mercredi 12 août 2009

Kandinsky, philosophe de l'abstraction

Lac Stanberg (1908) Wassily Kandinsky
Paru en décembre 1911, Du Spirituel dans l’art, est un ouvrage théorique signé par le peintre russe Wassily Kandinsky dans lequel il avance une riche palette de propositions composant un précis des formes et des couleurs. Il y mêle physiologie et psychologie, détaille sa conception de l’art total, évoque le tournant spirituel à l’œuvre dans l’approche syncrétique des religions, propose l’analyse formelle et pointue d’œuvres plastiques, littéraires, musicales, anciennes et contemporaines.

L’ambition théorique se réfère aux traités humanistes du XVe siècle et, reconsidérant entièrement les moyens et les fins de l’art, Kandinsky entend ramener l’artiste à l’avant-garde du mouvement de la société.

Le succès de ce texte est immédiat, relayé dans la presse européenne et son principe de nécessité intérieure rallie nombre de peintres et d’artistes en quête d’un langage individuel fondé sur la subjectivité des sensations les plus intimes de l’artiste.

Les concepts antinaturalistes avaient déjà été fouillés dès la fin des années 1880 par les symbolistes français. Joris-Karl Huysmans les évoquait à Paris dès l’ouverture de son roman Là-Bas (1891). Reprochant au naturalisme de Zola notamment « l’immondice de ses idées » et son « esthétique du coffre-fort », Huysmans faisait au contraire appel au « suprasensible », cet « élan vers le surnaturel et l’au-delà », qu’il qualifiait de « naturalisme spiritualiste […] autrement fier, autrement complet, autrement fort ».

« Du Spirituel dans l’art implique spiritualisme. Il y a spirituel dans l’art avant tout parce qu’il y a spirituel », souligne dans sa préface le philosophe et critique d’art Philippe Sers.
« Kandinsky se place dans une tradition qui traverse l’histoire de notre pensée. Dans cette tradition l’Esprit préside à la connaissance. L’âme est un acquis. Il y a un itinéraire d’union à l’Etre et le monde lui-même est en progrès vers une apocalypse que nous pouvons déjà entrevoir. Le message judéo-chrétien à quelques nuances, à quelques pudeurs près. Kandinsky reste fidèle à sa foi de chrétien orthodoxe russe. La question est bien le spirituel dans l’art. La présence du spirituel dans l’art et l’art au service du spirituel, cela non par attribution mais par essence, car l’essence de l’art se trouve-là même. »
Les textes théoriques de Kandinsky tout d’abord s’offrent en une réflexion sincère multiforme, à la fois claire et distincte de la question de l’art abstrait. Sincère, en ce qu’elle sous-tend un engagement personnel dont l’authenticité ne saurait être contestée tant elle prend sa source au cœur d’une quête vive, intime et passionnée, née dès sa plus tendre enfance.

« Kandinsky, dès le début homme de combat, est à la recherche de la subjectivité transcendantale, du point fragile de la rencontre entre l’individu et l’universel. Il s’y attache. Il en fait la raison de son combat. Sa découverte n’est à aucun titre limitée à son histoire, refermée sur son existence personnelle. Elle est un acquis collectif qu’il s'épuise à répandre. Comme Diogène il nous interroge. Serons-nous l’être de l’aventure ? Sommes-nous prêts à partir ? Car si Kandinsky est d’avant-garde, il l’est au sens où l’avant-garde est constituée des hommes destinés à marcher en avant, à essuyer les premiers coups. L’avant-garde ouvre le chemin »,  affirme Philippe Sers.

Kandinsky n’omettra d’ailleurs pas de faire valoir que ses travaux sont l'honnête « résultat d’impressions psychiques tout empiriques » assurant ne s'être fondé sur « aucune donnée scientifique positive ».  « Consciemment ou non, explique-t-il, les artistes se penchent peu à peu sur leur matériau, l’essaient, pèsent sur la balance de l’esprit la valeur intérieure des différents éléments par lesquels leur art est en mesure de créer »

Ses études se rapprochaient sans doute davantage de la démarche, que le père de l’anthroposophie Rudolf Steiner détaillait dans sa préface au Traité des couleurs de Goethe, qui consistait à aller « chercher dans les profondeurs de [son] esprit même ce qui [lui] manque en face du monde sensible. S [‘il ne peut] créer la nature supérieure à laquelle [son] esprit aspire devant la nature accessible aux sens, aucune puissance extérieure ne peut […] la [lui] procurer. »

