dimanche 3 avril 2011

Rembrandt: « je peins donc je suis »

Autoportrait en jeune homme — Rembrandt van Rijn (1628)
 
« Entre le moi vu dans le miroir, et le soi lu dans le tableau s’insèrent l’art et l’acte de se peindre, de se dépeindre »  
George Steiner, in Réelles Présences (Ed. Gallimard, Folio/Essais)

Les archives qui documentent l’histoire du peintre hollandais Rembrandt van Rijn (1606 – 1669) sont malheureusement fort rares et son parcours d’artiste est jalonné de vastes zones d’ombre. 

Son existence s’est inscrite dans la prospère région des Pays-Bas du Nord au XVIIe siècle, une période que les historiens baptisèrent le siècle d’or hollandais. Rembrandt s’était imposé d’emblée en paradoxe dans la culture de son pays, où foisonnait la peinture de « petit genre » que ses contemporains affectionnaient. 

Lui, s’attachait à la peinture d’histoire, mythologique et biblique, à l’ambition d’œuvrer dans la grande tradition européenne. Les Pays bas du Nord, séparés du pouvoir des Habsbourg d’Espagne et depuis guidés par la famille des princes d’Orange, formaient une sorte de fédération dont le siège politique se trouvait à La Haye. La vie culturelle s’épanouissait dans la ville d’Amsterdam où toutes les richesses convergeaient, où tout le commerce international transitait. Rembrandt y élut domicile à partir de 1631, dès le début de sa gloire sonnée par une extraordinaire commande, celle d’un cycle autour de la passion du Christ, passée par la cour des princes d’Orange.

Il était fils d’un meunier de Leyde, une cité universitaire hollandaise. A 14 ans, selon les premiers biographes de l’artiste, chroniqueurs de la ville, il s’inscrivit à l’université pour étudier le latin, les lettres classiques et l’histoire. Un ou deux ans plus tard, il entrait en formation auprès d’un peintre local Jacob van Swanenburgh qui avait étudié son art en Italie, à Rome et Naples, avant de devenir spécialiste de scènes d’enfer très narratives, en suiveur tardif de Jérôme Bosch.

Mais le principal maître de Rembrandt fut Pieter Lastman auprès duquel il travailla entre 1624 et 1625. Ce dernier avait également fait un séjour romain au début du siècle, où il s’était affirmé dans la narration dramatique en clair-obscur auprès de Caravage, Annibal et Ludovic Carrache. Il s’essayait à rendre vie aux scènes bibliques, fort d’une narration très cohérente et Rembrandt y fut si attentif qu’il devint lui-même un maître-conteur d’histoires bibliques en même temps qu’un magistral portraitiste.

La technique de Rembrandt se résume justement par l’absolue maîtrise du clair-obscur, - remontant à Tintoret puis un temps, devenu le domaine réservé de Caravage - qui se caractérise par de larges contrastes entre zones d’ombre et de lumière, et auquel le peintre demeurera fidèle jusqu’à sa mort.

Virtuose de la technique, œuvrant au pinceau, à la spatule, à la brosse, et même avec les doigts, il était en mesure d’appliquer les glacis les plus fins, de produire des zones très précises et d’autres plus sommaires, des couches épaisses fixées au côté de touches d’une extrême subtilité, tout en conservant une extraordinaire unité.

En outre, il n’eût jamais de cesse de dessiner. Mais le dessin n’était nullement préparatoire dans son esprit, il fondait en soi un accompagnement nécessaire à l’art de peindre, un équilibre évident, un parallèle autonome. Cette approche de la peinture, sans étude préalable, faisait d’ailleurs exception dans l’art pictural de l’époque.

Toutes les peintures de Rembrandt composent une alternance de pages étonnantes de richesse. Aux yeux de Paul Valéry,  il mélangeait « comme personne le réel, le mystère, le bestial et le divin, le métier le plus subtil et le plus puissant, et le sentiment le plus profond, le plus solitaire que la peinture ait jamais exprimé ».

Son art se distinguait en effet par la manière unique en son genre d’humaniser les histoires, comme jamais auparavant dans la peinture occidentale, et il laissait à d’autres l’idéalisation des sujets pour n’évoquer la vie que dans sa plus réelle expression à laquelle n’échappait ni le mystère, ni la splendeur, la grandeur, la laideur, ni la misère ; ses compositions figuraient un enchevêtrement systématique et remarquable de personnages, de groupes très compacts, comme s’il avait eu horreur du vide. Mais en même temps que la gloire allait peu à peu s’éclipser,  à partir de 1640,  ses scènes foisonnantes de personnages laissèrent place à des tableaux composés de deux ou trois protagonistes seulement, évoluant au sein d’atmosphères plus sereines, apaisées, souvent mélancoliques. 

Contrairement à Léonard de Vinci ou Albrecht Dürer, Rembrandt n’a transmis aucun recueil de notes manuscrites susceptibles d’éclairer son existence et sa réflexion d’artiste.  En revanche, il a parsemé son œuvre, de l’âge de vingt-deux ans jusqu’à la dernière année de sa vie, d’une centaine d’autoportraits constituant un legs autobiographique abondant et sans égal.
Autoportrait à la chevelure ébouriffée - Rembrandt van Rijn (1629)

L'homme n’avait pas non plus la beauté et l’élégance de Dürer, mais il s’est appliqué toute sa vie à reproduire son visage en peintures, dessins et gravures. Il étudiait ses traits dans un miroir avec la distance et la minutie d’un artiste qui restitue au plus près la réalité du modèle, telle que le regard l’embrasse, d’emblée sans mensonge. Alors qu’il avait veillé à se placer dans la lumière de telle façon que sa main droite qui le dépeignait ne fut pas gênée par son ombre même, il livrait pourtant une interprétation inversée et ambiguë de son image, imposée par le jeu trouble du miroir et le temps de l’altération de la vision.

