Date et auteur non identifiés |
Il était une fois un
célèbre métaphysicien, nommé Walter Benjamin, qui s’était aventuré « au
pays des voix »…
Du début 1927 à la fin
de 1932, Benjamin avait en effet un bureau dans les locaux de la radio de
Francfort, un moyen de communication tout neuf, où il s’affairait à la
production de programmes insolites, d’une modernité remarquable pour l’époque.
Paradoxalement, il était peu enclin à l’ébruiter, n’en faisait pas la réclame.
Il semblait trouver ses
« nébuleuses affaires radiophoniques » guère reluisantes et très peu « utiles »,
alors même qu’il détestait l’utilité et que ce médium entrait précisément dans
le cadre de sa réflexion déjà amorcée sur la reproductibilité technique, à travers la pratique de la
communication de masse comme la photographie et le cinéma.
Il considérait ses
programmes radiophoniques, non sans un certain dédain, comme des activités
essentiellement alimentaires, en tout cas d’après ce qu'il en disait à son ami Gershom Scholem. Selon l’autre ami de poids, le philosophe Théodor W. Adorno, ce
furent pourtant les rares années « à peu près sans soucis » financiers
qu’aient jamais connu Benjamin.
Les éditions Christian
Bourgois dans la collection Titres,
avaient exhumé en 1987 et traduit, Trois
pièces radiophoniques, des Hörmodelle
qui auraient dû s’entendre comme des « maquettes radiophoniques » ou
« modèles radiophoniques » en français, soit un « titre malheureux »
en raison d’une erreur de l’édition allemande, précise Bruno Tackels, dans sa
remarquable biographie Walter Benjamin
Une vie dans les textes (Actes Sud,
2009).
En revanche, le
recueil Lumières pour enfants (Ed. Christian Bourgois, Titres, 1988,
réédité en 2011), présente bien une série de Hörspiele, pièces radiophoniques créées par Benjamin. Adressées
aux petits Allemands, elles faisaient partie du fonds littéraire que,
la mort dans l’âme, Walter Benjamin, fuyant les nazis, avait abandonné derrière
lui dans son appartement parisien en 1940 et sur lequel la Gestapo avait fait
main basse. Selon Scholem, les documents de Benjamin furent sauvés de la
destruction par un heureux hasard qui les avait placés dans des paquets d’archives
qui voyagèrent jusqu’en Russie où ils se chargèrent de poussière pendant une
quinzaine d’années avant leur rapatriement en 1960, aux archives de Postdam, en RDA.
Philippe Baudouin, auteur en 2009 d’un ouvrage intitulé Au microphone, Dr
Walter Benjamin : Walter Benjamin et la création radiophonique (1929-1933) (Ed. La Maison des sciences de l’Homme), est retourné fouiner dans les archives de Berlin d’où il a rapporté d’autres textes inédits en français — dont Bruno
Tackels faisait d’ailleurs mention dans sa biographie — et, avec Philippe
Ivernel pour la cruciale traduction, les a réunis en un recueil intitulé Walter Benjamin Ecrits radiophoniques,
publié cette année aux éditions Allia.
Philosophe de
formation, aujourd’hui réalisateur d’émissions pour France Culture, Philippe
Baudouin a rédigé une préface concise et éclairante où il explique que Walter
Benjamin avait conçu près de quatre-vingt-dix émissions en l’espace de cinq ans
et inventé des genres d’émissions bien distincts et spécifiques que sont les Hörmodelle, modèles ou maquettes
radiophoniques, évoqués par Bruno Tackels, qui appartenaient à « un type
de construction scientifique ou expérimentale » fondé sur des situations
ancrées dans la réalité quotidienne et adulte alors que, les Hörspiele, les pièces radiophoniques,
étaient pour la plupart des fictions qui s’adressaient plus spécialement aux enfants.
