mercredi 4 juin 2008

Giacometti: Qu'est-ce qu'une tête ?

Alberto Giacometti travaillant d'après modèle pour son buste d'Annette (c)
Franco Cianetti

« C'est l'oeuvre de Giacometti qui me rend notre univers encore plus insupportable, tant il semble que cet artiste ait su écarter ce qui gênait son regard pour découvrir ce qui restera de l'homme quand les faux-semblants seront enlevés... l'art de Giacometti me semble vouloir découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu'elle les illumine. »  L'atelier d'Alberto Giacometti, Jean Genet (Ed. Gallimard )

La réalité d'Alberto Giacometti fut une réalité singulière, une réalité en fugue perpétuelle qu’il s’est évertué à poursuivre, sans relâche, de toute son âme, sur toutes ses gammes, en virtuose. Dessinateur, sculpteur et peintre, il a usé de tous les stratagèmes et de toutes les techniques, à en devenir fou, dans l’espoir de la rattraper et de, sinon l’épouser... au moins de «mordre sur». En vain, à ses yeux experts qui ne la lâchaient pas d’une minute, qui la suivaient partout dans l'espoir de voir la cruelle laisser quelque peu de son mystère à la capture. Il prenait des notes, relevait des détails, faisait des croquis. Sans cesse.

Son désir prégnant, exacerbé, jamais satisfait, source de constantes frustrations et des exaltations les plus élevées, l’encourageait davantage encore à lui courir après. Aux aguets de l’inépuisable réalité, Giacometti se jetait avec avidité et curiosité sur toute chose qui s’offrait à son regard, de toute chose, il s’abreuvait d’une vision nouvelle. Dans son modeste atelier de la petite rue Hippolyte-Maindron, près de la rue d’Alésia, dans le quartier du Montparnasse, où il s’est installé en 1927 et qu’il ne quittera plus, l’artiste a travaillé ardemment, sans confort, le plus souvent la nuit, dont l’ombre et le mystère l’inspirent, s’est livré à un corps à corps magistral et impitoyable avec la matière, à l’affût des «vérités de son temps». Il s’est entêté, obstiné, acharné, à dessiner, à peindre, à sculpter, «d’après nature». Enfin, plutôt d’après la forme gravée «par le modèle dans sa mémoire», et même s’il reste là offert à son regard. La réalité se fait toujours la belle.
« Lorsque je regarde le verre, de sa couleur, de sa forme, de sa lumière, il ne me parvient à chaque regard qu’une toute petite chose très difficile à déterminer, qui peut se traduire par un tout petit trait, par une petite tache, chaque fois que je regarde le verre, il a l’air de se refaire, c’est-à-dire que sa réalité devient douteuse, parce que sa projection dans mon cerveau est douteuse, ou partielle. On le voit comme s’il disparaissait… ressurgissait… c’est-à-dire qu’il se trouve bel et bien toujours entre l’être et le non-être. Et c’est cela qu’on veut copier […]»
L’Art, la peinture sont entrés dans la vie de Giacometti en même temps que l’oxygène, grâce à Giovanni, son père, peintre lui-même, à Stampa, en Suisse. Au cœur de sa «plus lointaine enfance», la peinture surgit en art majeur, et le dessin, essentiel au développement de sa vision, le dessin qui «est partout», essentiel, fondamental «la base de tout», s’impose déjà au bout de sa main novice.
« J’avais l’impression que je dominais tellement mon affaire que je faisais exactement ce que je voulais. J’étais d’une prétention, à dix ans… Je m’admirais, j’avais l’impression de pouvoir tout faire, avec ce moyen formidable : le dessin ; que je pouvais dessiner n’importe quoi. (…) Je dominais ma vision, c’était le paradis et cela a duré jusque vers 18-19 ans.»
Nu debout sur un cube (1963)
Ses « plus anciens souvenirs » charrient l’empreinte déterminante des œuvres d’art qui lui ont indiqué la voie qu’il allait résolument suivre.
 «J’ai eu l’envie immédiate de copier toutes celles qui m’attiraient le plus et ce plaisir de copier ne m’a en fait jamais plus quitté.»
Une œuvre de maître, une gravure majeure du XVIe siècle fascinera ad vitam le jeune Giacometti, âgé de 12 ans quand il la découvre et décide d’en exécuter une copie en tous points fidèle : Le Chevalier, la Mort et le Diable (1513) une gravure sur cuivre d’Albrecht Dürer. Il se consacrera ainsi pendant plusieurs jours, dans un état de concentration absolue, faisant montre d’une violente obstination et d’une exigence prodigieuse, à reproduire, au plus exact, la mystérieuse estampe, l’une des plus célèbres pièces du maître allemand avec Saint Jérôme dans sa cellule (1514) et La Mélancolie (1514). Le jeune artiste fut-il sans doute fasciné par la symbolique de l’œuvre, l’adresse méticuleuse de Dürer à mettre en scène le sens caché des choses, sensible déjà aux résonances métaphysiques et mystiques, à la représentation du monde obscur, de la tension entre la vie et la mort, de l’affrontement entre le mal et le bien.

