Walter Benjamin à la Bnf - 1937 - Gisèle Freund |
« L'affaire de la critique est la vérité d'une oeuvre d'art, celle du commentaire son sujet. Le rapport entre les deux est déterminé par cette loi fondamentale de la littérature selon laquelle la vérité de l'oeuvre importe d'autant plus qu'elle est plus invisiblement et plus intimement liée au sujet. Si en effet se révèlent durables précisément ces oeuvres dont la vérité est le plus profondément enfouie dans leur sujet, le spectateur qui les contemple longtemps après leur époque trouve les realia d'autant plus frappantes dans l'oeuvre, que dans le monde elles se sont évanouies. Cela signifie que le sujet et la vérité, unies dans la première période de l'oeuvre, se séparent durant sa vie postérieure ; le sujet devient plus frappant parce que la vérité garde son occultation originelle. Dans une mesure sans cesse croissante, par conséquent, l'interprétation du frappant et de l'étrange, c'est-à-dire du sujet, devient une exigence palpable pour tout critique ultérieur. On peut le comparer à un paléographe en face d'un parchemin dont le texte pâli est recouvert par les caractères plus forts d'un écrit qui se rapporte à ce texte. De même que le paléographe devrait commencer par lire cet écrit, le critique doit commencer par faire un commentaire de son texte. Et de cette activité, surgit un critère inestimable de jugement critique ; alors seulement le critique peut poser la question fondamentale de toute critique : celle de savoir si l'éclat du contenu en vérité de l'oeuvre est dû à son sujet, ou si la survie du sujet est due au contenu en vérité. Car en se dissociant dans l'oeuvre, elles décident de son immortalité. En ce sens, l'histoire des oeuvres d'art prépare leur critique, et c'est pourquoi la distance historique accroît leur pouvoir. Si, pour utiliser une comparaison, on envisage l'oeuvre qui grandit comme un bûcher funéraire, son commentateur peut être comparé au chimiste, son critique à un alchimiste. Tandis que le premier, comme objets à analyser, ne trouve que bois et cendres, le dernier est intéressé uniquement à l'énigme de la flamme : à l'énigme du vivant. Ainsi le critique interroge la vérité dont la flamme vivante continue de brûler au-dessus des lourdes bûches du passé et des cendres légères de la vie d'autrefois. »
Walter Benjamin, Oeuvres, I, Les Affinités électives de Goethe, traduction de Maurice de Gandillac (Ed. Gallimard, Folio essais), cité par Hannah Arendt et retraduit, in Walter Benjamin 1892-1940 (Ed. Allia)
L’œuvre du philosophe et critique allemand Walter Benjamin (1892 – 1940), qui se présentait volontiers comme un « Essayiste/Passeur de littérature française, Apolitique [...] » est une des plus singulières du XXe siècle qui, tant par la richesse, que la précision, l’élégance, la force, la profondeur de la pensée qui la soutient, lui confère une valeur inestimable.
Benjamin n’a vécu comme nul autre, son regard se portait sur l’existence des êtres et des choses avec la plus fine attention, la plus extraordinaire intensité. C’était un homme « sur-conscient de tout » relève avec justesse le philosophe Bruno Tackels, dans la récente et passionnante biographie qu’il lui a consacrée, se livrant par là-même à un authentique exercice d’admiration revendiquée avec humilité, dans une émouvante lettre, adressée au maître, qui ouvre son ouvrage.
Cette âme de flâneur scrutait tout, sans relâche, étudiait, éprouvait, vérifiait tout car en tout être et toute chose, il savait présente l’essence première. C’était elle qu’il cherchait à extraire de tout. Ainsi, était-il devenu collectionneur de livres mais aussi d’objets en tous genres au cœur desquels il plongeait pour en recueillir l’esprit. Benjamin estimait que les collectionneurs, à l’instar des physiognomonistes qu’à ses yeux ils étaient, « face au monde des choses, se muent en interprètes du destin. Il suffit d’observer un collectionneur maniant les objets de sa vitrine. A peine les tient-il en main que, dans une inspiration, il semble les traverser du regard pour atteindre leur lointain ».
Il avait un goût prononcé pour les toutes petites choses. « Plus l’objet était petit, relevait sa cousine par alliance et surtout géniale philosophe Hannah Arendt, plus il semblait susceptible de contenir, sous la forme la plus concentrée, tout le reste ».
