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Box of Ku # 155 - 1996 (c) Masao Yamamoto |
« Rien ne suggérait que la pièce recelât d’inhabituels secrets.»
Ces mots extraits du roman Les Belles Endormies, chef-d’œuvre du Japonais Kawabata Yasunari, disent à merveille ce culte du secret propre à l’Orient dans son ensemble et à l’Extrême-Orient en particulier où tout lui fut longtemps voué. Dans la culture traditionnelle du Japon, il constituait le plus grand raffinement de l’art de vivre, comme en témoigna en 1933 l’écrivain Tanizaki Junichirô tout au long des pages de son essai L’éloge de l’Ombre.
« […] Quand les Occidentaux parlent des mystères de l’Orient, notait-il, il est bien possible qu’ils entendent par là ce calme un peu inquiétant que sécrète l’ombre lorsqu’elle possède cette qualité-là », qualité par laquelle il est permis d’éprouver « le sentiment que l’air […] renferme une épaisseur de silence, qu’une sérénité éternellement inaltérable règne sur cette obscurité ».
Tout au long de sa méditation esthétique, menée sur le ton candide d’un nostalgique éclairé, l’auteur n’y inscrivait pas moins, en ombre chinoise, une critique sévère de la société japonaise par trop encline, à son goût, à céder aux sirènes de la modernité de l’Occident, qu’il ne manquât d’ailleurs pas d’écharper au passage.
L’assimilation des techniques venues de l’ouest entraînait le Japon vers sa propre disparition, estimait Tanizaki qui blâmait son pays de n’avoir su mener ses propres avancées, contrairement aux Occidentaux et de ne toujours rien changer à sa passivité installée depuis des siècles. L’Occident n’ayant « fait que suivre sa voie naturelle », convenait-il, force était de reconnaître et de regretter que sa patrie n’eût su trouver la sienne.
« Supposons que l’inventeur du stylo ait été un Japonais ou un Chinois d’autrefois, il est bien évident qu’il l’aurait muni, non point d’une plume métallique, mais d’un pinceau. Et ce serait non pas une encre bleue, mais quelque liquide analogue à l’encre de Chine qu’il se serait ingénié à faire descendre du réservoir jusqu’aux poils du pinceau. Par voie de conséquence, les papiers de style occidental ne convenant pas à l’usage du pinceau, il eût fallu, pour répondre à une demande accrue, produire en quantité industrielle un papier analogue au papier japonais, une sorte de hanshi amélioré. »
En avançant cette hypothèse aussi plaisante qu’ingénue, Tanizaki se plût à rêver alors que si la pensée et la littérature nippones n’avaient « pas imité aussi servilement l’Occident », le monde d’aujourd’hui aurait sans doute au moins un autre visage. Fort de telles réflexions, l’écrivain entendait démontrer que les hommes de son pays manquaient cruellement d’entreprises audacieuses et créatrices, d’autant que des idées aussi simples que celle qu’il venait de proposer auraient potentiellement « des répercussions presque à l’infini. »
« Si l’Orient et l’Occident avaient, chacun de son côté et indépendamment, élaboré des civilisations scientifiques distinctes, que seraient les formes de notre société et à quel point seraient-elles différentes de ce qu’elles sont ? »
L’écrivain ouvrait, avec cette magnifique question, un champ extraordinairement vaste et propice à maintes extrapolations mais sur lequel il ne s’engagea qu’avec la subtilité d’un Maître de go, n’ayant à cœur que de cerner peu à peu les enjeux de l’ombre, de s’infiltrer sur son terrain avant de s’y fondre. Il cheminait d’abord le long de la ligne de crête entre la lumière criante de l’Occident et l’obscurité silencieuse de l’Orient.
Ainsi, poursuivant la réflexion sur les techniques importées de l’Ouest, qui ont dénaturé la musique, le chant, le théâtre du Japon et tant d’autres domaines précieux, il en vint à considérer le cinéma et la photographie, territoires de l’ombre et la lumière par excellence, et arts dans lesquels les maîtres nippons se distinguaient à ses yeux par « les jeux d’ombres, par la valeur des contrastes ». Lui revenait-il en tête les images des films de son contemporain Mizoguchi Kenji en écrivant ces mots ? Mais qu'importe, seulement laissons là planer l’ombre du doute...
« A supposer donc que nous ayons mis au point une technique photographique qui nous fut propre, continuait-il, il est permis de se demander si elle n’eût pas été mieux adaptée à notre couleur de peau, à notre apparence, à notre climat et à nos usages. »
L’imagination de l’écrivain peut tout se permettre lorsqu’elle est servie par un tel talent et telle intelligence, alors qu’elle fixait un cadre idéal pour amorcer son singulier plaidoyer en faveur de l’ombre nippone.
Tanizaki fut ainsi amené à examiner bien sûr la couleur de l’épiderme, cette blancheur typiquement nippone qui se distingue de la blancheur occidentale, « par la qualité », disait-il puisqu’un « pigment obscur [est] tapi au fond de [la] peau. »
Et d’expliquer que « c’est une ombre noirâtre, comme une couche de poussière, qui se niche dans la fourche des doigts, au contour du nez, autour du cou, au creux du dos ».
Là, l’écrivain poussa habilement la réflexion à considérer « la psychologie de la répulsion qu’éprouvaient naguère [sic] les hommes de race blanche envers les gens de couleur », prétendant ignorer si elle restait d’actualité mais qu’à l’époque de la guerre de Sécession - localisant ainsi le phénomène précisément aux Etats-Unis - « la haine et le mépris des Blancs ne se limitaient pas aux seuls Noirs, mais s’étendaient aussi bien aux métis de Noirs et de Blancs, aux métis de métis, aux métis de Blancs et métis, et ainsi de suite ».
