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vendredi 30 décembre 2016

Rilke et Tsvétaeva s’effleurent au septième ciel

Marina Tsvétaeva - Photographe et date non identifiés

« Je reviens à la maison, non pour tromper
ni pour servir -  je n’ai pas besoin de pain.
Je suis ta passion, ta renouée du dimanche, 
Ton septième ciel et ton septième jour. » - Marina Tsvétaeva

« Ceux qui l’ont vu vivre
ne se doutaient pas combien
il faisait un avec toute chose ;
car tout ceci : ces profondeurs, ces prés
et ces eaux étaient son visage. » - Rainer Maria Rilke 

Au début de 1926, Marina Tsvétaeva était parmi les poètes russes les plus admirés. Au printemps de cette même année, elle était reléguée au rang « des plus décriés », en Union Soviétique mais aussi à l’étranger, tombée en disgrâce après la publication d’articles polémiques, dont Le Poète sur la critique et Florilège, dans lesquels elle avait écharpé écrivains, poètes et critiques.

Aussi, à la lecture de la lettre que Rainer Maria Rilke lui adressa le 3 mai 1926, la chère poétesse fut aussitôt transportée du fond de ses Enfers jusqu’au septième ciel, « jetée sur la plus haute tour de la joie »

En écrivant à Tsvétaeva, le poète autrichien, - depuis un sanatorium du canton suisse de Vaud où il séjournait pour la troisième fois -, avait accompli une mission-surprise, que lui avait confiée le poète russe Boris Pasternak, depuis Moscou.

 « A l’heure qu’il est, je reçois une lettre qui me touche infiniment débordante de joie et de la plus impétueuse émotion, de Boris Pasternak. Tout ce que ses feuillets suscitent en moi d’émotion et de gratitude doit d’abord, si je le lis bien, aller vers vous, puis, au-delà de vous, par votre entremise, jusqu’à lui ! » Tel un vent lumineux et chaud, ainsi Rilke s’engouffrait dans la vie d’une poétesse russe, inconnue de lui.

Orphée se retournant

A l’heure de l’exil, du doute et de la pauvreté en Vendée, Tsvétaeva vécut l’événement comme si Orphée en personne était descendu la chercher au royaume d’Hadès, comme si le Christ s’était manifesté ressuscité pour elle seule, comme dans sa Madeleine de 1923.

« Vers toi, de toutes mes faiblesses
J’aurais rampé – Et claire
Ma robe ! Que coule l’huile
Cachant mes yeux de diablesse » 

 Les mots de Rilke agirent sur elle tel un baume miraculeux, de consolation et d’espérance. En un éclair, elle reprit foi en son destin alors même qu’elle cherchait sa place parmi les poètes, et affrontait l’hostilité d’un monde qui meurtrissait sa chair et, plus violemment encore, son âme.

Rilke faisait suivre sa missive de ses derniers recueils de poèmes, Sonnets à Orphée et ses Elégies de Duino – ce dernier orné d’une magnifique dédicace :

« Nous nous touchons, comment ?
Par des coups d'aile,
Par les distances mêmes nous nous effleurons.
Un poète seul vit, et quelquefois
vient qui le porte au-devant de qui le porta. » 
 [...]

Ils ne s’étaient jamais rencontrés, n’avaient jamais échangé ni regards, ni mots, et pourtant Rilke affirma le regretter. « Pourquoi ne m’a-t-il pas été donné de vous rencontrer ? A en juger par la lettre de Boris Pasternak cette rencontre aurait été pour vous et pour moi une très profonde, très intime joie. Cela pourra-t-il se rattraper un jour ? »

Rainer Maria Rilke - Photographe et date non identifiés
Rilke n’avait jamais lu la poésie de Tsvétaeva mais, elle, en revanche, chérissait son œuvre et admirait sa matière poétique phénoménale.

« Vous, la poésie personnifiée, ne pouvez pas ne pas savoir que votre nom à lui seul est un poème. Rainer Maria, des sons qui évoquent église - enfance - chevalerie », s’enflamme-t-elle, dans son extraordinaire réponse à Rilke.

Evidemment, elle aurait eu maintes occasions de tenter d’entrer en contact, mais elle n’avait pas osé aller à lui, ne se sentant pas encore à la hauteur pour aborder cette cathédrale que représentait Rilke à ses yeux, « par fierté douloureuse, par respect du hasard (le destin c’est tout un) », argua-t-elle. Elle avait attendu son heure, en somme. Il était bien temps. Il était presque trop tard. Elle ignorait que Rilke était condamné. Lui, s’en doutait seulement.

Tous ceux qui avaient croisé le regard clair du poète ont rapporté avoir été frappés par sa courtoisie raffinée, son extrême gentillesse et surtout son extraordinaire humilité, à l’instar de l’écrivain et critique Edmond Jaloux qui rappelait en 1927, que « chez Rilke on voyait d’abord un homme, ensuite un poète, et l’homme de lettres, au sens péjoratif du mot, ne paraissait jamais. Il y avait en lui du pèlerin qui cherche obscurément le chemin de la terre sainte et qui ne s’embarrasse d’aucun amour propre.»

De toute façon la rencontre physique n’était pas une nécessité aux yeux de la poétesse. Au contraire, elle préférait, par-dessus tout, la communication directe d’âme à âme, selon elle, les corps agissaient comme des filtres et en faussaient le rapport. « Mon mode préféré de relation se fait dans l’absence, en rêve : voir en rêve et deuxièmement - par correspondance », avait-elle confié à Pasternak, dans une de ses lettres.
« La lettre, une des formes de contact réalisables dans l’absence, est moins parfaite que le rêve mais les lois en sont les mêmes, précisait-elle, ni l’une, ni l’autre ne se font sur commande : on écrit une lettre et on fait un rêve non quand on le désire, mais quand la lettre désire s’écrire et le rêve désire être rêvée. »

Aussi, la lettre de Rilke ne représenta pas moins qu’une visite de son âme à la sienne. Elle compose, cisèle ses réponses dans la langue de Goethe qu’elle maîtrise depuis l’enfance. Elle le prévient toutefois : « […] vous sentirez toujours en moi une Russe, et moi, en vous, une manifestation purement humaine (divine). C’est l’écueil de notre nationalité trop individualisée : que tout ce qui est moi en nous soit appelé par les Européens, russe.»
Cela précisément ne pouvait manquer de séduire Rilke. La Russie tenait une place fondatrice dans sa mémoire. Au printemps 1899, il y avait voyagé avec son amie intime Lou Andréas-Salomé, et vécu à Moscou une expérience indélébile de pure révélation mystique, lors de la fête de Pâques. Ce fut la résurrection, à la source du Livre d’heures.

 Rilke, Lou Andréas-Salomé, Drozhzhin en Russie (1900)
« C’est là, que c’est formé ce sentiment, par l’expérience directe des heures de la vie, strophe après strophe, prière après prière, inspirés par des jours et des nuits emplis d’une inépuisable dévotion, se souvient l’amie Lou, de quatorze ans son aînée. On n’avait sans doute jamais encore écrit et prié ainsi : comme si prière et écriture n’avaient eu qu’à être en ne formant qu’un. Et cela s’accomplit au nom de Dieu, que Le Livre d’heures étend sur toutes choses, comme un manteau maternel à l’abri duquel même les plus petites choses sont baptisées et reçoivent un nom. »

La résurrection de Pâques moscovite dont parle Lou Andréas-Salomé, Rilke l’appelait la nouvelle, - celle de sa renaissance et, partant de l’affirmation de sa visée poétique, sa vision métaphysique -, d’une singulière grandeur, se souvint-il, dans une lettre de vœux écrite à Lou pour Pâques, en 1904, alors qu’il séjournait à Rome.

