Untitled 1954 – Mark Rothko |
Selon ses propres dires, Mark Rothko, né Rothkowitz en 1903 à Dvinsk en Russie, dont la famille polonaise a émigré aux Etats-Unis en 1913, est devenu peintre par accident. Sorti de l’Université de Yale en 1923 et installé à New York, le jeune homme ne savait que faire de sa peau.
« Et puis un jour, dit-il, je me rendis dans une école d’arts plastiques, pour retrouver un ami qui suivait ce cours. Tous les étudiants faisaient des croquis d’un modèle nu – j’ai aussitôt décidé que cette vie était pour moi. »
Aussi, intégra-t-il pour une courte période les cours de l’Arts Students League où il suivit l’enseignement de Max Weber en 1925 puis, sans doute repu de nudité, il décida de se jeter dans la bataille en solitaire. Il réalisa d’abord des œuvres réalistes, des toiles dans lesquelles plus tard les critiques diraient déceler le témoignage de tendances expressionnistes et surréalistes.
Puis, il monta sa première exposition personnelle à New York en 1933 sans faire de bruit. De fait, ses travaux s'offrirent au silence jusqu’en 1947 quand il développa un style qui commença d’attirer l’attention des critiques, collectionneurs et mécènes et plus encore à partir de ses immenses rectangles dévoilés, aux couleurs étonnamment justes, à l’abstraction vertigineuse et envoûtante, au point qu’ils laissent à penser que le peintre était parvenu à saisir l’insaisissable.
L’épouse du rédacteur en chef du Harper’s Magazine, John Hurt Fischer, avait éprouvé une impression semblable. Elle en avait fait la remarque à Rothko en lui confiant qu’elle le tenait pour un mystique car à ses yeux ses tableaux charriaient « quelque chose de magique et de rituel qui touchait au religieux ».
« Pas un mystique. Un prophète peut-être – mais je ne prophétise pas les catastrophes à venir. Je me contente de peindre celles qui sont déjà là », s’était alors défendu le peintre, qui se faisait appeler Rothko depuis 1940.
Fischer et Rothko s’étaient rencontrés à l’occasion d’un voyage en Italie alors qu’ils étaient accompagnés de leurs familles respectives. A la suite de la visite de Pompéi, le peintre avait confié au journaliste avoir ressenti une profonde affinité entre son propre travail et la Villa des Mystères, il avait été bouleversé par le même « sentiment, les mêmes étendues de couleur sombre ».
Il venait alors d’achever sa série de peintures murales - réalisée tout une année durant pour l’immense salle de restaurant Four Seasons du Seagram building à New York, que lui avait commandée en 1958 l’architecte Mies van der Rohe. Elle lui avait « coûté tant de travail et d’émotion », se souvint Fischer.
« Dans la dernière étape, des masses de couleur – violet et noir comme du sang séché – émanait presque un sentiment palpable de mort. Et en dépit de ses dénégations, il s’en dégageait aussi un mysticisme quasi religieux » qui avait frappé le journaliste.
Rothko avait loué un nouvel atelier, un ancien gymnase, pour se consacrer dans de meilleures conditions à sa nouvelle mission et œuvrer dans le cadre de proportions adaptées au futur environnement des toiles. L’espace du restaurant pouvait accueillir sept de ses grandes toiles rectangles. Il en réalisa une trentaine. Pourtant, il fût bientôt assailli par le doute quant à leur véritable place dans un tel lieu et prit en fin de compte le parti d’annuler le contrat.
Il avait songé que cet ensemble de toiles « méritait un meilleur cadre que celui d’un restaurant à la mode », témoigna Fischer relevant que Peter Selz du Museum of Modern Art (Moma) les avait vues telle que la célébration « de mort d’une civilisation ». Le journaliste ajoutera qu’elles figuraient « une danse de mort moderne » à ses yeux.
Le peintre avait sans doute là commencé sa plongée au cœur des ténèbres. Peu avant de se donner la mort en 70, il demanda à ce qu’elles soient accrochées dans un endroit spécialement conçu pour elles - une chapelle non confessionnelle à Houston au Texas, bâtie selon ses recommandations qu’il ne connaîtrait pas une fois finie. Elle fait désormais symbole de testament.
« La mort de Rothko a peut-être été liée au fait que, de nos jours, les artistes ne sont pas encouragés à peindre des temples », suggéra Fischer en juillet 70, arguant qu’il n’avait guère supporté de découvrir que « ses tableaux étaient traités comme de la marchandise ».
