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dimanche 19 mars 2017

Divino Inferno [Et Rodin créa la Porte de l'Enfer]

                                                  Divino Inferno [Et Rodin créa la Porte de l'Enfer] un film de Bruno Aveillan et Zoé Balthus

« Il fit porter à des centaines et des centaines de figures à peine plus grandes que ses mains, la vie de toutes les passions, la floraison de tous les plaisirs et le poids de tous les vices » – Rainer Maria Rilke, in Auguste Rodin, Œuvres I Prose (Ed. Seuil)


Seul contre tous, le sculpteur Auguste Rodin (1840-1917) a su imposer, son droit absolu de créer comme il l’entendait, en inventant des techniques, en brisant des tabous, en restant résolument attentif à ce que lui soufflait sa nature, à ce que lui inspirait la Nature. 


Toute sa vie, il a eu à lutter contre son époque. Il s’est construit sur ses échecs, il a bâti une œuvre extraordinaire malgré les entraves et les scandales. Il n’a jamais renoncé à ce qu’il était, ni renié ce qu’il admirait, et a inscrit sa vision d'avant-garde dans l'Histoire de l'Art.

Epris de vérité, de sensualité, de chair et de mouvement, il est un modèle d’affranchissement. A 64 ans, le sculpteur pouvait affirmer : 
« Je suis le plus heureux des hommes parce que je suis libre [...] ma plus grande joie est de me sentir libre intérieurement, c’est-à-dire émancipé de tout mensonge artistique ».
La carrière de Rodin a connu de multiples obstacles avant de s'épanouir enfin. A presque 37 ans, il n'est encore qu'un ouvrier-artisan et redoute d'être condamné à le rester jusqu'à la fin de ses jours. Il place tous ses espoirs dans le Concours du Salon des Artistes français en 1877 où il présente un nu masculin L’Âge d’airain, une œuvre à laquelle il a consacré toute son énergie et son talent pendant plus de deux ans. 

Là, contre toute attente, cet inconnu sorti de nulle part et son pur chef-d’œuvre s’attirent les foudres de l'Académie, bousculée dans ses fondements.

Accusé de tricherie, Rodin outragé se défend avec force. Le scandale éclate. Après une enquête aussi longue qu’inutile, il est finalement blanchi. L’affaire a eu l’avantage de répandre son nom dans les ateliers, parmi la jeune génération d’artistes jusqu'aux plus hautes sphères de l'Etat. 

Le Penseur - Auguste Rodin (c) Zoé Balthus

Bientôt, les institutions lui offrent une première commande publique en réparation de l’humiliation subie : une porte destinée au futur Musée des Arts décoratifs de Paris. Rodin devient aussitôt un artiste en vue et très vite un grand maître d’atelier. 

L’épreuve de l’Âge d’airain n'a fait que renforcer sa détermination à se dépasser. La création d’un monumental chef-d’œuvre est une nécessité, c'est une affaire d'honneur et de revanche.

Inspiré par l’œuvre de Michel-Ange, – le maître auquel il ose désormais se mesurer –, mais aussi par la statuaire gréco-romaine, La Porte du Paradis du baptistère de Florence, La Divine comédie de Dante et Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, le sculpteur passe plus de vingt ans à ériger la plus importante sculpture du XIXe siècle :  La Porte de l’Enfer. 

A la fois, journal intime, laboratoire de toutes ses audaces et réservoir de l'essentiel de ses chefs-d’œuvre, dont Le Baiser et Le Penseur, toutes ses inspirations et ses techniques s’y expriment.

Rien depuis Michel-Ange n’avait atteint une telle magnificence. La Porte de l'Enfer– conservée à l’abri des regards pendant les deux décennies qui ont suivi sa commande – est l'énigmatique matrice de toute l'œuvre du sculpteur.  