 « J’ai vécu Pâques une seule fois : jadis, dans cette longue nuit fiévreuse, surprenante, inouïe, alors que tout le peuple se pressait, et que l’Ivan Velikii résonnait en moi, coup après coup, dans l’obscurité. Telle fût ma Pâques, et je crois qu’elle suffira pour toute une vie ; la nouvelle m’a été donnée dans une nuit de Moscou, avec une singulière grandeur, elle m’est entrée dans le sang et dans le cœur. Je le sais à présent. (Joyeuses Pâques) ! »

En comparaison de Moscou, Rome l’avait déçu, sa manière ne lui correspondait pas. « Hélas, ce n’est
pas ici une ville pour Pâques, ni un pays qui sache se couronner de grandes cloches, tout est faste sans piété, mise en scène plutôt que fête. »

En Russie, – espèce d’Au-delà  tel que Tsvétaeva voyait son pays Rilke avait été surtout fasciné par un peuple. Il y avait noué de solides amitiés, au nombre desquelles le peintre Leonid Pasternak, père de Boris, l’origine même de la correspondance naissante avec Marina Tsvétaeva. « Ce miracle, tout de même : toi – la Russie – moi », applaudit la poétesse pour l’Ascension.
Le cercle était bouclé, un autre s’ouvrait. L’ultime cercle, cette fois, pour Rilke qui s’éteindrait à l’extrémité de l’année.

« Je vis ma vie en cercles de plus en plus grands
qui sur les choses s’étendent.
Peut-être ne pourrai-je achever le dernier
Mais je veux en faire l’essai.

Je tourne autour de Dieu, la Tour première…»
,

Rilke, avec Le Livre d’heures, – initialement intitulé Prières – marquait « le commencement de son œuvre », de sa maturité masculine et littéraire ; l’errance purement concentrée, humble, désintéressée s’était déjà profondément et durablement enracinée aux cieux, et René comme l’appelait sa bigote de mère était devenu Rainer.

Philippe Jaccottet, poète et chant français de Rilke, a clairement expliqué dans sa monographie, à propos du chercheur de Dieu du Livre d’heures, que ce que le poète
« nomme alors Dieu (à l’égard de quoi il sera infiniment plus réservé plus tard) est saisi par lui au plus intime de l’expérience poétique (qui est, comme le cloître, à la fois clôture et ouverture), que cela se confond avec la montée de la voix en lui ; il est vrai que ses images préférées, qui sillonnent l’œuvre de bout en bout, sont aussi, ou d’abord, les modèles d’un art poétique. Il faut seulement prendre garde à l’ordre des termes : au lieu de prétendre que Rilke, dès le Livre d’heures, réduit Dieu à la poésie, et fait aboutir le monde à un poème, il faut comprendre qu’il voit dans la poésie - en un temps où le sacré s’efface ou se dérobe - un mouvement vrai vers le Divin, et dans les images des signes du divin [...] »

Ce qu’il faut comprendre, dit Jaccottet, ce qu'il faut entendre, « c’est que le poème doit dire, par son existence au moins autant que par son énoncé :  'Il y a, d’une manière ou d’une autre, en dépit de toutes apparences, de l’Être ; il y a une Totalité à laquelle il nous arrive d’avoir part.'»

En ce printemps 1926, Rilke le phénomène naturel  – tant attendu –  communiquait avec  Tsvétaeva, avait part avec elle à la Totalité. Les courriers venus de Suisse étaient des bénédictions. Les ailes de Marina repoussaient, elle était aux anges. Les signes étaient divins.

La langue des poètes

Elle n’accomplit pas immédiatement la mission qu’à son tour lui avait confiée Rilke à destination du bienfaiteur qu’avait été Boris Pasternak pour elle – toutes les communications étaient coupées entre l’U.R.S.S et la Suisse –, et qu’elle évinça sciemment, un temps court seulement. C’était un péché, une traîtrise, c’était laid.

Le silence prolongé de Rilke, interprété comme une froideur de reproche à son égard, la faisait souffrir. Mais elle assumait toujours sa mauvaiseté, revendiquait depuis toujours sa nature de pécheresse.

« Je n’ai pas suivi la Loi, je n’ai pas communié.
Et jusqu’à l’heure dernière je pécherai
Comme j’ai péché et pécherai encore
Avec passion ! Par tous les sens que Dieu me donne.»


Pauvre Rilke, tellement loin du jeu, - ce luxueux loisir de la jeunesse et la santé -, lui, si près de la fin.
Boris Pasternak en 1924 –
Quand elle le réalisa, elle ressentit sans doute un peu de honte mais de remords, jamais, dit-elle. De fait, elle se confessa vite à Rilke, avouant être mauvaise, « Boris est bon. » 

Elle s’en expliquera, d’une autre manière, aussi directe et franche, avec Pasternak. « Pour mon Allemagne, il me faut Rilke tout entier. »

Dans une autre lettre à Pasternak, tandis que Rilke se taisait encore, elle avait évoqué la révélation que ce nouveau lien venait signaler de son propre destin poétique. « (Lui, je ne lui écris) Je jouis en ce moment de la paix de la perte absolue - son aspect divin - le refus. C’est venu tout seul. J’ai subitement compris. » Parler de lui, c’était penser à lui, encore parler avec lui, c’était être avec lui, l’invoquer peut-être. Elle avait besoin de lui, en Dieu.

Tous deux aimaient guetter des signes, interpréter les éléments quels qu’ils étaient. Ils les échangeaient, les discutaient, interprétaient tout, regardaient les choses avec une clairvoyance qui leur était propre, comme Rilke lut un oracle sur l’enveloppe Marina en y découvrant son signe fétiche. « St-Gilles-sur-Vie (survie !), quelqu’un a tracé un grand « sept » bleu, flatté (comme ça : 7 !), sept mon chiffre propice. L’Atlas a été ouvert […] et déjà tu es inscrite, Marina, sur ma carte intérieure […] »

Ainsi, Rilke avait été séduit par le feu poétique irradiant de Marina, et usant à son tour du tutoiement, il lui offrit cette formule merveilleuse, la langue pleine de vie, le verbe fougueux : « tous mes mots veulent courir vers toi en même temps, pas un qui accepte d’en laisser passer un autre devant lui. »

Rilke lui soufflait des pensées, des  rêves, de futurs poèmes, lui offrait une lecture nouvelle du mythe d’Orphée, l’éclairait de façon autre, inspirait des réflexions d’une dimension décuplée.

« Si tu savais à quel point je vois les Enfers ! Je dois être encore à un très bas degré de l’immortalité », avait-elle écrit à Pasternak. Elle venait de publier son grand cycle Après la Russie. Elle ne comprenait pas que le barde grec n’ait pu résister à se retourner sur Eurydice, imaginant que peut-être celle-ci n’avait plus voulu le suivre. Elle s’en ouvrait à Pasternak. Elle assumait toujours. Tout. Tout son être, toute son âme. Et cependant, si pudique sur la misère qu’elle affrontait, la dureté de son univers.

En 1922, elle avait expliqué considérer que « sa tâche », - quand elle s’était mise à écrire le Gars, inspiré du conte populaire russe Vampire d’A. N. Afanassiev -,  visait à « découvrir le sens, l’essence du conte, caché sous la structure. Le désensorceler »

Dans une lettre de 1915 à Ellen Delp, Rilke, lui, avait dit avoir compris sa tâche grâce à la découverte de Tolède, – à l’instar du Gréco qui en fit avant lui un somptueux tableau –, qui exerça sur son œuvre et sa vision du monde une influence d’une portée considérable.  

Alexandre Blok
« Apparition et vision coïncidaient en quelque sorte partout dans l’objet, un monde intérieur complet s’extériorisait en chacun d’eux, comme si un ange, qui englobe l’espace était aveugle et regardait en lui-même. Ce monde vu non plus de l'homme, mais en l'ange, est peut-être ma vraie tâche, du moins tous mes essais antérieurs convergeraient-ils en elle, mais pour l’entreprendre, Ellen, comme il faudrait être protégé et résolu ! »

A l’heure de la correspondance avec Rilke, Tsvétaeva venait de franchir un nouveau seuil d’exploration poétique et littéraire, sa quête était métaphysique et sa poésie en était imprégnée. Elle défiait la nature du temps, de l’espace, interrogeait le Verbe, – lave, passion en veine – elle était prête à l’écoute parfaite de la lyre de son nouveau prophète.

« Ce que j’attends de toi, Rainer ? Rien. Tout. Que tu m’accordes à tout instant de ma vie de lever les yeux vers toi - comme vers une montagne qui me protège (un ange gardien de pierre !). Tant que je ne te connaissais pas, c’était possible, maintenant que je te connais- il faut une permission. Car mon âme est bien élevée. »

Orphée, le poète absolu qu’elle espérait depuis toujours, l’élu du ciel qu’elle avait, par le passé, reconnu et vénéré en la personne du poète russe Alexandre Blok, s’était à présent incarné en Rilke.

