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vendredi 31 décembre 2010

Minotaur-Ex, les métamorphoses de l’Etre et du désir


Minotaur-Ex est un film expérimental réalisé par Bruno Aveillan - Chorégraphe Philippe Combes et sa compagnie Cave Canem, musique de Raphaël Ibanez de Garayo.
Ce film a reçu le prix de l'oeuvre exceptionnelle et le grand prix du public au festival Argiles en 2005. Il a également été finaliste au Dance On Camera Festival 2007 de New York et sélectionné dans de nombreux festivals à travers le monde. 
Ce texte l'accompagne désormais. 



A Nataly et Philippe, à Bruno... à Raphaël

Ex 1

Au gré de songes provocants dont il se repaît, les créatures pâles et floues surgissent en tendres étreintes d’entre les ombres brunes de sa désolation. Leurs pas glissent dans la familière poussière d’ocre sanguine, leurs féminins effleurements s’échappent du fond de lui. L’instant d’après lui joue son tour.

Entre les piliers égratignés de son temple maudit, où sa rageuse folie a fini de s’assoupir sous la morsure du néant, la chair d’homme s’ébroue, l’âme bestiale frémit et ensemble, elles s’éveillent dans la nue de désirs invaincus.

Primitive nudité érigée, tournant aux airs mornes, il étire sa souveraine nonchalance, s’apprête à s’extirper du corps étranger où, par double nature, il est cloîtré. Sa splendeur gît voilée au cœur de ses lieux accablés.
Là, vibre le sombre espace plein du frisson de l’Etre qui observe en plongée la mutation du drame.

Reflets livides aux poses langoureuses de l’énigme et du secret, pauvresses aux larmes sèches, aux flancs maigres, que l’indicible condition de la peine plie au sol. Leurs têtes dévorées de fantomatiques songeries miment des baisers glacés d’impossible et des accouplements pour jouissance irréelle. Leurs tendresses minimales s’échangent seulement au pourtour de la fosse de l’âme, assoiffée d’altérité, qui s’emplit et se vide aussitôt.

Bientôt, l’illusion de l’extase enhardit la créature. 

Un feu embrase ses reins de demi-dieu, se répand le long de sa puissante musculature. Tout l’épiderme cabré, membres, joues, flancs en avidité de l’Autre, se frottent à la colonne inerte et rêche, y puisent les seules caresses qu’il connaisse. Le désert collé à la peau, son existence s’effrite dans le vide.

Mais l’heure métamorphose son délire, tout au long de l'abîme qu'il côtoie, de déchaînement total en ambiguïté suprême. Monument de volupté terrible, il investit la zone d’espace-temps où prend corps l’immatérielle nécessité.

Dans la clarté brisée, l’Autre s’inscrit en lui, écorche son échine, griffe sa nuque et se transmue en figures entières, de plein relief, comme les anges dans le séjour du damné promettent l’avènement d’une paix implorée et l’éclat du grand ciel prohibé. Elles se tiennent blotties, s’accolent à lui, dans la grâce de gestes suaves et d’imperceptibles soupirs par lesquels s’échauffent les éthers éternels. L’homme-taureau se fond à leur pâleur d’albâtre.

L’apparition irremplaçable, en construction sensible derrière les grilles, se délivre en une vision charnelle simultanée, réplique de l’appel intime de ses puissances intérieures, accroupies. La virtuelle étreinte peut devenir palpable.

Aux prises avec la parole qui se refuse à l’ouïe, il invente les balbutiements d’un langage qu’il pressent à l’orée du monde hors du sien. Le vocabulaire en gestation le blesse confusément dans son inaptitude à naître.  Le nez, les yeux, la bouche, de connivence avec le destin, ne se tendent vers lui qu’en muettes promesses.

Les formes de son tourment versent l’une en l’autre la sensualité de leur substance, mêlent leur essence fragile sur des traits aux airs d’abandon et de pitié, muent en un seul visage à épouser bientôt. Bras, épaules, ventres, cuisses et jambes se soudent en un seul corps qui enfin se défait d’une tentation mélancolique et douce, portée en profondes vibrations de cordes, à déchirer et les veines et le cœur.

Un seul visage pâle, un seul corps blanc, celui de l’Autre qu’il appelle depuis sa pathétique rudesse et convoque d’une infinie tendresse, celui qui n’est pas lui dont il a tant besoin, celui qui pèse de tout son poids sur sa vitalité d’Eros; cet Autre à la fois double et aucun, le hante, le harcèle, l’agresse, le terrasse et en tout, lui échappe quand déjà son image pervertie disparaît à pas lents et le soumet à l’inexorable perdition. De ce règne de l’effroi, au travers sa ruine, ne sourdent que violence et cruauté de l’énigme. 

En peine d’évidence, la révolte et la rage tordent et déchaînent son corps sauvage et indompté, l’esprit plein de confusion sous les ténébreux nuages de ses cieux infernaux. Tout en lui épouse les formes du supplice qui l’ébranle, de la crinière tragique au poitrail furieux, et dans un hurlement féroce nourri à la noirceur des entrailles, il se lance dans la bataille, tout brûlant en lui-même. 

D’un bond rageur à la hauteur phénoménale, il propulse son épouvantable colère aux airs, eux seuls qu’il puisse frapper pour atteindre les dieux vengeurs qui ont scellé son monstrueux destin. L’espace d’une seconde, son âme condamnée semble enfin porter son corps, avant sa chute inexorable contre la terre de cuivre, rougie d’amertume, où l’attend déjà l’Autre, tenace, et qui, au beau milieu de l’arène, de sa guerre le menace.

