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mardi 4 novembre 2008

Borges, le seigneur des labyrinthes


Jorge Luis Borges - Hôtel Villa Igea - Basile Room - A Palerme, en Sicile - 1984 - Ferdinando Scianna
« Les bons lecteurs sont des oiseaux rares encore plus ténébreux et singuliers que les bons auteurs. » 
Histoire universelle de l’infamie, in Œuvres complètes, Jorge Luis Borges (Ed. Bernés), in Borges Une Biographie de l'éternité, Jean-Clet Martin (Ed. L'éclat, Philosophie imaginaire)

« Je n’écris pas pour une petite élite dont je n’ai cure, ni pour cette entité platonique adulée qu’on surnomme la Masse. Je ne crois pas à ces deux abstractions, chères au démagogue. J’écris pour moi, pour mes amis, pour adoucir le cours du temps. » 
Le Livre de Sable, Jorge Luis Borges (Ed. Gallimard, Folio)

Chaque œuvre de l’Argentin Borges ouvre un dédale d’univers denses, profonds, poétiques et oniriques voués à l’appréhension de la puissante, subtile, éternelle portée de la littérature et du langage, aux mystères qui en jaillissent inexorablement, à l’infini.

En Dieu bibliothécaire, qui n’a que sa mémoire pour tout document, il confronte lecteur et auteur, plaçant le premier en nécessité absolue devant le second, enchevêtre les âges et les langages égarés au cœur des labyrinthes et des spirales de la Bibliothèque de Babel, sous les arcades et les passages de Buenos Aires, qu’il aime avec ferveur ainsi que sa lumière blanche que des murs roses réfléchissent sur des rythmes rouges de mythiques tangos, milongas en archétypes, quand le temps et l’espace ne sont que fictions tandis que dans une simple cave, se niche, sous la marche de l’escalier, l’univers tout entier, tenant au sein de quelques tout petits centimètres qui composent l’aleph, l’original ou son reflet kaléidoscopique, surgissant d’une infinité de miroirs pour une mise en abyme perpétuelle de l’existence qui n’est peut-être que le rêve commun à tous les rêveurs que nous sommes, ce rêve de l’éternel retour dans ce jardin d’Eden aux sentiers qui bifurquent où notre seul instant de liberté se manifeste dans le choix de la direction à suivre, déterminée selon les circonstances, par la découverte d’une rose profonde, éternelle, ressuscitée, souvenir palpable et pourtant insaisissable du Paradis, à la suite de Coleridge, et à poursuivre notre chemin - un  livre, un poème, une nouvelle, un conte toujours à l’esprit, les chants accrochées au cœur, La Parole irradiant l’âme - en avant ou sur le côté dans l’espoir de parvenir bientôt en son centre où se tiendra le minotaure charriant tout le poids de la terrible culpabilité de notre monstrueuse origine.
« Lent dans l'obscur, j'explore la pénombre/Creuse avec une canne incertaine. »
Jean-Clet Martin s’est engouffré à la suite du seigneur des labyrinthes, à l’affût des empreintes et traces qu’il aurait laissées derrière lui comme autant d’indices semés pour qu’à l’avenir un philosophe parvienne à déchiffrer le miracle secret. L’épithète, le vers, le nom unique ? Aurait-il abandonné sur une étagère de la Bibliothèque de Buenos Aires un texte inédit lourd du secret ?   

Jorge Luis Borges à 21 ans
Jean-Clet Martin aura exploré ses Oeuvres complètes, multiples Fictions, contes et nouvelles fantastiques, examiné ses étranges bestiaires, l'or de ses tigres, sondé ses rêves hexamétriques et ses métaphores, examiné son Livre de Sable, remontant le cours de l'histoire de l'infamie et celle de l'éternité, allant jusqu’à analyser le prisme de la blancheur de sa cécité même, avant d’emprunter une à une, à tâtons, le regard tourné vers l’intérieur tel l’aveugle lui-même, dix-sept bifurcations essentielles qu'il aura déterminées parmi une infinité d’autres afin d’atteindre le centre névralgique de la pensée du maître argentin, d’en dévoiler les pans splendides aux nuances de pourpre pour enfin composer Une biographie de l’éternité, à la richesse et la force tout aussi vertigineuses et labyrinthiques que l’œuvre borgésienne elle-même.

