mardi 15 avril 2008

De la naissance du monde


La princesse maori Pare Watene, 1878, par Gottfried Lindauer (Auckland Art Gallery)

"Ah, mokopuna, mais ta vie a commencé avant même que tu ne naisses à Waituhi. Tu as peut-être pris ton premier souffle ici, mais tu portes en toi également l'Eternité. Ta vie, oui, a commencé au-delà des plus hautes sphères de Ramaroa. Ecoute, et je vais te raconter ta création et ton commencement. Ecoute. Ecoute.

A ton commencement était Te Kore, le Vide. Au sein du Vide, du Néant, là vint Te Po, la Nuit. Après quelque temps intemporel, Te Po a commencé à changer. Elle changea douze fois - de la Nuit Infinie à la Nuit Totale, de la Nuit Totale à la Nuit Régnante, de la Nuit Régnante à la Nuit Intense, de la Nuit Intense à la Nuit griffée de Lumière, de la Nuit griffée de Lumière à la Nuit griffée de Lumière Eclatante, de la Nuit griffée de Lumière Eclatante à la Nuit de l'Eblouissement, de la Nuit de l'Eblouissement à la Nuit de l'Exploration Irrésolue, de la Nuit de L'Exploration Irrésolue à la Nuit de Tâtonnements, de la Nuit de Tâtonnements à la Nuit Encline au Jour, de la Nuit Encline au Jour à la Nuit Frontière du Jour.

Là, à la onzième métamorphose, la Nuit Frontière du Jour fut divisée entre le Crépuscule et l'Aube et au-delà de l'Aube jaillit la douzième métamorphose - Te Ao Marama, la Lumière du Grand Jour. Tous nos rituels, mokopuna, s'adressent à la naissance de Te Ao Marama, le Monde de Lumière.

Regarde vers les Cieux, mokopuna. En même temps que la naissance du Monde de Lumière, d'autres fondements de l'Univers furent créés - de la terre, du ciel et des eaux, des profondeurs et des sommets, de l'étendue des cieux et des frontières des mers - et ainsi la demeure maori des Dieux, la légendaire Hawaiki, notre Olympe maori, fut-elle conçue.

"Hawaiki nui, Hawiki roa, Hawaiki pamamo", c'est ainsi que nous décrivons ce lieu, mokopuna, le lieu de la splendeur, de l'immensité, le lieu du lointain. Et nous appelons la cérémonie d'adieux de tous nos morts maori vers Hawaiki : tangihanga.

'Puis, entre Te Kore et Te Po surgirent les premiers dieux, les parents originels, Rangi awatea et Papatuanuku, le Ciel paternel au-dessus et la Terre maternelle au-dessous. Le Ciel paternel se mit à créer les Cieux mais, durant ses travaux, il songeait à faire l'amour avec Papatuanuku, qui était si belle. Ils se serrèrent en une telle étreinte, si fort qu'ils firent fuir toute lumière. Et il en allait encore ainsi quand naquirent leurs enfants, eux-mêmes des dieux, enfants nés dans l'obscurité - Tane mahuta, Dieu des Forêts; Tangaroa, Dieu des Océans; Rongo ma tane, Dieu de la plante Kumara; Tu matauenga, Dieu de l'Homme et de la Guerre, Haumia tiketike, Dieu de la racine de Fougère; Raumoko, Dieu de la Terre qui tremble et Tawhiri matea, Dieu des Tempêtes. Au début, les enfants dieux songèrent à tuer leurs parents pour pouvoir vivre en pleine lumière mais Tawhiri matea eut pitié de leurs parents et argua qu'il suffirait simplement de les séparer. Un par un, les enfants dieux tentèrent de briser l'étreinte de Rangi et Papatuanuku et un par un, ils échouèrent. Mais Tane eut l'idée de prendre appui avec les mains contre Papatuanuku et de repousser Rangi avec les pieds. Sa manoeuvre fut couronnée de succès; ainsi Rangi et Papatuanuku furent séparés, dans une souffrance infinie, jusqu'à ce que l'un demeure loin au-dessus et l'autre loin au-dessous. Enfin la lumière vint inonder les terres et l'on put découvrir un grand nombre d'hommes et de femmes qui avaient été jusque-là dissimulés entre les corps des parents originels. Oh, c'était si bon de pouvoir se redresser et marcher, c'est la raison pour laquelle notre peuple maori continue de rendre hommage à la Terre, au Ciel et à la Séparation, elle qui nous autorise à vivre encore en pleine lumière. La Terre et le Ciel sont tes parents, mokopuna. Le Ciel est haut, sacré, masculin tandis que la Terre est basse mais fertile, profane, féminine. Ce fut la première distinction des rôles entre masculin et féminin.

'Enfin, avec l'avènement de la lumière, la création était en mesure de suivre son cours [...]'


Prologue de The Matriarch, roman du Néo-Zélandais Witi Ihimaera, Traduction de Zoé Balthus (Ed. Reed) 

Photographe non identifié
'Ah, mokopuna, but your life began even before you were born in Waituhi. You may have taken your first breath here, but, ara, you have eternity in you also. Your life, yes, began beyond the uppermost terrace of Ramaroa. Listen, and I will tell you of your creation and your beginning. Listen. Listen.'