Cette tache ou salissure, « cette impureté au fond d’une eau limpide », ce voile qui ternissait la peau nippone pouvait, selon lui, expliquer « les motifs profonds des relations […] nouées avec l’ombre ». Parti en quête de l’ADN avant la lettre, Tanizaki tirait alors ce fil relié à l’origine pour en approcher l’essence même nichée dans la chevelure de jais des Japonais, et crût comprendre que « la nature elle-même [leur] enseigne les lois de l’ombre, lois que [leurs] ancêtres inconsciemment observaient, pour faire, par un jeu de contrastes, blanc un visage jaune. »
Ainsi, les ancêtres nippons « qui poétisaient toute chose » se seraient naturellement créé un univers d’ombre où la chair puisse évoluer et s’épanouir en harmonie. De fait, l’auteur avait introduit, de façon surprenante au premier abord, son ouvrage par la visite de l’habitat japonais, décrivant avec force détails et non sans pointe d’humour la constitution des lieux y compris d’aisance. « Une certaine qualité de pénombre, une absolue propreté, et un silence tel que le chant d’un moustique offusquerait l’oreille sont des conditions indispensables » à cette « satisfaction essentiellement physiologique », soulignait-il attribuant cette dernière expression au Maître Sôseki – auteur d’un grand œuvre dont l’étrange roman intitulé Clair-Obscur qu’étonnamment Tanizaki avait jugé « trop intellectuel ».
L’écrivain avait invité aussi à la visite de sa propre demeure qui lui avait coûté fort cher pour l’avoir voulue dans une conception conforme à la tradition. Il avait veillé avec un soin tout particulier à l’équipement de ses toilettes, rejetant la porcelaine blanche lui préférant le bois ciré auquel les ans passés, soulignait-il avec malice, donnent « une belle teinte brune et le grain du bois dégage alors un certain charme qui calme étrangement les nerfs. » Les matériaux, eux-mêmes, comme tout objet de décoration ou ustensile ménager, se devaient d’être porteurs de « stratifications d’ombre » essentielles, à ses yeux. Le règne de l'ombre devait être absolu, partout, tout le temps.
L’ombre figurait bien la manifestation du temps qui ne se redoute pas mais se célèbre. Elle était la patine des objets, le témoignage d’une mise en présence, la trace du passage d’êtres qui ont marqué les lieux, l’empreinte de leurs caresses, la mémoire des gestes. Elle rendait hommage aux ancêtres auxquels le culte était ainsi perpétuellement honoré. L’ombre était un rite.
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Nakazora # 1281 - Masao Yamamoto |
Aux diamants, rubis, émeraudes et autres pierres dites précieuses aux reflets éclatants, Japonais et Chinois leur préféraient le jade, gemme « à la surface brouillée », disait Tanizaki, « comme si son épaisseur bourbeuse était faite des alluvions lentement déposés du passé de la civilisation chinoise ». Et l’on comprend bien ici que l’ombre prenait aussi valeur d’héritage.
Cette part d’ombre essentielle trouvait sa place au cœur même de la gastronomie. « Entre elle et l’obscurité il existe des liens indestructibles », affirmait l’écrivain qui prit en exemple le yôkan, petite pâtisserie d’« harmonie colorée », dont la « matière fraîche et lisse », une fois portée à la bouche, fondait sur la langue « comme une parcelle de l’obscurité de la pièce, solidifiée en une masse sucrée […] » Ainsi ce yôkan, « somme toute assez insipide », révélait alors « une étrange profondeur » qui en rehaussait le goût. L’ombre transcendait tout.
Elle ne se confondait évidemment pas avec la ténèbre. Au contraire, sans lumière elle n’était pas. Mais quand la lumière montrait tout, interdisait le secret, imposait son effacement par la force, l’ombre, elle en revanche, nourrissait le mystère, déposait son voile sur les choses, éveillait le désir de ce qui se refusait.
« Nous nous complaisons dans cette clarté ténue faite de lumière extérieure d’apparence incertaine, cramponnée à la surface des murs de couleur crépusculaire, et qui conserve à grand peine un dernier reste de vie », expliquait-il. L’ombre se souvenait de l'éphémère.
« Or, c’est précisément cette lumière indirecte et diffuse qui est le facteur essentiel de la beauté de nos demeures.»
Cette quête du beau dans l’obscur se manifestait avec force en Orient en raison d’une philosophie existentielle plus humble sans doute que celle des Occidentaux. L’ombre représentait la beauté de la mélancolie.
« Nous autres, les Orientaux, cherchons à nous accommoder des limites qui nous sont imposées que nous nous sommes de tout temps contentés de notre condition présente. »
La passivité incriminée précédemment s’expliquait-elle alors aussi sûrement par cette simple acceptation de la condition d’être mortel, guère plus importante que toute autre espèce. Ils se résignaient « à l’obscur comme à l’inévitable ».
Enfin, Tanizaki achevait son Eloge de l’Ombre sur une ironique pique lancée contre le choix irrémédiable du Japon de « s’engager sur les voies de la culture occidentale, si bien qu’il ne lui reste plus qu’à avancer vaillamment, en laissant tomber ceux qui, tels les vieillards, sont incapables de suivre ».
Il concluait surtout sur la formulation d'un vœu d’importance pour les arts et les lettres, et plus que jamais pieux, il semble, pour l’Occident.
« J’aimerais élargir l’auvent de cet édifice qui a nom « littérature », en obscurcir les murs, plonger dans l’ombre ce qui est trop visible, et en dépouiller l’intérieur de tout ornement superflu. »
L’Eloge de l’Ombre, Tanizaki Junichirô, traduit du japonais par René Sieffert (Ed. Verdier)