Divino Inferno, [Et Rodin créa La Porte de l’Enfer], diffusé sur Arte en avril 2017a remporté le Rockie Award 2018, catégorie Art, du festival de Banff et nommé à Art Fifa au musée national du Québec, au Canada. Le film a été projeté au Grand Palais, Paris dans le cadre de l'exposition du Centenaire Rodin, au Musée d'art contemporain Marcel Lenoir, Montricoux, ainsi qu'au Gorki Park, à Moscou, en Russie, à la Fondation Mapfre à Barcelone, en Espagne, à la Fondation Barnes à Philadelphie, au Cantor Arts Center de Standford (conférence de Bruno Aveillan et Zoé Balthus), à LMU de Los Angeles (conférence de Bruno Aveillan et Zoé Balthus) aux Etats-Unis, au Musée national de l'Art occidental de Tokyo (conférence de Zoé Balthus) et au Musée de Shizuoka (conférence de Zoé Balthus) au Japon et à l'Art Gallery of South Australia d'Adélaïde, 

Un film de Bruno Aveillan écrit par Zoé Balthus (2016) – Notre reconnaissance au plasticien Mircea Cantor qui a réalisé pour le film une performance inédite dans l'enceinte du musée Rodin
Avec les voix de Denis Lavant et Elsa Lepoivre (Sociétaire de la Comédie française)

Produit par ARTE, La Réunion des Musées Nationaux, Les Bons Clients, QUAD,  Fix Studio, NOIR

lundi 21 septembre 2015

Rodin : dessin, passion, danse et volupté


Auguste Rodin et Eve - 1907 - Autochrome  Edward Steichen
à B.
 
Si les premiers dessins d'Auguste Rodin (1840 - 1917) s'inspirent de thèmes littéraires et religieux dans lesquels les héros, la souffrance et la faute occupent une place prédominante, peu à peu il s'affranchit de ces figures traditionnelles et demande à ses modèles de s'abandonner à la grâce du mouvement et à la nudité. A partir de 1890, la figure féminine est devenue omniprésente, pour ne pas dire l’unique objet de sa préoccupation, et dominera l'essentiel de son oeuvre jusqu'à la fin. 


L’artiste, à 24 ans, vient de se mettre « à la colle » avec Rose Beuret, une paysanne de quatre ans sa cadette qui tente sa chance à Paris et lui sert de modèle, puis peu à peu de régisseur de son travail et de son quotidien. Elle lui est toute dévouée. « Elle s’est attachée à moi comme une bête », confiera-t-il bien des années plus tard à l’une de ses modèles.

En 1866, Rose lui avait donné un fils Auguste-Eugène Beuret qu’il n’a jamais reconnu. Puis le temps a passé. Il a mis en branle son chantier de La Porte de l’Enfer, dans son atelier du Dépôt des Marbres qui lui est alloué par l’Etat au 182, rue de l’Université. Il est un maître d’atelier désormais. 

Un jour de 1881, une jeune fille de dix-sept ans vient frapper à sa porte. Elle veut continuer à étudier auprès du maître, alors qu'elle sort à peine de l’académie Colarossi. Elle est recommandée. Lui, qui a grand besoin de bons praticiens, l'engage aussitôt. Il vient tout juste d'achever le groupe Les Bourgeois de Calais.  

L’élève Camille Claudel se révèle douée, exaltée, vive, sincère, et chamboule l’existence du maître Rodin bien qu’absorbé par son grand œuvre. Bientôt, entre eux s’instaure une collaboration intense, fructueuse et passionnelle, d’abord centrée sur la sculpture, puis Cupidon se charge de décocher ses flèches dans le cœur des deux artistes qui deviennent amants. 

Devenue à la fois, praticienne, modèle, muse, maîtresse, conseillère, la jeune Camille inspire Rodin dont l’œuvre connaît alors une fécondité de plus en plus marquée de cette empreinte tandis qu’elle, malgré sa jeunesse, apprend de lui mais sait se montrer volontaire et tenace. A bonne école et sûre de sa vocation, la jeune Galatée n’a de cesse de travailler, de tailler la pierre et le marbre, venu de Paros et de Carrare. Cette femme de génie, selon les mots de l'écrivain Octave Mirbeau et grand admirateur de Rodin, pense sa propre voie, veut bâtir une œuvre dont elle a une vision précise, guidée par la volonté farouche de s’affranchir de son Pygmalion. 