Untitled 1969 - Mark Rothko |
Pourtant son œuvre était déjà entrée dans les musées les plus prestigieux. A l’occasion d’une rétrospective qui lui fut consacrée au Moma en 1961, il avait sélectionné cinq des toiles du Seagram, les Mural Sections 2–5 et Mural Section 7. Elles font l'objet d'une exposition actuellement à la Tate Modern, à Londres jusqu’en février 2009, où elles ont été accrochées en ordre consécutif. Les autres toiles ont une apparence similaire en termes de format et de degré de finition, à l’exception de deux tableaux au format plus étroit qu’il destinait à l’origine à des emplacements bien spécifiques au sein du Four Seasons.
Au milieu des années 60, Norman Reid, le directeur de la Tate Gallery, avait approché Rothko en vue d’accroître sa présence dans la collection du musée londonien. Rothko avait justement suggéré des pièces de la série du Seagram. En septembre 1969, Reid fournissait alors à Rothko une petite maquette de son musée afin que le peintre puisse se faire une idée exacte des espaces, affiner sa sélection et en suggérer l’accrochage idéal. L’idée aboutit à un don exceptionnel de neuf de ces toiles à la Tate où elles sont depuis exposées dans la salle Rothko.
Cette série Seagram véhicule les stratégies de répétition et les variations sur un thème, chères à Rothko qui estimait que si une chose valait la peine d’être produite une fois, elle valait sans doute d’être produite et reproduite sans cesse – et ainsi afin de mieux l’explorer, la mettre à l’épreuve, la tester, et exiger par sa répétition que le public l’observe alors d’autant plus intensément.
De telles notions avaient déjà émergé dans ses travaux qui semblaient explorer le champ de la couleur dans les années 50. A partir de la fin des années 50 et dans les années 60, elles prirent un nouvel et important essor alors que Rothko se concentrait désormais sur le concept des séries, tout embarqué qu’il était dans une quête personnelle critique, vu comme un moyen d’investigation des possibilités continues de peindre dans un monde et une culture de plus en plus et résolument saturés d’images. La série Seagram fut à ce titre la première manifestation d’un processus qui ne prendra fin qu’avec son suicide en 1970.
Rothko disait appartenir à une génération de peintres qui s’était intéressée « fortement à la figure humaine » qu’il avait étudiée. Puis non sans «quelque réticence», il avait dû convenir qu’elle ne seyait pas à ses besoins, arguant que « quiconque l’employait la mutilait » et s’attacha dès lors à trouver « une autre voie ».
« La forme suit la nécessité de ce que nous voulons dire. Si vous avez une vision à neuf du monde, vous aurez à trouver de nouvelles manières de l’exprimer », affirmait-il.
En 1958, lors d’une conférence au Pratt Institute, il confia que ses tableaux étaient avant tout « concernés par l’échelle des sentiments humains, par la dimension du drame humain, autant [qu’il était] en mesure de l’exprimer ».
« La dimension tragique de l’image, est toujours présente à mon esprit lorsque je peins et je sais quand elle est atteinte, mais je ne pourrais pas l’expliquer - montrer où cela est illustré. Il n’y a ni crâne, ni os », avait-il ajouté répondant à une interrogation sur le thème de la mort dans son oeuvre.
« L’échelle des sentiments humains » était essentielle à ses yeux, autrement dit la dimension ou encore le poids. Il était attentif aux différents poids des sentiments affirmant par exemple préférer celui « de Mozart à celui de Beethoven à cause de l’esprit et de l’ironie de Mozart, en appréciant l’échelle », notant que le second avait lui « l’esprit d’une cour de ferme ». Ces questions en amenaient alors une autre à son esprit : « comment un homme peut-il avoir du poids sans être héroïque ?»
Ses toiles étaient engagées sur de tels questionnements, sur les valeurs humaines et notamment la crédibilité dramatique. « Si le Christ sur la Croix avait ouvert les yeux, aurait-il cru aux spectateurs ? s'interrogeait-il. Je crois que […] les grands formats sont comme des drames auxquels on participe de manière directe. »
Untitled - 1964 - Mark Rothko |
Il niait être un maître des harmonies de couleurs, des relations de formes, et de l’échelle monumentale, disait ne s’être intéressé toujours qu’« à l’expression des émotions humaines fondamentales – tragédie, extase, mort (…) les personnes qui pleurent devant mes tableaux font la même expérience religieuse que celle que j’ai eue lorsque je les ai peints ».