'At your beginning was Te Kore, the Void. Within the Void, the Nothingness, there came Te Po, the Night. After a timeless time, Te Po began to change. It changed twelve times - from the Great Night to the Extensive Night, from the Extensive Night to the Envelopping Night, from the Envelopping Night to the Intensive Night, from the Intensive Night to the Night Streaked with Light, from the Night Streaked with Light to the Night Streaked with Broad Light, from the Night Streaked with Broad Light to the Night of the Unseeing, from the Night of the Unseeing to the Night of Hesitant Exploration, from the Night of Hesitant Exploration to the Night of Groping, from the Night of Groping to the Night Inclined Towards the Day, from the Night Inclined Towards the Day to the Night that Borders Day.

'At this, the eleventh changing, the Night that Borders Day was divided by Twilight and Dawnlight, and beyond the Dawnlight arose the twelfth changing - Te Ao Marama, the Broad Daylight.All our rituals, mokopuna, acclaim the coming of Te Ao Marama, the World of Light.

'Look to the Heavens, mokopuna. At the same time as the coming of the World of Light other foundations of the Universe were being created - of the earth and sky and waters, of the depths and heights, of the expanse of the skies and borders of the seas - and your own Maori home of the gods, the legendary Hawaiki, our Maori Olympus, was formed. Hawaiki nui, Hawiki roa, Hawaiki pamamo, is how we describe this place, mokopuna, the place of greatness, of expanse, the place far away. All our Maori dead have been farewelled to Hawaiki in the ceremony which we call the tangihanga.

Le second roi maori, 1882, par Gottfried Lindauer (Auckland Art Gallery)

'Then from Te Kore and Te Po arose the first gods, the primal parents, Rangi awatea and Papatuanuku, the Sky Father Above and the Earth Mother Below. The Sky father began to create the Heavens but, during his labours, he thought to make love to Papatuanuku, because she was so beautiful. They pressed together in close embrac, so close that they shut out the light. So it was that when they had children, who were gods themselves, the children were born in the darkness - Tane mahuta, God of Forests; Tangaroa, God of Oceans; Rongo ma tane, God of the Kumara Plant; Tu matauenga, God of Man and War; Haumia tiketike, God of the Fern Root; Raumoko, God of the Earthquakes; and Tawhiri matea, God of Storms. At first the god children thought to kill their parents so that they could live in the light, but it was Tawhiri matea who pitied his parents and argued that they should only be separated. One by one the god children tried to break Rangi's embrace from Papatuanuku and one by one they failed. Then Tane conceived the idea of standing on his hands on Papatuanuku and thrusting against Rangi's with his feet. His manoeuvre was successful and with great grieving Rangi and Papatuanuku were separated until one was far above and the other was far below. Now, at last, the light came flooding across the land and there could be seen the great numbers of men and women wh had been hidden between the bodies of the primal parents. Oh, it was so good to walk upright, and that is why our people, the Maori, still give salutations to Earth and Sky and the Separation which continues to allow us to live in the light. The Earth and Sky are your parents, mokopuna. The sky is high, sacred and male while the Earth is low but fruitful, profane and female. Thus was the first setting apart of the roles of male and female.

'Then with the coming of the light, creation was able to be resumed [...]'

Prologue of The Matriarch, a novel written by New Zealander Witi Ihimaera (Reed Publishing House)


jeudi 10 avril 2008

Benjamin, Arcades Project

Walter Benjamin - 1926 (c) Germaine Krull

"Ainsi nous voulons jeter un pont à arcades entre nos bureaux de poste respectifs si éloignés l'un de l'autre," écrit, Walter Benjamin alias Detlef Holz le 30 avril 1933 depuis Ibiza, son île d'exil, à sa chère Felizitas, ou Gretel Karplus qui deviendra Mme Adorno en 1937.

Detlef Holz est le pseudonyme que Benjamin s'est choisi pour signer les travaux littéraires qu'il publie en Allemagne, des critiques qui paraissent dans Die literarische WeltNeue deutsche Beiträge, ou la Frankfurter Zeitung. Gretel, elle, n'est pas du sérail - chimiste de formation, elle dirige une fabrique de gants -­ mais elle est dotée d 'une personnalité romanesque doublée d'une belle culture littéraire et, avant même de devenir l'intime du philosophe Theodor Adorno, fréquentait déjà l'intelligentsia.

L'"Essayiste/Passeur de littérature française, Apolitique (...)" - ainsi qu'il se qualifie lui-même dans l'ébauche de C.V qu'il a griffonné au verso en juin 1933 d'une lettre de Felicitas - traduit en effet des textes d'auteurs français tels que Marcel Proust ou de son grand favori Charles Baudelaire, le génie, le "flâneur" auquel il consacre une étude approfondie.

Son Sens unique et l'Origine du drame baroque allemand sont déjà parus, tandis que les fragments qui composeront ses futurs Chronique berlinoise, Une enfance berlinoise et Livre des Passages sont encore le fruit de travaux qu'il commente dans la Correspondance entretenue avec Gretel, tout au long de ses années vécues en exil, de 1930 jusqu'à son suicide en 1940.