« Rodin, qui tout de suite a reconnu en elle la future grande artiste, ne la considère que comme telle. Sans doute il lui communique tout ce qu’il peut lui communiquer de sa grande expérience.  Mais il la consulte elle-même sur toute chose […] Le bonheur d’être toujours compris, de voir son attente toujours dépassée a été, dit-il lui-même, une des plus grandes joies de sa vie artistique », témoigne Mathias Morhardt, critique d’art, admirateur de la jeune artiste. 

Elle est parmi les plus grands bonheurs de sa vie d’homme aussi, ayant débridé sa sexualité. Avec elle, l’érotisme pénètre toute son œuvre. Camille est la présence sensuelle, son corps est partout. La jeune femme est son paradis intime, la volupté essentielle à sa créativité, d’importance capitale désormais. 

Les beaux traits de Camille Claudel personnifient bientôt L'Aurore, La Pensée, La France, La Jeune Guerrière etc.   

Possédé par l’esprit et le talent de la jeune femme avec laquelle il a tant en commun, il délaisse, sans scrupule, Rose qui n'oserait se plaindre. Toute sa vie, elle lui a connu des aventures. Rodin, jusqu’à la fin lui conservera « une reconnaissance profonde de sa fidélité de chien de garde, de sa patiente acceptation des mauvais jours […] », selon son amie et première biographe Judith Cladel. Il épousera Rose deux semaines avant que la mort n’emporte celle-ci, en février en 1917. Mais il choisira Camille pour compagne éternelle aux yeux du monde entier en exigeant que ses créations soient abritées aux côtés des siennes dans son musée.  

Profondément épris de sa féroce amie, Rodin n’a de cesse de lui tresser des couronnes de louanges. « Je lui ai montré où elle trouverait de l ‘or ; mais l’or qu’elle trouve est bien à elle »,  souligne-t-il.

En 1888, il lui loue pour les dix ans à venir un atelier au 113, boulevard d’Italie et dont il se rapproche bien vite en louant un hôtel particulier à quelques encablures. Le couple vit encore une décennie d’une relation intense, charnelle, passionnelle. L’émulation réciproque fait naître des œuvres respectives pleines d’émotion et de sensualité, de force et de mouvement.  

« La belle artiste, coeur entier, absolu, ne jugeait pas suffisante la situation de disciple aimée et admirée. Elle voulait devenir l'unique objet de l'affection du maître et la compagne de sa vie intime, raconte la confidente, Judith Cladel. Ce fut alors la période des grands déchirements. »

En effet, c’est la descente aux enfers en raison sans doute de la tragique dégradation de la santé mentale de la sculptrice. Profondément affecté par la rupture, Rodin conservera longtemps le coeur vacillant, selon les mots de son amie.
Femme nue sur le dos - 1900 - Auguste Rodin
Cependant, Camille Claudel internée, Rodin poursuit son œuvre et reste à l’affût, guette la vie, le geste, l’expression, l’attitude fulgurante qu’il s’empresse de croquer de sa main souple, agile, entraînée. Il modelait la terre, avec la même aisance qu’il maniait le crayon. 

« A mes débuts quand je faisais venir un modèle, je lui demandais dans quels ateliers il avait posé. S’il sortait de l’Ecole, ah ! Je m’en apercevais tout de suite, dès qu’il était monté sur la table à modèle, je le voyais prendre un de ces mouvements qu’il avait appris là-bas, et ce mouvement, invariablement, était faux ».
Il laissait ses modèles bouger, selon leur gré et les dessinait. A l’opposé de sa quête de vérité universelle, les poses figées et convenues lui paraissaient insupportables. Il parlait de « modèles usés », prenant la pose comme des automates, dénués de vie. Il scandalise en foulant les règles académiques. 

Le maître dessinait avec une extrême rapidité, se souvint Kathleen Bruce, une Anglaise qui avait un temps fréquenté l’atelier. Elle s’émerveillait de le voir travailler sans jamais quitter son modèle des yeux, sans regarder sa feuille de papier. 

Rodin ébauchait les profils qu’il reliait entre eux. Il soutenait qu’avant de dessiner sur les plâtres, il fallait dessiner sur les feuilles : « j’ai été dessinateur avant d’être sculpteur ». Le dessin avait exercé le geste et l’œil. Et surtout, il scrutait le mouvement qui seul pouvait donner vie et harmonie à une sculpture. 

