dimanche 20 février 2011

Balzac, l'invisibilité à l'œuvre

Eau forte - Pablo Picasso commandé par Ambroise Vollard pour Le Chef-d'Oeuvre inconnu d'Honoré de Balzac, publié en 1931

« Ce qu’il y a d’extraordinaire chez ce Frenhofer du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, c’est qu’à la fin, plus personne ne voit rien sauf lui. A force de chercher la réalité, il arrive aux ténèbres noires. Il y a tant de réalités qu’à force de tenter de les rendre toutes visibles, on finit dans le noir. C’est pour ça que lorsqu’on fait un portrait, il y a un moment où il faut s’arrêter à une sorte de caricature. Sinon, à la fin il n’y aurait plus rien du tout. » 
 Pablo Picasso, in Propos sur l'art (Ed. Gallimard, Art et Artistes)

Honoré de Balzac a publié Le Chef-d’œuvre inconnu pour la première fois le 31 juillet 1831 dans L'Artiste, sous le titre de Maître Frenhofer puis une deuxième fois en date du 7 août 1831 sous celui de Catherine Lescault. Il est alors sous-titré « conte fantastique »

L’écrivain lui fera subir plusieurs métamorphoses au gré de nouvelles parutions jusqu’en 1847 laissant supposer qu’il eut bien des difficultés à considérer que cette courte nouvelle, dont il modifia jusqu’au titre à plusieurs reprises, était enfin parvenue à un état d’accomplissement satisfaisant. 

Compte tenu de la réflexion même qu’il développe dans cette œuvre portant essentiellement sur le processus de création auquel l’artiste, en l’occurrence un peintre, se trouve non sans souffrance et sans risque aux prises, ses maintes tergiversations ne sauraient en rien nous paraître déconcertantes. Au contraire, elles indiquent bien que l’écrivain, s’il avait là choisi le thème de la création picturale, n’en étendait pas moins la réflexion à son domaine propre de la création littéraire, les interrogations les plus paradoxales qu’il soulève relevant de problématiques jumelles.

L’énigmatique nouvelle, à laquelle il avait d’abord offert une envergure fantastique et qui prit au fil de ses remaniements l’ampleur d’un conte philosophique, n’a jamais cessé d’interpeller écrivains, historiens, philosophes, artistes de tout poil et constitue aujourd’hui l’une des œuvres de Balzac les plus célèbres et les plus analysées.

 Elle aura inspiré entre autres les écrivains Octave Mirbeau, Emile Zola et Henry James, puis Pablo Picasso qui en tira une série de dessins et de gravures sous l’influence d’Antoine Vollard et de Blaise Cendrars, mais aussi les penseurs Michel Leiris, Michel Serres et Georges Didi-Huberman, pour les plus éminents. Paul Cézanne avait été durablement marqué par sa lecture. Le réalisateur Jacques Rivette l’adaptera très librement au cinéma avec La Belle Noiseuse.

Le récit met en scène trois peintres dont le point de rencontre les situe chacun à une étape bien distincte et significative du parcours d’homme et d’artiste. Nicolas Poussin encore novice que la passion de l’art embrase et que l’ambition ingénue pousse à se présenter de façon impromptue dans l’atelier de Porbus, jeune maître jouissant déjà d’une solide réputation, au moment précis de la visite de Frenhofer, le plus grand peintre de ce début de XVIIe siècle, qui décèlera très vite en lui les qualités d’un possible disciple.  

La présence du jeune Poussin, loin de s’imposer au sein de l’atelier dans la surprise ou l’incongruité puisqu’il est rapidement jugé par le vieux maître dont il ignore l’identité, « digne de la leçon, et capable de comprendre » verse d’emblée sa contribution à cette réunion toute entière vouée à la plus haute préoccupation de chacune de leurs existences : la peinture.    

Ainsi, l’œuvre Marie égyptienne de Porbus, donne-t-elle l’occasion aux trois artistes d’entamer aussitôt l’essentiel débat sur le processus de création. D’abord largement dominée par les observations et critiques assurées du vieux maître parvenu au sommet de son art, que les deux autres accueillent avec admiration mais non sans quelque perplexité, leur conversation se poursuivra tout au long du récit. Elle sera marquée toutefois par l’inflexion progressive et profonde du rapport du maître à élèves dès que Frenhofer leur aura ouvert les portes de sa maison puis de son propre atelier où nul n’avait encore jamais été admis.