"Nous devons veiller à mettre le meilleur de nous-mêmes dans nos lettres car rien n'indique que le moment de nos retrouvailles soit proche" avait-il écrit à son amie peu de temps avant de se donner la mort, plutôt que de tomber aux mains des nazis qu'il s'évertue à fuir.

Au fil de leurs échanges épistolaires, se seront tissés en toute délicatesse des liens d'une intimité de plus en plus profonde, parfois teintée d'une certaine ambiguïté quant à la nature de cet attachement qu'ils nouèrent chacun à des degrés variables. Gretel rappellera si souvent qu'elle aime profondément et indéfectiblement son Teddie (Adorno).

De leurs "Walter Benjamin, mon cher" et "chère mademoiselle Karplus", en passant par "Chère Gretel Karplus" et "Cher Walter-D", ils parviendront vers 1933 à cette proximité qui autorise ce chère Felizitas, qu'il agrémente d'un z, et "mon cher Detlef", tout en oscillant tour à tour entre le tu et le vous.

A l'approche de l'anniversaire de son ami, en juillet 1933, Gretel prend l'initiative de donner à leur échange un caractère plus conforme à la réalité et sauf objection de sa part, suggère de "s'en tenir au "tu" dans (leur) correspondance privée", d'autant que le "registre plus officiel" n'est sans doute pas, avance-t-elle, "le sens que nous voulons donner à nos lettres".

Gretel lui avoue en outre aimer cette "trace de clandestinité" qui marque leur correspondance et trouve "admirable" de se cacher ainsi "derrière des noms qui n'appartiennent presque qu'à (eux)", qui font d'eux "d'autres êtres", oui, des "personnages de roman" tels qu'elle en rêvait quand elle était enfant.

Est-ce son personnage de roman qui lui avait fait écrire, quand encore à l'heure du vouvoiement, à la fin d'une lettre à Benjamin : "Votre Felicitas qui au fond d'elle-même vous attend" ?

Et quand, un an après que le tutoiement a été établi, c'est encore à l'occasion de l'anniversaire de Deftel, le 15 juillet 1934, qu'elle lui déclare avoir été "toute la journée en pensée" avec lui à relire ses lettres "pendant longtemps" et s'être sentie "si proche" qu'elle croyait le "tenir" ?
"Je n'avais jamais aussi bien saisi ce que signifie le "tu" dans nos lettres qu'aujourd'hui : une pudique tendresse, une amitié qui a évolué, a été mise à l'épreuve et qui est devenue quelque chose comme un refuge dans nos vies".
Là, n'invite-t-elle pas Detlef à dialoguer sur le sens de leur relation, du degré d'intimité auquel ils sont parvenus et de nécessité qu'ils ont désormais et à jamais l'un de l'autre ?

"Où passe finalement la subtile limite entre amitié et amour ?", l'interroge-t-elle.

Seulement, si de son côté Benjamin n'omet jamais non plus de lui signifier l'importance qu'elle tient dans son existence, il demeure beaucoup plus mesuré, réfléchi. Même si parfois, il lui adresse de sublimes métaphores d'une intense ambiguïté : "Les choses pourraient t'être un peu plus faciles si tu savais sous quelle forme de fleur exotique et résistante au froid tu figures sur mon arbre de vie qui a perdu presque toutes ses feuilles".

Mais le plus souvent, c'est de ses ennuis matériels récurrents dont il est question. Ainsi, en février 1934, confronté à une nouvelle passe difficile, fort désargentée, il lui écrit en guise d'appel à l'aide, pudique : "sans toi je ne pourrais envisager les prochaines semaines qu'avec désespoir et apathie (...) mais dois-je tout faire reposer sur toi ?"


Et à Gretel d'expédier aussitôt ses précieux "bouts de papier rose", expression poétiquement codée pour évoquer les mandats postaux qu'elle lui fait parvenir régulièrement. "Tu me rends très heureuse ainsi, car je sais maintenant à nouveau pourquoi je dois gagner de l'argent : je t'adopte à la place de l'enfant que je n'aurai jamais".
"Parfois je me demande , chère Felizitas si vous ne souffrez pas de votre abondance d'enfants ? Un enfant qui vous cause du souci (Adorno) et un enfant adoptif. N'aspirez vous pas parfois à fréquenter un adulte ? Je pourrais peut-être en tenir lieu si vous étiez présente."
Et Gretel de se sentir désarçonnée : 
"Je ne voulais pas te blesser avec ma proposition d'adoption : au fond, je voulais seulement que tu te sentes chez moi un peu comme chez toi et que tu saches d'où tu es. Sinon, tu as parfaitement raison de dire que je ne suis qu'une petite fille et que j'ai vraiment besoin d'un adulte. Je suis extrêmement heureuse que tu veuilles jouer ce rôle pour moi. Je n'aurais pas osé te le demander de peur que tu me juges trop familière, mais ta petite Felicitas se sent en sûreté auprès de toi (...) mon cher grand ami, je ne t'ai dit qu'une fraction de ce que j'ai à te dire : tu découvriras bien des choses encore entre les lignes de cette lettre grâce à ton art du déchiffrage. Je prends appui avec confiance sur une perche de bois et je m'élance vers toi".
Cependant, Benjamin est avant tout possédé par la fièvre littéraire, profondément préoccupé par ses travaux, dont Felizitas est devenue en quelque sorte un des mécènes. Aussi, partage-t-il tout au long de ces années avec ses préoccupations littéraires, lui confie ses états d'âmes, lui fait part de l'avancée de ses recherches, ce qu'il lit et écrit, lui parle de ses amis tels Bertolt Brecht, Ernst Bloch, Gershom Scholem tandis qu'elle tient aussi le rôle d'agent de liaison avec certaines de ses relations à Berlin, l'informe des projets d'Adorno, complète, précise la correspondance que les deux hommes entretiennent de leur côté.