L’attente d’Eurydice

L’épistolière de génie n’avait pas d’interlocuteur de telle envergure, à part Boris Pasternak, elle ne trouvait « personne de son calibre et sa puissance ». En conséquence, l’entrée de Rilke dans sa vie, écrivit-elle alors à Boris, n’était « pas une mince affaire ». D’évidence, il n’avait pas besoin d’elle, et elle en souffrait déjà. Elle craignait qu’il ne reconnaisse sa propre mesure, elle redoutait déjà de le perdre.

 «  Je ne suis pas moins grande que lui (dans l’avenir) mais je suis plus jeune. De plusieurs vies. La profondeur de la pente est mesure de l’altitude. Il est profondément penché vers moi, plus profondément que... peut-être (laissons cela !) – qu’ai-je senti ? Sa taille. Je la connaissais auparavant, maintenant, je l’ai sentie sur moi. Je lui ai écrit : je ne veux pas me diminuer, cela ne vous rendrait pas plus grand (ni moi plus petite) cela vous ferait seulement encore plus solitaire, car dans l’île où nous sommes nés, tout le monde est comme nous.»

L’exilée russe, soumise à la misère en terre étrangère, éloignée de sa culture et de ses liens affectifs, était plus que jamais en quête d’une communication d’exception, d’une connivence idéale, qu’elle savait en mesure de naître seulement entre deux grands poètes.

Les vers que Rilke lui avait dédiés d’emblée étaient marqués, par-delà le temps et l’espace, du sceau du destin d’autant qu’ils semblaient faire écho à ses propres vers du cycle de La Séparation, dans le recueil Le Métier publié en 1921:

« Lever les bras
Toujours plus haut !
Des verstes non terrestres
Nous séparent,
Ce sont des fleuves célestes, les terres azurées
De la séparation, là, où, mon ami, à jamais -
Reste mien. »


Elle croyait à « une relation supérieure entre les êtres, pour lesquels la vie concrète est en fait un obstacle, d’une communion des âmes qui se réalise mieux à distance et par-delà la mort. »  

Elle écrira plus tard, peu après la mort de Rilke, à son amie Anna Teskova, qu’« un Orphée allemand, c’est-à-dire, Orphée était apparu cette fois-là en Allemagne. Pas un poète (Rilke), mais l’essence même de la poésie. »

Des liens invisibles les unissaient depuis l’éternité. Pour le poète russe Joseph Brodsky, chez Tsvétaeva, « l’idée poétique de la vie éternelle dans l’ensemble relève davantage d’une cosmogonie que de théologie, et ce qui est souvent avancé en tant que mesure de l’âme n’est pas le degré de perfection essentielle pour parvenir à l’amour et la fusion avec le Créateur mais plutôt la durée et la distance physique (métaphysique) de ses errements dans le temps. En principe, la conception poétique de l’existence évite toute forme de finitude ou de stase, y compris toute apothéose théologique. » Et de souligner, non sans humour : «  En tout cas, le paradis de Dante est bien plus passionnant que sa version ecclésiastique. »

Elle voulait tant que Rilke, son Orphée la reconnaisse. Elle joignit à sa première lettre ses « livres les plus faciles, ceux de [sa] jeunesse », ses Vers à Blok de 1922, et Psyché Romantiques de 1923, dédicacée :

« A Rainer Maria Rilke, mon préféré entre tous sur terre, après la terre (au-dessus de la terre !) »

Orphée en Rilke s’était annoncé et, elle avait la plus grande foi en ce que son ouïe lui rapportait. « J’entends des voix qui me commandent […] », avait-elle expliqué dans son essai Le Poète et la critique. « Mon écriture consiste à prêter l’oreille. »

Et les mots dans son oreille disaient l’importance des Sonnets et des Elégies de Rilke qu’elle avait découvert avec ferveur et délice.

Rilke dans l’écriture et la poésie répondait, lui, à « une nécessité presque involontaire », un état singulier, « supérieur de la conscience », qu’il appelait « un dévouement » ou « une force irrésistible. »

Edmond Jaloux avait perçu dans l’ensemble de son œuvre, une même respiration, un même souffle, « le sentiment de l’amour et en même temps une sorte d’éloignement mystique de l’amour » qui s’expliquait, à son sens, par « ce dépouillement progressif par lequel il essayait de se rapprocher d’une vérité centrale qu’il a appelée Dieu pendant longtemps.»

Comme Abélone des Cahiers de Malte Laurids Brigge, il s’agissait pour Rilke « de penser avec son cœur, pour, insensiblement et sans intermédiaire, entrer en rapport avec Dieu » L’amour l’enchantait dans son inaccessibilité et son impossible satisfaction, à l’image de Dieu. En cela, l’identification à Orphée prenait tout son sens tragique.

Dans le même ordre d’idée, on sait que « Tsvétaeva voyait en Orphée une préfiguration de son propre destin de poète, mais elle aimait aussi dans ce mythe, la tragédie de l’amour  qui se termine par la deuxième mort de la nymphe, après qu’Orphée sortant avec elle de l’Hadès ait manqué de confiance.»

Par des coups d’aile, se rejoindre

Elle s’embrasa, bien sûr. Telle était sa nature, toute d'incandescence. « Que te dire de ton livre ? Le degré suprême. Mon lit changé en nuage.»

Son ciel brûlait plus que jamais, avec Rilke, ce grand soleil, en son milieu. « Ton destin  terrestre me concerne plus intimement encore que tes autres cheminements [...] », lui écrivit-elle pour l’Ascension, Himmelfahrt en allemand, soit le voyage dans le ciel.

La veille, Marina Tsvétaeva était revenue commenter la dédicace de Rilke, louant sa clairvoyance, lui offrant une pieuse pensée en retour. 

« Nous nous touchons, comment ? Par des coups d’aile. Rainer, Rainer, tu m’as dit cela sans me connaître, comme un aveugle (un voyant !), au petit bonheur. (Pas de meilleurs tireurs que les aveugles !)
Demain, c’est l’Ascension du Christ. Comme c’est beau. Le ciel dans ces mots ressemble à mon océan. Et le Christ - cingle. »

La vampiresse d’amour oscillait entre le tu et le vous, tantôt Orphée, tantôt Christ, cherchait à établir avec Rilke la plus intense et étroite communion.

« Sais-tu pourquoi je te tutoie et t’aime et... et... et... Parce que tu es une force. La chose la plus rare », avait-elle compris. Mieux. Le poète Rilke était le disciple de Dieu même, son favori : «  Dieu. Toi seul as dit à Dieu des choses nouvelles. Tu es expressément le rapport Jean-Jésus (inexprimé de part et d’autre). Mais - différence - tu es le préféré du Père, non du Fils, tu es le Jean de Dieu le Père (qui n’en a pas eu !). Tu as (élection dans les deux sens du mot) choisi le Père, parce qu’il était plus seul et - impossible à aimer ! »

Orphée était, selon certaines théories, le créateur du monde. « De l’enseignement orphique, les Romantiques ont retenu la notion d’une âme immortelle emprisonnée dans un cycle de naissance et de mort. Orphée, en tant que poète et prophète de cette religion, était le héros préféré de Rilke et Tsvétaeva », confirme Constantin Azadovski.

L’orphisme tendait au monothéisme et avait en partage avec le christianisme certaines conceptions telles que le péché originel, la purification, l’immortalité de l’âme, le Paradis, l’Enfer. Aussi, les premiers chrétiens avaient vu en Orphée, une forme d’annonce du Christ.

Rilke lui répondit avec bienveillance et belle ardeur. Le feu naturel de Tsvétaeva avait propagé sa lumière jusqu’à lui qui luttait contre la mort dans son sanatorium.

« Dans l’aujourd’hui éternel de l’esprit, aujourd’hui, Marina, je t’ai reçue dans mon cœur, dans ma conscience tout entière frémissant de toi, de ta venue […] Tu as plongé tes mains, Marina, tour à tour offrantes et jointes, tu as plongé tes mains dans mon cœur comme dans le bassin d’une fontaine ruisselante : et maintenant, aussi longtemps que tu les y garderas, le courant contenu coulera vers toi... Accepte-le.»

Elle insufflait espérance et vitalité à l’âme de Rilke. 