« La chose qui bouge dans la nature, c’est le professeur qui vient et vous explique. », s’enflammait-il, « C’EST LA VIE QUI BOUGE, c’est le vrai ça, c’est le divin, l’éclair qu’il faut fixer. »  

La danse, corps et esprit en osmose, à elle seule, évoque tout de la vie et de la mort, fusionne mouvement et érotisme,  exacerbe l'émotion et le sentiment, fait résonner la nature et sa vérité qu'il transpose dans ses dessins et sa sculpture sans relâche et, avec toujours plus de liberté et d'ouverture d'esprit, au fur et à mesure qu'il avance en âge.  

Comme les danseuses javanaises que Rodin avait découvertes à l’exposition universelle de 1900 à Paris l’avaient ébloui : 
« Ces merveilleuses princesses ont renouvelé, avivé, décuplé en moi mes impressions anciennes. Elles m’ont donné une joie dont je ne me croyais plus capable. Elles ont fait vivre pour moi l’Antique. Elles m’ont montré, dans la réalité frémissante, ces beaux gestes, ces beaux mouvements du corps humains que les anciens ont su fixer. Elles m’ont tout à coup plongé dans la nature, elles m’en ont révélé des aspects inconnus, elles m’ont fourni des raisons nouvelles de penser que la nature est une source intarissable […]  imaginez donc de ce que put produire en moi un spectacle aussi complet, qui me restituait l’Antique en me dévoilant un mystère ! »  Il se délectait de les dessiner. 
« Ce sont des figures de marbres conçues par Michel-Ange qui dansent ! », s’était-il exclamé. L’artiste italien était sa référence au même titre que les Antiques. Les danseuses cambodgiennes avaient touché pareillement le sculpteur :


Danseuse cambodgienne de face - 1906 - Auguste Rodin

« Elles  nous ont donné tout ce que l’Antique peut contenir, leur Antique à elles, qui vaut le nôtre. Nous avons vécu trois jours d’il y a trois mille ans. Il est impossible de voir la nature humaine portée à cette perfection. Il n’y a eu qu’elles et les Grecs. Elles ont même trouvé un mouvement nouveau, que je ne connaissais pas […] Un mouvement encore à elles, inconnu dans les Antiques et de nous autres. » 
Rodin  qui allait au spectacle voir les corps bouger sur scène, s’était trouvé captivé par l‘étoile chorégraphe des ballets russes, le scandaleusement lascif Vaslav Nijinski dans Prélude à L’Après-midi d’un faune :  

« D’une animalité à demi consciente: il s’étend, s’accoude, marche accroupi, se redresse, avance, recule avec des mouvements tantôt lents, tantôt saccadés, nerveux, anguleux. »

De fait, le Russe accorde des séances de pose au sculpteur qui en saisit l’élan, la grâce et la puissance. Il est stupéfiant. De même, en 1911 la danseuse américaine Isadora Duncan l’avait subjugué, d’autant qu’elle était du beau sexe. « Isadora Duncan est arrivée à la sculpture, à l’émotion, sans effort, dirait-on. Elle emprunte à la nature cette force que l’on n’appelle pas le talent mais le génie […] Elle rend la danse sensible à la ligne, et elle est simple comme l’antique qui est le synonyme de la Beauté » avait rapporté Rodin, expert.

De son côté, la danseuse américaine avait été littéralement envoûtée par le sculpteur dont elle évoquait ainsi le souvenir :


« Depuis que j’avais vu son œuvre à l’Exposition [universelle], le génie de Rodin m’avait poursuivie. Je me dirigeai un jour vers son atelier de la rue de l’Université. Mon pèlerinage à Rodin ressemblait à celui de Psyché cherchant le dieu Pan dans sa grotte, et si la route que je demandais n’était pas celle d’Eros, mais celle d’Apollon.

Rodin était petit, puissant, avec une tête tondue, une barbe abondante. Il me montra ses œuvres avec la simplicité des très grands.  Quelques fois il murmurait un nom devant ses statues, mais ces noms on le sentait avaient peu de sens pour lui. 

