A Stéphane
Barsacq
« Six mois après le décès de Picasso, avec tous les
avocats concernés, nous avions pris un engagement écrit de ne rien divulguer de
la négociation autour de Guernica, j'ai respecté cette clause de silence
jusqu'à aujourd'hui considérant que l'on pouvait commencer à parler », me déclare Roland Dumas, avocat, ex-chef
de la diplomatie de François Mitterrand et surtout exécuteur testamentaire du
maître espagnol Pablo Picasso. En cette journée torride de fin de printemps,
nous sommes assis dans la fraîcheur du bureau de son domicile parisien avec
Thierry Savatier, historien de l'art. Les deux hommes signent ensemble Picasso ce volcan jamais éteint, un livre d'entretiens qui vient de paraître aux
éditions Bartillat.
Ils se sont
rencontrés grâce à une amie commune, d'abord pour évoquer L'Origine du monde,
célèbre toile de Gustave Courbet, chef-d'œuvre sur lequel M. Savatier a
beaucoup travaillé et parce que Roland Dumas avait pu l'admirer chez le
psychiatre et psychanalyste Jacques Lacan, son dernier propriétaire.
« Quand j'ai
mesuré le rôle tenu par Roland Dumas dans la vie de Picasso, je lui ai proposé
ce principe d'entretiens qu'il a accepté tout de suite », m'explique l'historien auquel
Roland Dumas a ouvert ses archives sur Picasso. Soigneusement stockées dans sa
propriété de Dordogne, il les a rapatriées à Paris et les a mises pour la
première fois à la disposition d’un chercheur. Il a passé près d'un an à
les explorer et, bien sûr, y a puisé, dit-il, « des informations
inédites tout à fait intéressantes »,
notamment sur l'extravagante histoire de la célébrissime toile Guernica
détaillée dans leur ouvrage.
C'est par
l'entremise de Daniel-Henry Kahnweiler, le grand marchand d'art allemand, ami
de jeunesse de Picasso, collectionneur de son œuvre, que M. Dumas a rencontré l'artiste de Malaga pour la première fois
en novembre 1969, à Mougins, dans son mas provençal
Notre-Dame-de-Vie. Le peintre, alors âgé de 88 ans, vivait-là avec
Jacqueline, sa seconde épouse et dernière compagne. Il avait sollicité l'avocat pour l'aider à
mettre sa précieuse toile à l'abri juridique de toute convoitise, dont celle du dictateur
espagnol Franco qui venait, contre toute attente, de la lui réclamer.
« Guernica c'est l'affaire de ma vie ! Le reste, je m'en fous ! », avait
insisté le maître espagnol, lors de cette rencontre, se souvient Roland Dumas,
aujourd'hui âgé de près de 96 ans. « Cela voulait tout dire ! Il
signifiait : c'est mon chef-d'œuvre ! Il a mesuré l'importance de la toile avec sa consécration
mondiale et en prenait acte. ».
La toile était née d'une commande de la toute jeune République
espagnole, alors en pleine guerre civile, menacée par les forces
nationalistes. L'œuvre était destinée au pavillon espagnol de l'Exposition
universelle qui allait ouvrir ses portes en juillet 1937 à Paris. Le bombardement de Guernica, petite ville basque, le 26 avril 1937 par
l'aviation nazie qui soutenait les forces de Franco, avait poussé Picasso au
travail pour honorer cette commande. La première étude du tableau sera datée et
signée le 1er mai 1937. Picasso a achevé sa toile le 4 ou le 5 juin,
précise l'historien. Il ne lui donnera son nom qu'après cette date, selon
plusieurs témoignages dont ceux de Paul Eluard et Christian Zervos. Le premier état du
tableau photographié par sa compagne d'alors, Dora Maar, est lui daté du 11
mai.
« Le thème de Picasso jusque-là c'était le peintre et son modèle, soit d'une neutralité politique totale », fait valoir Thierry Savatier, « et d'ailleurs, quand
il commence à peindre Guernica, il ne livre pas une illustration
du bombardement de Guernica, puisqu'il n'y a aucun élément narratif dans le
tableau qui permette de le situer à Guernica. Il a peint une allégorie de la
guerre et de ses victimes civiles ». Tous ses motifs sont d'une portée universelle.