« Les énoncés
qu’un enfant forge dans le jeu à partir des mots [qui lui sont donnés au
préalable] ont plus de parenté avec ceux des textes sacrés qu’avec le langage
courant des adultes », avait réalisé depuis quelque temps Benjamin. Il le redira autrement, dans
Vue perspective sur le livre d’enfant, dans l'extravagant et non moins délicieux Je déballe ma
bibliothèque:
« Drapé de toutes les couleurs qu’il saisit dans sa lecture et dans sa vision, [l’enfant] est là au beau milieu d’une mascarade et y participe. En lisant — car les mots se retrouvent aussi à ce bal masqué, ils sont de la partie et tourbillonnent, flocons de neige sonores, en s’entremêlant. « Prince est un mot ceint d’une étoile », a dit un garçon de sept ans. Les enfants quand ils imaginent des histoires, se comportent en metteurs en scène qui ne se laissent pas censurer par le « sens ». On peut en faire l’épreuve très facilement. Si on indique quatre ou cinq vocables déterminés, qu’on les rassemble vite en une courte phrase, la prose la plus étonnante viendra au jour : non pas une vue perspective sur le livre d’enfants, mais des panneaux indicateurs y menant. Voilà que d’un seul coup les mots se jettent dans un costume, et en un tournemain sont impliqués dans des combats, dans des scènes d’amour, ou dans des bagarres. C’est ainsi que les enfants écrivent leurs textes mais aussi qu’ils les lisent. »
Dans un époustouflant
texte d’hommage à Walter Benjamin, le philosophe, spécialiste de la kabbale et
la mystique juive, Gershom Scholem, son ami intime depuis 1913, rappelait que
c’était « un des traits principaux de son être que d’avoir été attiré
toute sa vie, avec une force précisément magique, par le monde de l’enfant et
par l’essence de l’enfance. Ce monde constitua un des objets les plus durables
et les plus tenaces de sa réflexion et tout ce qu'il a écrit là-dessus relève
de ses réussites les plus achevées ».
Ainsi, il n’est sans
doute pas inutile de souligner qu’à cette période Benjamin œuvrait déjà à son
récit autobiographique Enfance berlinoise
considéré par Scholem comme sa « prestation la plus achevée » au
côté de ses Allemands.
« ‘Les textes’ de Benjamin sont, au plein sens du mot, ‘tissés’ […] Dans ses meilleurs travaux, la langue allemande est d’un achèvement qui coupe le souffle au lecteur. Elle doit son achèvement à l’union extrêmement rare d’une abstraction très élevée avec une plénitude sensible et une diction plastique. »
Ce sont donc cinq pièces de
ce « théâtre invisible » signées Walter Benjamin, marquées de
l’influence du dramaturge et ami Bertolt Brecht, que nous donne à découvrir
ce nouveau recueil.
Deux causeries pédagogiques pour les jeunes Le Cœur froid, adaptation du conte de
Wilhelm Hauff (XIXe siècle) et Charivari
autour de Kasperl, inspiré du théâtre de marionnettes allemand, et
« seule émission radiophonique de Benjamin à avoir été conservée comme
archive sonore, fut-ce sous forme fragmentaire », précise Philippe Baudouin.
Ce
qui signifie aussi que pour l’heure, la voix du grand penseur qui interprétait
certains personnages de ses programmes, demeure inconnue malgré de nombreuses
écoutes attentives d’enregistrements d’archives pour tenter de la localiser parmi
les intervenants. Stéphane Hessel dont le père Franz avait collaboré avec
Benjamin, a bien cru une fois à l’écoute d’un programme reconnaître sa voix qu’il
avait entendue dans son enfance, mais elle n’a jamais été officiellement authentifiée
et le doute reste entier.
Deux autres pièces du
recueil, elles, s’adressent à un public adulte, Ce que les Allemands lisaient à l’époque où leurs auteurs classiques
écrivaient où l’on perçoit la tentation chez Benjamin de diffuser, non sans
malice, une certaine matière politique et littéraire à penser de façon plus
excentrique et critique, à questionner en continu la culture
populaire, à chercher l’interaction avec l'auditeur avant l'heure. Benjamin, le visionnaire, anticipait la
radio telle qu’elle n'apparaîtra qu'à la fin du XXe siècle.
Quant à la cinquième
pièce du recueil de Philippe Baudouin, intitulée Lichtenberg. Un aperçu et qui d’ailleurs, selon Bruno Tackels, n’a
jamais été diffusée, elle fait littéralement figure d’OVNI dans la production
du philosophe allemand, où il met en scène des extra-terrestres observant
d’un œil critique le comportement des humains. Philippe Baudouin relève
judicieusement que La Guerre des Mondes
d’Orson Welles ne sera « mise en ondes » que cinq plus tard.