Saluant l’œuvre de Paul Cézanne, placé haut dans son panthéon d’artistes, il y voyait la recherche de « la nouvelle loi de la forme ». Il louait le talent du peintre français à « faire d’une tasse à thé une créature douée d’une âme, ou plus exactement reconnaître dans cette tasse un être. Il élève la  nature morte à un niveau tel que les objets extérieurement morts deviennent intérieurement vivants. Il traite ces objets de la même façon que l’homme, car il avait le don de voir partout la vie intérieure. Il l’exprime en couleurs, qui deviennent une note intérieure picturale et lui donne une forme réductible à des formules à résonance abstraite, rayonnantes d’harmonie, souvent mathématiques. Ce n’est pas un homme, une pomme, un arbre qui sont représentés mais tout ce qui est utilisé par Cézanne pour la création d’une chose peinte à sonorité intérieure que l’on nomme image. C’est aussi de ce nom que l’un des plus grands peintres français désigne lui aussi ses œuvres – Henri Matisse. Il peint des images et dans ces images, il cherche à rendre le divin. Pour atteindre ce but, il ne lui faut rien d’autre que l’objet comme base (un homme ou autre chose peu importe) et la peinture et ses seuls moyens – couleur et forme. »

Einige Kreise - 1926 - Wassily Kandinsky
Car Kandinsky pratique la peinture comme une expérimentation du langage, celui des formes et des couleurs qui placent l’âme en résonance, en vibration, d’où le principe qui lui est essentiel puisqu’il est le fondement même, selon lui, de toute création : la  nécessité intérieure.

« Notre âme a une fêlure et sonne, lorsqu’on parvient à l’atteindre, comme un vase précieux que l’on aurait retrouvé, fêlé, dans les profondeurs de la terre », assure-t-il de cette subtile plume poétique qu’il maniait avec maestria équivalent à son pinceau d'où jaillissait la vie de ses couleurs, autrement dit sa résonance intérieure.

Il avait déjà compris que Picasso prêtait la plus fine attention à ce que la forme produisait en lui, avant toute autre considération, et en déduisait que l’Espagnol « ne recule devant aucun moyen et si la couleur le gêne pour une forme pure de dessin, il la jette par-dessus bord et peint son tableau en brun et blanc. Ces problèmes sont sa force principale. Matisse – couleur, Picasso – forme. Deux indications vers un grand but. »

Kandinsky interroge aussi crucialement le temps qu’il sait secrètement enchevêtré dans le canevas, mystérieusement tissé de couleurs et de formes, entremêlé au cœur des contrastes. « Cette séparation fixe comme par enchantement sur la toile un élément initialement étranger à la peinture et qui paraît difficilement saisissable : le temps ».

Il jugeait en outre que « […] le principe extérieur de l’art ne peut être valable que pour le passé et jamais pour l’avenir. Il ne peut exister une théorie de ce principe pour le reste du chemin, dans le domaine du non-matériel. On ne saurait matérialiser ce qui n’existe pas encore matériellement. L’esprit qui conduit vers le royaume de Demain ne peut être reconnu que par la sensibilité (le talent de l’artiste étant ici la voie). La théorie est la lanterne éclairant les formes cristallisées de « l’hier » et de ce qui précédait l’hier. »

La notion de temps, cette donnée intangible, charrie avec elle celle du mystère de l’ombre et de la lumière, vibre dans chacune de ses œuvres. Kandinsky évoque ainsi le « secret au moyen du secret ».

Ainsi s’entend l'inspiration offerte par Moscou à l'une de ses premières toiles d'adolescent.
« Dans ce tableau encore, j'étais à vrai dire en quête d'une certaine heure, qui était et reste toujours la plus belle heure du jour à Moscou. Le soleil est déjà bas et a atteint sa plus grande force, celle qu'il a cherchée tout le jour, à laquelle il a aspiré tout le jour. Ce tableau n'est pas de longue durée : encore quelques minutes et la lumière du soleil deviendra rougeâtre d'effort, toujours plus rougeâtre, d'un rouge d'abord froid puis de plus en plus chaud. Le soleil fond tout Moscou en une tache, qui comme un tuba forcené, fait entrer en vibration tout l'être intérieur, l'âme toute entière. Non, ce n'est pas l'heure du rouge uniforme qui est la plus belle ! Ce n'est que l'accord final de la symphonie qui porte chaque couleur au paroxysme de la vie et triomphe de Moscou toute entière en la faisant résonner comme le fortissimo final d'un orchestre géant. Le rose, le lilas, le jaune, le blanc, le bleu, le vert pistache, le rouge flamboyant des moissons, des églises - avec chacune sa mélodie propre - , le gazon d'un vert forcené, les arbres au bourdon plus grave ou la neige aux mille voix chantantes, ou encore l'allegretto des rameaux dénudés, l'anneau rouge, rigide et silencieux des murs du Kremlin, et par-dessus, dominant tout, comme un cri de triomphe, comme un Alleluia oublieux de lui-même, le long trait blanc, gracieusement sévère, du clocher d'Ivan-Veliky. Et sur son cou, long, tendu, étiré vers le ciel dans une éternelle nostalgie, la tête d'or de la coupole, qui parmi les étoiles dorées et bariolées des autres coupoles, est le soleil de Moscou. Rendre cette heure me semblait le plus grand, le plus impossible des bonheurs pour un artiste.Ces impressions se renouvelaient à chaque jour ensoleillé. Elles me procuraient une joie qui me bouleversait jusqu'au fond de l'âme, et qui atteignait jusqu'à l'extase. Et en même temps, c'était aussi un tourment, car j'en ressentais l'art en général et mes forces en particulier comme bien trop faibles en face de la nature. »
Il insiste sur le fait que « toute œuvre d’art est l’enfant de son temps et, bien souvent la mère de nos sentiments », avant de prévenir bien vite aussi que l’art « qui ne contient en soi-même aucun potentiel d’avenir », n’est alors qu’ « un art castré. Il est de courte durée et meurt moralement lorsque l’atmosphère qui l’a créé vient à changer. »