« Quelle force tu as, poétesse, pour pouvoir même dans cette langue, atteindre ton but, être précise, et toi-même Ton pas qui sonne aux marches, ta sonorité, toi. Ta légèreté, ton poids maîtrisé, offert. »

L’avènement d’Orphée

Le poète lui conta les circonstances de création des Elégies, dans l’« excès, meurtrier, de solitude » que lui avait coûté ces œuvres, mais récompensé par le sentiment d’avoir accompli « une chose bien trop infiniment totale». Il avait commencé les Elégies en 1912 à Duino, sur les bords de l’Adriatique, mais son élan créateur fut longuement tétanisé par « la grande interruption du monde ». Ce n’est qu’en 1921, en s’installant dans la paix du château de Muzot en Suisse, « enfermé dans un temps pur », que les Elégies avaient pu être composées dans leur totalité.

Muzot, ce pur miracle qu’il devait à l’amie Baladine Klossowska, cette « incitation plus forte qu’aucune autre, n’a permis que la réalisation, le saut, vertical, dans l’Ouvert, l’Ascension de toute la terre en moi... Chère, qu’ai-je besoin de te dire, quand tu as entre tes mains les Elégies, quand tu as les Elégies entre tes mains et au-dessus de ton cœur qui bat contre elles, complice...»

Paul Valéry avait vu juste, craignant pour lui, derrière les hautes murailles de Muzot,  « cette
transparence d’une vie trop égale qui à travers les jours identiques, laisse distinctement voir la mort ». Le 5 avril 1924, Valéry était allé visiter Rilke dans sa tour d’ivoire, et Rilke attendait Valéry, le « feu d’artifice ».
 

Rainer Maria Rilke et Paul Valéry
« Valéry, Rilke, c’est autre chose qu’une rencontre, c’est plus, ou si c’en est une, elle l’est dans la mesure où une arche rencontre en son faîte le versant d’une autre arche », avait ainsi joliment rappelé Monique Saint-Hélier, amie intime des trois dernières années d’existence de Rilke.

Marina Tsvétaeva rêvait d’aller, elle aussi, plonger son regard dans celui du poète, en compagnie de Boris Pasternak, là-bas dans les montagnes. « La Suisse a fermé ses frontières aux Russes. Mais il faudra que les montagnes s’écartent (ou se fendent !) pour nous laisser Boris et moi jusqu’à toi ! Je crois aux montagnes. (Ces mots dans ma variante – qui n’en est pas une vraiment, parce que nuits et montagnes riment – tu les as reconnus, n’est-ce pas ?)
»

Il s’agissait d’un écho au vers du Livre d’heures, « Je crois aux nuits » et, en même temps, de la formulation d’un vœu, d’un projet, auquel Rilke voulut croire aussi.

A vingt-et-un ans, il avait écrit dans une courte biographie : « Ma devise : Patior ut potiar. Pour le présent, je nourris une aspiration ardente à la lumière, pour l’avenir un espoir et une crainte. Espoir : paix intérieure et bonheur de créer. Crainte (hérédité nerveuse chargée) : folie ! »

 
La jeunesse désormais derrière, il était resté fidèle à sa devise. Son espoir merveilleusement réalisé, sa crainte en quelque sorte aussi. En grande souffrance physique, Rilke avait regagné le sanatorium de Val-Mont où il était soigné pour « une maladie du nerf ». En réalité, ce fut une maladie du sang.

En tête-à-tête avec la mort désormais, il feignait moins que jamais, et surtout ne mentait point à Marina Tsvétaeva, lui laissait entendre, avec pudeur, sa souffrance, évoquant seulement « les désaveux du corps qui le plongeaient dans le désarroi. »

Là, malgré la gravité de son état de santé qui se dégradait rapidement, il avait trouvé la force de composer l’Elégie à Marina Tsvétaeva, qu’elle reçut en juin 1926. L’enveloppe contenait aussi des photographies qui avaient été prises de Rilke l’année précédente à Muzot. Tsvétaeva avait demandé à connaître son visage, elle lui avait déjà envoyé un portrait d’elle.

 
Parmi les « petites photos » annotées que Rilke lui adressa, l’une d’elles interpela Tsvétaeva singulièrement, comme une prophétie qui donne rétrospectivement le frisson : « la plus petite – c’est un adieu. Quelqu’un qui part en voyage, quelqu’un qui jette encore un regard, apparemment furtif – les chevaux attendent déjà –sur son jardin, comme sur une page écrite, avant de partir. Qui ne s’arrache pas – mais se détache. Quelqu’un qui laisse tomber – doucement – tout un paysage. (Rainer, emmène-moi !) »

Tsvétaeva priait Orphée de la sortir des Enfers, de lui prendre la main, et la ramener chez elle au septième ciel, le paradis des poètes.



samedi 9 janvier 2016

NYC, U and me

NYC yellow cab — octobre 2001 (c) Zoé Balthus


L’été indien, en cet an 01, commençait bien. L’azur du ciel ensoleillé étincelait sur l’acier vert d’eau de la Mustang décapotée, aux sièges brûlants, d’un cuir plus tout à fait blanc. L’automobile filait depuis quelque temps le long de l’asphalte flou de l’Highway 95. Nous avions quitté dans la matinée les rives rousses du Potomac, bordant Washington D.C, et avions emprunté de petites routes en direction du nord. L’itinéraire demeurait imprévu. Il était celui de deux amoureux au bonheur insolent, libres comme l’air chaud qui s’engouffrait sous ma chemise de lin clair, caressait mes seins nus et rendait ma chevelure folle. Nous étions prêts à emprunter tous les chemins de traverse qui appelleraient notre désir au gré des éléments tourbillonnants, imprévisibles, la couleur des nuages, la saveur du temps, les reflets de l’espace et les grains de folie, que le hasard ou la fatalité sauraient semer sur notre poétique passage.

L’idée était de poursuivre le long de la côte Est que nous remontions depuis quelques jours. Nous roulions ainsi au petit bonheur la chance depuis Fort Lauderdale en Floride, sans jamais oublier d’aller embrasser l’océan de temps en temps. Un peu plus tôt, nous nous étions ainsi arrêtés sur la plage de l’inhumaine station balnéaire Atlantic City. Déçus, nous sommes remontés à bord de notre fougueux bolide, avons roulé le long de l’eau en quête de la rive sauvage idéale. Nous l’avons découverte notre petite crique désertique et avons plongés, nus, dans le courant de ses vagues fraîches. 

(...) To be continued


In NYC, U and me, Zoé Balthus, paru aux éditions Derrière La Salle de Bains

vendredi 1 janvier 2016

Rodin, divin paria



L'éternelle idole – Vers 1890 -1893  – Auguste Rodin
« Rodin lui-même a dit un jour qu’il devrait parler pendant une année pour répéter en paroles une de ses œuvres »  
Rainer Maria Rilke, in Auguste Rodin

L’œuvre de tout sculpteur une fois achevée est un objet massif à trois dimensions parmi d’autres objets, apparu dans un monde qui ne l'avait pas réclamé et n'a pas prévu sa place. La sculpture a besoin de trouver son lieu, doit installer quelque part sa solitude exemplaire. Le sculpteur est donc bien l’artiste qui isole, en faisant jaillir un corps humain de l’univers des choses. 

Les sculptures ont aussi peu leur place dans la société que les artistes eux-mêmes, déchus au rang des divins parias. Et, puisqu'il n’existe pas de lieu pour ses sculptures, Auguste Rodin a toujours dû laisser ses œuvres en dehors du monde, l'habitude de les créer pour la nature est prise depuis longtemps. Et quand en 1900 a lieu l’exposition universelle, n’y ayant pas sa place, il organise dans un pavillon à une centaine de mètres de là sa propre exposition mondiale, dite de l’Alma. Rétrospective de son oeuvre qu'il finance lui-même et distingue ainsi de toute autre, il se maintient plus que jamais sciemment en marge.

Rilke avait alors déjà montré dans son texte Auguste Rodin que sa sculpture n’était d’aucun lieu, qu’elle appartenait à un entre-monde de qualité supraterrestre plutôt que manifestation d’une anomalie.

Sa sculpture bouleverse les codes esthétiques de l'époque, à l'instar de L’homme qui marche, ce corps sans tête, sans bras, qui dérange. Son Non finito donne l’impression que ses sculptures étaient cassées, ratées, inachevées, ou vouées à la destruction, et rescapées d’un destin maudit.