Mais il saura rendre hommage à l'importance de l'aide que lui aura indéfectiblement apportée son amie en lui déclarant : "si je reviens à moi, c'est à toi que je le dois. Et à moi, signifie seulement encore à mon travail", sur les Passages qui n'était "jamais allé aussi loin auparavant", alors que l'ouvrage prend la forme d'un livre intitulé Paris, capitale du XIXe siècle.

Quelques mois avant sa mort, il sera fier d'annoncer à cette chère petite que "le Baudelaire progresse, lentement mais désormais, je crois, solidement".
"Tu me ferais plaisir de te plonger pendant une heure dans un exemplaire des Fleurs du mal. Je pourrais ainsi t'y chercher des yeux. Comme mes pensées sont en ce moment jour et nuit fixées sur ce texte nous nous y rencontrerons sûrement".
Gretel Adorno - Walter Benjamin, Correspondance (1930 - 1940) - (Ed. Gallimard, Le Promeneur)

Tango, chant d'amour et de mort mêlés

Tango de bajo fondo - Auteur non identifié

H
e vuelto a aquel banco del Parque Lezama. 
Lo mismo que entonces se oye en la noche la sorda sirena de un barco lejano. Mis ojos nublados, te buscan en vano. Despues de diez años he vuelto aqui solo, sonando aquel tiempo, oyendo aquel barco. El tiempo y la lluvia, el viento y la muerte ya todo llevaron, ya nada dejaron. 
En que soledades de hondos dolores, en cuales regiones de negros malvones estas, Alejandra? Por cuales caminos, con grave tristeza, oh, muerta princesa?

Une petite foule se presse là en cette belle nuit d'automne australe sur le trottoir de Buenos Aires et tangue sur ce chant d'amour et de mort mêlées d'Ernesto Sabato pleurant Alejandra, au son du bandonéon d'Anibal Troila. L'hidalgo aux cheveux noirs gominés, costume noir cintré, le port de tête altier, entraîne l'élégante, à la taille fine et cambrée, enlacée, dont la robe rouge et légère virevolte sur ses jambes galbées et gainées de bas résilles.

Sur cette place au bord du Maldonado, au coeur du quartier de Palermo où Jorge Luis Borges a passé son enfance, et qui ne ressemble plus guère à ce "vieux quartier (...) des terrains vagues et du couteau", le souvenir demeure accroché à ce pas de deux évoluant là, sous nos yeux. La mémoire du bajo fondo, des mauvais garçons et des bordels que tout porteño sent vibrer sous sa peau. Le tango.

Tango que he visto bailar contra un ocaso amarillopor quienes eran capacesde otro baile, el del cuchillo.Tango de aquel Maldonado con menos agua que barro,Tango silbado al pasardesde el pescante del carro.
Despreocupado y zafado,siempre mirabas de frente.Tango que fuiste la dicha de ser hombre y ser valiente.Tango que fuiste feliz, como yo también lo he sido,según me cuenta el recuerdo;el recuerdo fue el olvido.
Desde ese ayer, ¡cuántas cosasa los dos nos han pasado!Las partidas y el pesarde amar y no ser amado.Yo habré muerto y seguirásorillando nuestra vida.Buenos Aires no te olvida, tango que fuiste y serás. 

Astor Piazzola a su mettre en musique cet Alguien le dice al tango de Borges, lui, qui pourtant n'aimait pas le son du bandonéon, et goûtait davantage la milonga-tango, interprétée au piano et au violon ainsi qu'il l'affirmait à Sabato, dans ces savoureux Dialogues que leur compatriote Orlando Barone avait eu la belle idée de convoquer en 1974 et 1975.

Le tango pour les deux écrivains, à l'instar de tout natif de la pampa, de part et d'autre du Rio de la Plata, est sujet incontournable.

Borges n'aimait guère non plus le lunfardo, l'argot des faubourgs portenos émaillant souvent les chants du tango et rappelle à Sabato qu'il a lui-même écrit quelques milongas : "parce que je les aime".

"La milonga est vive. Le tango, en revanche..."