Il passait ses mains sur elles, il les caressait. J’avais l’impression que sous ses  caresses le marbre s’amollissait comme du plomb fondu. Il respirait avec force. Le feu s’échappait de lui comme d’une forge. En peu d’instant il avait formé un sein qui palpitait sous ses doigts. »
Dans l’atelier de la danseuse où ils s’étaient ensuite rendus ensemble, elle avait dansé pour lui. Puis elle s’était mise à lui parler de ses mouvements, mais lui semblait devenu sourd et muet.
« Il me regardait de ses yeux brillants sous ses paupières abaissées, puis, avec la même expression qu’il avait devant ses œuvres, il s’est approché de moi. Il passa sa main sur mon cou, sur ma poitrine,  me caressa les bras, passa ses doigts sur mes hanches, sur mes jambes nues, sur mes pieds nus. Il se mit à me pétrir le corps comme une terre glaise, tandis que s’échappait de lui un souffle qui me brûlait, qui m’amollissait. Tout mon désir était de lui abandonner mon être tout entier, et je l’aurais fait avec joie si l’éducation absurde que j‘avais reçue ne m’avait fait reculer, prise d’effroi. »
Nul doute que le vieux Rodin l’aurait volontiers croquée mais la dame effarouchée congédie prestement ce diable d’homme.  

Temple de l'amour - 1916 - Auguste Rodin
Il fait voler en éclats les conventions bourgeoises, il abat les barrières soi-disant morales, s'affranchit des tabous ridicules soumettant les artistes à une dictature hypocrite qui n'a que trop longtemps duré. Dans ses dessins, les femmes mises à nu désormais s'enlacent, se chevauchent, s'explorent seules ou à plusieurs, s'ouvrent amplement au regard de l'artiste et de ses admirateurs. Femmes allongées, nues sur le dos, jambes écartées, main au sexe, elles se caressent, se fouaillent en quête de plaisir, se tordent de désir, onanisme, amour saphique, la sexualité et la jouissance féminines ne se cachent plus, elles s'admirent. Ses dessins parés de passion enflamment et ravissent tout esprit créateur. Pourtant nulle vulgarité ni crudité, seule la vérité s'étend sur ses feuilles pour s'accoupler à la beauté des corps, comme autant de temples à l'amour, qu'il saisit avec maestria en quelques coups de crayon. Le scandaleux Rodin contribue à briser les chaînes qui entravent l'épanouissement de l'art, de la femme et partant, de la société de son époque ainsi qu'il le dit si bien lui-même :
« Et la danse qui a été chez nous toujours un apanage érotique, tend enfin de nos jours, à devenir digne des autres arts qu'elle résume. En cela, comme en d'autres manifestations de l'esprit moderne, c'est à la femme que nous devons le renouveau. » 
Métamorphoses Dans l'atelier de Rodin, sous la direction de Nathalie Bondil avec Sophie Biass-Fabiani (Ed. 5 Continents & Musée des Beaux-Arts de Montréal)
Rodin Aquarelles et dessins érotiques (Ed. Bibliothèque de l'image)
Rodin sa vie glorieuse, sa vie inconnue, Judith Cladel (Ed. Grasset) 

mardi 20 juillet 2010

Preljocaj, la danse viscérale

Le Sacre du Printemps (photo Jean Barak - Ballet Angelin Preljocaj - Partition Igor Stravinsky) 
 « Nous transportons avec nous le trouble de notre conception. Il n'est point d'image qui nous choque qu'elle ne nous rappelle les gestes qui nous firent. »  - Pascal Quignard

Le centenaire des Ballets russes (1909-1929) de Serge Diaghilev (1872 - 1929) a été célébré à nouveau avec magnificence les 8 et 9 juillet derniers, sur les eaux du Bassin de Neptune à Versailles, par le ballet du chorégraphe Angelin Preljocaj, avec la programmation de ses créations Noces (1989) et Le Sacre du Printemps (2001) sur les grandioses partitions d'Igor Stravinsky (1882 – 1971).