Enfin, dans le modèle
radiophonique Une augmentation de
salaire ?! Où avez-vous donc la tête ?, on reconnaît le Benjamin
porté vers les analyses de critique sociale. Son collaborateur sur ces programmes
radiophoniques, Wolfgang Zucker, a livré bien des années plus tard, en 1972, un
texte de souvenirs que Philippe Baudouin a eu la riche idée d’ajouter au
recueil, car il constitue à la fois un précieux témoignage sur l’aventure
radiophonique proprement dite mais aussi un portrait de Benjamin qui diffère de
tous ceux que ses vieux amis ont pu peindre de lui.
Il s’agit du portrait
dressé par un collègue, sans affect ni rapport d’intimité qui tendent souvent à
agir comme des verres magnifiant, et qui permet ainsi d’appréhender une face cachée,
inconnue, du penseur. Wolfgang Zucker, au premier contact, avait eu
l’impression d’être examiné par un « instituteur de village démodé
appartenant à un temps révolu ».
Après l’avoir à son
tour bien observé, Zucker a jugé que « l’image que Benjamin donnait de lui
était intentionnelle. Il ne voulait pas avoir l’air d’un écrivain
professionnel. Ainsi, se faisait-il passer, avec une sorte de snobisme bouffon,
pour un 'patriarche' solennel, — plus âgé que ses trente-sept ans,
plus lent et plus circonspect que ce n’eût correspondu à son intelligence aiguë
et rapide, et plus conservateur en apparence que ses interlocuteurs libéraux.
On pouvait le dire, sinon gros, du moins 'corpulent' […] »
C’est magnifique en
vérité, Benjamin jouait la comédie afin d’entrer dans ce rôle qui lui faisait
gagner sa vie, au point de se transformer, de se déguiser presque dès qu’il se
trouvait à travailler dans les locaux de la radio de Francfort !
Quant aux modèles
radiophoniques, selon Zucker, « Benjamin disait donc vouloir utiliser le
nouveau médium de la radio pour apprendre aux auditeurs certaines techniques de
comportement pratique dans les situations conflictuelles typiques de la vie
moderne ». Il prêchait en faveur de la réflexion, l’intelligence et la
pensée pour résoudre les conflits potentiels, la résolution pacifique plutôt
que l’agression.
Zucker se souvint
aussi que le modèle radio de la demande d’augmentation
de salaire mettant en scène un monsieur Lhésitant qui n’obtenait rien de son
employeur et un monsieur Levif qui, lui, obtenait gain de cause, avait été mal
accueilli et provoqué un certain raffut à différents niveaux. Ils croulaient sous
le courrier de lecteurs offusqués. « La critique la plus acérée,
toutefois, était d’ordre idéologico-politique : quelques responsables
syndicaux protestèrent contre un contournement, soi-disant proposé dans le
modèle radiophonique, des négociations de salaires collectives et des accords
tarifaires adoptés », soulignait Zucker.
Le leader nazi Adolf Hitler à la radio allemande le 1er février 1933 - Auteur non identifié |
Benjamin avait alors
tenu à expliquer à son collègue où il se
situait politiquement, moralement, professionnellement :
« Il comprenait
bien, me dit-il, que la question sur sa position politique était importante
pour moi, et même nécessaire pour notre travail en commun. Non, il n’était pas
communiste, et pas marxiste non plus. Cependant, poursuivit-il, sa tâche
d’écrivain, à ses yeux, consistait à prouver le mensonge et la fragilité de la
société bourgeoise et à accélérer de ce fait son effondrement. Mais la forme
que l’avenir politique prendrait, il ne pourrait la montrer qu’après la
libération hors des rets de la fausse conscience. »
C’est la typique
illustration du génie métaphysique de Benjamin qui s’exprimait, selon Scholem, « principalement dans deux directions, qui se compénètrent toujours davantage
dans son travail : la philosophie du langage et la philosophie de
l’histoire. L’une le conduisit, de plus
en plus fortement, vers des analyses de critique littéraire et l’autre, de plus
en plus fortement aussi, vers des analyses de critique sociale ».