Oui, Sabato qui dédia à Borges son essai Tangodiscusion y clave, sait bien que la sensiblerie dont le tango dégouline trop souvent déplaît au maître. "Mais tous les tangos ne sont pas ainsi. Certains ont chanté avec austérité, la mort, la solitude et la nostalgie".

Dans la préface de Tango de Horacio Salas, Sabato accusera en outre certains "penseurs argentins" d'avoir à tort "assimilé le tango au sexe" et de le réduire à une "simple danse lascive". 

Or, à ses yeux, "c'est exactement l'inverse. Il est certain que le tango est né dans les lupanars, mais cette constatation doit nous faire supposer qu'il est quelque chose comme son contraire car la création artistique est un acte presque invariablement antagonique: un acte de fuite ou de rébellion. On crée ce que l'on a pas, ce qui d'une certaine façon est objet de notre désir profond et de notre espérance [...]

Dialogos Borges/Sabato, compaginados por Orlando Barone (éd. emecé)

Traduction des citations par Zoé Balthus

mardi 8 avril 2008

Brancusi, l'étincelle qui anime l'esprit

Muse endormie - 1909-1910 - Constantin Brancusi

"Il y a des imbéciles qui définissent mon oeuvre comme abstraite, pourtant ce qu´ils qualifient d´abstrait est ce qu´il y a de plus réaliste, ce qui est réel n´est pas l´apparence mais l´idée, l´essence des choses", estimait le Roumain Constantin Brancusi  dont l'oeuvre a contribué de façon tout aussi magistrale au développement de l´art moderne que celle de Pablo Picasso (1881-1973).

Constantin Brancusi, né en Roumanie en 1876, étudie son art à Bucarest qu´il quitte en 1904 pour Paris où il passera et finira sa vie en 1957. Il travaille brièvement dans l´atelier d´Auguste Rodin jusqu´en 1907 quand il rompt avec les méthodes de sculpture en vigueur.

A l´époque, on sculpte et modèle dans la terre avant de confier à des ouvriers le soin de reproduire l´oeuvre originale, à l´échelle requise, en pierre, marbre, bois ou encore en bronze. Brancusi décide de supprimer ces intermédiaires et s´attaque, lui-même, directement au matériau dont la nature, estime-t-il, a le pouvoir partiel de déterminer l´oeuvre.

De ce principe naît son premier Baiser (1907-1908), un thème auquel le sculpteur restera attaché tout au long de son existence. Contrairement à la plus célèbre oeuvre de Rodin du même nom, Brancusi s´attache à la notion même de l´étreinte plutôt qu´aux individus enlacés. Il en véhicule la force grâce "au respect de l´intégrité" du bloc de pierre brute avec lequel le couple fait corps au lieu de s´en extraire.


Le début du monde - 1920 - Constantin Brancusi

La taille directe n'est autre que le manifeste de Brancusi défiant les maîtres tels Rodin pour faire entrer la sculpture dans une nouvelle ère.

Le sculpteur a tenté de "rendre visible les qualités intrinsèques du sujet qui en font ce qu´il est" afin d'en extraire l´idée. Ses oeuvres font abstraction de la nature "sans être totalement abstraites". Sa recherche de l´universalité dans le particulier l´a conduit à la conclusion qu´une seule partie du corps pouvait fort bien représenter l´ensemble, la plus expressive demeurant la tête. Il sculptera Tête de l´enfant endormi en 1908, dans un marbre blanc immaculé, dans un style, encore réaliste, mais déjà épuré.

Ce processus s´amplifiera avec l´élégante tête de Muse endormie (1909-1910) un bronze qui annonce alors l´apparition de la forme ovoïde, caractéristique d´une partie de l´oeuvre du maître. La perfection de la structure de l´oeuf, qui renferme également la vie dans sa plus pure expression aux yeux de Brancusi, lui inspirera Le début du monde (1920), un marbre poli, absolument lisse.

Des fables populaires roumaines lui ont notamment inspiré le bronze Maiastra (1922), oiseau au merveilleux plumage doré et au chant ensorcelant. Autre thème caractéristique du sculpteur, l´oiseau se retrouvera dans une trentaine de ses oeuvres, dont le célèbre Oiseau dans l´espace un bronze poli qui s´élève dans la grâce et la légèreté d´une plume pointée vers le ciel.

Poétiquement, Brancusi dira avoir "recherché l´étincelle qui anime l´esprit".

Ce texte fut écrit en 2004 - à la suite de l'exposition intitulée Brancusi, The Essence of Things, que lui a consacrée la Tate Modern Gallery - et publié par plusieurs titres de la presse internationale 

dimanche 6 avril 2008

El Greco en quête de signification universelle


Vue de Tolède - 1599 - El Greco
Domenikos Theotokopoulos, dit El Greco (1541-1614), ce maître espagnol d'origine crétoise qui travailla un temps aux côtés de Titien, est né à Candie, en Crète, protectorat de la république de Venise. Il y fut formé à la peinture d'icônes, une peinture vénéto-byzantine à l'esthétique épurée et mystique.

Vers 1566, El Greco s'installe à Venise, où il collabore à l'atelier de Titien jusqu'en 1570. De ce qu'il a vécu auparavant, mystère.