Une inclination qu’il partageait, en autres troublantes correspondances, avec la mystique poétesse italienne Cristina Campo qui jugeait « infiniment plus délicate et terrible […] la présence de l’immense dans le petit que la dilatation du petit dans l’immense ». Une idée qui n’est pas non plus sans rappeler L’Aleph du poète et écrivain argentin Jorge Luis Borges que cette dernière admirait tant.
« Sans être poète, ni philosophe, il pensait poétiquement », soulignait Arendt pour qui voyait en Benjamin « le pêcheur de perles ».
Arendt, en un superbe hommage allégorique, entendait par là que « ce qui guide ce penser est la conviction que s’il est bien vrai que le vivant succombe aux ravages du temps, le processus de décomposition est simultanément processus de cristallisation ; que dans l’abri de la mer – l’élément lui-même non historique auquel doit retomber tout ce qui dans l’histoire est venu et devenu – naissent de nouvelles formes et configurations cristallisées qui, rendues invulnérables aux éléments, survivent et attendent seulement le pêcheur de perles qui les portera au jour : comme « éclats de pensée » ou bien aussi comme immortels Urphänomene. »
S’il n’était pas poète, il était entré tôt dans le monde des Lettres grâce à la poésie, avec la publication en 1924 de son essai sur les Affinités électives du grand poète et compatriote Johannes Wolfgang Goethe par cet autre poète allemand Hugo von Hofmannsthal qui le déclara « absolument incomparable ».
Dans cet essai, déjà, s’annonçait la voie sur laquelle sa pensée serait engagée tout au long de sa trop brève existence, au cœur de l’Europe qui se détruisait.
« Le rôle de la critique n’est pas de soulever le voile, mais, en le connaissant comme tel, de la façon la plus exacte, de s’élever jusqu’à l’intuition véritable du beau. Jusqu’à une intuition qui ne se révèle jamais à ce qu’on appelle empathie et que n’atteint jamais qu’incomplètement le regard plus pur du naïf : l’intuition du beau comme mystère. Jamais encore une œuvre d’art véritable n’a été comprise, à moins d’avoir été inéluctablement perçue comme mystère. Car est-il d’autre mot pour définir une réalité à laquelle, en dernière instance, le voile est essentiel ? Puisque le beau est la seule réalité qui puisse être essentiellement et voilante et voilée, c’est dans le mystère que réside le divin fondement ontologique de la beauté. En elle, l’apparence est donc justement ceci : non point un voile inutilement jeté sur les choses en soi, mais le voile que doivent revêtir les choses pour nous. Divine quelquefois est la nécessité qui leur impose ce voile, et c’est aussi par décision des dieux que, pour peu qu’elle se dévoile à contre-temps, on voit fuir et s’anéantir cette réalité peu apparente que la révélation substitue au mystère. Lors que Kant fait reposer la beauté sur une relation, sa théorie impose triomphalement ses tendances méthodologiques dans une sphère située bien au-dessus de la sphère psychologique. Comme la révélation, la beauté contient en elle des ordonnances qui appartiennent à la philosophie de l’histoire. Car ce qu’elle rend visible n’est pas l’idée elle-même, mais le mystère de cette idée. »
Passeur de littérature française, il allait traduire, entre autres, Les Tableaux parisiens de Charles Baudelaire dont il était épris de toute l’œuvre. Il n'eût de cesse d’en explorer les passages secrets que le poète français lui avait ouvert.
« La clé de la forme allégorique chez Baudelaire est solidaire de la signification spécifique que prend la marchandise du fait de son prix […]», affirmait-il dans Paris, capitale du XIXe siècle, alors que s’enracinait là son concept d’ image dialectique. « Que la ligne de résistance de l’art coïncidât avec la ligne d’attaque la plus avancée de la marchandise, cela devait demeurer caché à Baudelaire », soulignait-il en outre.
Il avait saisi cette chose fascinante et capitale que « l’esprit et sa manifestation matérielle fussent liées au point d’inviter à découvrir partout des correspondances […] leur capacité à s’illuminer réciproquement lorsqu’on les mettait dans le rapport convenable, et à vouer à une inutilité manifeste tout commentaire explicatif ou interprétatif, expliqua Arendt. L’intérêt de Benjamin allait à l’affinité qu’il pouvait percevoir entre une scène dans la rue, une spéculation en Bourse, un poème, une pensée ; au fil caché qui les reliait et permettait à l’historien ou au philologue de reconnaître qu’il fallait les rattacher à la même période ».