Pour Giacometti, alors adolescent, il est aussi possible d’imaginer que la reproduction de cette œuvre, fut un tel acte de bravoure, qu'il s’est peut-être identifié dans le même temps à ce preux chevalier, pour affronter les multiples défis et obstacles, tels que la mort, le mal, le temps dressés sur le chemin qu’il avait déjà choisi de suivre envers et contre tout.
Il ne cessera jamais de copier et de reproduire les œuvres d’art, y compris celles de ses contemporains et amis, une pratique à valeur d’exercice nécessaire à défier l’acuité tant de sa vision que de sa réflexion. 

Giacometti peu à peu va orienter ses travaux sur la reproduction de la réalité qu’il scrutera essentiellement dans le portrait en prenant dès ses débuts les membres de sa famille pour modèles. Son frère et fidèle compagnon de route Diego, sa mère se prêteront volontiers à son art et resteront ses modèles de prédilection tout au long de leur existence, puis sa femme Annette, ses amis tels que l’écrivain-poète Jacques Dupin.


Ses portraits, peints ou sculptés, au réalisme au sens le plus élevé et le plus large, dur et tranchant, confrontent à l’Être inexplicable, à son destin tragique, toujours seul, éperdu, au milieu du néant angoissant dont il est le prisonnier, la victime, auquel il ne peut jamais se soustraire.   

« C’est bien [mon visage] mais aussi celui d’un autre qui, de loin, surgit des profondeurs et qui recule dès qu’on essaie de le saisir. L’interrogation inlassable du modèle lui enlève en fin de compte tout ce qu’il a de connu pour révéler l’inconnu, cet inconnu que libèrent les profondeurs », ressentait Jacques Dupin assis face à lui dans l’atelier poussiéreux, où dominaient les instruments de son art, tubes de peinture, pinceaux, bouteilles de térébenthine, burins et couteaux, œuvres en suspens qui composent le décor entre ces murs, eux-mêmes, devenus au fil du temps des oeuvres à part entière de Giacometti. Homme fidèle, obstiné.

Un pinceau fin, entre l’index et le majeur, avec délicatesse, presque en caresses, trace des lignes noires sur la toile par-dessus le dessin, et laisse apparaître les traits d’un visage, va chercher de la couleur marron foncé sur la palette, avant d’y puiser une pointe de blanc qu’il apposera par de légères touches sous la pommette de la joue, tout proche de l’oreille. Il puisera ensuite du gris souris dont il badigeonnera le fond, avant de revenir au noir qui affirmera davantage la bouche et le contour des yeux. Il précisera l’expression du visage.

«Je pose pour lui, je dois rester absolument immobile à deux mètres du peintre, je le regarde dans les yeux, ses yeux qui me fixent, qui m’interrogent si intensément, qui exigent de moi la même intensité comme si je prenais une part active à son travail, comme si nous étions étrangement liés», relevait alors Dupin.

