dimanche 14 septembre 2014

Conversation avec Zéno Bianu


Zéno Bianu

Après Chet Baker (Déploration) en 2008, Jimi Hendrix (Aimantation) en 2010 et John Coltrane (Méditation) en 2012 publiés par Le Castor Astral, le poète Zéno Bianu complète cette année sa collection de portraits de musiciens en forme d'hommage versifié avec le recueil Visions de Bob Dylan, autre idole planétaire dont, dit-il, « une seule chanson devient le cosmos tout entier ».  Conversation. 

Zoé : Au marché de la Poésie où tu as présenté, au début de l'été, tes Visions de Bob Dylan, tu as affirmé que Robert Allen Zimmerman était à ton sens l'un des plus grands poètes de notre époque. Tu l'écoutes attentivement, tu le lis également, connais parfaitement son histoire et son œuvre, et tu lui en consacres une. Pourquoi es-tu certain que son chant est celui d'un poète éternel ?

Zéno : « Je ne suis qu’une voix qui parle », affirme Dylan dans une interview de 1966 – mais quelle voix ! Cette voix nasale, intacte, venue du cœur des sixties semble tisser inlassablement un lien entre poésie et rock’n’roll. Dylan, on l’oublie quelque peu, est le poète le plus écouté de la planète. Profondément intime et invraisemblablement universel. Comme animé sans fin par le mouvement perpétuel de son Never Ending Tour, son ultime tournée entamée en 1988. La clé absolue pour Dylan, celle qu’il a maintes fois revendiquée, c’est la poésie – la poésie comme chant, rêve et liberté. Mes Visions de Dylan s’attachent avant tout à retracer poétiquement ce lien organique de Dylan avec la poésie.
Si la poésie est bien une « pensée qui chante », Dylan est l’un des poètes majeurs de notre temps. 

Zoé : Tu le compares même à Rimbaud, j'aimerais que tu précises cette analogie qui peut surprendre.

Zéno :
Il définit quelque part ses chansons comme des « textes-musiques inséparables », se ressourçant ainsi à l’origine même de la poésie. Adolescence éternelle, volonté d’échapper à toutes les classifications, désir de partance, Rimbaud n’est jamais bien loin. On pourrait dire, au reste, que Dylan a fait de sa propre vie une mise en scène de la Lettre du voyant. « Quand je suis tombé sur la formule “Je est un autre”, les cloches ont sonné à toute volée », confie-t-il. Poésie dans les mots, poésie hors les mots, Dylan, fervent lecteur de Rimbaud, est aussi l’héritier, de William Blake à Allen Ginsberg, d’une longue lignée poétique de la poésie vécue.
 
Zoé : L'album
de Dylan Blonde on Blonde (1966) que tu qualifies de « houblon pour les anges rebelles » dans tes Visions, marque l'apothéose, dis-tu aussi, de son « maître tryptique/Bring it all back home/ Highway 61 revisited ».

Zéno : Blonde on blonde, chu comme un aérolithe au milieu des années soixante, c’était – tout à coup – l’appel à une autre respiration, décisive et révélatrice. Ce premier double album de l’histoire du rock était entièrement habité, comme l’a dit Dylan lui-même, d’une « sonorité de mercure sauvage ». Il semblait accordé sans relâche à toutes les pulsations du monde. Misanthrope et chaleureux, insaisissable et unique, il n’en finit pas de résonner et de faire miroiter ses « archétypes dessinés à traits vifs, ses personnages métaphysiques couverts d’une peau humaine ».

Zoé : Tu as commencé cette série avec Chet Baker... que s'est-il produit ? Avais-tu déjà en tête ceux qui ont suivi ? Je voudrais que tu me parles de ces immenses artistes, Hendrix, Coltrane, de la place qu'ils occupent dans tes souvenirs, des postures et des attitudes qui à tes yeux font d'eux des grands au point de leur consacrer un recueil, et la façon dont ils imprègnent ta poésie. Que t'apportent-ils ? Comment as-tu travaillé pour donner vie à ces textes ?    

Zéno : Tous ces livres sont un peu des « exercices de possession », écrits à la première personne, au sens où il faut vraiment ouvrir un espace en soi, se laisser pleinement traverser pour tenter de toucher juste. Dans cette série, il me fallait rendre hommage, non pas à des modèles, ce qui n’aurait aucun sens, mais à des icônes porteuses d’énergie dont les trajectoires folles m’ont accompagné tout au long de mon parcours. Autrement dit, m’ouvrir à mes propres mythes. Nietzsche le dit quelque part, avec une terrible exactitude : « Les images du mythe doivent être les anges gardiens invisibles mais omniprésents sous la protection desquels l’homme donne un sens à sa vie et à ses luttes. » Chet Baker, d’abord, le prince de la mélancolie, au phrasé doucement opiacé, quelque chose comme notre Icare. Hendrix et ses volutes aimantés ? Orphée. Coltrane et ses longues ascensions spiralées ? Le Prométhée du feu sonore.