Son travail subit une profonde évolution lors de son séjour à Rome, de 1570 à 1576, pendant lequel il côtoie les maniéristes.

L'oeuvre la plus caractéristique de cette période reste le Christ chassant les marchands du Temple, une huile sur bois exécutée vers 1570-1571, dans laquelle on reconnaît l'influence de Michel-Ange et Raphaël.

Exploitant à nouveau ce thème de la purification du temple, au milieu des années 1570, dans une huile sur toile, il y impose la présence de Titien, Michel-Ange, Giulio Clovio et Raphaël, témoins de la scène et installés dans le coin droit au bas du tableau.

Il travaillera ce thème à deux autres reprises, aux environs de 1600, puis après 1610. Les vieux maîtres italiens ont alors disparu, la composition simplifiée se dépouille des règles de perspective et de proportion.

El Greco cherchait à transmettre l'essentiel ou la signification universelle du sujet à travers un processus de raffinement et de réduction, il osait ouvrir la voie d'une peinture modernisée, il avait l'audace de s'autoriser la liberté.  

A Tolède, il y est parvenu en abandonnant l'emphase de la Renaissance grâce à l'observation et la sélection de phénomènes naturels.

Après un bref séjour à Madrid, El Greco s'y était installé au printemps de l'année 1577 et commença rapidement à travailler sur ses premières commandes espagnoles.

Le Christ dépouillé de sa tunique, El Espolio, (1577-1579) est une autre version de l'oeuvre qu'il avait réalisée pour la sacristie de la cathédrale de Tolède, objet d'une dispute avec ses commanditaires, qui arguaient que certains personnages de la foule dominaient le Christ de la tête. Cette réplique a appartenu quelques temps à Delacroix. 

Fray Hortensio Felix de Paravino - Vers 1609 - El Greco

El Greco, peintre lettré, s'était lié d'amitié avec le poète Fray Hortensio Felix de Paravino, dont il peignit le portrait vers 1609. Le poète lui dédia un sonnet dans lequel il lui dit préférer sans doute son corps peint par le maître au modèle.

Il peignit également une Vue de Tolède (1597-1599), surplombée de nuages sombres et menaçants évoquant une scène apocalyptique.

L'artiste a conduit son oeuvre vers une plus grande simplification, une libération qui a inspiré les efforts des peintres modernes en vue de transformer la peinture du XXème siècle. 

L'ouverture du cinquième sceau de l'Apocalypse réalisée entre 1608 et 1614 pour l'hôpital Tavera à Tolède et l'une de ses dernières commandes, aurait inspiré en partie les Demoiselles d'Avignon de Picasso. L'Agonie au jardin, du début des années 1590, est à l'origine des Grandes Baigneuses de Cézanne, deux toiles que la National Gallery de Londres présente habituellement côte à côte dans sa galerie principale.

Dans l'oeuvre du Greco, l'espace est perçu par l'imagination plutôt que par la mesure, la lumière est incandescente, intermittente et irréelle, les couleurs sont pures, lumineuses et surnaturelles, les silhouettes sont élancées, énergiques, parfois presque dématérialisées. Tout s'illumine et se révèle.

Ce texte fut écrit en février 2004 à la suite d'une visite de la rétrospective que la National Gallery de Londres a consacré au Greco et publié par plusieurs titres de la presse internationale. 

jeudi 3 avril 2008

Les Passions de Bill Viola, sur toile plasma

Catherine's room (détail) polyptique vidéo - 2001 (c) Bill Viola
L'un des maîtres de l'art vidéo, l'Américain Bill Viola étudie, observe, explore l'humain et les mouvements de l'âme agitée dans l'amour, la joie, le triomphe, le chagrin, la douleur, ou encore le désespoir . Bill Viola commande à des comédiens leurs interprétations. Le vidéaste a fait appel entre 2000 et 2003 à toutes ses facultés pour mobiliser et inspirer des acteurs ainsi qu'une énorme équipe de production pour mettre en scène les Passions qu'il aura filmées fort longtemps et savamment puis livrées au public dans les musées du monde entier, sur des écrans plasma, comme autant de tableaux de maître.

Les Passions du vidéaste new-yorkais combinent une quinzaine de films muets, consacrés à l'exploration de l'expression de plaisir, de tristesse, de souffrance, de frayeur ou encore de colère dont il a rendu compte au ralenti. Certains courts métrages ont été inspirés par de grandes oeuvres de la peinture classique.


"Je m'intéresse à ce que les vieux maîtres n'ont pas peint, j'ai cherché les étapes intermédiaires" entre la réalité et le tableau, explique l'artiste.


Pour chacun de ses tableaux, Bill Viola invite le spectateur à suivre le parcours physique de l'émotion, permet au body language ou langage du corps de libérer tout son sens. Chacun fait figure d'épiphanie.