De passage en passage, le Présent et l’Absent fondent le Signe.
Cet érudit était fasciné par Paris, « cette Terre promise du flâneur », et sa culture dont il aimait deux autres de ses éminents représentants en littérature, André Gide et Marcel Proust qu’il avait d’ailleurs traduit.
« Il y a une langue de la vérité, dans laquelle les derniers secrets, à dessein desquels peine tout penser, absente toute tension, elle-même gardant le silence, sont conservés », rappelait Hannah Arendt avant de souligner qu'il s'agissait de ce qui peut se nommer la langue vraie « dont nous présupposons le plus souvent sans le pressentir l’existence, dès que nous traduisons d’une langue dans une autre ».
En Gide, qu'il considérait comme « le dernier Français de la trempe de Pascal », il saluait cette soif de savoir qui ne le quittait pas lui-même :
« Gide a excellé dans l’art d’apprendre […] C’est généralement l’indolent qui se laisse influencer, tandis que l’esprit capable d’apprendre, tôt ou tard, parvient à maîtriser ce que dans le travail d’autrui peut lui servir, et l’incorporer comme technique à son œuvre.»
De la théorie gidienne du roman pur, il comprendra que « la relation des personnages à ce qui se passe, la relation de l’écrivain à leur égard et à la technique tout ceci doit devenir partie intégrante du roman lui-même. En un mot, le roman pur est au fond une intériorité pure, il ignore toute extériorité ; c’est donc le pôle opposé de l’attitude épique pure, qui est celle de la narration. L’idéal gidien du roman […] est un roman d’écriture pure. Il maintient pour la dernière fois, peut-être, la position de Flaubert ».
Il notait, en outre, que « le lieu de naissance du roman est l’individu dans sa solitude, qui ne dispose plus d’expression exemplaire de ses intérêts les plus vitaux et, qui n’étant conseillé par personne, est lui-même incapable de conseiller qui que ce soit. Ecrire un roman, c’est pousser l’incommensurable dans la représentation de l’existence humaine à son extrême ».
De Proust, - dont il signalait « un côté détective privé » dans sa vive curiosité à l’égard de son époque, laquelle constituait un attrait commun -, il disait qu' « il aimait se voir lui-même comme le désenchanteur impitoyable et sans illusions du moi, de l’amour, de la morale ; de son grand art sans limites il fit le voile du seul mystère de sa classe, de celui qui pour elle est le plus vital : le mystère économique. Non qu’il fût pourtant à son service. Il est simplement en avance sur elle. Ce qu’elle vit, chez lui on commence déjà à le comprendre. Mais une grande partie de ce qui fait la grandeur de cette œuvre ne deviendra discernable ou décelable que le jour où cette classe, dans le combat final, révélera ses traits les plus accusés ».
Attaché à l’histoire, dans toutes ses expressions, Walter Benjamin avait en conscience le caractère irrémédiable de la rupture de la tradition et la perte de l’autorité survenues à son époque, et s’était lancé en quête d’un style nouveau de rapport au passé.
Selon Arendt, « en cela, il devint maître le jour où il découvrit qu’à la transmissibilité du passé, s’était substituée sa citabilité, à son autorité cette force inquiétante de s’installer par bribes dans le présent et de l’arracher à cette fausse paix qu’il devait à une complaisance béate ».
Les citations, notait-il, « sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions ».
Cette fonction moderne de la citation, qui s’était imposée au contact de Karl Kraus, « était née d’un désespoir, arguait Arendt, non de ce désespoir que suscite un passé qui se refuse à éclairer l’avenir et laisse l’esprit humain marcher dans les ténèbres, comme chez Tocqueville, mais d’un désespoir relatif au présent et d’un désir de détruire le présent. Par conséquent la force de la citation n’est pas de conserver, mais de purifier, d’arracher du contexte, de détruire ».
Il affirmait que « c’est la sphère linguistique du nom, et elle seule, qui fournit la clé de la démarche polémique fondamentale de Kraus, la citation. Citer un mot signifie l’appeler par son nom ».