Mais c'est l'une
des rares œuvres peintes par Picasso sur un domaine strictement politique,
parmi lesquelles on compte une série de gravures, Songes et Mensonges de
Franco exécutées à partir du début de l'année1937 jusqu'en juin, parallèlement à Guernica. Elles
étaient destinées à devenir des cartes postales vendues aux visiteurs du
pavillon dont quelques tirages ont été réalisés sur une seule planche à la manière
d'une bande dessinée.
Elles
faisaient partie de la commande passée par la République espagnole. « Les documents sont peu
clairs, mais 150.000 francs auraient été versés à Picasso englobant ces
gravures, Guernica et quatre très grandes sculptures en ciment que
Picasso a récupérées par la suite », précise l'historien, « le reçu n'a jamais été retrouvé dans les archives
espagnoles mais il y a une forte probabilité pour qu'il ait existé ». Le souvenir
de Roland Dumas est clair : « Picasso m'avait dit : "Dumas, j'ai
donné le tableau à la République espagnole". Il ne m'a jamais dit : "j'ai
vendu" ou "j'ai été dédommagé" mais comme c'était un esprit qui
simplifiait tout... » S'il n'avait pas évoqué les détails, il avait toutefois exprimé sa volonté sans équivoque.
Un témoignage essentiel
viendra confirmer, en 1970, que cette somme avait bien été versée à l'artiste
pour couvrir ses frais et surtout qu'il avait été entendu qu'il restait le propriétaire de ses œuvres. Après l'exposition universelle, le
peintre avait donc récupéré de plein droit le tableau et tous ses travaux
préparatoires qui avaient ensuite fait un tour d'Europe avant d'arriver au
MoMa, à New York, en 1939 pour une rétrospective Picasso. Ils y étaient depuis
conservés en dépôt.
Le maître rêvait toujours que Guernica rejoigne un
jour une Espagne libre. Il le formulera enfin par écrit, pour la première fois,
dans un courrier daté du 15 décembre 1969, donnant mandat à Roland
Dumas de
veiller au transfert de la toile « seulement
le jour où un Gouvernement républicain aura été réinstallé dans mon pays ».
Premier état de Guernica – 1937 (c) Dora Maar |
Or, le régime franquiste,
lui, menait alors l'enquête pour récupérer le tableau, ne lésinant pas
sur les moyens, y mêlant même ses services de renseignement dans l'idée de
faire valoir la notion continuité de l'Etat. « C'est en tout
cas assez étonnant de réaliser que ce grand peintre ait si peu utilisé son art
dans ce conflit », remarque à juste titre l'homme de confiance du peintre, « le
premier acte tout à fait extraordinaire, c'est Guernica. Il y a eu après
L'hommage aux Espagnols morts pour la France, Le Massacre en Corée
et aussi Le Charnier ».
Cette
dernière œuvre est peinte dans des camaïeux de gris comme Guernica, également
relative à la guerre d'Espagne. « La
seule œuvre qui ne soit pas liée à la guerre d'Espagne, outre Le Massacre en
Corée, censé se dérouler en Corée mais qui correspond au 13 de Mayo de
Goya... c'est La Fresque de la guerre et de la paix dans la chapelle de
Vallauris et là, c'est une œuvre d'une dimension beaucoup plus universelle
encore », ajoute l'historien, « manifestement
sa guerre c'était tout de même la guerre d'Espagne ». En effet, Picasso
n'a jamais rien peint sur la IIe guerre mondiale, ni sur aucune autre guerre. Picasso n'était pas un militant combattant, il a
adhéré au Parti communiste très tard.
Mais si
Picasso avait veillé à ce que Guernica ne tombe jamais entre de
mauvaises mains, il n'avait jamais songé à la lier juridiquement à ses nombreux
dessins et études réalisés avant de créer son œuvre maîtresse et autres œuvres
qui en découlent immédiatement. « Cela
va vous paraître prétentieux, mais je dois dire que j'ai eu ce trait de génie
de penser à inclure dans les documents les travaux qui accompagnent Guernica ! Tout seul dans mon cabinet,
j'ai pensé à tous ses petits dessins qu'il avait jetés sur le papier au
lendemain du bombardement. On y voyait déjà le taureau, le cheval blessé et le
feu !», jubile l'ancien avocat.