Zoé : Dis Zéno, raconte-moi le cheminement de la musique dans ta vie par rapport à celui de la poésie. La musique a de tous temps accompagné l'
œuvre poétique, Orphée et sa lyre en sont le symbole,  la musicalité est-elle pour toi toujours une exigence  ?
 
Zéno : La pulsation, voilà peut-être le mot clé. J’ai toujours perçu une sorte de lien intime, nécessaire entre poésie et pulsation. Et c’est peut-être ce désir d’infini rythmique qui anime ma trajectoire d’artiste. Dans ma poésie, et c’est là que la musique n’a cessé de compter, le dire est devenu peu à peu quasi inséparable de l’écrire. Le livre – tout en gardant sa nécessité définitive – ne constitue plus la seule caisse de résonance. Dire redevient un mode particulier de l’existence de la poésie. Surtout accompagné d’acteurs habités par la poésie tels que Denis Lavant ou Tchéky Karyo.  Il ne s’agit pas là pour moi d’une poésie simplement sonore, naturellement, mais bien plutôt d’une approche qui entend, comme le disait si justement Artaud, « considérer le langage sous la forme de l’incantation ».

Zoé : Tes musiciens sont tous nord-américains, c'est ce que j'appelle ton pôle « Far West » mais tu as développé un pôle « Far East » très important. La Chine, le Japon, le Tibet, l'Inde...  Ces contrées orientales te parlent, tu y as voyagé, tu as conçu des
œuvres marquantes qui y prennent source, je pense à ton Krishnamurti, et plus près de nous à ces recueils de haïku traduits en collaboration avec Corinne Atlan. À qui, à quoi dois-tu cette traversée de l'Orient ? 

Zéno : L’Orient… il y a pour moi toute une longue histoire qui palpite derrière ce mot. Une collection de ciels intérieurs et extérieurs dérobés de l’autre côté de la planète. Un désir d’aller voir si certains lieux parlent plus juste. La recherche d’un surcroît de liberté. D’une beauté violente capable de souffler en rafales. Ou, peut-être plus simplement – et là, nous rejoignons la perception poétique – une façon d’habiter le temps autrement. Cet Orient-là (disons, un « Orient du cœur ») a laissé une empreinte profonde sur mon écriture. De Mantra, publié aux Cahiers des Brisants en 1984, jusqu’à Haiku (2004, Poésie/Gallimard) en passant par ma trilogie publiée chez Fata Morgana, au début des années 2000 : Traité des possibles, Le ciel intérieur, La troisième rive
Ces voyages m’ont aussi fait comprendre la nécessité d’être un « passeur de mémoire », et de créer avec mes différentes anthologies un véritable mandala planétaire des autres poétiques (chinoise, tibétaine, indienne, etc.).


Zoé : La Russie, je pense en l'occurrence à Marina Tsvétaïéva*, est-elle ton Empire du milieu ? Quelle place occupe-t-elle dans ton univers et dans la poésie universelle ?

Zéno : Tsvétaïéva, on la lit une fois, on ne s’en remet pas. Son urgence créative sidérante, son exigence d’impossible, son sentiment profond d’être regardée par le destin. Elle est en permanence celle qui déroute et par-là même nous ramène infailliblement au plus juste chemin : la poésie comme épiphanie, capable de nous faire sortir du moule. J’ai longuement travaillé sur elle pour les deux éditions que j’ai faites en Poésie/Gallimard (Le ciel brûle, Insomnie) et la traduction du Phénix en collaboration avec Tonia Galievsky (chez Clémence Hiver). Dans une lettre splendide adressée à Anna Teskova, le 22 janvier 1929, Marina Tsvétaïéva décrit la traduction comme l’exercice poétique par excellence, en ce qu’elle abolit littéralement la mort – comme un exercice unique de rencontre dans le cœur de la langue, par-delà le temps et l’espace : « Lorsque je mourrai – [Rilke] viendra me chercher. Il me traduira dans l’autre monde, comme moi, aujourd’hui, je le traduis en russe (en le tenant par la main). C’est ma seule façon de concevoir – la traduction. »

Zoé : Les étoiles dans ton firmament, quels noms portent-elles ?

Zéno : Une petite liste en désordre et à l’intuition, naturellement non-exhaustive – pour ouvrir un arc-en-ciel de pistes et ne pas en finir avec l’infini. Soutine, Van Gogh, Pollock, Yves Klein, Giotto, Monk, Albert Ayler, Coltrane, Chet Baker, Dylan, Hendrix, Sun Ra, Terry Riley, Captain Beefheart, Nino Rota, Lorca, Tsvétaïéva, Mandelstam, Novalis, Alejandra Pizarnik, Clarice Lispector, Ida Lupino, Pasolini, Dostoïevski, Artaud, Rimbaud, Nerval, Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Jean-Pierre Duprey, Kafka, Melville, Conrad, Ozu, Mishima, Paradjanov, Monteverdi, Palestrina, Han Chan, Wang Wei, Li Po…
 
Zoé : Il y a une incidence manifeste de tous les autres arts dans ton œuvre, la musique, la danse,  le théâtre,  la peinture, etc..

