

Il s’agissait d’une « fantasmagorie à caractère cosmique », estima Walter Benjamin, d’« une vision d’enfer » même, alors que Blanqui évoquait le « grand défaut » que présentait sa notion de l’éternel retour - conçue dix ans avant que Friedrich Nietzsche ne livre celle de Zarathoustra – à savoir l’annihilation de toute perspective de progrès, dans la mesure où « l’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations ».

« La formulation de L’Eternité par les astres « c’est du nouveau toujours vieux, et du vieux toujours nouveau »,  nota Benjamin, correspond exactement à l’expérience du spleen telle que l’a consignée Baudelaire. »

Benjamin fut frappé par la proximité des visions respectives de Blanqui et Baudelaire.  Dans le poème Le crépuscule du soir, il releva ces vers « La ville elle-même revêt les traits de l’abîme, de la nuit ancienne dans laquelle la vie est identique à la mort. »

Pour lui, ce sont « les mondes de Blanqui ».  De même, dans Le Gouffre,  Benjamin retint : « Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres » et d’emblée, la résonance est évidente C’est « l’équivalent baudelairien de la vision de Blanqui », écrit-il.
«  La conjonction avec Nietzsche et surtout Blanqui […] fait apparaître l’œuvre de Baudelaire sous un jour inédit. Il est dès lors possible d’interroger l’abîme dont le sentiment accompagne Baudelaire sa vie durant. »  
Dans le poème L’Horloge, Benjamin remarquait aussi que le poète « va particulièrement loin dans le traitement allégorique. Autour du symbole de l’horloge – qui dans la hiérarchie des emblèmes occupe une place éminente – il regroupe le Plaisir, le Maintenant, le temps, le Hasard, la Vertu et le Repentir. La conscience du Temps qui s’écoule et se vide et le taedium vitae sont les deux poids qui maintiennent en mouvement le mécanisme de la mélancolie. »

Il avait enregistré que Marcel Proust, un autre auteur français qu’il avait étudié assidûment, évoquait « l’étrange sectionnement du temps » chez Baudelaire. 


Ainsi, la pensée de Benjamin progressait de note en note, de découverte en découverte, la documentation s’amoncelait, le projet était assurément avancé à en juger par la lettre adressée au philosophe Max Horkheimer en date du 16 avril 1938 dans laquelle il détaillait son projet avec précision.
Portrait de Walter Benjamin, jeune homme (Photographe et date non identifiés)
« […] le travail comportera trois parties. Les titres prévus sont Idée et imageAntiquité et modernitéLe Nouveau et le Toujours-le-même. »

Sa méthode originale et ses recherches lui permettaient d’éclairer Baudelaire et son œuvre sous un jour résolument neuf et bouleversant. Il passait à la phase de rédaction. Ses idées étaient claires, il était prêt. Il avait déjà élaboré le plan de l’œuvre dans lequel il expliquait alors qu’il entendait considérer « le retentissement, presque inégalé, des Fleurs du mal. Les raisons manifestes en sont présentées brièvement tandis que les plus profondes constituent l’objet de toute l’étude, en particulier la question de l’accueil réservé aux Fleurs du mal par le lecteur d’aujourd’hui ».

 Après une analyse poussée de la littérature critique sur Baudelaire, il jugeait qu’elle ne livrait pas la véritable mesure de ce retentissement et, moins encore, n’en offrait des raisons.

L’exposé de la vision allégorique de Baudelaire qui devait constituer le cœur de la première partie  de l’œuvre planifiée par Benjamin entendait souligner qu’au génie poétique de Baudelaire s’ajoutait  le génie mélancolique. Selon le penseur, la mélancolie de Baudelaire était « d’une nature que la Renaissance a qualifiée d’héroïque. Elle se polarise autour de l’idée et de l’image. »

Benjamin s’était étonné que la théorie esthétique avait  repris avant tout de Baudelaire « sa leçon des correspondances, mais sans la déchiffrer » mais soulignait aussi que  l’interprétation que Baudelaire lui-même avait  donnée de son œuvre ne l’éclairait qu’indirectement.

«  L’histoire littéraire, sans trop d’esprit critique, s’en est tenue à la vision catholique de la poésie », tranchait Benjamin.

Le penseur allemand voulait dévoiler la conspiration poétique de Baudelaire, d’une portée considérable à ses yeux, tout d’abord et d’évidence artistique, mais aussi politique, sociale, historique, philosophique. La conspiration poétique de l’auteur des Fleurs du Mal, selon Benjamin,  visait une véritable révolution.