« Borges est ma plus belle rencontre », confiait récemment Jean-Clet Martin.

Une intense dimension se déploie dans l’œuvre du maître argentin, « aux yeux sans lumière qui ne peuvent lire/qu'aux bibliothèques des rêves les paragraphes/déments que concèdent les aubes/ A leur avidité», frappé par cette merveilleuse ironie de Dieu qui lui fit «à la fois don des livres et de la nuit ».

Un don terrible qui allait lui permettre pourtant de mieux sonder l’âme des hommes, d’être davantage en prise avec leurs faiblesses, leur misère, et de sculpter dans toute cette boue, une humanité d’une tout autre dimension, « au nécessaire destin littéraire », à la hauteur de ses rêves de perfection divine.

« Quelque chose que je sais que ne désigne/pas le mot hasard gouverne ces choses», écrivait Borges dans son autobiographique Poème des Dons (el Hacedor).

Borges était doté, selon Jean-Clet Martin, « d’une optique spéciale, d’une vision dont nous ne savons pas si elle donne sur un dehors ni si elle réalise une fenêtre sur cour. Sauf à supposer que la vitre la plus mince aura besoin d‘un temps infini pour se laisser traverser, figeant en son épaisseur comme une biographie de l’éternité portant les empreintes de tous ceux qui y ont gravé leurs fleurs rhétoriques.»

En 1920, le jeune et touchant Borges membre du mouvement ultraïste avait souhaité « voir avec des yeux neufs » avant d’affirmer un an plus tard dans la revue madrilène Ultra désirer voir « comme un rouge sabbat plein d’une féconde fébrilité devant la blanche terreur des étoiles ». Il inscrivait ces deux couleurs fondamentales profondément dans sa mémoire tandis que la lumière qui faiblissait déjà résolument depuis sa tendre enfance cédait peu à peu place à l’obscurité dans l'attente de son heure pour prendre le pouvoir total. Ce sera chose faite en 1938.

La décision d’épouser la littérature prise dès l’âge de six ans, à sept il s’applique à l’écriture d’un texte sur Don Quichotte et à neuf traduit un texte de Wilde. Son premier recueil de poèmes Ferveurs de Buenos Aires publié en 1923 (300 exemplaires), alors qu’il est à peine rentré d’Europe où il avait vécu en famille sept années durant, annonce déjà toutes les grandes directions qui orienteront le reste de son œuvre. Il rencontre en outre le philosophe Macedonio Fernandez, un ami de son père, dont l’œuvre le marquera profondément.

Déjà, l'inquiétude suscitée par l’hypothèse de la fantaisie du monde transparaît à travers cette question jaillissant des Lignes que j’aurais pu écrire ou égarer vers 1922 : « Suis-je ces choses et les autres /ou sont-elles clés secrètes et algèbres ardues de ce que nous ne saurons jamais ? » s'interroge alors le jeune poète.

Borges a 24 ans. Son profond amour de la capitale argentine commence également à s’exprimer à pleine puissance pour donner bientôt naissance à une mythologie urbaine.    
« Cette ville que je croyais appartenir à mon passé, est mon avenir, mon présent ; les années que j’ai vécues en Europe sont illusoires, j’ai toujours été et resterai de Buenos Aires. »
Sur, N°33, Buenos Aires, janvier 1937 (Collection Sergio Baur)
De la lumière éblouissante émanant de la capitale argentine, Jean-Clet Martin entend retenir la blancheur qui « constitue l’énorme sphère de l’aveugle », où toutes les couleurs sont présentes, potentielles, « non encore différenciées dans le visible ». Tandis qu’à l’autre extrême, il fait correspondre «l’assomption du rouge en lequel se réunissent toutes les tonalités mélangées» en se souvenant du Traité des couleurs de Goethe où « le pourpre, désigne l’arche de la couleur, le point précis où elles se reflètent les unes dans les autres ». La plus belle, la plus mystique et la plus précieuse des couleurs, n’est autre ici que le double du blanc.
« […] Je suis aveugle et ne sais rien/ Pourtant je prévois qu’il y a d’autres chemins/ Chaque chose est des choses infinies/ Tu es musique, tu es firmaments/ Tu es palais et rivières et anges/ Tu es rose profonde, illimitée, intime,/ Qu’à mes yeux morts, le Seigneur montrera. »
Autre chose entend révéler l'écrivain dans son conte There are more things, dédié à la mémoire de Howard P. Lovecraft, «pour la paix de mon destin», dira Borges en épilogue du Livre de Sable, confiant aussi qu’il l’avait toujours considéré comme le «pasticheur involontaire» d’Edgar Allan Poe. L’auteur admettra en outre y avoir comme à l’accoutumée cédé à la tentation d’introduire dans le conte de nombreux traits biographiques.