Et cette réalité toujours en fugue. Par trop de souffrance, il la fuira un temps d’ailleurs, pour une période d’escapade surréaliste, par «goût de l’imaginaire», pendant laquelle il va produire des sculptures, des constructions et oeuvres abstraites, aussi d’influence cubiste ou océanienne. D’autres figures mystérieuses, stylisées prendront aussi naissance, il explorera en outre les thèmes de la douleur et de la cruauté, parfois d’un érotisme violent tel que La femme égorgée. Pourtant, il sera bientôt rappelé à l’obsédante réalité, au défi du modèle. Apparaissent alors ses figurines petites, comme les silhouettes dans le lointain, si petites qu’il peut transporter toute son œuvre dans ses poches et la perdre aussi… et puis elles vont soudain s’allonger de façon inquiétante, pour devenir des géantes démesurément longilignes. 
« Les sculptures si minces ne sont pas faites d’après nature, mais de mémoire, voulant faire au plus près de ce que je voyais mais tout de même de mémoire. »
Portrait de Jean Genet (1955)
A l’instar du poète ou l’écrivain qui dans son sommeil continue d’écrire et accomplit en songe l’œuvre parfaite, trouve dans son rêve la combinaison magique, couche sur le papier onirique les mots qui le fuient et le désespèrent à la lumière du jour, Giacometti n’est jamais satisfait, d'ailleurs c'est bien pour cela qu’il «continue à travailler».  
« Quand je ne travaille pas, je crois savoir ce que je veux faire, et même, j’ai l’impression de voir la tête devant moi comme si elle était déjà faite. Et puis une fois que je commence, tout le sens se perd de ce qui m’intéresse le plus. » 

La vision devient peu à peu indéchiffrable, tel le rêve qui s’évanouit et ne laisse au petit matin qu’une traînée de sensations floues, d’images vagues, disparaît dans les limbes. Et l'artiste ne broye plus que ce noir rimant d'une si belle harmonie avec le désespoir.

«Si seulement quelqu’un pouvait peindre ce que je vois, soupire-t-il un jour, auprès du critique posant pour lui, l’Américain James Lord, ce serait merveilleux, parce qu’alors je pourrais cesser de travailler.» 

Car il n’avait plus aucun doute, il courait bien après une chimère, il savait désormais complètement exclus, impossible de faire une tête rigoureusement telle qu’il la voyait, un fantasme que «de faire les choses d’après nature qui puissent finir».
« Il ne peut pas y avoir de fin possible, parce qu’au fur et à mesure que tu t’approches de ce que tu vois, tu en vois davantage, donc ma tête recule, à mesure que je m’approche, elle recule. Donc la distance, entre ce que je veux faire et ce que je fais, reste au fond au moins permanente […]»
Aussi, n’y aura-t-il aucun motif de changer constamment de modèle à ses yeux, au contraire :
 « Mon seul souci serait de me restreindre le plus possible sur le même sujet et tâcher de le pousser le plus loin possible sans me demander à quoi cela abouti. Parce que, que cela aboutisse à un échec ou à une réussite, en réalité c’est exactement la même chose. Ou plutôt, il n’y a réussite qu’à la mesure de l’échec. Plus ça échoue, plus ça réussit, car on a l’impression d’avancer uniquement quand on ne sait presque plus le geste qu’il faudrait faire, ou on ne sait plus, ou on perd tous ses moyens, ou on ne sait plus par exemple comment tenir le couteau, qu’on est complètement perdu. Si là, au lieu d’abandonner, on insiste et là - on peut dire qu’il faut avoir une certaine dose de bêtise pour insister, ou le contraire, c’est équivalent - si on insiste, c’est le seul moment où il y a quelque chose d’avancé, un petit peu...ce n’est pas seulement que l’on a l’impression d’avancer un tout petit peu…mais soudainement…on a quelquefois l’impression, - même si ça n’est qu’une illusion-, …d’une immense ouverture. »

L'atelier d'Alberto Giacometti (Ed. Centre Georges Pompidou, La Fondation Annette et Alberto Giacometti)
Alberto Giacometti, film de Ernst Scheidegger (Ed. Maeght)
Rétrospective Alberto Giacometti au Centre Georges Pompidou - 17 octobre 2007 - 11 février 2008