Ses créatures qui surgissent du marbre, presque encore à l’état brut, trouvant ainsi d’emblée le socle parfait, naturel semblent être le produit d’un magicien, comme si le sculpteur s’était contenté de dégager des corps pris au piège au cœur des blocs de pierre.

Rilke soutient que ses statues disent ainsi quelque chose de tout à fait exceptionnel, de l’ordre du manifeste. Elles se revendiquent autres, singulières, affirment leur origine alternative, se moquent de l’approbation des académiciens et autres critiques, ni d’aucun censeur, devancent même les outrages du temps, des éléments, des pilleurs, en même temps que leurs amputations affirment leur évidente parenté avec les antiques, s’inscrivent dans leur lignée avec fierté, défiant toute l'époque contemporaine.  

« Il ne leur manque rien de nécessaire. On est devant elles comme devant un tout, achevé et qui n’admet aucun complément, juge Rilke, le sentiment d’inachevé ne provient pas seulement de la vue, mais d’une réflexion compliquée, d’une mesquine pédanterie qui nous dit qu’un corps a besoin de bras et qu’un corps sans bras ne saurait être entier, ou ne saurait l’être en aucune façon. »

D’évidence, Rilke prêche pour sa propre paroisse en tentant d’affranchir les artistes des carcans académiques, ces entraves inutiles et, a fortiori, néfastes à la perception, la réception, l’épanouissement mêmes de la création.

Les sculptures de Rodin étaient en outre conçues « sans abri ». Et c’est par ce caractère désespérément sans abri, sans protection, sans compassion, par sa lutte incessante pour surmonter ce destin ouvert à tous les outrages, cette lutte dont il sort toujours vaincu, que le sculpteur est incomparablement supérieur à ses contemporains qui ne produisent que « des anecdotes décoratives », de simples choses qui ne disent rien, ne tentent rien, ne risquent rien, des choses de rien du tout.

Rodin lui crée ses propres architectures comme des abris. Tout a un sens. Il n’y a rien de superflu. Il fait communier son oeuvre avec la nature même qui, à sa manière, ne manque jamais d’y apposer, tôt ou tard, sa propre griffe.

Bien sûr le plus extraordinaire de ses abris est La Porte de l’Enfer. Magistrale foule de damnés qui a trouvé son refuge comme des naufragés, entassés dans une barque perdue au milieu de l’océan, sains et saufs, jouissent de respirer pour un temps. Cette construction dans l’espace ouvert ne mène nulle part, elle est un pur semblant. 

Il ne s’agit pas d’une composition, Rodin n’a pas projeté cet ensemble. Chaque figure est venue au monde, avec spontanéité en tant qu’être absolu, fatalement seul. C’est ensuite que chacune se retrouve, pareille à toutes les autres, détenue au sein de cette Porte de l’Enfer où, rassemblées de la sorte, elles forment alors une communauté errante. 

Une autre façon inventée par Rodin pour offrir un abri à ses sculptures a été l’invention d’un « geste sacré », remarque Günther Anders. N’importe quelle autre sculpture de son époque est toujours en activité en train de faire quelque chose et au minimum se contente de se montrer debout, le modèle ne se laisse pas oublier, il demeure là en pose. 

La sculpture de Rodin, elle, ne fait rien. Elle laisse le corps dire, parler et sa parole est pleine de mélancolie et de cette intensité que l’on devine comme la frustration et le désespoir de l’animal condamné au mutisme, qui ne peut pas parler. Eloquente malgré sa condition. Elle s’exprime, c’est tout,  pour personne, elle communique, sans viser personne. Elle prie sans dieu. Rodin se distingue dans cette expression sans destinataire. 

A cette époque, seule la danse moderne compose de tels gestes purs, presque narcissiques dont Isadora Duncan, Mary Wigman sont les figures glorieuses. Les danseurs semblent donner sans personne pour recevoir, semblent porter… des objets sans poids ; demander mais à personne, aimer mais sans bien-aimé. Le geste qui s’adresse à l’invisible, se pare d’un caractère sacré, voire religieux et brise l’isolement, le personnage gagne en importance,  s’enveloppe d’une aura singulière et mystérieuse, il est permis de croire dès lors en son destin. Le personnage ne fait pas de geste, il est lui-même le geste. Avec L’Homme qui marche, Rodin révèle ce qu’est marcher et non ce qu’est un marcheur, souligne Anders. 

Comme le remarque pour sa part Rilke, le mouvement n’est pas nouveau dans les arts plastiques en général ni dans la sculpture en particulier.  Mais ce que cherche Rodin tel qu'il le déclare lui-même : 
 « C’EST LA VIE QUI BOUGE, c’est le vrai, c’est le divin, l’éclair qu’il faut fixer ».

Et son œuvre est d'autant plus frappante qu’il parvient à rendre la mobilité singulière des gestes qui paraît naître de l’intérieur même des choses, au point de parvenir à l'illusion même d'un pouls battant. Le poète lui explique le phénomène par le jeu que le sculpteur parvient à introduire entre la matière la lumière :

« Nouvelle n’était que l’espèce de mouvement à laquelle est contraint la lumière par la complexion particulière de ses surfaces dont les inclinaisons sont si souvent modifiées que tantôt elle coule lentement et tantôt se précipite, tantôt elle apparaît profonde, tantôt guéable, miroitante ou mate. La lumière qui touche une de ces choses, n’est plus une lumière quelconque ; elle n’a plus de mouvements dus au hasard ; la chose prend possession de cette lumière et s’en sert comme d’un objet à soi. […] Et n’est-il pas étrange de voir avancer la lumière sur le dos étendu de la Danaïde, lentement comme si elle progressait depuis des heures ? »
Rodin poursuit sans relâche l’exploration, quasi scientifique, du corps humain, élabore une panoplie d’éléments d’existence, qu’il renouvelle sans cesse. Tout se transforme avec constance, d’un membre à un autre, d’une position à une autre, le maître des métamorphoses renouvelle figures et gestes, éternels et sacrés.  

Cogitation issue de la lecture d’un texte méconnu, et rare en français, du philosophe Günther Anders – La Sculpture sans abri, Etude sur Rodin (Ed. Fario). Un petit délice éclairant.

mardi 29 septembre 2015

Les trahisons terrestres de Marina Tsvétaeva

Marina Tsvétaeva et sa fille Ariadna en 1916
Les Trahisons terrestres de Marina Tsvétaeva — Extrait
Frédéric Fiolof, Hélène Gaudy, Romain Verger, Anthony Poiraudeau du comité de rédaction de La Moitié du Fourbi dont j’ai le plaisir de faire partie et les auteurs suivants, avons contribué au numéro 2 consacré à la notion Trahir

Frédéric Forte / L’œil de l’Oulipo : 99 notes préparatoires à la trahison Sarah Cillaire (texte), Anne Collongues (photographies) / Des Inuits aux Batignolles Romain Verger / Efface-moi, je t’en prie Hélène Gaudy/ Vies de Kurt Gerron Alain Giorgetti / Pardonne pas (Sept roses rouillées à la mémoire de François Mitterrand) Joseph Vimont (1795-1857) / Le parricide Martin Zoé Balthus / Les trahisons terrestres de Marina Tsvétaeva Clémentine Vongole / Elles veulent jouer avec vous Jean-Yves Jouannais / La très grande vadrouille ou ce par quoi, dans la guerre, Hans Reiter se sentit trahi Frédéric Fiolof / Le roi est nu Guillaume Duprat / Topologie de l’Enfer et localisation des traîtres dans la Divine Comédie (textes & dessins) Hugues Leroy / Ma voix n’est plus la mienne Anthony Poiraudeau / Aussi bien que les autres Marie Cosnay / Grande bouche belle gueule aux yeux de génisse La moitié du fourbi / Conversation avec Geoffroy de Lagasnerie Anne-Françoise Kavauvea / Aharon Appelfeld : trahir sa langue Nolwenn Euzen / Marche ou rêve (photographies & textes)

La Moitié du Fourbi sera présente au Salon de la Revue qui se tiendra à la Halle des Blancs Manteaux dans le Marais à Paris, les 9, 10 et 11 octobre prochains.

Une rencontre sur le thème de Littérature et hybridité sera animée par Frédéric Fiolof, avec les écrivains Alessandro Mercuri, Anthony Poiraudeau et la revue Le Chant du Monstre. Elle aura lieu dans la salle Henri Poncet de la Halle des Blancs Manteaux, de 15h30 à 16h30, le samedi 10 octobre.
 