Les liaisons entre les deux pièces sont multiples et infiniment subtiles mais Angelin Preljocaj a choisi de tirer le fil conducteur qui lui tient le plus à cœur, celui qui les noue l’une à l’autre dans la plus grande puissance : le désir charnel perçu en danse viscérale.

Par ce fil, il va remonter le temps. Avec Noces, il s’attache à révéler cette énergie sexuelle, vitale telle qu’elle s’exprime à l’ère contemporaine, où désormais la société organisée tente non sans peine de la canaliser, d’en dompter l’extraordinaire violence venue du fond des âges, de lui imposer un cadre, de lui fixer des règles, d’en amoindrir la crudité. Et malgré l’effort dramatique déployé en formidables stratagèmes en vue de taire la bestialité à la racine de l’être, toute la tension de la chair demeure vive, à peine voilée, impossible à abolir, et continue de régner, pleine de son pouvoir qui coule dans les veines, feignant seulement de se laisser contenir pour ne jamais abdiquer. Ainsi, aux yeux du chorégraphe, la cérémonie du mariage scelle le pacte tragique du « rapt consenti ».

Entre chien et loup, sur la scène érigée au beau milieu des eaux, le banquet des Noces est dressé. Cinq bancs de bois, cinq hommes de belle mise, portant pantalon noir, chemise blanche et cravate noire, cinq jeunes femmes d’allure slave, vêtues court de robes de velours, tous semblent d’abord indifférents aux cinq poupées de chiffon d’une blancheur virginale figurant les mariées, lumineuses absentes en présence, esseulées en marge de la fête archaïque qui bientôt bat son plein pour célébrer leur funeste destin. La musique et les chœurs prennent ampleur, rythment la montée d’un sombre désir qui échauffe l’atmosphère de bal et d’ivresse, se joue de la jeunesse qui s’ébat de batailles en caresses.

En jeunes félins qui d’instinct se mesurent les uns aux autres, hommes et femmes se reniflent et se frôlent, se câlinent et se frottent avec grâce, mais farouches s’agitent, se cherchent et se fuient entre les bancs, souvent se violentent sous mille feux de lumière éclatant en diamants. 

Ces couples de fiancés enivrés d’alcool et de passion se heurtent et s’accrochent en corps à corps agiles et lestes, bondissent et traversent les airs gonflés de peur et de désir, s’étreignent et se repoussent avec force pour mieux s’aimanter en corps, se rencontrer au cœur d’une angoisse ancestrale mêlée de tendresse affolée, et puis hors d’haleine, s’apaisent quelques instants, s’apprivoisent le temps d’un repos fugace et amoureux sur un banc, s’enlacent de guerre lasse, avant de repartir en lutte, le goût du sang et du sexe appelé sur les lèvres par des effluves qui s’élèvent tragiques comme la musique chorale tout autour des blanches et tristes mariées, soumises à la volonté du clan, que chacun aura fait virevolter à sa guise, avec désinvolture, sans nul égard et de s’en débarrasser prestement dans la nuit barbare comme on s’éloigne d’un feu de malheur prêt à tout embraser, car il est l’heure. L’heure du sacrifice a sonné.

Rien n’a changé.

Ces quelques moments d’ivresse ont suffi à faire remonter du temps les jours primitifs où le sacrifice suprême d’une vierge, élue au sein du clan païen, rituel d’une violente et sauvage frénésie, devait amadouer le Dieu slave du Printemps, Iarilo.

S’impose dès lors Le Sacre du Printemps. Au cœur de la nuit des temps, les notes d’un paisible basson s’élèvent au-dessus de six monticules d’herbe tendre et fluorescente où reposent, telles des fleurs irisées, autant de jeunes hommes alanguis, nonchalants, avant que ne viennent, une par une, six jeunes filles en jupes courtes et corsages bigarrés, d’un air détaché, provoquer leur désir, se libérant d’emblée, avec habile et désinvolte lenteur, de leur blanche petite culotte qu’elles font glisser des deux mains le long de leurs jambes nues et qu’elles garderont quelques instants sur leur fines chevilles en amorçant quelques pas délicats. 