Là seulement offre-t-il à voir son vrai visage, celui d’une folie pathologique avec conscience, bien distincte de la folie douce propre aux libres esprits célébrés par le romantisme de l’époque balzacienne. Car s’il ne fait aucun doute que Frenhorfer est un peintre génial, de toute évidence il a irrémédiablement perdu un pan de son esprit. En revanche, nous ne saurons jamais dire si pour Balzac la quête de l’impossible perfection qui obsédait son héros depuis dix ans aura été la cause ou le symptôme de sa démence.

En tout cas, le jeune Poussin bien vite perçoit que quelque chose ne tourne pas rond pour Frenhofer qui lui fait à plusieurs reprises l’effet d’un possédé. Au premier coup d’œil, il repère « quelque chose de diabolique dans cette figure ». A l’observer peindre, il lui sembla même « qu'il y eût dans le corps de ce bizarre personnage un démon qui agissait par ses mains en les prenant fantastiquement contre le gré de l'homme ».

Eau forte - Pablo Picasso commandé par Ambroise Vollard pour Le Chef-d'Oeuvre inconnu d'Honoré de Balzac, publié en 1931
D’autant que le discours même du vieux maître est empreint d’ésotérisme. Il se dit rompu « aux arcanes de l’art », détenteur du « secret du relief » que le grand peintre Mabuse, dont il se vante d’avoir été l’unique disciple, lui a légué. Mabuse « seul possédait le secret de donner de la vie aux figures », dira-t-il aussi. 

Porbus lui-même confortera un temps la jeune imagination de Poussin dans l’idée d’un pacte diabolique conclu par le vieillard qui semblait « vivre dans une sphère inconnue ». Il évoque l’existence d’un « mystère » et confirme que Mabuse a bien transmis au vieillard « le secret du relief, le pouvoir de donner aux figures cette vie extraordinaire, cette fleur de nature, notre désespoir éternel ».

Le jeune maître Porbus tient ici une position paradoxale puisqu’il n’est pas dupe de la folie du vieux peintre dont l’idéal n’est autre que de « forcer l’arcane de la nature », de dérober « le secret de Dieu ». Il comprend aussi que la démence de Frenhofer fait valoir l’ampleur de la souffrance du doute auquel est toujours soumis l’artiste et du danger potentiel que cela constitue. « Le doute ouvre la scène morbide », avait observé Henri Legrand du Saulle, médecin au XIXe siècle, dans un ouvrage intitulé La folie du doute.

Porbus dira ainsi à Poussin, que Frenhofer « voit plus haut et plus loin que les autres peintres. Il a profondément médité sur les couleurs, sur la vérité absolue de la ligne ; mais, à force de recherches, il est arrivé à douter de l'objet même de ses recherches ».

Le jeune homme ajoutera en guise de mise en garde adressée au novice, que « la pratique et l'observation sont tout chez un peintre, et que si le raisonnement et la poésie se querellent avec les brosses, on arrive au doute comme le bonhomme, qui est aussi fou que peintre ».

Aussi accepte-t-il les critiques absurdes que lui adresse Frenhofer, au grand dam de Poussin. Au beau corps de Marie égyptienne fait défaut « le tiède souffle de la vie », déclare le vieillard. Et bien qu’il y admette l'apparence de l’existence, « le sang ne court pas sous cette peau d'ivoire », argue-t-il, il lui manque encore « ce trop-plein qui déborde », l'âme peut-être, « cette fleur de vie que Titien et Raphaël ont surprise ».

« Elle ne vit pas », reproche-t-il au jeune homme. 
« Tu n'as pu souffler qu'une portion de ton âme à ton œuvre chérie. »
Bien sûr, qu’elle ne vit pas Marie égyptienne ! L’art de la représentation est bien encore à l’époque le propre de la peinture. En somme, le vieux génie refuse désormais que la peinture ne soit que de la peinture. Il en rejette les limites. Frenhofer se berce de l’illusion de la quête mystique du « corps solide », aurait pu dire Michel Leiris. Il entend percer les secrets de la création, exprimer ce qui est au-delà de la représentation. Créer la femme est le défi ultime qu’il s’impose depuis dix ans, courant après la Toute Puissance de Dieu et s’enferrant surtout dans le délire qui le conduira à commettre l’irréparable.

Aux yeux de tous et aux siens propres, il est « l’hyper-peintre », selon la formule de Georges Didi-Huberman. La démonstration de son génie n’est plus à faire, mais le maître évolue en plein fantasme de l'existence, l'existence du support, l'existence colorée, l'existence signifiante.

Sa Belle Noiseuse, Catherine Lescaut, cette œuvre magistrale qui le consume demeure insaisissable, elle ne cesse de se dérober,  et son désir croît de plus belle, l’obsède, l’isole. Il croit la voir surgir sur la toile, il affirme qu’elle est là puisqu’elle le regarde, elle s’anime et l’aime même. Il jure qu’il est parvenu à relever le défi. Mais à nouveau, elle disparaît.