Par ailleurs, la librairie parisienne Le Comptoir des mots organisera une soirée le 13 octobre avec quelques auteurs de la revue à l'occasion de la sortie de ce deuxième numéro : En savoir plus sur cette rencontre au Comptoir

Le Comptoir des Mots
239 rue des Pyrénées
75020 Paris

lundi 26 janvier 2015

Tcheky Karyo : "Moi, à fleur de peau"

Tcheky Karyo par Enki Bilal
Après Ce lien qui nous unit (2006), le compositeur-interprète Tcheky Karyo a sorti son deuxième et bel opus intitulé Credo, en décembre 2013. Le titre de l'album est un hommage au poète Zéno Bianu dont le poème Credo, du recueil Infiniment proche qui fut un choc à sa découverte, ne cesse de lui trotter dans la tête.

"Je crois à l’opacité solitaire
au pur instant de la nuit noire
pour rencontrer sa vraie blessure
pour écouter sa vraie morsure [...]"

Deux autres titres Les guerriers dorment et Angel's confess sont signés Zéno Bianu. Au total douze titres dont Tcheky Karyo a composé l'essentiel de la musique et qu'il interprète d'une voix profonde.

La pochette du CD et le clip de la chanson Autour de la mémoire, écrite par Jean Fauque, ont été réalisés par l'artiste Enki Bilal, depuis 25 ans son ami.


Tcheky : Cet album Credo décolle vraiment sur scène. Finalement, le concert devient un spectacle. J'ouvre sur le Credo, le poème de Zéno que je dis sur une mise en son préparée par un copain, avec dix minutes de sas sonore à la fois des nappes et des sons qui pourraient venir de l’espace et d’autres du fond de la mer, avec des marteaux qui tapent sur des enclumes, des chiens qui aboient, des sabots de chevaux dans l’eau. Tout ça est construit et arrangé avec des rythmes, des chuchotements aussi. Ca crée un sas sonore qui prépare les gens. J'ai pensé souvent qu'il aurait fallu un décor mais c'était compliqué et finalement je me suis dit 'on va faire une scénographie avec le son'. Alors, j'arrive tranquillement sur une bande son qui s’enchâsse sur le sas pour dire le Credo de Zéno et puis après il y a Olive Tree qui démarre et une tempête qui éclate. Ce n’est pas systématique mais à certains moments du concert, s'insèrent des matières sonores. Pour le titre, Les toits du monde on entend l'atmosphère d'une place enregistrée en Egypte, où des gens hurlent, un muezzin chante, des murmures et un duduk sont perçus pour faire exister cette mosaïque dont parle le titre. Et moi, je démarre en chantant en arabe, en turc, en espagnol. Voilà, tout ça amène des choses en plus, cela prolonge ce que l’album raconte aussi.

L’an dernier on a joué au Café de la Danse à Paris, au Festival Après les Vendanges de Vaison-la-Romaine, nous étions au Magic Mirror à Istres hier soir, on va à Gisors le 6 février, à Florange le 7. Comme j’ai des tournages, cela limite les dates mais ça se construit tranquillement.

Zoé : Tu repars un peu de zéro, c’est ça ?

Tcheky : Oui, complètement. Mais bon j’aime bien ça. On me dit 'mais pourquoi tu ne fais pas des duos avec une telle ou un tel'. A un moment donné, tout le monde cherchait à faire des duos pour mieux s’exposer. Seulement, je ne recherche pas du tout ça. Je ne ressentais pas du tout les choses comme ça. J’ai mon studio chez moi. C’est un travail qui a pris longtemps avec les musiciens qui venaient, on travaillait ensemble, à partir de certaines de leurs compo et puis, je tenais à ce qu’il y en ait un maximum de moi évidemment.

Zoé : Tu as une formation de musicien ?

Tcheky : Non, je suis autodidacte. J’ai toujours eu envie de faire de la musique. En fait, je me suis formé sur des tournages de films américains. J’avais parfois un mois sans rien faire, les Américains me demandaient de rester, je ne pouvais pas rentrer parce qu’ils pouvaient avoir besoin de moi n'importe quand.  Une fois, je me suis retrouvé à Vancouver à travailler avec un jeune musicien qui m’a dit mais 'qu’est-ce que tu veux faire avec ton instrument ? Je ne vais pas t’apprendre comme si tu étais un enfant ?’ J’ai répondu une banalité : ‘j’aimerais pouvoir m’asseoir avec des musiciens et jouer avec eux'. Il m’a regardé et m’a dit : ‘ok je vais t’apprendre les modes'. Et en m’apprenant les modes, il m’a dit :'tu vas les apprendre et les travailler tous les jours'. Et en fait, c’est comme s'il m’avait dit : 'je te donne une palette et avec ça tu vas pouvoir peindre des choses'. Et c’est vrai qu’en les travaillant, on peut écouter n’importe quoi et dès qu’on sait se repérer, on peut commencer à construire des harmonies. C’est comme ça que cela s’est fait, et puis construire des accords à partir de ces modes. Voilà, j'ai travaillé. Ensuite j’ai fait des choix, j’ai cadré là où j’avais envie d'installer ma musique, j’ai eu envie de travailler sur des frottements, sur des ruptures, et je me suis fait comme ça peu à peu ma trousse à outils.

Zoé : C'était il y a combien de temps ?

Tcheky : J’ai commencé en 2002. Bon, je ne joue pas huit heures pas jour, mais j’aimerais travailler davantage, être plus virtuose avec l'instrument. Et sur scène je me provoque. Je me provoque dans des échanges avec des musiciens de même que je me provoque avec le texte de Zéno.

Zoé : Jimi Hendrix (Monologue électrique) ?

Tcheky : Oui. C’est une lecture mais j’essaie d’aller un peu plus loin. J’ai commencé à apprendre par cœur la moitié du livre. La beauté avec le Monologue électrique c’est l’hommage qu’il rend, c’est l'exercice d’admiration que constitue ce long poème. ‘Tu joues comme Jackson Pollock peignait'. On essaie avec le dire, avec la voix et les instruments. Enfin, il n’y a que moi, un marshall et une guitare brûlée (Rires). Un bout de mémoire. 
La mise en scène et en son est de Jean Michel Roux. On essaie d’écrire dans l’espace avec le son, de déchirer l’espace avec la voix tout en essayant de ne pas être débordant, pas trop fou, pour garder le poème au-dessus de tout ça. 
Ensuite, nous aurons une date en mars à Lille.

Zoé : Quelles sont tes influences ? tes sons fétiches ?

Tcheky : C'est très large. Les premiers sons qui m’ont touché sont ceux de l’orgue. C’était souvent lié à une notion de mystère, de sacré. Ces sons-là, dans mon enfance, m’ont transporté. La première fois que j’ai entendu le muezzin à Istanbul... 'qu'est-ce que c'est ça ?' C’était complètement magique et ça me prenait direct dans le bide. Et puis, j’adore le flamenco, le fado. Ca me parle immédiatement, c'est génétique. Naturellement, je suis allé vers cela dans les harmonies.

Pour l'album Credo, je dis que c’est du ‘rock expressionniste’ parce que justement il y a beaucoup de dynamiques dedans, il y a des ruptures, ce n’est pas évident à entendre pour certains, ce n’est pas fait pour écouter d’une oreille.

Sinon, nous évoluons dans des univers rejoignant ceux de Nick Cave, P.J. Harvey, David Bowie, Tom Waits, Pixies. Je me sens à l’aise avec ça.

Zoé : Tu as déjà rencontré Nick Cave ?