Malgré l’entêtement du désir, tout son corps, épuisé, s’effondre vaincu contre le sable misérable où seule l’indifférence accueille son souffle d’agonie. Les membres distendus, jetés comme de vains instruments, la croupe suspendue dans l’ironie tragique, le beau monstre en détresse enfouit son mufle haletant au cœur de la poussière.


L’Autre, insaisissable présence femelle, se joue de lui, ne le lâche plus, l’empoigne et le traîne de toutes ses forces, emporte sa pauvre chair telle une pâture suprême au plus près de sa détestable condition, seulement vouée aux circonvolutions d’ocre et de salpêtre, sous l’inviolable sceau de sa malédiction. 

Enfin la vague fangeuse s’enfuit et reflue ; le flot obscur efface l’inaccessible trace. Il faudra vivre encore.

Minotaur-Ex - Bruno Aveillan - All rights reserved

Ex 2

De la tête aux pieds, souillée de croûtes terreuses, la créature somnambule erre à nouveau au bord de ses précipices pleins d’une secrète liqueur, au goût étrange et amer de désir éternel et coupable. Loin du regard des dieux.

Encore et toujours l’enfant d’iniquité heurte l’épais mystère de son exigeante chair. Son monde hors monde résonne du bondissement de son Etre contre les innombrables murs froids, couleur de cendre, qui peuplent sa sinistre citadelle fondée sur le courroux divin. 

De ses gouffres sans fonds, entre les parois écorchées, surgissent à nouveau ses maigres fantasmes pétris de glaise. De pas chassés en déboulés, ses corps double peignent dans l’épaisseur de l’ocre les signes crayeux de la fuite infinie qu’il porte en lui. De leurs pieds, ils froissent, griffent et fauchent la terre poudreuse avant de faire d’un flanc un bouclier à l’Autre. Lui, de toute la vigueur de ses vertèbres, tente de repousser, leur parfait parallèle d’amour et de douleur par lequel il trompe l’absence et sa chape de silence.

Enfin, ils lui font un visage doux.

Son sein sent battre la vie en fusion et l’existence salutaire, qu’il sculpte avec fièvre, le transporte déjà sur une irrésistible mélopée. Dans la fugue qui débute, il se livre à l’évolution de ce qui, en lui, répond à l’exigence du désir. Il en épouse l’assaut impétueux et le pas dans la course éperdue, s’abandonne au rythme ardent de la partition inconnue. Un visage s’avance, fait don de sa bouche aux lèvres scellées sous la fragilité d’argile, d’un regard de sensibilité et de pudeur tendues. La vertu embrasse la sagesse, la douceur s’éprend du pardon, une délicatesse intime émane tel un rayon. Frénésie, repos, reprise, détente, renfort, obstacle lui sont toujours sans raison intimés. Parfois, il se rencontre lui-même en position conquise, extatique qui l’apaise. Alors il peut s’étendre aux côtés de ses camarades de rêve à la surface sereine de l’ocre sanguine.

Minotaur-Ex - Bruno Aveillan - All rights reserved
Ex 3

Dans l’attente de rien et l’atmosphère cendrée, il respire l’imperceptible passage du temps gris, son Etre statuaire en suspens dans le balancement des chaînes rouillées et le frottement des pierres rugueuses, flanqué de ses pauvres hères poussiéreux qui lui collent à la peau et le singent sans relâche. 

Perché sur un large piédestal au fond de ses puits de pénombre, où le cajolent ses avatars rampants, il passe de l'un à l'autre, sans saisir de portée. L’amour sans prise s’assèche.

Sous son écorce impassible, durcie par la rigueur des saisons, insensible à sa part d’ombre et de lumière qui ondule inlassablement dans la grisaille, il ignore le tumulte du temps, le jamais et le toujours. Il ne possède rien d’autre que le non-espoir solennel. Le vide absolu en plein cœur.

Un nouveau jour vient enfin… en fin peut-être. Il s’accompagne de pluies et de flots qui creusent juste un peu plus la terre et l’habitude du rien. Il pourrait bien mourir là, cerné de colonnes froides et crevassées, englouti sous les eaux bouillonnantes, ignoré du monde qu’il ignore, seulement abandonné à son insondable pensée en rien.

Mais il poursuit son errance à rassasier sa soif de volupté contre des murailles impénétrables et ruisselantes, à épancher sa misère dans les flaques et les boues -, rouges comme le sang du sacrifice dont ses lèvres s’abreuvent parfois. Il éclabousse d’une instinctive fougue ses beaux mirages d’argile avant que leurs corps éperdus ne s’ébattent et se rudoient dans les eaux d’ocre sanguine alors que son âme nue et grelottante s’observe sans le savoir.

Privé des rayons du soleil qui brille seulement d’un point reclus au plus lointain de sa mémoire, il sait se réchauffer, se sécher contre l’Autre – tel un retour à la lumière et la douceur heureuses de ses premières heures -  et se baigner dans la transparence pâle d’une averse de sable, dont il tire le dérisoire ciment de son univers friable. Il faut bien se défendre.

Ex 4

La neige tombe à verse par les airs incompris. Des milliards de fins flocons, comme autant de petites lucioles affolées, viennent éclairer son obscurité, et déposer leur gelée blanche sur les spectres de son ère glaciaire. Les souvenirs de chaleur prise aux caresses de l’Autre, sous les lumineuses pluies de sable, se vitrifient bientôt en idées immobiles à l’instar du mystère de cette boule de chair, vulnérable, toute serrée contre elle-même sur son malheureux lit d’ocre sanguine, au cœur glacé du labyrinthe.

Depuis l’Eternité…

Rien de semblable à lui-même ne le précède, rien de comparable à son Etre ne lui succède. Il est Minotaur-Ex.

Zoé Balthus – Décembre 2010