« L’homme oublie qu’il est un homme qui converse avec les morts », songe le narrateur, tel un jeune Borges étudiant en philosophie, et dont la curiosité sera éveillée bientôt par la mystérieuse Maison Rouge et son étrange acheteur avant de lui inspirer le rêve « d’un labyrinthe, en fait un amphithéâtre … sans portes ni fenêtres … mais une rangée infinie de fentes verticales et étroites », tandis que muni d’une «loupe [il] cherchait le minotaure ». Quand enfin, il le découvrit, c’était le « monstre d’un monstre (…) allongé par terre,  il semblait rêver. »

Borges se livre alors à une de ses récurrentes bifurcations, du rêveur qui rêve d’un rêveur, à la faveur d'une notion de rêve unique, universel qui, tel que le formule Jean-Clet  Martin, «englobe et inclut en les embrassant tous les rêveurs qui vont en dépendre», comme une mise en abyme du rêve de Coleridge.

A l’instar de  Jean-Clet Martin, verrons-nous alors s’imposer « la part rouge de la vision borgésienne, l’image pourpre ensemencée d’empreintes communautaires, d’indices collectifs ».

Le monde borgésien n’est qu’un seul et même rêve, commun à tous, « inspiré par l’empreinte d’une écriture qui serait celle de dieu, d’un dieu bibliothécaire erratique », dont il serait la manifestation. 

Aux yeux de Jean-Clet Martin, cette empreinte pourrait être « une formule mathématique constituant le témoignage d’un monde intelligible qui porte avec elle, le monde dont elle est extraite, en authentifiant son existence. »
« Les écritures représentent le drame secret prémédité par un dieu en un langage oublié que nous épelons à peine, déposé dans l’algèbre des choses comme dans un miroir usé indéchiffrable qui livreraient les caractères à l’envers. Les choses seraient la trame secrète d’une écriture à déchiffrer. »
De même que « l’amour du prochain doit bien être donné en moi avant sa rencontre, sans quoi je ne saurais le reconnaître», toujours selon Jean-Clet Martin.

L’auteur fictif de The god of the labyrinth dans l’Examen de l’œuvre d’Herbert Quain, participe de cette hypothèse d’approche inversée lorsqu’il évoque « le monde inverse de Bradley dans lequel la mort précède la naissance, la cicatrice précède la blessure et la blessure précède le coup.»
Jorge Luis Borges - Palerme - 1984 - Ferdinando Scianna
Là, le narrateur bifurquera pour aller plus loin encore soulignant en note qu’il est « plus intéressant d’imaginer une inversion du temps : un état dans lequel nous nous rappellerions l’avenir et nous ignorerions, ou pressentirions à peine le passé ».

L’inquiétude de Borges quant à la fantaisie du monde se révèlera aussi dans cette appréhension du temps de son jeune philosophe de There are more things, son Orphée, qui longtemps avait pensé qu’il n’y avait « pas d’autre énigme que le temps, que cette trame sans fin du passé, du présent, de l’avenir du toujours et du jamais ».

Il consacrait justement son temps à lire Schopenhauer ou Royce avant de s’en aller tourner autour de la Maison Rouge qui le hantait. Parfois, il distinguait à « l’étage supérieure une lumière très blanche », véritablement aveuglante à l’intérieur même.
« Pour voir une chose il faut la comprendre […] Si nous avions une vision réelle de l’univers, peut-être pourrions nous le comprendre. »
L’écrivain aveugle le sait mieux que personne. 

 Aussi en dépit de la logique cartésienne, n’existe-t-il « plus aucun point du réel qui n’échappe au doute », dans le regard borgésien, note Jean-Clet Martin. Borges n’a de cesse de poser une essentielle non-existence du phénomène concret-individuel. La seule certitude qu’il reste est que nous ignorons tout, l’essence de l’existence nous est inconnue en même temps que nous échappe son sens. Quelles que soient les bifurcations empruntées, nous nous heurtons à un mur infranchissable quand elles ne nous ont pas entraînés à travers de nouvelles voies, et toujours sans issues.   