Tcheky : Oui. En Australie, la première fois. Et puis des années plus tard, je lui ai fait signer mon album (Rires). Comme une revanche. Je suis allé le voir au Zénith ‘Nick you remember me ? Il a fait: ‘Tcheky, yeah !’ J’avais vécu un truc avec lui au moment d'un tournage avec John Hillcoat, un metteur en scène australien qui connaissait bien Nick. A l’époque, moi je chantais a cappella tout le temps, partout où je trouvais une acoustique, une cage d'escalier ou autre... Et John s’est mis en tête de me faire chanter le titre du générique du film. Il m’annonce ‘You’re going to work with Nick ! Je me suis retrouvé dans un studio, d’un coup... j’avais jamais foutu les pieds dans un studio. J’étais comme un gosse qui essaie de bien faire, ce qu’il ne faut surtout pas faire. Et je m’entêtais et je les voyais embêtés dans le studio, j’ai fait cent prises, un truc de malade. C’est moi qui ai fini par dire ‘stop’. Ils n’osaient pas. J’ai dit ‘I’m sorry, I tried but...’. Alors quand je l'ai retrouvé au Zénith, j’ai dit en lui tendant Credo : ‘I took the bull by the horns’. Il a signé mon album. (Rires)
J’ai mis des millions de costumes, je me suis habillé et déshabillé deux cents millions de fois. Là, avec la musique, avec toutes mes maladresses, c’est moi. A fleur de peau.

samedi 22 novembre 2014

Kiefer : La parole de Celan souffle sur sa peinture

Morgenthau Plan, 2013 – Anselm Kiefer
Il y a deux ans la Royal Academy of Arts, à deux pas de Piccadilly Circus, au cœur de Londres, avait accueilli une rétrospective consacrée à la peinture du génial David Hockney. Ce fut une explosion totale de lumière et d’optimisme, la joie illuminait le visage des visiteurs. C'était frappant. Le peintre anglais, âgé de 77 ans, toujours en pointe, présentait également ses dernières œuvres vibrantes d’une énergie nouvelle, éclatante d'incroyables couleurs... artificielles. Elles avaient été conçues au moyen de la technologie numérique,  des tablettes de la Silicon Valley pour palette.
  
Cette fin d’année, en revanche, l’institution londonienne entraîne aux antipodes de l'IHockneyPad, en abritant des œuvres de plomb, de terre, de glaise, de paille, de ronces et de béton. Ces matériaux extraits du sol sont les marques de fabrique des toiles sombres et monumentales de l’Allemand Anselm Kiefer. Outre ses matières concrètes, bien sûr, il y a les mots, les noms qui gisent au milieu des cendres et la poussière de millions de victimes de l'Holocauste, thème récurrent de son œuvre.

La faute à Hitler et sa horde de nazis que le peintre, né en 1945 en Forêt Noire à la source du Danube, n’a de cesse de condamner. Depuis ses débuts d’artiste, le fascisme allemand est omniprésent dans son esprit, au point qu'il a même été soupçonné d’être un néo-nazi.

La grandiloquence de la peinture de Kiefer prend si souvent et si parfaitement la dimension mégalomane du IIIe Reich qu’elle dénonce, que l’on est saisi d’effroi et l'on se sent mal à l’aise à l’idée d’éprouver de l’émotion devant ce qui pourrait être une redoutable glorification rusée des ténèbres nazies. Mais pour lever toute ambiguïté, sans doute au regard d’une atmosphère prompte à toutes les radicalisations obscurantistes, cette phénoménale rétrospective a donné une fois encore à l'artiste l'occasion de clarifier les choses.

Anselm Kiefer a rappelé qu’après la guerre, en Allemagne, une chape de plomb était tombée sur l’Histoire. Toute référence au nazisme devait être gommée comme si cela ne s’était jamais produit. La honte et la culpabilité forçaient à taire et à cacher. De toute sa scolarité, le jeune homme n’avait eu que deux semaines de cours sur cette page déterminante de l’histoire.

Profondément choqué par les voix et les propos d’Hitler et Goebbels qu’il découvre dans des enregistrements exhumés par hasard, le jeune Kiefer entame une exploration de l’histoire en solo. A la fin des années 70, il est devenu un érudit, après avoir puisé avec avidité dans les livres d’histoire, de littérature, de poésie, de philosophie aussi. Il a étudié de très près Martin Heidegger. Il décide alors de prendre, par la délicate catharsis toujours à double tranchant, le contrepied de l’attitude généralisée de son pays qui confine au déni. 

Il surgit lui-même soudain de sa peinture et sur des photographies exécutant le salut nazi pour dénoncer l’absurde monstruosité de ce culte de destruction et de mort en même temps qu’il provoque le silence étouffant. Il fait œuvre d’exorcisme, croyant, comme il le dit aujourd’hui, davantage à la confrontation qu’à la suppression de ces pages historiques aussi odieuses soient-elles. Il s'agit d'un manifeste en somme.

Il force, dans ses séries Occupations et Héroïques Symboles, le verrou de l'amnésie généralisée, comme Hannah Arendt avant lui, avait tôt pris pour cible le concept de culpabilité collective qui s’était si bien imposé dès 1944. La philosophe allemande avait en 1946 ressenti la nécessité de mettre les points sur les i, dans un article polémique intitulé La Culpabilité organisée, soulignant qu’à partir du moment où « tout le monde est coupable, plus personne ne peut finalement porter un jugement, car cette culpabilité est aussi la simple apparence, l’hypocrisie de la responsabilité. » Endosser le crime en nom collectif trahissait, selon elle, des reliquats d’endoctrinement fasciste, de pensée unique. Il fallait se réapproprier la notion d’individualité et ne plus accepter de porter sur la conscience le poids des crimes que les nazis avaient commis afin de pouvoir juger les coupables et d’être en mesure de rendre justice aux victimes. Un raisonnement sain qui vaut en toutes circonstances, au sein de n'importe quel groupe social et de la cellule familiale même où des crimes sont également commis et demeurent impunis en raison de la culpabilité que chacun accepte d’endosser y compris la victime. Ainsi, le bourreau triomphe, demeure tout-puissant, libre de commettre ses exactions.

L’art d’Anselm Kiefer veut briser l'omerta et entraîner sur le sombre chemin de la vérité. « Une expédition vers le vrai » aurait dit Franz Kafka.

Le processus dans cette direction est amorcé quand « on se retrouve dans le noir après une intense expérience, un choc, explique Kiefer. D’abord, c’est un appel, ça bat le rappel en soi. Vous ne savez pas ce que c’est mais cela vous commande d’agir. Cela reste très vague. Cela doit être vague sinon ce ne serait que la visualisation de l’expérience du choc ».

Kiefer s’est exprimé sur un choc en particulier qu’il a éprouvé en voyage sur la route de la soie, en Inde et en Chine, toute jalonnée de ruines de fours à briques rappelant l’époque où Mao avait ordonné la construction de voies à travers les régions isolées. 

L’artiste eut l’impression « de cités exhumées… la structure physique des briques dirige à la fois vers le passé et le futur. Ces œuvres de briques presque entièrement recouvertes sous le sable m’ont plus impressionné que toute autre vision le long de la route de la soie. »

Passionné de longue date par les civilisations de Mésopotamie, la vision de ces briques avait fait surgir en lui l'idée d'une sorte de « connexion secrète entre écriture et construction » et de s'interroger sur la possibilité d'une mémoire semblablement inscrite dans la brique des immeubles et les tablettes de glaise contant l'épopée Gilgamesh.

La toile Pour Ingeborg Bachmann, Le Sable des Urnes (1998-2009) est née, parmi quelques autres, de ce choc éprouvé lors de ce  voyage à travers les cités perdues d'Asie.

Kiefer semble se souvenir de toutes ces mains d’artistes à travers les âges qui ont tremblé, comme la sienne sans nul doute, « d'une des formes secrètes, et les plus hautes, de la force et de l'honneur d'être homme », selon la percutante formule d’André Malraux dans ses Ecrits sur l’Art.

A condition de détenir ces quelques clés pour le décrypter et ne pas faire fausse route, l'art de Kiefer est d'une poignante et ténébreuse beauté, somptueuse d'éloquence et de génie, gorgée d’hommages magnifiques aux poètes Paul Celan, Ingeborg Bachmann, Stefan George, Rainer Maria Rilke, à toutes ces ombres illustres de peintres, comme Albrecht Dürer, Caspar David Friedrich, Rembrandt van Rijn, Edvard Munch, Joseph Beuys, Georg Baselitz.

                                           
                                                                          Anselm Kiefer — Royal Academy of Arts, 2014 – Un film de Zoé Balthus

Sans oublier le maître Auguste Rodin. Tout des petites figures érotiques peintes à l’aquarelle par Kiefer rappelle les dessins au crayon et aquarelle du sculpteur français. Les tons, les nus synthétisés, leurs titres mêmes composent des révérences manifestes. La série Erotisme en Extrême-Orient : transition de la froideur vers la chaleur (1976), leur chromatique allant du bleu à l'oranger, fait éminemment écho aux études bleues des petites Danseuses cambodgiennes de Rodin, aux tons blonds de sa danseuse japonaise Hanako ou encore de Avant la création.