Le peintre relevait que nous faisons appel à des éléments subjectifs lorsque nous voulons exprimer de manière concrète une image de l’intensité du sentiment, que nous invoquons la profondeur de sentiment ou de pénétration à l’intérieur de la connaissance ou de révélation, ce qui a le sens d’un dévoilement, ce qui équivaut à la révélation d’une profondeur dans l’entendement direct ou au dévoilement de ce qui demeurait obscur.
« Ce sont des manières d’exprimer notre dépendance à l’égard des sensations des choses secrètes ou plus éloignées dans le but d’établir une relation réelle… je dirais que mes tableaux ont de l’espace. C’est-à-dire, dans l’effort d’expression pour rendre clair l’obscur ou métaphysiquement pour rendre proche l’éloigné afin de les amener dans ma compréhension humaine et intime. »
Rothko estimait faire partie de la même école qu’un Klein, qu’un Still, ou qu’un de Kooning. En revanche, il méprisait Kandinsky.
« Personne ne peut contester, déclara-t-il à Fischer, que mon groupe a accompli une chose. Nous avons détruit le cubisme. Personne ne peut plus faire un tableau cubiste aujourd’hui. Mais nous n’avons pas détruit Picasso – Il reste valide. »
Si Fischer ne lui a pas rappelé que Picasso avait lui-même mis fin au cubisme dès 1917, il ne put résister en revanche à la tentation de lui demander s’il avait une idée de l’identité d’un jeune peintre susceptible de « détruire Rothko & co ».
« Si je le savais, je n’hésiterais pas à le tuer » avait-il répliqué de façon si intense qu’il semblait le penser vraiment avant d’ajouter qu’il ne doutait pas « qu’un tel destructeur » apparaisse tôt ou tard.
Rothko affirmait n’avoir jamais pensé que la peinture puisse être une expression libre, il songeait qu’il s’agissait plutôt « d'une communication sur le monde faite à quelqu’un d’autre. »
« Une fois que le monde est convaincu par cette communication, il change. Le monde n’a plus été le même après Picasso et Miro. La leur fut une vision des choses qui a transformé notre vision des choses.»
Dans un fragment en 1954 consacré à Friedrich Nietzsche qu’il admirait infiniment, notamment après la lecture quelques années auparavant de La Naissance de la Tragédie qui lui laissa «une impression indélébile», il avait écrit que l’artiste avait pour rôle de « fouiller et de remuer au risque de la destruction, possible récompense pour avoir envahi une terre interdite. »
Le peintre était convaincu que l’acte de destruction comme celui de création alimentaient une quête d’immortalité. Une immortalité d’un genre que l’homme « a d’instinct perpétué tout au long de sa vie », il s’agissait selon lui de la notion d’immortalité biologique qui implique le processus de création, le prolongement de soi dans le monde de l’environnement perceptible « tel qu’un Shakespeare l’exprime dans ses sonnets. Elle rattache le processus artistique à chaque autre processus essentiel ; un processus biologique et inévitable ».
L’art en tant qu’accomplissement de la nécessité de s’exprimer, est un langage qui s’inscrit dans l’histoire continue du processus plastique et dont l’étude constitue une démonstration de l’inévitable logique de chaque étape dans la progression de l’art d’un point à un autre.
Pour Rothko, l’œuvre de chaque artiste fait ainsi partie du tout, c’est « une facette différente de chaque étape et fonctionne comme une accrétion corollaire au stade précédent […] l’art doit toujours être dans un état de flux, que le tempo soit lent ou rapide. Mais il doit être en mouvement ».
Le peintre refusait l’idée que le travail d’un artiste fut l’expression de soi en tant que porteur de valeurs. Pour lui, il s’agissait d’une autre affaire, l’expression de soi donnant « souvent lieu à des valeurs inhumaines […] celui qui affirme quelque chose à propos du monde est à coup sûr engagé dans une expression de soi, mais pas en se dépouillant de sa propre volonté, de sa propre intelligence, de sa propre civilisation, j’insiste sur l’aspect délibéré. La vérité doit se dépouiller elle-même du soi, qui peut être très décevant ».
Mark Rothko, Ecrits sur l'art 1934 - 1969 (Ed. Flammarion, Champs)
Mark Rothko, La réalité de l'artiste (Ed. Flammarion, Champs)