Il a délivré de lui-même une image sans doute authentique, en tout cas sans nulle trace de complaisance, une image qui témoigne de sa détermination à peindre ce visage à mesure du passage du temps et de l’expérience, tel que les autres devaient le découvrir et comme s’il rencontrait à chaque pose, pour la première fois, l’altérité lovée dans la construction de soi. Soi-même comme un autre,  pour reprendre le beau titre de Paul Ricoeur.

Ce moi convoqué, mis en scène, ce je toujours double, constituait-il seulement un exercice de style à ses yeux ou l’entendait-il davantage en examen de conscience ? Ne se contait-il qu’à lui-même tout au long de ces années, comme en un journal intime, ou bien s’adressait-il à ses contemporains, ou encore à la postérité ? Qu’entendait signifier ce grand conteur biblique à se dépeindre ainsi par un si terrible effort déployé jusqu’au bout de ses forces ? Quel mystère cherchait à dévoiler ou conserver le peintre tandis qu’il se détaillait avec la plus extrême attention ?

En 1628, à 22 ans, le peintre signait sa première apparition sous une chevelure rousse et bouclée, le front obscurci et les yeux, égarés sous un voile de pénombre, plantés comme deux trous profonds, dans un visage poupin. Là, se tissaient déjà inextricablement les fils de l’être intérieur et l’être extérieur, en vibrations d’art et de penser, de visible et d’invisible, d’éphémère et d’éternité.

Cette même année, à nouveau ce regard mystérieusement percé de noir se reconnaissait, à distance, au fond de l’atelier où il se tenait, à quelques pas d’un chevalet, à étudier le tableau auquel vraisemblablement il travaillait, celui-là même sans doute qu’il nous est donné de considérer.

L’année suivante, le jeune homme réapparaissait, sur un dessin, la chevelure plus ébouriffée encore, le regard empreint d’une poignante mélancolie alliée d’une gravité résignée tandis qu’une ombre, la sienne peut-être, intriguait dans son dos.

« "Se peignant", formule lourde de sens, l'écrivain ou l'artiste recrée son propre personnage. Cette création, il ne l'a pas voulue; il n'a pas choisi ses traits, souligne le penseur George Steiner, l'autoportrait constitue l'expression de ce désir de liberté, de cette tentative antagoniste pour se réapproprier, pour maîtriser les formes et les significations de son être propre. Il n'est guère d'acte plus impérieux de "création seconde" de défi plus radical lancé à sa propre venue au monde non voulue, non maîtrisée que dans la suite d'autoportraits que peint Rembrandt. Ici, de manière matérielle, le créateur de l'homme, c'est l'homme. Où trouver une insurrection plus sauvage contre "l'autre créateur"[...] ?» 

Et le temps ne passa plus sans que Rembrandt ne se figeât sur une peinture, un dessin, une gravure, ses traits évoluant de la jeunesse à la décadence physique, du noviciat à l’excellence technique, de la renommée à la gloire absolue et fugitive avant l’oubli. Homme et créateur ne faisaient bien qu’un à ses yeux.

Il semblait ainsi, au fur et à mesure qu’il avançait en âge et en expérience, tenter d’en fixer l’affirmation, de marquer les étapes de sa maîtrise d’œuvre intimement associée à celles de la connaissance et la reconnaissance de soi, indissociables de celles mêmes du vieillissement de sa chair.

Autoportrait à 63 ans –  Rembrandt van Rijn (1629)
 « A l’image spéculaire disparue survit un portrait que le peintre a cessé de regarder mais qui a pour toujours la puissance de nous regarder », selon les mots de Ricoeur.

Méditation sur les simulacres et la vanité de l’homme, histoire du visage et des émotions, à partir de 1655, le peintre se montra au travail sous des airs négligés, sans afféterie, ici en Saint Paul, là en vieillard grimaçant. Rembrandt n’omettra pas de restituer des poches à ses yeux, de graver des rides sur sa peau couperosée, de souligner son vilain embonpoint,  d’accuser le temps qui fait aussi œuvre d’artiste sur la figure humaine, et de se peindre jusque dans l’attente de la mort, l'unique certitude.

Telle singulière inclination avait fait dire à Eugène Fromentin, qu’il n’était « pas possible dans un art plastique de pousser plus loin la curiosité de l'être en soi ».

Tout son être épousait son art. Tant de Rembrandt ont été dépeints par lui-même que la reconnaissance du même finit pourtant par se brouiller sous la multitude des coiffes, des déguisements et autres faux-semblants, que le regard continue de s’égarer souvent en territoires de méconnaissance et d’incertitude. Nombre de ses traits trahissent encore l’inquiétude et le questionnement de l’être multiplié, de celui qui existait, qui peignait et qui jaillissait hors de lui, une fois de plus recréé en autonomie.

Toutefois et en coïncidence fortuite avec le Cogito de Descartes mais tout aussi métaphysique à sa manière, Rembrandt n’avait-il pas finalement tenu à affirmer tout au long de sa vie : « Je peins donc je suis » ?