L'artiste présente ainsi une fresque intitulée The greeting inspirée de La Salutation du peintre italien du XVIe siècle, Jacopo Pontormo. Scène de rue, d'un autre âge. Deux femmes vêtues de tuniques et portant sandales, sont rejointes par une troisième de semblable allure. Elle est enceinte. L'arrivée de cette nouvelle venue suscite une série de réactions en chaîne. Leurs propos inaudibles obligent, pour en deviner la teneur, à s'attarder sur la gestuelle et la multiplicité des attitudes, l'expression des visages, les regards échangés, le mouvement des mains et la disposition des corps dans l'espace.


Catherine's room (détail) polyptique vidéo - 2001 (c) Bill Viola

Dans son Quintet of the Astonished, inspiré de l'oeuvre du néerlandais Jérôme Bosch (XVe siècle), Bill Viola met en scène quatre hommes et une femme dont les regards ne se croisent à aucun moment. Différentes émotions pour chacun se succèdent, s'apparentent au chagrin pour certains, à la compassion, la tristesse, l'angoisse ou la sérénité pour d'autres. Les mots sont inutiles pour qui sait observer, lire l'expression véritable qui jaillit subtilement de l'épiderme, quand le corps fait si belle part au sens, comme parvient à le démontrer le vidéaste avec maestria.


Et de songer : "C'est bien là être seul, c'est là, c'est là, que se trouve la solitude", selon les mots de Lord Byron.


Autre oeuvre du maître de la vidéo d'art, le fascinant diptyque intitulé Silent mountain. Là, un homme et une femme, filmés séparément, réagissent à une information qui demeure inconnue au spectateur et tout entière à imaginer au regard des violentes déformations de leurs traits et des contorsions de leurs corps. La femme se tord, se contorsionne, enserre son ventre à deux bras, se courbe, se recroqueville et se replie sur ses tripes, victime d'un douloureux combat intérieur. Quant à l'homme, ses veines sous nos yeux se gonflent d'un flot de sang, deviennent si saillantes tout le long de sa gorge que l'on croirait prête à exploser, tandis que son visage prend une teinte violine, ses mains agrippent ses cheveux et soudain, ce cri muet en formation, en ascension jaillit enfin, expulsé avec une telle magnitude que l'on croit même l'entendre.


"Probablement le cri le plus puissant que j'ai jamais enregistré" dira Bill Viola qui estime que les énergies exprimées dans cette oeuvre relèvent de "l'événement cataclysmique d'une ampleur comparable à celle d'une explosion volcanique".


Dans Emergence, c'est un Viola mystique qui réalise une oeuvre biblique dans laquelle il s'attaque au thème de la résurrection. Deux femmes, une jeune et l'autre plus âgée, assises dans une attitude de recueillement et de tristesse auprès de ce qui apparaît être un tombeau de marbre.


Soudain, la surface froide et inerte de la pierre se trouble pour se liquéfier et laisser surgir un homme jeune et beau, quasiment nu, glabre, blême et froid comme le marbre se dressant hors du bain. Apparition christique, sous le regard stupéfait de ces femmes presque effrayées, tirées si soudainement de leurs méditations et prières respectives.



Catherine's room (détail) polyptique vidéo - 2001 (c) Bill Viola
Le metteur en scène de théâtre, l'Américain Peter Sellars a vu dans les Passions de son compatriote "les images de la naissance et de la mort se tenant et se touchant dans une miraculeuse étreinte, qui réconforte sans jamais être confortable".

Bill Viola semble avoir été happé par un univers parallèle au nôtre dont il s'extrait pour rapporter les preuves filmées d'existences paranormales qui, étrangement,  nous reflètent et nous révèlent toute la tragédie d'être.


Ce texte fut écrit en 2003 dans la foulée d'une visite de l'exposition The Passions de Bill Viola à la National Gallery de Londres et publié par plusieurs titres de la presse internationale. 


mardi 1 avril 2008

Casas Ros, l'horreur en beauté

Hjort - Eugen Krüger 
"Le destin m'a fait le cadeau de me tuer très tôt pour que je commence à vivre", confie Antoni Casas Ros, dans son "Théorème d'Almodovar", dont il est à la fois l'auteur et le narrateur, marqué à tout jamais, dans sa chair, dans son âme par un accident de la route survenu une nuit de joie et d'ivresse alors qu'il traversait la forêt en 4L vingt ans plus tôt. 

Cet accident lui aura ravi la jeune femme qu'il aimait, aura anéanti les rêves qu'il bâtissait, dérobé son image, arraché son visage, et façonné tout son être en "marge du monde". Et pourtant de cette "première rencontre avec Newton", ce jeune mathématicien à l'avenir contrarié, parvient à composer un théorème poétique et onirique par lequel il établit qu'"il suffit de regarder assez longtemps pour transformer l'horreur en beauté".

L'horreur s'est inscrite sur le visage d'Antoni Casas Ros alors qu'il évitait cet obstacle dressé sur son chemin en cette nuit affreusement irréparable, alors qu'il épargnait ce cerf majestueux au regard doux comme le velours et fixé à jamais en beauté en son esprit. Ce bel animal mythique, symbole de sa mort et de sa résurrection, il l'accueille dans son salon, sans rancune aucune, avec tendresse même, d'autant qu'il lui reconnaît le rôle le plus crucial de son existence, à l'origine dramatique de la plus profonde des rencontres, celle de sa propre substance qui "toute entière", affirme-t-il, "réside dans ce livre".