La main de Kiefer tremble au-dessus d'une noirceur terrible, loin de la féérie des ciels pleins de soleils de Vincent van Gogh, auquel il doit pourtant l'essentiel de sa fibre. Les lumineux Champs de blé aux corbeaux de malheur ont mal tourné. L' Allemand y songe constamment, au point d’entendre peut-être la voix stridente d’Antonin Artaud résonner avec constance comme une prophétie : « Ces corbeaux peints deux jours avant sa mort ne lui ont, pas plus que ses autres toiles, ouvert la porte d'une certaine gloire posthume, mais ils ouvrent à la peinture peinte, ou plutôt à la nature non peinte, la porte occulte d'un au-delà possible, d'une réalité permanente possible, à travers la porte par van Gogh ouverte d'un énigmatique et sinistre au-delà. » 

Pas un soupçon d’iris en vue, pas une fleur de cerisier ni de sieste amoureuse dans les meules, nulle verdure à l’horizon. Sur les toiles de Kiefer, les glorieux tournesols de Vincent poussent dans un sol mortifère désormais têtes noires et baissées, pleurant le corps d’un homme, le sien (The Orders of the Night, 1996) ou bien gisent, carbonisés, dans ses installations de plomb comme Ages of the World (2014), une création dévoilée pour la première fois à la Royal Academy.

Dans Morgenthau Plan (2013) — nom du projet allié de faire de l’Allemagne, après sa défaite­, une nation agricole — Kiefer se réfère une fois encore à la guerre qu'il associe à la fin tragique du suicidé de la société, qui a raccroché ses godillots,  au beau milieu d’un champ de blé, tandis qu’un ciel étoilé évoquant celui du Rhône est bien forcé de tirer sa révérence.

Kiefer a toujours été fasciné par l’univers de la pensée, et les livres, les idées, les mots occupent toujours de francs espaces dans sa peinture et ses installations. « Les textes sont des idées. Le recours aux textes permet d'annuler ou de contredire la peinture... dit-il. Le texte est en présence pour jouer avec la peinture à l'avocat du diable, il la défie et oui, également il l'interroge. »

La poésie notamment tient un rôle fondamental dans son processus de création, elle le guide. Les poèmes, répète-t-il, « sont comme des phares en pleine mer. Je nage vers eux, je nage de l’un à l'autre : sans eux, je suis perdu. »

La parole de Paul Celan en particulier souffle sur sa peinture. Plusieurs toiles lui sont dédiées ainsi qu’à Ingeborg Bachmann, poétesse allemande, la femme aimée de Celan rencontrée en 1948 à Vienne.

Les toiles Margarethe (1981) et Sulamith (1983) renvoient à l’emblématique Fugue de mort que le poète juif, germanophone de Czernowitz, a composé après sa libération du camp de travail en 1944, deux ans après la mort de ses parents qui avaient été déportés.

Les premiers vers saisissent le cœur de nausée et d’épouvante : « Le lait noir de l’aube nous le buvons le soir [...] nous creusons dans le ciel une tombe où l'on n'est pas serré »* jusqu’aux derniers qui finissent d’étrangler la gorge de sanglots : « il lance ses grands chiens sur nous/il nous offre une tombe dans le ciel/il joue avec les serpents et rêve/la mort est un maître d’Allemagne/tes cheveux d’or Margarete/ tes cheveux cendre Sulamith ».*
Flocons noirs, 2006 – Anselm Kiefer
« Les toiles de Kiefer sont d’un format plus qu’imposant […] Elles revêtent une part d’atrocité, à la fois sinistre, spectrale et funèbre. Devant cette débauche d’expressionnisme tonitruant, j’ai senti un léger frisson me parcourir. Difficile de peindre des toiles plus allemandes que celles-ci », a remarqué le poète néerlandais Benno Barnard, dans un texte intitulé Ode à Personne, paru en 2011 et dont on doit la version française au traducteur de néerlandais Daniel Cunin.

Sur l’immense toile Pour Paul Celan : Fleurs de cendre (2006), Kiefer ouvre un vaste vignoble de ceps secs donnant la funeste impression d’un cimetière perçant la surface d’un lit de neige, linceul glacial sous un ciel menaçant. Avec Flocons noirs (2006) le peintre fait un zoom sur cette terrible image et resserre le champ sur un livre de plomb, lourd de symboles.

Explorant l'étendue mélancolique, le poète néerlandais reconnaît les vers de Celan et dans le même laps fulgurant, la peinture de Kiefer lui mord le cœur.  L'artiste a en effet porté sur la toile le poème auquel elle doit son titre, composé par Celan quand il apprit que son père était mort.

« […] quand les os de ton père
poudroient comme neige, se repent sous les sabots
le chant du cèdre…
Un linge, rien qu’un mouchoir, afin que j’y garde,
maintenant que tu apprends à pleurer, près de moi
l’exiguïté du monde qui jamais ne verdoie, mon enfant, pour ton enfant »

Benno Barnard en serait presque tombé à genoux :

« Je suis resté là à regarder ce tableau jusqu’à ce que les yeux me brûlent. Cette œuvre accrochée au mur : une gifle en pleine figure, une scène de crucifixion sans corps, une ode à Personne. »

Victime parmi les victimes, le poète Celan, aux yeux de Kiefer, est le symbole de l’humanité martyrisée et sa poésie trouve une extraordinaire vibration solennelle sur ces toiles, comme un requiem résonne au cœur d'un sanctuaire et fait monter les larmes. 

En 1955, le philosophe allemand Theodor W. Adorno, avait décrété qu’ « écrire un poème après Auschwitz [était] barbare… » Celan, lui, avait déjà publié les siens. Il avait répondu, avant même qu’il ne soit formulé, « à la provocation de l’interdit d’Adorno en développant une poésie qui n’est pas celle de l’après Auschwitz mais qui est celle ‘‘d’après Auschwitz’’, d’après les camps, d’après l’assassinat de la mère, d’après les chambres à gaz… » rappelle son traducteur Jean-Pierre Lefebvre, qui précise « en fonction de… ». Il ajoute qu’il y avait manifestement entre Celan et Adorno divergence « sur ce qu’est le langage, l’écriture, la poésie ».

Alors quoi, ils ont gagné ? Plus de poésie, plus de littérature, plus de peinture non plus alors ? Qu’en aurait pensé l’ami Walter Benjamin, juif allemand, victime des nazis, qui vouait un culte à la littérature et la poésie ? Adorno aurait trouvé en lui un contradicteur de taille, Benjamin aurait assurément pris le parti de Celan.
D’autant qu’à lire Pascal Quignard, dans La Haine de la musique, Adorno s’était en somme trompé de cible. Tant qu'à prôner une interdiction, il aurait dû viser la musique, «  le seul, de tous les arts, qui ait collaboré à l’extermination des Juifs organisée par les Allemands de 1933 à 1945 […] Il faut entendre ceci en tremblant: c’est en musique que ces corps nus entraient dans la chambre ».
Kiefer dit au contraire qu'il ne faut surtout ne pas se taire, ne pas oublier et dire, dire, parler, exorciser, dénoncer condamner. Ils ont massacré mais n’ont pas vaincu, ils ont torturé mais ils ont échoué à annihiler l’individu, à mortifier la pensée, à assécher la soif de beauté, à étouffer la force de vie, la nécessité de liberté. La terreur ne peut rien contre la création.

La barbarie ne saurait se loger sur les versants de poésie qui la conjurent, semblait dire Celan dans ce poème de 1963, inscrit dans un collage de Kiefer « Pour Paul Celan » de la série Rhin (1982- 2013), dont le remarquable rayon d'optimisme, qui y point, semble doué du pouvoir d'éclipser le polyhèdre, suspendu dans les airs, – rappel récurrent de Mélancolie, gravure de Dürer – qui plane au cœur de ses inquiétantes forêts :

« Soleils-filaments  
au-dessus du désert gris-noir.
Une pensée haute comme
Un arbre
Accroche le son de lumière : il y a
encore des chants à chanter au-delà
des hommes »*


*  Paul Celan, in Choix de poèmes réunis par l'auteur, trad. Jean-Pierre Lefebvre (Ed. Nrf/Poésie/Gallimard)
Toutes les citations d'Anselm Kiefer ont été traduites de l'anglais par Zoé Balthus