«Comme tout ce qui se passe, tout ce qui existe pour l'homme ne se passe et n'existe immédiatement que dans sa conscience; c'est évidemment la qualité de la conscience qui sera le prochainement essentiel, et dans la plupart des cas tout dépendra de celle-là bien plus que des images qui s'y représentent. Toute splendeur, toutes jouissances sont pauvres, réfléchies dans la conscience terne d'un benêt, en regard de la conscience d'un Cervantès, lorsque, dans une prison incommode, il écrivait son Don Quijote (…), l'individualité de l'homme a fixé par avance la mesure de son bonheur possible. Ce sont spécialement les limites de ses forces intellectuelles qui ont déterminé une fois pour toute son aptitude aux jouissances élevées. Si elles sont étroites, tous les efforts extérieurs, tout ce que les hommes ou la fortune feront pour lui, tout cela sera impuissant à le transporter par delà la mesure du bonheur et du bien-être humain ordinaire, à demi animal: il devra se contenter des jouissances sensuelles, d'une vie intime et gaie dans sa famille, d'une société de bas aloi ou de passe-temps vulgaires. L'instruction même, quoiqu'elle ait une certaine action, ne saurait en somme élargir de beaucoup ce cercle, car les jouissances les plus élevées, les plus variées et les plus durables sont celles de l'esprit, quelque fausse que puisse être pendant la jeunesse notre opinion à cet égard; et ces jouissances dépendent surtout de la force intellectuelle. Il est donc facile de voir clairement combien notre bonheur dépend de ce que nous sommes, de notre individualité, tandis qu'on ne tient compte le plus souvent que de ce que nous avons ou de ce que nous représentons.» Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Arthur Schopenhauer, trad. J-A Cantacuzène, (Ed. Livre de Poche)Oui, publié en 1978, est une intime fiction de l'Autrichien Thomas Bernhard, par laquelle il dialogue avec lui-même et son histoire, lui qui s’était reclus en 1965, dans une maison délabrée et isolée, à l’abri du monde, afin de se consacrer exclusivement à son art.
Le narrateur depuis des dizaines d’années, lui aussi retranché de toute société, ne vit que pour son travail intellectuel auquel il s’est voué avec la plus extrême et sacrificielle obsession, possédé corps et âme par son travail scientifique sur les anticorps (sic), au point de n’avoir plus en tête que son esprit – dont le diagnostic qu’il établit lui-même avec la rigueur froide et lucide du scientifique, le juge bel et bien malade - à étudier, tel l’antigène de lui-même, pour tenter de faire surgir l’anticorps qui lui permettrait d’échapper à la folie, avant que de devoir faire appel en dernier ressort, à la solution radicale du suicide.
Ainsi, sa narration est-elle une navigation rétrospective en eaux troubles et profondes, au gré des courants sombres et tourmentés de sa pensée dont «les symptômes d’altération» sont exposés scientifiquement au fil de son «auto-observation».
« La privation de contacts, je le savais, était finalement ma catastrophe », se rend-il à l’évidence. Quand autrefois elle n’avait été que nécessité et joie, cette véritable discipline - dictée sans nul doute par sa seule idole, le philosophe du pessimisme Schopenhauer, adoptant à la lettre sa sentence : « la vie est une si triste affaire que j’ai décidé de la passer en y réfléchissant » - s’était sournoisement et peu à peu muée « en maladie mentale ».
En état d’apathie autour de l’auto-observation n’étant plus en mesure de mener son travail intellectuel et scientifique, encore moins de s’adonner à ses seules sources de bonheur que représentaient à ses yeux Le monde comme volonté et comme représentation (1819) de Schopenhauer et la musique de Robert Schumann, il se souvient qu'il se concentrait sur lui-même, pendant des semaines, des mois entiers devant ses feuilles, ses notes, victime d’une paralysie de l’être, qui le plongeait dans une dépression de jour en jour un peu plus profonde, marquée par des activités de plus en plus absurdes, à faire les cent pas au rez-de-chaussée de sa maison, puis à l’étage hanté par son travail intellectuel interrompu et qu'il ressassait, hanté par ses études et ses notes laissées en suspens qui lui « faisaient terriblement peur » et qu’il avait fini par boucler dans une pièce fermée à clé avant de tenter d’oublier leur existence alors que sa pensée y revenait sans cesse, à en tomber malade. Il était pris au piège d’un cercle psychologique vicieux et infernal aux confins de la démence; et cette marche, convenait-il, se poursuivrait aussi longtemps qu'il vivrait.
« Bien qu’ayant en réalité bien compris que la voie que j’avais prise et que je suivais depuis des années déjà n’était pas la bonne voie, qu’elle n’était que la voie menant à l’isolement total, l’isolement non seulement de ma tête et de ma pensée, mais en fait l’isolement de tout mon être, de toute mon existence déjà depuis toujours épouvantée par cet isolement, et je n’avais plus rien entrepris contre cela, j’avais continué sur cette voie bien que toujours épouvanté par l’implacable logique de cette voie, constamment angoissé par cette voie sur laquelle je ne pouvais pourtant pas faire demi-tour. »
Il l’avait pourtant prédite cette catastrophe, et pour cause… Elle « avait déjà eu lieu » sans qu’il ne l’ait néanmoins reconnue « en tant que telle ». Cette « réclusion loin du monde » visant soi-disant à protéger son travail intellectuel avait paradoxalement fini par avoir raison de lui-même, par produire un effet destructeur sur son travail scientifique sur les anticorps.