A ses yeux, « personne n’a plus parfaitement dissocié le langage de l’esprit, personne ne la plus étroitement lié à l’Eros, que ne l’a fait Kraus dans cette maxime : « Plus on regarde un mot de près, plus il vous regarde de loin. » Voilà un exemple d’amour platonique du langage. Or la seule proximité à laquelle le mot ne peut échapper est la rime. Le rapport primitif, érotique, entre proximité et éloignement s’exprime ainsi dans le langage de Kraus en tant que rime et nom. Rime, le langage remonte du monde de la créature ; nom, il élève toute créature jusqu’à lui. »
Ainsi pour Benjamin, la langue n’était en rien premièrement le don de parler privilégiant les hommes parmi les vivants mais au contraire, « l’essence du monde […] dont procède le parler ».
« Dans la citation qui sauve et qui châtie, le langage apparaît comme la matrice de la justice. La citation appelle le mot par son nom, l’arrache à son contexte en le détruisant, mais par là même le rappelle aussi à son origine. Le mot est sonore ainsi, cohérent, dans le cadre d’un texte nouveau : on ne peut pas dire qu’il ne rime à rien. En tant que rime, il rassemble dans son aura ce qui se ressemble ; en tant que nom, il est solitaire et inexpressif. Devant le langage, les deux domaines – origine et destruction – se justifient par la citation. Et inversement, le langage n’est achevé que là où ils s’interpénètrent : dans la citation. En elle, se reflète le langage des anges, dans lequel tous les mots, tirés du contexte idyllique du sens, sont transformés en épigraphes du Livre de la Création. »
« La consistance de la vérité […] a été perdue », estimait non sans regret,Benjamin pour qui l’histoire et sa mémoire, l’histoire littéraire en particulier, participent bien directement de la quête de l'essence première.
Aussi, il pointait le manquement de la génération de son époque ténébreuse à trouver du sens dans une présentation globale et remarquait « qu’elle devrait se battre avec les œuvres. Il ne suffit pas de dire comment celles-ci sont nées, il importe au moins autant de circonscrire l’horizon dans lequel elles ont vécu et agi, c’est-à-dire leur destin, leur réception par les contemporains, leurs traductions, leur gloire. Ainsi, l’œuvre se structure en elle-même pour former un microcosme ou mieux : une microépoque. Car il ne s’agit pas de présenter les œuvres dans le contexte de leur temps, mais bien de donner à voir dans le temps où elles sont nées le temps qui les connaît – c’est-à-dire le nôtre. La littérature devient de la sorte un organon de l’histoire, et lui donner cette place – au lieu de faire de l’écrit un simple matériau pour l’historiographie -, telle est la tâche de l’histoire littéraire. »
Selon Hannah Arendt, « une propriété caractéristique de cette « consistance de la vérité » était du moins pour Benjamin dont les premières tentatives de pensée avaient été d’inspiration entièrement théologique, que la vérité se rapportait à un mystère, et que c’était la révélation de ce mystère qui faisait autorité. »
Pour Benjamin, la vérité « n’est pas un dévoilement qui détruit le mystère mais la révélation qui lui rend justice », réaffirmait-elle après lui, en expliquant que « c’était cette consistance qui lui était propre qui la rendait pour ainsi dire tangible et lui permettait d’être transmise par la tradition. La tradition transforme la vérité en sagesse et la sagesse est la consistance de la vérité transmissible ».
Cette vérité transmissible jaillit, selon Benjamin, par exemple au cœur de l’œuvre de Kafka qu’il a toute sa vie lu et relu avec la plus minutieuse attention, convaincu de sa nature prophétique.
Kafka, disait-il, « ressent plus d’angoisse pour ce monde que pour lui-même ». Ils avaient, outre le génie, sans doute ce trait en partage.
Benjamin avait découvert que « le véritable génie de Kafka était d’avoir tenté quelque chose d’entièrement neuf : il sacrifiait la vérité pour s’attacher à la transmissibilité ». Il était émerveillé par La vérité sur Sancho Pança en particulier, qu'il comparait au « sac du semeur, un sac rempli de graines aussi vigoureuses que ces graines naturelles qui, exhumées d’une tombe après des millénaires, produisent encore des fruits ».
Œuvres I, II, III, Walter Benjamin, traduction de Maurice de Gandillac, Pierre Rusch et Rainer Rochlitz (Ed. Gallimard, Folio/Essais)
Rêves, Walter Benjamin (Ed. Le Promeneur)
Je déballe ma bibliothèque, Walter Benjamin (Ed. Rivages poche, Petite bibliothèque)
Walter Benjamin 1892 - 1940, Hannah Arendt (Ed. Allia)
Walter Benjamin, une vie dans les textes, Bruno Tackels (Ed. Actes sud)