« Il y avait
déjà l'idée de la guerre et il est vrai qu'une œuvre n'existe pleinement
qu'avec ses travaux préparatoires », souligne aussitôt M. Savatier, « Picasso
a poursuivi ces travaux après avoir achevé le tableau. On y inclut par exemple
plusieurs versions de La Femme qui pleure. Ce sont des tableaux qui vont
être exécutés dans le courant du mois de juin, alors que le 5 juin Guernica
est achevé... ». Au moment du règlement de la succession du peintre,
M. Dumas aura pu mesurer la puissante portée de son génie... Le 14 avril 1971, Picasso signait une attestation,
rédigée et encore détenue par l'avocat, scellant définitivement le destin du
chef-d'œuvre et des œuvres associées.
« Il a lu mon texte, l'a très bien compris et ne l'a pas
du tout discuté, il a dit : "ça me va" », dit M.
Dumas qui explique lui avoir, à ce stade,
conseillé de « désigner
quelqu'un susceptible de prendre la décision de remettre Guernica, à
l'Espagne le jour où les libertés fondamentales y seraient rétablies, si
cela se produisait des années après son décès ». Et comme il lui suggérait des
membres de sa famille, Picasso s'est écrié : "Pas les femmes ! Les enfants
? Vous êtes fous, je ne vais pas donner ces droits à mes enfants qui me font
des procès !"», raconte le conseil, amusé par cet épisode. Il avait aussi fait mention
d'amis qui auraient éventuellement pu assumer cette responsabilité.
Si je fais un testament, je meurs le lendemain !
« Quand soudain, Picasso a enfoncé son regard dans mes yeux, en me pointant du doigt, et d'un ton déterminé, il m'a dit : " Ce sera vous !"», poursuit-il en mimant la scène avant de confier : « c'est le moment où j'ai été le plus ému de toute ma relation avec Picasso, au point d'en avoir les larmes aux yeux. J'étais un jeune type (47 ans, ndlr) face à ce vieillard adossé à toute son œuvre ! Je ne m'y attendais vraiment pas. Quand François Mitterrand m'a demandé d'être son ministre je n'ai pas été aussi ému, c'était le cours naturel des choses, mais Picasso, c'était insolite ! Et je n'ai pas vu tout de suite les complications... »
Une fois les papiers prêts
pour le transfert de Guernica à une Espagne libre, l'avocat a également évoqué
l'idée qu'il couche sur le papier ses dernière volontés mais l'artiste, superstitieux, ne voulait pas en entendre parler. « Si je fais
un testament, je meurs le lendemain !», lui avait-il répliqué.
Après le décès de Picasso le 8 avril 1973, sa veuve Jacqueline avait
déclaré à M. Dumas, confronté aux revendications sur Guernica des membres de la
grande famille du peintre et de celles de l'Espagne franquiste : « tu as les
papiers signés par Picasso, c'est maintenant à toi de te battre ! ».
« C'était très psychologique dans cette famille
Picasso, le peintre était le monstre, c'était Saturne ! Et en même temps
ils s'identifiaient tous à Picasso. Je prends l'exemple le plus symptomatique,
sa deuxième fille Maya qu'il avait eu avec Marie-Thérèse Walter, avant la
guerre d'Espagne. Quand on a commencé les discussions, elle a déclaré à l'un
des autres : "Guernica, c'est moi ! Parce que toi tu n'étais pas là, moi
j'étais là !" ».
A l'exception
de Paulo, fils qu'il a eu avec son épouse Olga, les autres Claude et Paloma,
enfants du lit de Françoise Gilot, étaient comme Maya, tous des enfants
illégitimes. Le vieux code civil ne reconnaissait pas les enfants adultérins,
ils n'avaient droit à rien. Pourtant, « ils ont tous fait un procès à
Picasso qui me disait : "Vous vous rendez compte ils font un procès à leur
père, vous feriez vous un procès à votre père Dumas ? Je leur ai donné
tous ce qu'ils m'ont demandé, mon nom, de l'argent... " » se
lamentait l'artiste auprès de l'avocat qui régla sa succession et auquel on
doit le Musée Picasso à Paris. « Mais j'ai vu tous les comptes,
Picasso payait tout pour tous ».
Selon lui,
Picasso avait une sainte horreur de tout ce qui était juridique, souhaitait
éviter les procès et refusait même de poursuivre les faussaires qui
pullulaient. Sur ces derniers il avait une théorie, se souvient M.
Dumas, il lui disait : « Tu ne te rends pas compte ? Si je te dis il
faut saisir un faux, alors il faut qu'on dépose plainte, la police fait alors
son enquête et arrête le coupable. Alors, devant le juge d'instruction, on me
le présente et moi, qui je vois ? Mon meilleur copain ! »
C'était la façon dont il résumait les choses pour expliquer qu'il
préférait ne pas poursuivre les faussaires. « Il pensait à Picabia, et aussi à un peintre plus
obscur, un Espagnol, qui était un vieux copain, auteur des premiers faux
Picasso », ajoute M. Savatier.