La révélation que procure toutefois à l’écrivain Borges le travail de son imagination créatrice l’encourage à élaborer la théorie « qu’il n’est lui-même que le rêve d’un autre ». 

Comme un jeu d’une multitude de miroirs «qui multiplie la nature des choses, dissout, trouble l’espace, éloigne le temps et disperse l’être original.» Un système de rêves gigognes qui se dérouleraient à l’infini, sans livrer jamais de sujet originel.

Les jeux de miroirs ont quelque chose de monstrueux qui inquiètent Borges depuis l’enfance, puisqu’ils guettent pour réfléchir et reproduire aveuglément à l’infini, en inversée. L’Encyclopédie de Tlön Uqbar Orbis Tertius ne prévient-elle pas que «l’univers visible est une illusion (ou plus précisément un sophisme). Les miroirs et la paternité sont abominables […] parce que précisément ils le multiplient et le divulguent ».

Le poète, lui, «charrie le secret», il en est l’émetteur. Quand les images persistantesles métaphores se perpétuent d’une œuvre à une autre, d’un poème à l’autre, d’un siècle à l’autre, à notre insu même, à l’instar de métaphore de la rose du Paradis de Coleridge. Elles suivent un archétype comme Pierre Ménard, dans ses Ruines circulaires, où tout est irréel, qui récrit Don Quichotte, voulant continuer à être Pierre Ménard et arriver au Quichotte à travers Pierre Ménard en ignorant Cervantès. «Il lui suffirait d’être immortel» pour mener l’entreprise jusqu’au bout, ce qui «n’est pas essentiellement difficile.» 

Martin pose là, d’ailleurs avec malice que Borges rejoint Johanne Fichte - un peu à la manière de Ménard en regard de Cervantès – qui émettait l’hypothèse en 1800 qu’« il n’y a pas d’être […] Les images sont », bien qu’il n’eut peut-être jamais lu sa Destination de l’homme. Car pour Borges aussi, seules les images existent.
« La métaphore blanche et immobile/Sa traduction pourpre et infâme. »
Jorge Luis Borges - Hôtel Villa Igea - Basile Room -  1984 - Ferdinando Scianna
« Toute image sera toujours plus riche que son instant», pour l’écrivain. C’est ainsi que selon Jean-Clet Martin, se fait jour pour Borges « l’hypothèse que la vision de tous les poèmes n’est que la partition d’un seul et même vers qui se contracte ici ou là dans le présent  [...]»

Tout peut même être résumé en un seul mot, La Parole comme Undr qui signifie merveille pour les Urniens, ou comme Hadlik dans Le Miracle secret qui n’a plus qu’à « décider d’une seule épithète ».

Aussi, « ce n’est pas seulement le Livre des livres qui importe, c’est le moindre mot qui contient l’ensemble des mondes », souligne encore Jean-Clet Martin.

Ainsi qu’il l’énonçait dans son poème El Truco, le temps est une fiction. Plus tard, il écrira dans l’Eloge de l’ombre que « le temps d’un de nos jours est tout le temps du monde ».

L’inconnu du Livre de Sable lui affirmera que « si l’espace est infini nous sommes dans n’importe quel point de l’espace. Si le temps est infini, nous sommes dans n’importe quel point du temps. »

Le fait qu’il n’existe nulle chronologie, nulle origine, nulle fin, nulle frontière, constitue bien le « problème central… insoluble ».

« Cet objet secret et conjectural, dont les hommes usurpent le nom mais qu’aucun homme n’a jamais regardé : l’inconcevable univers», l’aleph qui, selon Jean-Clet Martin, apparaît alors comme « ce nombre transfini qui affirme la coexistence de tous les fragments d’une combinatoire illimitée et qui, par là, vient réfuter la forme chronologique du temps »,  et notre vision du monde dans son ensemble.