« Les Fleurs du mal peuvent se voir comme un arsenal, croyait-il, Baudelaire a écrit certains poèmes pour en détruire d’autres, composés avant lui. »

Il argua plus loin que Baudelaire « voulait faire de la place pour ses poèmes » et  qu’il « déprécia certaines licences poétiques des romantiques par son remaniement classique de la rime, et l’alexandrin néoclassique par l’introduction dans celui-ci de défaillances et de points de rupture.  Bref, ses poèmes contenaient des dispositions particulières destinées à évincer ceux qui leur faisaient concurrence. »

Pour Paul Valery « le problème de Baudelaire pourrait donc, -  devrait donc, - se poser ainsi : « être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset. » Je ne dis pas que ce propos fût conscient, mais il était nécessairement en Baudelaire, - et même essentiellement Baudelaire. Il  était sa raison d’Etat ».

Et à Benjamin de remarquer l’étrangeté de l’évocation de « raison d’Etat » pour un poète et d’avancer que « la formule signale un phénomène notoire : le poète s’émancipant des expériences vécues. La production poétique de Baudelaire est subordonnée à une mission. Il voyait des espaces vides où il a inséré ses poèmes. Non seulement son œuvre peut être définie comme une œuvre historique, mais c’est même ainsi qu’il la voulait et la comprenait ».

Sa poésie lyrique rompt,  insistait Benjamin, « par son énergie destructrice non seulement avec la nature de l’inspiration poétique – forte de la conception allégorique -, elle brise non seulement avec la nature agreste de l’idylle – forte de son évocation de la ville -, elle rompt aussi – forte de la détermination héroïque avec laquelle elle installe la poésie lyrique au cœur de la réification – avec la nature des choses. Elle se situe au lieu où la nature des choses se voit assujettie et remodelée par la nature de l’homme. L’histoire a depuis montré qu’il avait en l’occurrence raison de ne pas se fier au progrès technique. »

Benjamin était convaincu que les bouleversements des conditions artistiques tenaient « au fait que pour la première fois la forme marchandise revêtait une importance cruciale pour l’œuvre d’art et la forme de masse une importance cruciale pour le public. Ce changement était particulièrement ressenti, chose qui est devenue indéniable à notre époque, par la poésie lyrique.  Le caractère unique des Fleurs du mal tient à ce que Baudelaire a répliqué en composant un recueil de poèmes. C’est, dans toute sa vie, le meilleur exemple d’attitude héroïque qui se puisse trouver. »

Aussi, selon Benjamin,  « l’importance unique de Baudelaire vient de ce qu’il a été le premier, et le plus déterminé, à appréhender, dans les deux sens du terme, l’homme devenu étranger à lui-même : à l’identifier et à lui fournir une cuirasse contre le monde réifié ».
« Interrompre le cours du monde  - telle était la volonté la plus intime de Baudelaire. La volonté de Josué [non tant la prophétique : car il ne songeait pas à faire demi-tour] Sa violence, son impatience et sa colère en découlent. En découlent aussi les tentatives toujours renouvelées de frapper le monde au cœur [ou de l’endormir par son chant]. C’est cette volonté qui, dans ses œuvres  l’engagea à accompagner la mort de ses encouragements. »
Ainsi, aux yeux de Benjamin, « la dévalorisation de l’environnement humain par l’économie d’échange a de profonds effets sur l’expérience historique » de Baudelaire. Il se produit « toujours la même chose », disait-il.  
« Le spleen n’est rien d’autre que la quintessence de l’expérience historique. Rien ne paraît plus méprisant que de brandir l’idée de progrès contre cette expérience. D’autant que comme représentation d’une continuité, elle contredit fondamentalement l’élan destructeur de Baudelaire, qui au contraire s’inspire d’une vision mécaniste du temps. En proie au spleen, on ne saurait mobiliser rien d’autre que le Nouveau, dont la mise en œuvre est la véritable mission du héros moderne. La grande originalité de la poésie de Baudelaire est alors qu’il y intègre effectivement l’exemple de l’héroïsme dans la vie moderne. Ses poèmes sont des missions accomplies, il n’est pas jusqu’à son découragement et sa langueur qui ne soient héroïques. »
Le spleen est précisément « le sentiment qui correspond à la catastrophe permanente », releva justement  Benjamin avant de compléter plus loin sa réflexion en soutenant que « le ferment nouveau qui, intervenant dans le taedium vitae, le transforme en spleen, est  l’aliénation à soi-même ».

Parmi l’arsenal baudelairien, Benjamin avait notamment retenu ces Fusées XXII qui ébranlent et plongent en beauté l'être dans l'abîme :
« Quant à moi, qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète, je sais que je n’y trouverai jamais la charité d’un médecin. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et, devant lui, qu’un orage où rien de neuf n’est contenu… je crois que j’ai dérivé… cependant, je laisserai ces pages , - parce que je veux dater ma colère. »
Elle fût doublée de tristesse.