Zéno :
C’est profondément vrai. Il y a sans doute ce désir de pratiquer la plus grande perméabilité, la plus grande transversalité entre différents territoires. Mon vrai rêve d’artiste étant, au fond, de convoquer toutes les voix dans une sorte de résonance universelle. Un tremplin précieux pour creuser encore et encore d’autres strates d’expérience, trouver une mise en résonance commune. Avec cette idée, toujours présente en fond, cette idée (née d’une certaine manière avec les surréalistes) que l’art ne se fait pas forcément seul, qu’il peut être total. Qu’il peut créer une forme de synesthésie vertigineuse. J’ai toujours conçu et vécu la poésie comme une dimension excédant le seul poème (« Trop de souffle en moi pour une seule flûte », disait en substance Marina Tsvétaïéva). Comme une posture de vie, une vision poétique des êtres et des choses – peut-être la cristallisation même de la vie. Les noms changent, on le sait, la source demeure. Quoi que j’écrive, cela relève pour moi de la poésie. Tout cela procède du même souffle. Facettes changeantes d’une polyphonie. Je cherche tout ce qui traverse. Poèmes, essais, théâtre, lectures publiques, anthologies, traductions, livres d’artiste, travail avec des acteurs ou des chorégraphes – la poésie demeure au centre. Noyau brûlant d’une esthétique du partage.

Zoé : Tu es curieux, tu aimes entremêler les arts, tu recherches les collaborations avec d'autres artistes, d'autres poètes. Est-ce une démarche de fraternité ? L'an dernier encore, avec André Velter, vous avez publié Prendre Feu (Gallimard). Comment est venu ce livre ? Comment écrit-on à quatre mains ?

Zéno : C’est un peu comme si nous avions été deux voleurs de feu tentant de faire le point sur ce tout qui nous fascinait et nous émerveillait. Nous portions ce livre ensemble (« Dans l’affection et le bruit neufs ! ») et nous l’évoquions cycliquement, mais il nous fallait un détonateur d’écriture. Ce fut le fameux vers de Lorca : à cinq heures du soir…, qui nous offrit un surcroît de présence inspirante – et parfois vertigineuse. Dans ce monologue à deux, nous nous sommes entêtés à émouvoir, à étonner, à dérouter, à questionner. À nous aventurer. Avec passion et précision. En quête d’essentielles fraternités. L’un répondant à l’autre (jusqu’à dix courriels par jour) avec toujours au cœur le souffle de l’utopie, pour tenter d’irriguer à nouveau la sensibilité contemporaine et solliciter une écoute éblouie.

Zoé : Trois opus tout neufs sont en préparation et sortiront l'an prochain, Satori Express, Quelque chose d’absolument bleu, Bhopal Blue. Peux-tu d'ores et déjà
les présenter et les situer dans le cours de ton œuvre ? Ils font suite et corps bien sûr. Il y a une extraordinaire cohérence pour une telle étendue. 

Zéno : Satori Express se voudrait un livre-somme, une sorte de suite au Désespoir n’existe pas (Gallimard, 2010), un autre palier encore, attaché à redonner à la poésie tout le sang nécessaire. Un rayonnement de mots. Un croisement de toutes les perspectives possibles, protéiforme et opiniâtre. 
Quelque chose d’absolument bleu (Lettres Vives, à paraître en 2015) dit toute mon admiration pour Yves Klein et voudrait dresser, par de courts paragraphes percutants, un portrait poétique de cet artiste de tous les dépassements. Ce livre explore le bleu Klein comme la toile de fond même du monde, capable de révéler le plus extrême de l’art et le plus vif de la vie. 

Bhopal blue est le texte d’un oratorio dansé par Brigitte Chataignier (et qui sera représenté en 2015), dont le thème est la catastrophe de Bhopal, en Inde, en 1984. Une sorte de rituel de régénération pour chasser les démons, toujours bien vivants, du crime industriel. 

* « Tu es sans cesse en voyage, tu n'habites nulle part, et tu rencontres des Russes qui ne sont pas moi. Ecoute-moi une fois pour toutes : en Rainérie, moi seule représente la Russie. »De Tsvétaïéva à Rilke, lettre du 2 août 1926. Le 22 août 1926, elle précise sa pensée dont Rilke n'avait pas saisi le sens : « Rainer, quand je te dis : je suis la Russie, je te dis seulement (une fois de plus) que je t'aime. » — in Rainer Maria Rilke Boris Pasternak Marina Tsvétaïéva Correspondance à trois (Ed. Gallimard, L'Imaginaire)