Son échec lui est insupportable alors il se leurre, se fait croire que la faute incombe à l’imperfection de ses modèles vivants et recherche la femme idéale qui se laisserait saisir plus parfaite encore au bout de ses pinceaux. Poussin offre au vieux maître son amante et modèle, la belle Gillette. La beauté de la jeune femme inspire si bien Fernhorfer, qui s’est enfermé avec elle au secret de son atelier, qu’il parvient enfin à terminer sa Belle Noiseuse.

Là, aux prises avec la création dont le pouvoir le subjugue, le dépasse et le détruit, il atteint le point de non-retour, celui de l’abstraction suprême. Il n’appartient plus au monde, il ne peut plus y apparaître en homme. Il est devenu Dieu.

Eau forte - Pablo Picasso commandé par Ambroise Vollard pour Le Chef-d'Oeuvre inconnu d'Honoré de Balzac, publié en 1931
« Que tout à coup je cesse d'être père, amant et Dieu. Cette femme n'est pas une créature, c'est une création. »
Mais bientôt, il est à nouveau assailli par le doute, il lui faut en être certain, il doit la dévoiler au regard des autres pour s’assurer qu’elle a bien pris chair, que sa nudité s’épanouit véritablement sur sa toile. Seulement, l’exposer au regard des autres, c’est encore prendre bien des risques.

« Ma peinture n'est pas une peinture, c'est un sentiment, une passion ! Née dans mon atelier, elle doit y rester vierge, et n'en peut sortir que vêtue. La poësie et les femmes ne se livrent nues qu'à leurs amants ! »

Car il est tombé amoureux de sa créature et redoute d’en être dépossédé d’une façon ou d’une autre, qu’elle lui échappe, qu’elle s’échappe même, qu’elle s’enfuit.
«  La beauté est une chose sévère et difficile qui ne se laisse point atteindre ainsi, il faut attendre ses heures, l'épier, la presser et l'enlacer étroitement pour la forcer à se rendre. »
Et pire si les autres ne la voyaient pas, ne l’admiraient pas, feignaient de l’ignorer, la détruisaient ou au contraire s’ils la convoitaient, s’en saisissaient, la séduisaient ? Sa raison oscille entre tous ses désirs et toutes ses angoisses, toute pensée est matière à un nouveau dilemme.

« Ou la peinture se rit de nous ou nous l’assassinons ; il y a un peu de cela dans le dilemme de Frenhofer lui-même : entre une ontologique dérision et un vœu de mort. Folie du doute, conscience déchirée », relève Didi-Huberman dans La Peinture incarnée.

Achever l’œuvre, c’est décider qu’elle est parvenue au moment où elle doit désormais vivre sa vie, sans que le maître ne puisse plus rien pour elle, il en perd le contrôle, c’est le temps où l’œuvre impose d’elle-même sa propre existence, où il doit être prêt lui-même à se séparer d’elle, à la livrer au monde. Or, ce monde n’est peut-être pas en mesure de l’accueillir avec toute la déférence qu’il exige, n'est pas disposé à affronter le nouveau, à percevoir ce qu’il n’a jamais vu, à saluer ce qui lui est inconnu, à accepter l’avènement de la beauté.

C’est aussi le point de vertige, où l’artiste sait qu’il  a encore pouvoir de vie et de mort sur son œuvre,  désormais accomplie, et quoi qu’il décide, toute son existence même en dépend et doit basculer d’un côté ou de l’autre, mais de part en part, il ne trouvera que le vide. Une mort l’attend quand il choisit, « rayonnant de bonheur », d’ouvrir enfin l’atelier à la curiosité de Porbus et Poussin.

« Mon œuvre est parfaite, et maintenant je puis la montrer avec orgueil. Jamais peintre, pinceaux, couleurs, toile et lumière ne feront une rivale à Catherine Lescault, la belle courtisane », clame-t-il.

Frenhofer laisse tomber le voile sur ce qui apparaît d’abord aux yeux des jeunes gens comme « une muraille de peinture » où il n’y a rien, mais en scrutant de plus près la toile, ils découvrent, dans le chaos, un stupéfiant phénomène-indice. Le vieux fou, lui, n'aura pas supporté l'épreuve de l’invisibilité à l’œuvre.

Le Chef-d'Oeuvre inconnu, Honoré de Balzac (Ed. Gallimard, Folio)
La Peinture incarnée, Georges Didi-Huberman, suivi de Le Chef-d'Oeuvre inconnu, Honoré de Balzac (Ed. de Minuit)