jeudi 10 avril 2008

Benjamin, Arcades Project

Walter Benjamin - 1926 (c) Germaine Krull

"Ainsi nous voulons jeter un pont à arcades entre nos bureaux de poste respectifs si éloignés l'un de l'autre," écrit, Walter Benjamin alias Detlef Holz le 30 avril 1933 depuis Ibiza, son île d'exil, à sa chère Felizitas, ou Gretel Karplus qui deviendra Mme Adorno en 1937.

Detlef Holz est le pseudonyme que Benjamin s'est choisi pour signer les travaux littéraires qu'il publie en Allemagne, des critiques qui paraissent dans Die literarische WeltNeue deutsche Beiträge, ou la Frankfurter Zeitung. Gretel, elle, n'est pas du sérail - chimiste de formation, elle dirige une fabrique de gants -­ mais elle est dotée d 'une personnalité romanesque doublée d'une belle culture littéraire et, avant même de devenir l'intime du philosophe Theodor Adorno, fréquentait déjà l'intelligentsia.

L'"Essayiste/Passeur de littérature française, Apolitique (...)" - ainsi qu'il se qualifie lui-même dans l'ébauche de C.V qu'il a griffonné au verso en juin 1933 d'une lettre de Felicitas - traduit en effet des textes d'auteurs français tels que Marcel Proust ou de son grand favori Charles Baudelaire, le génie, le "flâneur" auquel il consacre une étude approfondie.

Son Sens unique et l'Origine du drame baroque allemand sont déjà parus, tandis que les fragments qui composeront ses futurs Chronique berlinoise, Une enfance berlinoise et Livre des Passages sont encore le fruit de travaux qu'il commente dans la Correspondance entretenue avec Gretel, tout au long de ses années vécues en exil, de 1930 jusqu'à son suicide en 1940.

"Nous devons veiller à mettre le meilleur de nous-mêmes dans nos lettres car rien n'indique que le moment de nos retrouvailles soit proche" avait-il écrit à son amie peu de temps avant de se donner la mort, plutôt que de tomber aux mains des nazis qu'il s'évertue à fuir.

Au fil de leurs échanges épistolaires, se seront tissés en toute délicatesse des liens d'une intimité de plus en plus profonde, parfois teintée d'une certaine ambiguïté quant à la nature de cet attachement qu'ils nouèrent chacun à des degrés variables. Gretel rappellera si souvent qu'elle aime profondément et indéfectiblement son Teddie (Adorno).

De leurs "Walter Benjamin, mon cher" et "chère mademoiselle Karplus", en passant par "Chère Gretel Karplus" et "Cher Walter-D", ils parviendront vers 1933 à cette proximité qui autorise ce chère Felizitas, qu'il agrémente d'un z, et "mon cher Detlef", tout en oscillant tour à tour entre le tu et le vous.

A l'approche de l'anniversaire de son ami, en juillet 1933, Gretel prend l'initiative de donner à leur échange un caractère plus conforme à la réalité et sauf objection de sa part, suggère de "s'en tenir au "tu" dans (leur) correspondance privée", d'autant que le "registre plus officiel" n'est sans doute pas, avance-t-elle, "le sens que nous voulons donner à nos lettres".

Gretel lui avoue en outre aimer cette "trace de clandestinité" qui marque leur correspondance et trouve "admirable" de se cacher ainsi "derrière des noms qui n'appartiennent presque qu'à (eux)", qui font d'eux "d'autres êtres", oui, des "personnages de roman" tels qu'elle en rêvait quand elle était enfant.

Est-ce son personnage de roman qui lui avait fait écrire, quand encore à l'heure du vouvoiement, à la fin d'une lettre à Benjamin : "Votre Felicitas qui au fond d'elle-même vous attend" ?

Et quand, un an après que le tutoiement a été établi, c'est encore à l'occasion de l'anniversaire de Deftel, le 15 juillet 1934, qu'elle lui déclare avoir été "toute la journée en pensée" avec lui à relire ses lettres "pendant longtemps" et s'être sentie "si proche" qu'elle croyait le "tenir" ?
"Je n'avais jamais aussi bien saisi ce que signifie le "tu" dans nos lettres qu'aujourd'hui : une pudique tendresse, une amitié qui a évolué, a été mise à l'épreuve et qui est devenue quelque chose comme un refuge dans nos vies".
Là, n'invite-t-elle pas Detlef à dialoguer sur le sens de leur relation, du degré d'intimité auquel ils sont parvenus et de nécessité qu'ils ont désormais et à jamais l'un de l'autre ?