Et d’évidence, selon le peintre, si l’art « prend racine dans son époque spirituelle », il « n’en est pas seulement le miroir et l’écho ; bien au contraire, il possède une force d’éveil prophétique qui peut avoir une profonde influence. »

Pour Kandinsky, il ne fait aucun doute que l’art appartient à la vie spirituelle, il en est même « l’un des agents principaux », et en épouse le même mouvement compliqué, à l’instar de la connaissance, qui évolue « vers l’avant et vers le haut » et quelle qu’en soit la forme, il en exprime « le même sens profond et le même but.»
« Lorsqu’une station est atteinte, et que la route est débarrassée de nombreuses pierres perfides, une main invisible vient méchamment y jeter de nouveaux blocs qui parfois, recouvrent alors si complètement la voie qu’on ne la reconnaît plus.
Immanquablement, un homme surgit alors, l’un de nous, en tous points notre semblable, mais doué d’une mystérieuse puissance de « vision ».
Il voit et montre la route. Il voudra parfois se débarrasser de ce don, qui, souvent lui pèse comme une croix. Il ne le pourra pas. Malgré le mépris et la haine, il traîne à sa suite sur le chemin encombré, vers le haut, vers l’avant, le lourd chariot de l’Humanité.»
Improvisation XIX - 1910 - Wassily Kandinsky
Le peintre Paul Klee lui fera écho en affirmant plus tard que « le génie est le meneur de jeu en personne » qui d’ailleurs « se trouve toujours le premier loin en tête. Il bondit en avant des autres, dans la même direction ou dans une autre. Peut-être est-il aujourd’hui même dans un endroit auquel on ne pense guère. Car c’est souvent un hérétique aux yeux du dogme. Il n’a d’autre loi que lui-même ce génie prophétique. »

Et Kandinsky n’a de cesse de vouloir éloigner ces périodes, au cours desquelles l’art se trouve dénué de tels génies, « où nul ne tend le pain sublime, [ce] sont les périodes de décadence spirituelle ».

Dans son ouvrage autobiographique Regards sur le passé, portés avec sublime délicatesse, le peintre confiait croire que « la philosophie future, outre l’Essence des choses, étudiera aussi leur Esprit avec une particulière attention ».

Il attendait de telle méthode « l’atmosphère qui rendra les hommes en général capables de sentir l’esprit des choses, de vivre cet esprit, même tout à fait inconsciemment, de même que les hommes en général vivent aujourd’hui encore l’apparence des choses de façon inconsciente, ce qui explique le plaisir que prend le public à l’art figuratif. Mais c’est la condition pour que les hommes en général aient l’expérience du Spirituel dans les choses grâce à cette nouvelle capacité, qui sera sous le signe de l’Esprit, que l’on arrive à la jouissance de l’art abstrait, c'est-à-dire absolu ».

Le peintre entendait bien, et avec humilité pourtant, « éveiller cette capacité », essentielle à ses yeux, en publiant Du Spirituel dans l’Art. Le développement de l’art est, selon lui, semblable au développement de la connaissance non-matérielle.
 « [Ses] illuminations projettent une lumière aveuglante sur de nouvelles perspectives, de nouvelles vérités qui, au fond, ne sont rien d’autre que l’évolution organique, le développement organique de la sagesse antérieure qui loin d’être annulée par la nouvelle, continue de vivre, et de créer sagesse et vérité. »
Ce qui le préoccupait profondément, ce qu'il souhaitait en réalité, était une sorte de résurrection de la société dans un élan général et de la réunion de tous les moyens et de tous les pouvoirs de l’art. Il croyait avec fermeté à la puissance spirituelle de l'art. Un siècle plus tard, cela reste plus que jamais un vœu pieux.


Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Wassily Kandinsky, traduit par Nicole Debrand et Bernadette du Crest, Préface Philippe Sers (Ed. Denoël, Folio/Essais)
Regards sur le passé et autres textes, Wassily Kandinsky, traduit par Jean-Claude Bouillon (Ed. Hermann)
Traité des Couleurs, Johann Wolfgang Goethe,  traduit par Henriette Bideau, accompagné de trois essais théoriques, Avec introduction et notes de Rudolf Steiner (Ed. Triades)

Rétrospective Kandinsky au Centre du 8 avril - 10 août 2009