Ebranlé dans les tréfonds de son être par l’observation scientifiquement funeste que « cette prise de conscience » survenait probablement « trop tard » et « qu’il n’en rest[ait] – s’il en restait] quelque chose- que la désespérance, la conscience immédiate que de ce que cet état destructeur pour l’esprit, les sentiments, et finalement le corps, une fois bien installé ne pourra plus jamais être modifié par rien », dans un sursaut de foi bien qu’il ne prononce jamais ce mot, il parvint à surgir de sa « maison humide et froide et sombre » en quête du salut qu’il entrevoyait alors dans la parole.
Auprès de l’agent immobilier Moritz, son seul contact intellectuel dans le village, il s’en alla ainsi « déballer tout à trac et sans le moindre ménagement la face cachée, pas seulement entamée, mais déjà totalement dévastée par la maladie de [son] existence ».
« En dix ans de relations et d’amitié », si Moritz avait été habitué à une multitude de séances et des crises, le narrateur n’en avait pas pour autant « cherché à lui dissimuler avec une ingéniosité méticuleuse et calculatrice », la véritable décrépitude de son état mental, ne s’agissant jusque-là que de tentatives déplacées et désespérées de « défoulement mental et physique » en quête de soulagement.
Or, ce jour-là, il avait eu le sentiment de l’entraîner et le plonger au cœur de son « traquenard mental ». Moritz, son seul interlocuteur d’une intelligence très supérieure à la moyenne, était désormais « à la fois victime et sauveteur» aux yeux de cet homme «résolu à tout» ce dont il « espérai[t] le salut ».
« Il est possible qu’on soit sauvé par le simple fait de comprendre clairement un moment décisif et de faire une analyse de tout ce qui implique ce moment. Mais je n’ai pas eu cette possibilité. »
Pourtant son «seul salut» se présenta, à point nommé, et bien dans ce bureau où il était venu le chercher, et à sa grande surprise non pas en la personne de Moritz, mais en l’épouse d’un architecte suisse bâtissant son «dernier domicile» à la lisière de la forêt de mélèzes, de l’autre côté du cimetière.
«Si les Suisses n’étaient pas entrés à ce moment-là […] je serais sans doute devenu fou cet après-midi-là» et surtout en l’occurrence, l'épouse qui n’était, elle, pas Suisse mais Persane. Ce sera désormais son surnom, alors qu’elle devient aussitôt sa compagne de promenades hors des sentiers battus de la forêt dense se dressant aux abords du village, et métaphore de leurs inextricables drames intérieurs respectifs. La Persane, en dépit ou grâce à son propre désespoir, curieux double de lui-même tombé du ciel, le régénéra «de fond en comble», à l’occasion de leurs tête-à-tête dans les bois qui eurent dès lors lieu chaque jour, parfois plusieurs fois par jour, durant des mois.
« Avec aucun autre être je n’ai pu parler sur tous les sujets possibles avec plus d’intensité et de disponibilité intellectuelle, et donc réfléchir avec plus d’intensité et de disponibilité intellectuelle sur tous les sujets possibles et imaginables, et aucun ne m’a jamais laissé regarder plus profondément en lui, et il n’y a jamais eu un seul être au monde que j’aie laissé regarder plus profondément et impitoyablement, toujours plus profondément et plus impitoyablement en moi. »
La Persane portait constamment un manteau en peau de « mouton noir », expression qui affuble en allemand aussi celui qui tourne mal. Sans cette pelisse, «il ne lui serait plus possible de vivre», estimait le narrateur, tant elle semblait avoir «pour fonction de l’envelopper et donc de la protéger des chevilles au sommet du crâne.»
Elle lui était apparue irréelle, « presque constamment silencieuse » tel un miroir dans lequel il découvrit l’exact et triste reflet de son âme, alors qu’elle avait passé des années, des dizaines d’années, « presque constamment muette », jusqu’au jour où elle ouvrit les vannes, dans la forêt, à la plus grande stupeur du narrateur qui en ressentit à la fois épouvante et répulsion.
« Quelques jours plus tôt, Moritz avait dû ressentir la même chose que moi en ce moment […] pour tant d’impudeur », songea-t-il, « mais un être comme elle, déjà complètement perdu, comme je m’en suis rendu compte tout à coup méritait naturellement beaucoup plus ma sympathie ».
« Vous êtes perdu, tout comme je suis perdue, lui avait-elle lancé plus tard avec gravité. Vous pouvez chercher refuge où vous voulez. Votre science est une science absurde, comme toutes les sciences. Vous vous entendez ?C’est vous qui avez dit tout ça. Schumann et Schopenhauer ; ils ne vous apportent plus rien, avouez-le. Dans tout ce que vous avez fait dans votre vie, que vous aimez tant appeler existence, vous avez naturellement échoué ».
Oui, il avait dit tout cela, il pensait bien tout cela, ressentait bien tout cela et plus encore, il savait bien qu'il n'était pas guéri, il savait bien pourquoi elle avait ri. Le dégoût du monde perdurait, s'accentuait et il se disait toujours qu'un jour il se suiciderait, que «continuer encore et toujours cette absurdité complète n'aurait aucun sens.»
La Persane avait bien fini par s'en défaire, elle, de son insupportable peau de mouton noir. Oui.
Oui, in Récits 1971 – 1982 , Thomas Bernhard traduction de Jean-Claude Hémery (Ed. Gallimard, Quarto)