Borges, une biographie de l’Eternité, Jean-Clet Martin (Ed. L’éclat, Philosophie de l’imaginaire)
L'Aleph, Jorge Luis Borges (Ed. Gallimard, L'imaginaire)
Fictions, Jorge Luis Borges (Ed. Gallimard, Folio)
Le Livre des êtres imaginaires, Jorge Luis Borges avec la collaboration de Margarita Guerrero (Ed. Gallimard, L'imaginaire)
L'Amérique latine et la nouvelle revue française 1920-2000 (Ed. Gallimard, Les Cahiers de la Nrf)

jeudi 10 avril 2008

Tango, chant d'amour et de mort mêlés

Tango de bajo fondo - Auteur non identifié

H
e vuelto a aquel banco del Parque Lezama. 
Lo mismo que entonces se oye en la noche la sorda sirena de un barco lejano. Mis ojos nublados, te buscan en vano. Despues de diez años he vuelto aqui solo, sonando aquel tiempo, oyendo aquel barco. El tiempo y la lluvia, el viento y la muerte ya todo llevaron, ya nada dejaron. 
En que soledades de hondos dolores, en cuales regiones de negros malvones estas, Alejandra? Por cuales caminos, con grave tristeza, oh, muerta princesa?

Une petite foule se presse là en cette belle nuit d'automne australe sur le trottoir de Buenos Aires et tangue sur ce chant d'amour et de mort mêlées d'Ernesto Sabato pleurant Alejandra, au son du bandonéon d'Anibal Troila. L'hidalgo aux cheveux noirs gominés, costume noir cintré, le port de tête altier, entraîne l'élégante, à la taille fine et cambrée, enlacée, dont la robe rouge et légère virevolte sur ses jambes galbées et gainées de bas résilles.

Sur cette place au bord du Maldonado, au coeur du quartier de Palermo où Jorge Luis Borges a passé son enfance, et qui ne ressemble plus guère à ce "vieux quartier (...) des terrains vagues et du couteau", le souvenir demeure accroché à ce pas de deux évoluant là, sous nos yeux. La mémoire du bajo fondo, des mauvais garçons et des bordels que tout porteño sent vibrer sous sa peau. Le tango.

Tango que he visto bailar contra un ocaso amarillopor quienes eran capacesde otro baile, el del cuchillo.Tango de aquel Maldonado con menos agua que barro,Tango silbado al pasardesde el pescante del carro.
Despreocupado y zafado,siempre mirabas de frente.Tango que fuiste la dicha de ser hombre y ser valiente.Tango que fuiste feliz, como yo también lo he sido,según me cuenta el recuerdo;el recuerdo fue el olvido.
Desde ese ayer, ¡cuántas cosasa los dos nos han pasado!Las partidas y el pesarde amar y no ser amado.Yo habré muerto y seguirásorillando nuestra vida.Buenos Aires no te olvida, tango que fuiste y serás. 

Astor Piazzola a su mettre en musique cet Alguien le dice al tango de Borges, lui, qui pourtant n'aimait pas le son du bandonéon, et goûtait davantage la milonga-tango, interprétée au piano et au violon ainsi qu'il l'affirmait à Sabato, dans ces savoureux Dialogues que leur compatriote Orlando Barone avait eu la belle idée de convoquer en 1974 et 1975.

Le tango pour les deux écrivains, à l'instar de tout natif de la pampa, de part et d'autre du Rio de la Plata, est sujet incontournable.

Borges n'aimait guère non plus le lunfardo, l'argot des faubourgs portenos émaillant souvent les chants du tango et rappelle à Sabato qu'il a lui-même écrit quelques milongas : "parce que je les aime".

"La milonga est vive. Le tango, en revanche..."

Oui, Sabato qui dédia à Borges son essai Tangodiscusion y clave, sait bien que la sensiblerie dont le tango dégouline trop souvent déplaît au maître. "Mais tous les tangos ne sont pas ainsi. Certains ont chanté avec austérité, la mort, la solitude et la nostalgie".

Dans la préface de Tango de Horacio Salas, Sabato accusera en outre certains "penseurs argentins" d'avoir à tort "assimilé le tango au sexe" et de le réduire à une "simple danse lascive". 

Or, à ses yeux, "c'est exactement l'inverse. Il est certain que le tango est né dans les lupanars, mais cette constatation doit nous faire supposer qu'il est quelque chose comme son contraire car la création artistique est un acte presque invariablement antagonique: un acte de fuite ou de rébellion. On crée ce que l'on a pas, ce qui d'une certaine façon est objet de notre désir profond et de notre espérance [...]

Dialogos Borges/Sabato, compaginados por Orlando Barone (éd. emecé)

Traduction des citations par Zoé Balthus