Et s'il se dit "heureux d'être en vie", Antoni Casas Ros a malgré tout choisi de s'extraire du monde qu'il entend épargner de la peur et du dégoût qu'il s'inspire probablement au premier chef, au point d'avoir banni le reflet même de son visage et de tout miroir en sa demeure. Il est ainsi passé maître dans l'art de se "raser au toucher". Sur cette absence d'image de soi, il a reconstruit son identité, est parvenu à "s'inventer une vie de solitude" qu'il nourrit de minutieuses contemplations, de profondes méditations, de l'exploration des sens, du sens, de ses voyages au coeur de l'Art et a fortiori de la Littérature.

"Catalan d'esprit et de nom", qui se dit convaincu que son portrait de "style cubiste" aurait été "haï" par Picasso, que son célébrissime compatriote l'aurait sans doute vu tel une "négation de son invention", Antoni Casas Ros se veut artiste-peintre en écriture.

Dans l'écriture, l'auteur se délivre de son carcan, applique à la lettre son axiome qui établit que "toute oeuvre d'art réveille en nous ce que l'être a de plus vivant, de plus subversif, de plus libre"; il se saisit de son pinceau puisque la peinture en particulier est dotée de ce "droit magnifique de faire violence à notre imaginaire" et, "palette en main", en une multitude de traits de poésie irisée, rehaussés parfois de touches moins nuancées, maladroites aussi, il "pein[t] ce livre".

A ses yeux, le cinéma aussi, c'est de la peinture. L'Espagnol Pedro "Almodovar est un peintre", les cinéastes sont "des peintres qui ne s'ignorent pas", pose-t-il. Le réalisateur de Tout sur ma mère peint donc le film du livre dans le livre peint par Casas Ros. L'histoire de sa relation intime, de confiance, dénuée de tabous, instaurée avec un autre Freak, Lisa, sous le regard bienveillant du cerf à la présence magique, au pelage parfois rosé. Un trio béni par la mère du narrateur que "l'extraordinaire ne surprend jamais, [que] seule la médiocrité (..) contrarie".

Casas Ros s'étonnait tant que "le besoin de séduire" perdure en lui, que le rêve d'une étreinte luise encore au coeur de ses ténèbres, après tant d'années d'isolement absolu. Grâce à Lisa, cet être en marge, il renoue avec la chaleur de la caresse, la jouissance de la chair, l'assouvissement du désir, la vibration de l'émotion, le sentiment amoureux. Lisa, sa prostituée hermaphrodite, "une femme qui a une bite" quoi... Une bite "belle comme un Brancusi".

L'homme sans visage qui ne s'aventurait dehors que la nuit pour se fondre dans l'obscurité des ruelles de la ville de Gênes, à l'heure où tous les chats sont gris, où sont bravés les interdits, brisés les tabous, où se fondent les formes, se confondent les normes, envisage peu à peu d'apprivoiser son image dans des miroirs tout neufs.

L'idée de recourir à la chirurgie esthétique en quête d'un "visage humain" bien sûr demeure ancrée dans son esprit, sa mère l'y encourage, Lisa aussi. Mais parvenu à l'acceptation de soi et à une harmonie relatives, au prix de tant d'efforts qu'il refuse de voir "réduits à néant", il craint de "redevenir quelqu'un de normal. De ne plus avoir aucune excuse pour vivre en marge du monde".

Aussi son Théorème pose-t-il que "la puissance du monde [est] divisée par [son] incapacité à le rencontrer".

Il juge ses oreilles bien dessinées, belle sa chevelure noire et bouclée. Quant à sa bouche, "il n'y a rien à redire. Jolis contours" même, souligne-t-il non sans une touchante fierté. "Il n'aurait plus manqué qu'un bec-de-lièvre pour [le] pousser par la fenêtre", ajoute-t-il d'un air de rien, ironique et détaché alors qu'il évoque le saut de l'ange, imagine sa face écrasée "sur l'asphalte", sous le regard indifférent des passants. La vie se sera accrochée à ces belles lèvres où la mort tentait de poser une nouvelle fois son baiser glacial.

Rivée à ses yeux aussi, qui furent "épargnés dans leur forme et capacité de voir", qui se fixent essentiellement dans les regards, qui ne voient que les yeux, à l'instar d'Alberto Giacometti qui aimait à rappeler que dans "un visage humain, on regarde surtout les yeux, plutôt que la bouche, que le bout du nez, même quand on regarde un chat d'ailleurs... l'oeil a ça de particulier qu'il est fait d'une autre matière que le reste du visage. Le reste est plus ou moins flou".

Formule newtonienne particulière, clin d'oeil malicieux, le Théorème d'Almodovar est une invitation à la navigation entre les genres, au coeur d'une âme - le mot plaît à cet athée de Casas Ros pour "sa part indéfinissable" - d'une étendue qui n'existe peut-être que sous la forme d'un accident...


Le Théorème d'Almodovar, Antoni Casas Ros (éd.Gallimard)