Guernica, inestimable
Enfin Franco disparut en 1975, mais rien n'était réglé pour autant pour Guernica. Bien au contraire, toutes les villes d'Espagne où Picasso avaient séjourné, noué une histoire, réclamaient la toile, selon le juriste, évoquant des pressions politiques qui devenaient pressantes, y compris du Sénat américain qui avait voté, le 15 avril 1978, une motion afin que Guernica soit « rendu à son peuple et au gouvernement de l'Espagne démocratique » et ce, « dans un avenir très bref » ! La famille Picasso a, quant à elle, continué de bloquer le transfert de la toile, invoquant son droit moral jusqu'en avril 1981, malgré la restauration des libertés publiques en Espagne et la succession réglée.
Seul le MoMa
s'est toujours conduit de façon impeccable, selon l'avocat, alors que le musée new-yorkais
aurait fort bien pu décider de garder la toile et tous les travaux
préparatoires, en toute légitimité, la détenant de fait depuis près d'un
demi-siècle. Mais ses conservateurs successifs ont toujours souhaité respecter
la volonté du grand Picasso.
Les dernières résistances vaincues, le voyage
restait à organiser. La sécurité
du tableau était la principale question en suspens qui obsédait à ce stade
Roland Dumas. Il s'en était ouvert auprès du roi d'Espagne Juan Carlos, en
personne, qui l'avait rassuré quant à la stabilité politique du pays. «
N'ayez pas d'inquiétude maître, je sais qu'il y a des turbulences dans l'armée,
je n'ai qu'à me mettre en uniforme et je les fais défiler... »,
lui avait dit le souverain. « J'ai lu dans son regard à ce moment-là une
certaine résolution, il était chef d'Etat ».
« Guernica est une œuvre inestimable, sa sécurité était essentielle, Picasso m'avait fait confiance, », confie M. Dumas, « on a alors
fait appel à toutes les grandes compagnies d'assurance américaines et anglaises
qui ont formé un consortium » pour assumer ensemble les
risques de la traversée transatlantique par avion du chef-d'œuvre. «
Je crois que c'est à peu près le seul cas, à l'exception peut-être du voyage de la
Joconde du temps de Malraux », avance Thierry Savatier.
L'artiste caressait l'espoir de voir son œuvre rejoindre les collections du
Prado, à Madrid. Roland Dumas avait par conséquent abordé cette question avec le
roi d'Espagne. «
Le roi m'a dit : "vous ne pensez pas que le mieux serait que le tableau soit
installé au Pays Basque, à Guernica ? Il y serait bien gardé... "»,
raconte l'ancien ministre, d'un air rieur, « j'ai répondu avec un petit sourire et sur le même ton : Majesté,
je comprends bien votre point de vue mais Picasso m'a chargé du sort de Guernica,
il ne m'a pas chargé de résoudre le problème des provinces d'Espagne !».
Le chef-d'œuvre a fini par atteindre son pays, abrité provisoirement au Cason
del Buen Retiro à Madrid où il fut dévoilé au public le 23 octobre 1981,
derrière une barrière de béton et une vitre blindée, exigées par M. Dumas.
L'avocat ignorait alors que l'Espagne nourrissait son grand projet de musée
d'art moderne Reina Sofia à Madrid, lieu de résidence définitive de Guernica
qui y fut transféré en 1992.
En 1981 en revanche, les collections nationales de
France ne comptaient que deux œuvres mineures de Picasso. « Les milieux muséaux français ne considéraient pas Picasso comme un artiste
fréquentable », explique Thierry Savatier, « on n'achetait pas
un Picasso ! »
L'œuvre du
peintre a fait son entrée officielle sur notre territoire avec la création du grand musée
Picasso que Roland Dumas a contribué à fonder, sous le gouvernement Mitterrand
mais certainement pas grâce au président socialiste. « Ses goûts étaient
ceux d'un homme du XIXe siècle, il aimait le classique académique. Il n'était
pas avant-gardiste. En littérature, non plus d'ailleurs »,
note l'historien. Et Roland Dumas de confirmer les réticences de Mitterrand, qui s'en était ouvert ainsi : «
Enfin quand même Roland ! Vous trouvez vraiment cela très beau Picasso ? »