"Où passe finalement la subtile limite entre amitié et amour ?", l'interroge-t-elle.

Seulement, si de son côté Benjamin n'omet jamais non plus de lui signifier l'importance qu'elle tient dans son existence, il demeure beaucoup plus mesuré, réfléchi. Même si parfois, il lui adresse de sublimes métaphores d'une intense ambiguïté : "Les choses pourraient t'être un peu plus faciles si tu savais sous quelle forme de fleur exotique et résistante au froid tu figures sur mon arbre de vie qui a perdu presque toutes ses feuilles".

Mais le plus souvent, c'est de ses ennuis matériels récurrents dont il est question. Ainsi, en février 1934, confronté à une nouvelle passe difficile, fort désargentée, il lui écrit en guise d'appel à l'aide, pudique : "sans toi je ne pourrais envisager les prochaines semaines qu'avec désespoir et apathie (...) mais dois-je tout faire reposer sur toi ?"


Et à Gretel d'expédier aussitôt ses précieux "bouts de papier rose", expression poétiquement codée pour évoquer les mandats postaux qu'elle lui fait parvenir régulièrement. "Tu me rends très heureuse ainsi, car je sais maintenant à nouveau pourquoi je dois gagner de l'argent : je t'adopte à la place de l'enfant que je n'aurai jamais".
"Parfois je me demande , chère Felizitas si vous ne souffrez pas de votre abondance d'enfants ? Un enfant qui vous cause du souci (Adorno) et un enfant adoptif. N'aspirez vous pas parfois à fréquenter un adulte ? Je pourrais peut-être en tenir lieu si vous étiez présente."
Et Gretel de se sentir désarçonnée : 
"Je ne voulais pas te blesser avec ma proposition d'adoption : au fond, je voulais seulement que tu te sentes chez moi un peu comme chez toi et que tu saches d'où tu es. Sinon, tu as parfaitement raison de dire que je ne suis qu'une petite fille et que j'ai vraiment besoin d'un adulte. Je suis extrêmement heureuse que tu veuilles jouer ce rôle pour moi. Je n'aurais pas osé te le demander de peur que tu me juges trop familière, mais ta petite Felicitas se sent en sûreté auprès de toi (...) mon cher grand ami, je ne t'ai dit qu'une fraction de ce que j'ai à te dire : tu découvriras bien des choses encore entre les lignes de cette lettre grâce à ton art du déchiffrage. Je prends appui avec confiance sur une perche de bois et je m'élance vers toi".
Cependant, Benjamin est avant tout possédé par la fièvre littéraire, profondément préoccupé par ses travaux, dont Felizitas est devenue en quelque sorte un des mécènes. Aussi, partage-t-il tout au long de ces années avec ses préoccupations littéraires, lui confie ses états d'âmes, lui fait part de l'avancée de ses recherches, ce qu'il lit et écrit, lui parle de ses amis tels Bertolt Brecht, Ernst Bloch, Gershom Scholem tandis qu'elle tient aussi le rôle d'agent de liaison avec certaines de ses relations à Berlin, l'informe des projets d'Adorno, complète, précise la correspondance que les deux hommes entretiennent de leur côté.

Mais il saura rendre hommage à l'importance de l'aide que lui aura indéfectiblement apportée son amie en lui déclarant : "si je reviens à moi, c'est à toi que je le dois. Et à moi, signifie seulement encore à mon travail", sur les Passages qui n'était "jamais allé aussi loin auparavant", alors que l'ouvrage prend la forme d'un livre intitulé Paris, capitale du XIXe siècle.

Quelques mois avant sa mort, il sera fier d'annoncer à cette chère petite que "le Baudelaire progresse, lentement mais désormais, je crois, solidement".
"Tu me ferais plaisir de te plonger pendant une heure dans un exemplaire des Fleurs du mal. Je pourrais ainsi t'y chercher des yeux. Comme mes pensées sont en ce moment jour et nuit fixées sur ce texte nous nous y rencontrerons sûrement".
Gretel Adorno - Walter Benjamin, Correspondance (1930 - 1940) - (Ed. Gallimard, Le Promeneur)