Baudelaire, Walter Benjamin, Edition établie par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi, Clemens-Carl Härle (Ed. La Fabrique)

lundi 8 mars 2010

Agamben, nudité perdue

Femme nue étendue - Edgar Degas


« Les yeux dans les yeux, dans la fraîcheur,
Commençons aussi cela par exemple :
Respirons
Ensemble le voile
Qui nous cache l’un à l’autre,
Quand le soir se dispose à mesurer
Tout ce qui sépare encore chacune
De ses propres figures
De chacune de celles
Qu’il nous a à tous deux prêtées.»
Lointains, in De seuil en seuil, Choix de poèmes réunis par l'auteur, Paul Celan traduit par Jean-Pierre Lefebvre (Ed. Nrf, Poésie/Gallimard)

Nudité. Le mot aussitôt lâché, lu ou prononcé et s’exhibe déjà, au secret de nos esprits, le corps dénudé, celui de l’être aimé, ou peut-être d’un nouveau-né, d’une poupée de chair publicitaire, d’un déporté, décharné, à Auschwitz, d’une Vénus sur talons hauts cambrée par Newton, d’une créature aux couleurs de Schiele, du Percée glorieux de Cellini.

La nudité du corps, telle que nous la connaissons, l’aimons, la désirons, la haïssons, soumise à tous les fantasmes et outrages, toutes les splendeurs et profanations, s’est révélée complexe et grave dès les premiers instants du monde. Dans notre culture, son appréhension demeure éminemment théologique, prisme fondateur par lequel l’observer.

Ainsi le théologien allemand, Erik Peterson, dans son ouvrage  Pour la théologie du vêtement, pose que  « le corps, avant la chute, existait d’une toute autre façon pour l’homme, parce que l’homme existait d’une tout autre façon pour Dieu. Le dérangement de la nature par la chute mène à la découverte du corps, à la conscience de sa nudité ».

A ses yeux, la relation qui s’établit entre l’homme, le vêtement et son dépouillement, n’est «pas principalement un problème moral » mais bien un champ de métaphysique et de théologie.
 « On ne voit pas la question dans toute son acuité tant qu’on ne s’en prend qu’au costume contraire aux bonnes mœurs ; mais dès l’instant qu’on cherche plus loin et qu’on pose la question de nudité en général, des questions métaphysiques et religieuses surgissent. »
A partir de la pensée de Peterson en particulier, le philosophe italien Giorgio Agamben s’est attaché à soulever et explorer à son tour ces questions, en un court et passionnant essai intitulé Nudités dont ce pluriel d’importance interpelle déjà. A la suite du théologien qui établissait que la nudité, singulière, originelle était en soi « vêtement de lumière », grâce divine, qui parait les corps d’Adam et Eve avant la chute, le penseur s’accorde à la « théologie du vêtement » avant d’en étendre la portée.
« […] Nos aïeux, au Paradis, n’ont connu la nudité qu’à deux reprises : une première fois, dans l’intervalle, certainement très bref, qui sépare la perception de leur nudité et la fabrication de la culotte de feuilles de figuier, et une deuxième fois, quand ils ont enlevé cette dernière pour endosser les tuniques de peau. Et dans ces deux instants fugitifs, la nudité s’est donnée pour ainsi dire d’une manière seulement négative, comme privation du vêtement de grâce et comme présage de l’habit resplendissant de gloire que les béats recevront au paradis. Une nudité pleine  ne se trouve peut-être qu’en Enfer, quand le corps des damnés est offert aux tourments éternels de la justice divine. Il n’existe donc pas en ce sens dans le christianisme une théologie de la nudité, mais une théologie du vêtement. »
Peterson et Agamben abondent bien dans le sens de Jean Chrysostome, Père de l’Eglise, pour qui Adam et Eve, avant que d’être  tentés, « jouissaient d'une telle confiance qu'[il] en était effectivement, comme s'ils n'avaient pas été nus : la gloire d'en haut les vêtait mieux que n'importe quel vêtement ».

Le théologien canadien André Guindon, dans son essai L’habillé et le nu, désapprouve émettant cette appréciation dissonante, jugeant que  « E. Peterson, à [son] avis, s’est laissé séduire par l’image du vêtement à un point tel qu’il n’a pas compris qu’après le baptême, comme avant la chute, la nudité elle-même est costume de gloire, le vêtement, costume du péché. La seule nudité honteuse est celle que recouvrent les tuniques de peau ».