Enfin, d’adroites et sensuelles attitudes leur suffiront à abandonner au sol la petite pièce de tissu, devenue symbole de la nudité du sexe offert à la convoitise des jeunes gens qui, pour l’heure, observent les séductrices dont la beauté virevolte avec insouciance. Ils n’y résisteront pas longtemps, et sans quitter leur élégante nonchalance, instinctive, animale, ils s’en vont recueillir l’objet, dont ils s’empressent de respirer l’odeur d’intimité, avant de l’enfouir résolument dans la poche de leur pantalon. Chacun a trouvé sa chacune. Et déjà, s’échauffe le désir mâle qui, se heurtant au féminin refus, monte en puissance, gronde furieusement dans les veines. Impérieux.

Au gré de courses folles, de rondes adolescentes, abandonnant l’innocence, un violent printemps russe s’apprête à s’enflammer pour bientôt faire résonner en symphonie de cuivre, cordes, bois et percussions tous les « craquements de la terre » adorée.

Aux rythmes chaotiques d’une partition complexe et envoûtante, le rituel primitif et tribal, au plus près de la bestialité, se déchaîne. La jeunesse aux instincts débridés s’embrase dans l’exploration étrange et grave des corps et de l’espace, s’affranchit et s’entrechoque en palpitations primaires, de contractions de chair en spasmes morbides, de tensions extatiques en émotions puériles. 

A la fois humaines et animales, divines et démoniaques, ces créatures de la Terre aux prises avec un insatiable appétit de vie et de mort se livrent, dans une extraordinaire et terrifiante explosion d’érotisme sauvage entraînée par la fureur des percussions musicales, à une lutte sexuelle acharnée que remportent dans le viol des femelles les mâles tout entiers possédés par la puissance d’un désir forcené de jouissance charnelle.

Les jeunes proies aux chairs endolories, se relèvent lentement de ce cruel jeu du rapt, peinent à retrouver leur morgue mais bien vite le clan se reforme et sous une divine lumière d’or, tous les corps étendus sur la Terre s’adonnent à son adoration

Pris par une impétueuse transe tissée d’une frénésie d’ondes et de vagues, ils appellent à l’union du Ciel et de la Terre avant de composer leurs cercles mystérieux. Têtes baissées, épaules voûtées, pieds en dedans, à la queue-leu-leu, ils défilent entre deux talus d’herbe verte sur un même rythme étrange, en une nouvelle transe saccadée, toute en retenue, qui semble venir du plus profond des âges et se devine incantatoire, porteuse de prières au renouveau printanier.

Enfin, à force de jeux mystiques, le clan va jeter son dévolu sur la jeune fille qui deviendra l’Elue contre son gré. Biche aux abois, cernée par ceux qui étaient les siens devenus fauves déterminés, elle tente désespérément de repousser leurs assauts brutaux, d’échapper à toutes ces mains qui s’agrippent à chaque parcelle de son corps qui semble hurler toute sa peur et son refus. 

Mais elle ne peut guère résister à tant de sauvagerie. Plaquée dans l’herbe verte, violentée, meurtrie, saisie de tous côtés après la chute, ses vêtements ont tôt fait d’être arrachés, elle gît abandonnée dans « sa simplicité inapparente. » 

Dès lors, sa nudité éclate de toute sa splendeur, souveraine en pleine lumière, à la stupéfaction du clan ramené soudain à ses ténèbres. Extraordinaire, la nudité de l’Elue n’apparaît plus à leurs yeux comme un simple état, une forme ou une possession stable, mais s’appréhende en tant qu’événement plein et solennel. Désormais hors de portée, impossible à retenir, cette perle du Paradis, comme lui, fatalement perdue, peut dès lors embrasser son destin. Forte de sa nouvelle dimension quasi-divine, l’Elue se redresse et affronte la tribu prête à se prosterner, saisie d’effroi, qui recule face à sa nudité en gloire.

D’une blancheur laiteuse, corps sculptural sous tension, du feu dans le regard, prise d’une excitation incontrôlable, possédée par toutes les puissances cosmiques, la jeune fille entame son détachement du monde, en un ouragan de rythmes primitifs, de percussions terribles et de gestes furieux, elle danse à mort dans l’herbe verte. Sa danse ultime et sacrificielle, offerte au Dieu du Printemps, doit sauver la Terre.