Selon Bruno Tackels, aux
yeux de Benjamin, il s’agissait désormais de « reprendre et transformer les données
du savoir à transmettre, du point de vue de la vulgarisation. Celle-ci n’est
plus seconde ou secondaire, mais elle devient le moteur de la pensée, au point
de donner aux auditeurs 'la certitude que leur propre intérêt possède une
valeur réelle pour le sujet traité'. Une inversion qui change tout.
Révolutionnaire, conclut Benjamin, qui fait du public un centre actif capable d’agir
sur la science. Et non plus l’inverse. »
Le recueil des Ecrits radiophoniques est en outre enrichi
d’un chapitre qui déploie un aperçu fragmentaire de la théorie de la radio telle
qu’elle s’inscrivait alors dans l’esprit de Benjamin dont un entretien de 1929 avec
son ami Ernst Schoen, musicien et directeur des programmes de la radio de Francfort,
également attentif aux travaux de Brecht, qui figurait dans le premier ouvrage
de Philippe Baudouin dans une traduction de Marianne Beauviche, ainsi que des extraits inédits en
français de leur correspondance, auxquels s’ajoute un texte d’importance
faisant un parallèle entre Théâtre et
Radio, sur le contrôle mutuel de leur travail éducatif, traduit par
Philippe Ivernel et publié pour la première fois en français dans Walter Benjamin, Essais sur Brecht (La
Fabrique, 2003).
Dans sa grande
clairvoyance, en conclusion de ce texte, Benjamin mettait en exergue le fait
que « la radio, à laquelle incombe tout particulièrement de recourir à un
patrimoine culturel ancien, le fera aussi de la manière la plus propice dans
des adaptations correspondant non seulement à la technique mais également aux
exigences d’un public qui est contemporain de sa technique. C’est seulement
ainsi que l’appareil sera délivré du nimbe d’une 'gigantesque entreprise de
culture populaire' (comme dit Schoen) pour être réduit à un format digne de l’homme ».
Dans la forme même des
maquettes radiophoniques, Benjamin se mettait « dans les pas des pièces
didactiques de Brecht, précise Bruno Tackels dans sa biographie, tout en se
méfiant des risques de dérive moraliste ». En réalité, il voyait bien
au-delà des intentions de Brecht visant l’éveil des consciences politiques et
de confrontation des idéologies.
Hannah Arendt, dans un
admirable texte d’hommage à Benjamin, avait souligné l’hostilité
de Scholem et Adorno à l’égard de « l’influence désastreuse » de Brecht
sur leur camarade.
« Adorno parce qu’il
lui imputait l’utilisation nettement adialectique par Benjamin de catégories
marxistes, Scholem parce qu’il y discernait le risque d’une rupture déterminée avec
la métaphysique et le judaïsme. »
Partie d'échecs entre Bertolt Brecht et Walter Benjamin - Eté 1934 (c) Akademie der Künste, Archives Bertolt Brecht |
Benjamin argua, outre
l’importance d’une profonde amitié, que son « accord avec la production
de Brecht » représentait « l’un des points les plus importants et les
plus stratégiques de toute [sa] position » dans le cadre de ses propres
recherches et qu'il s'y tiendrait.
L’esprit libre ne s'en laisse jamais conter et reste maître de sa conduite. Après tout, n'était-ce pas le propos de ses maquettes radiophoniques, monsieur Levif ? Avant-gardistes et subversives à l'époque, bel et bien les ancêtres des radios libres auxquelles elles auront ouvert la voix en somme.
A bon entendeur, salut !
Walter Benjamin Ecrits radiophoniques, textes choisis par Philippe Baudouin, traduit par Philippe Ivernel (Ed. Allia, 2014)
Walter Benjamin Une vie dans les textes, Bruno Tackels (Ed. Actes sud, 2009)
Lumières pour enfants, Walter Benjamin ,Texte établi par Rolf Tiedemann, traduit par Sylvie Muller (Ed. Christian Bourgois, Titres, 2011)
Je déballe ma bibliothèque, Walter Benjamin, traduit par Philippe Ivernel (Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2008)
Benjamin et son ange, Gershom Scholem, traduit par Philippe Ivernel (Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2008)
Walter Benjamin 1892 - 1940, Hannah Arendt, traduit par Agnès Oppenheimer-Faure (Ed. Allia, 2010)