« Les tuniques de peau, souligne-t-il, des peaux de brebis mortes, symbolisent la mortalité et la corruptibilité de la chair dont Adam, Eve et leur descendance furent affligés à la suite du péché. »

Dans la perception de Guindon, « le grand symbole patristique du péché et de la misère humaine n’est pas la nudité, comme l’ont soutenu E. Peterson et les nombreux auteurs qui l’on cité, mais bien les tuniques de peau, ces vêtements de honte, vêtements étrangers, violence faite à la nature humaine. Le péché abaissa à ce point la créature créée à l’image de Dieu qu’elle eût besoin de vêtements, marque de dissemblance d’avec Dieu, après la faute. Vêtements de péché, de mort et de corruptibilité, comme ceux que le Christ ressuscité abandonné dans le tombeau. »

Guindon oppose donc que la nudité originelle n’était en soi que pure grâce et non vêtement recouvrant le corps rejetant par là l’idée même de « corporéité nue » chère à Peterson, mais qu’Agamben épouse d’autant mieux que le texte biblique ne renseigne, à cet égard, qu' une seule chose, celle qu’avant le péché, « l’homme et sa femme étaient nus et n’éprouvaient pas de honte. »

Courbet and me, Musée d'Orsay - Helmut Newton - 1996
A décortiquer l’articulation de la « connexion essentielle » entre chute, nudité et dépouillement, qu’a tentée Peterson, Agamben s’engouffre par la logique dans une brèche où désormais cette « corporéité nue » s’appréhende dans la perspective de son antériorité en vertu du péché lui-même.
« Si donc, dès avant le péché, il fallait couvrir le corps humain du voile de la grâce, cela signifie qu’une autre nudité préexistait à la béate et innocente nudité paradisiaque : cette « corporéité nue » que le péché, en ôtant le vêtement de grâce, a fait apparaître impitoyablement. »
Ainsi admise, par le penseur italien, dans son antériorité au péché,  la « corporéité nue », repoussée par Guindon, pose en évidence que « le problème de la nudité est bien, alors, celui de la nature humaine dans sa relation avec la grâce. »

Et d’Agamben de poursuivre sa réflexion sollicitant le renfort de la pensée d’Augustin selon laquelle la grâce « a été donnée quand il n’y avait pas encore ceux à qui elle devait être donnée » et de pouvoir admettre, à la suite de Peterson, que « la nature humaine toujours déjà constituée comme nue : est toujours déjà corporéité nue ».

« Comme dans le mythologème politique de l’homo sacer, , qui pose comme un présupposé impur et sacré, et pour cette raison susceptible d’être mis à mort, une vie nue qui n’est en réalité que son propre produit, de la même manière, affirme Agamben, fidèle à des cheminements antérieurs, la corporéité nue de la nature humaine est seulement le présupposé opaque de ce supplément qu’est le vêtement de grâce et qui, caché par ce dernier, refait surface, quand la césure du péché sépare à nouveau la nature et la grâce, la nudité et le vêtement. […]  La nudité, « corporéité nue », est le résidu gnostique irréductible qui insinue dans la création une imperfection constitutive et qu’il s’agit, en tout état de cause, de couvrir.»

Autrement dit, le péché ne figure pas l’introduction du mal dans le monde, mais bien plutôt sa révélation, ce qu’induisait l’idée même de tentation à laquelle se rapporte alors la naissance du sentiment de « honte », celle d’y avoir céder en dépit de l’avertissement de Dieu. Ce dernier leur fabriquera des tuniques de peau qui ne l’effaceront pas mais auront pour vertu de l’atténuer, et même parfois de l’oublier, quand pourtant il ne reste plus qu'elle.

Aux yeux d’Agamben, - qui avait introduit son essai par l’évocation d’une performance de l’artiste Vanessa Beecroft mettant en scène une centaine de femmes nues, statiques et impassibles, pareilles à des statues de marbre, « anges implacables et sévères » en dépit de la foule de visiteurs qui les observaient et incarnaient « les ressuscités en attente du jugement », en attente de ce qui aurait pu arriver et qui n’arriva pas -,  « la nudité n’est pas un état mais un événement. », elle n’est « jamais forme ou possession stable. En tout cas, difficile à saisir et impossible à retenir ».

« La simple nudité », perle du Paradis, comme lui, fatalement, demeure perdue. Reste le corps humain, abandonné dans « sa simplicité inapparente ».

Nudités, Giorgio Agamben, traduit par Martin Rueff (Ed. Payot & Rivages, Bibliothèque Rivages)
L'habillé et le nu, André Guindon (Ed. Cerf)