James Joyce, half-length portrait, left profile, with hand to forehead - Man Ray (1922)
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Bonnie, c’était Ana Rios Ricardi, Latino-Américaine. Clyde, c'était Angel Ros, Espagnol. Un couple de braqueurs-tueurs, certes. Quant au bonheur… C’est dans la destruction qu’Ana le traquait. Inaccessible à ses yeux, quoi qu’il en soit, elle ne s’en dispensait que mieux.
Angel, à ses côtés, éperdument amoureux, n’en faisait qu’à sa tête, à elle. Il en épousait les délires et les erreurs amers.
« J’ai compris que je m’étais détruit et ça, c’était déjà une belle réussite. »
Sa vie avait basculé à leur rencontre deux ans plus tôt. Elle lui était aussitôt « devenue nécessaire ». A quoi ? A la rencontre d’un mystère, dans l’espoir factice de combler la médiocre avidité de son vide, un mystère qui n’était autre que le vide d’Ana lui-même.
« Je pense parfois que ce qui pourrait m'arriver de mieux serait de l'oublier [...] ce que nous avons fait ensemble, l'histoire de mots et non d'images, et enfin d'oublier la sensation de vide qu'elle avait su activer en moi, pour que je la reconnaisse...», avait-il écrit dans une lettre destinée à la mère d'Ana, après sa mort.
Narrateur de Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce - conçu à quatre mains par Roberto Bolaño et Antoni Garcia Porta -, survivant d’une Ana sans foi ni loi, passionné de littérature et de Joyce en particulier, Angel avait fini par l’écrire son livre.
« [Sa] vocation de romancier a repoussé une fois de plus comme de la mauvaise herbe. »
La réalité sanglante de son existence aux côtés d’Ana lui avait enfin donné matière à écrire. Sa pauvre imagination, en vain nourrie d’Ulysse, avait été absorbée par l’abomination à laquelle il avait succombé.
Sa mère ne s’était pas trompée, elle qui lui avait tant reproché de ne pas savoir reconnaître les limites.
« D’après elle, je ne savais pas où finissait ma réalité et où commençait mon imagination. »
Il avait ainsi commis un ouvrage autobiographique et pathétique, indigne et creux à bien des égards, conçu sur les cadavres et la violence qui avaient galvanisé Ana dans sa démence, le temps d’un été, saison de carnages à Barcelone.
Elle s’était peu à peu substituée à son héros de roman qu’il avait baptisé Dedalus, comme lui un amateur de Joyce, et surtout devenu comme elle, « un braqueur de banque allié à un groupe terroriste du genre RAF ».
Le personnage s’était « transformé en une copie d’elle-même », et resurgissait parfois, sourire triste, dans les pensées résignées d’Angel en abyme, nostalgique. Portrait de l’artiste en jeune homme… sous influence. Tout le contraire du Stephen Dedalus de Joyce en quête de « liberté absolue » qui soutenait auprès de son ami Cranly :
« […] je veux essayer de m’exprimer, sous quelque forme d’existence ou d’art, aussi librement et complètement que possible, en usant pour ma défense des seules armes que je m’autorise à employer : le silence, l’exil et la ruse. »
Angel lui n’était parvenu à créer qu’un « Dedalus déchu et dans l’impasse » qui remontait régulièrement à sa conscience lâche d’avoir sacrifié la possibilité de grandeur au désir morbide d’Ana. Elle l’avait, en quelque sorte, lui-aussi assassiné.
Le refrain lancinant porté par la voix envoûtante de Jim Morrison en figurait le symbole.
« This is the end, beautiful friend, this is the end, my only friend, the end… ».
Angel avait toujours besoin d’une fin pour commencer. Il avait écrit la première ébauche de son roman en s’attaquant d’emblée au dernier chapitre, pour ne pas perdre de vue son objectif.
Au résultat, son héros Dedalus, disait-il, « en surface […] restait un homme qui avait voulu être écrivain ou essayiste spécialiste du maître, mais à qui les choses ne s’étaient pas présentées comme il l’aurait souhaité, et tout était allé de mal en pis ».
C’était tout lui. Incapable d’agir, dans l’attente d’une décision extérieure pour lui indiquer la direction dans laquelle orienter son existence, fusse-t-elle à contre-sens de son propre projet, il avait laissé Ana les fourvoyer tous deux. Sans avoir lui-même jamais versé le sang, sa lâche complicité le rendait coupable au premier chef.
Son expertise de Joyce, fondatrice du livre en souffrance, n’était plus l’essentiel, même si elle continuait d’affleurer constamment à la surface du livre délivré avec peine, telle l’expression récurrente du regret qu’il n’admettait qu’à demi-mot inconscient.
La Latino-Américaine, était elle aussi, - bien que cela puisse paraître improbable tant elle semblait insensible à tout ce qui relie au monde -, une fanatique de Joyce qu’elle connaissait sur le bout des doigts.
Angel avait-il seulement compris que son propre manuscrit avait sans doute constitué le déclic dans l’esprit d’Ana, que son texte était lui-même à l’origine de la rébellion fatale de la jeune femme alors qu’elle lisait chaque jour ce qu’il avait écrit ? Rien ne semble l’indiquer. Même si rétrospectivement, il se souvint, sans ciller outre mesure, que « c’est vers cette époque qu’elle a commencé à fréquenter des gens bizarres […] lorsqu’elle revenait se vantant de relations mystérieuses, elle corrigeait les erreurs qu’[il] commettai[t] par manque d’information ».
Le projet de roman d’Angel avait diablement fasciné Ana qui s’en enorgueillissait même. Peu avant le braquage d’une boutique de vêtements, la jeune femme, pleine de morgue, avait déclaré à la vendeuse :
« Mon ami est un écrivain célèbre. Nous venons de vendre son dernier roman. »
Ce nous ne résonnait-il pas avec éloquence de l’annexion de l’existence même du jeune homme qu’Ana avait opérée ? Angel, décidemment pitoyable blanc-bec, s’en était « senti terriblement bien » en dépit de l’impression que « l’on se fichait de lui ».
Angel était un tocard et Ana, une paumée. S’il avait eu foi en son propre talent, il aurait dû imposer à Ana la direction à suivre vers la libération, la voie d’accès que l’art littéraire et la poésie constituaient, selon Joyce. Stephen le Héros, lui, avait défendu, « une vie libre et noble » à laquelle il aspirait.
« Mon art procèdera d’une source libre et noble […] Je me refuse à me laisser abêtir par la terreur », avait-il affirmé à son ami Cranly. Ni victime, ni bourreau, aurait dû s’entendre.
Aucun d’eux n’avait rien su comprendre de ce qu’avait légué Joyce. Ana et Angel avaient pris son œuvre à contre-pied, s’étaient mépris sur les notions de silence, d’exil et de ruse invoquées par Stephen Dedalus, et trahi du même coup l’idéal de leur idole irlandaise.
Angel l’anti-héros n'avait été en mesure de peindre que le piètre Portrait du jeune homme en anti-artiste.
Conseils d'un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce, Roberto Bolaño et Antoni Garcia Porta, traduction de Roberto Amution (Ed. Christian Bougois)
Stephen le Héros, James Joyce, traduction de Ludmila Savitsky (Ed. Gallimard, Folio)
Portrait de l'artiste en jeune homme, James Joyce, traduction de Jacques Aubert (Ed. Gallimard, Folio)