mardi 21 décembre 2010

Bataille, au paroxysme du sacré

Le Calvaire (Les Sataniques) - 1882 - Félicien Rops

La lecture de l’œuvre de Georges Bataille « n’apporte jamais rien d’apaisant », pour reprendre les mots mêmes de l’écrivain qui avait eu à cœur de mettre ainsi en garde son lecteur dans l’avant-propos de L’Expérience intérieure (1943), s’agissant à ses yeux, du « récit d’un désespoir » puisé à « la mise en question (à l’épreuve) dans la fièvre et l’angoisse, de ce qu’un homme sait du fait d’être.» Toute son œuvre en est frappée du sceau et participe bien d’une expérience intérieure bouleversante, suffocante, lourde de ses hantises, obsessions, confessions et de leurs paradoxes qu’il a voulus, délivrés de toute hypocrisie et de toute illusion, autrement dit dénués de tout recours à de tels narcotiques afin de faire éclater toute la vérité crue qui n’est autre que l’expression vive de la souffrance et la terreur d’un homme, fils de Dieu s’il est ou non.

Bataille, nietzschéen devant l’Eternel, aura précisé dans cet ouvrage, « [tenir] l’appréhension de Dieu, fût-il sans forme et sans mode (sa vision « intellectuelle » et non sensible), pour un arrêt dans le mouvement qui nous porte à l’appréhension plus obscure de l’inconnu : d’une présence qui n’est plus distincte en rien d’une absence. »

Aussi, à ses yeux, « nous ne sommes totalement mis à nu qu’en allant sans tricher vers l’inconnu. C’est la part d’inconnu qui donne à l’expérience de Dieu – ou du poétique – sa grande autorité. Mais l’inconnu exige à la fin l’empire sans partage. »

Selon Bataille, il est essentiel de savoir vivre en l’absence de Dieu,  de se confronter à « cette place vide » qui reste, au néant de la mort, soit l’inconnu et suppose qu’il faille alors oser quitter le confortable et ascétique cocon du monde qu’il appelle profane, celui des interdits, pour s’aventurer sur les territoires du sacré pavés de transgressions, tels que  jeu, fête, sexe, mort, le mal en somme.

« Dans le mouvement des interdits, l’homme se séparait de l’animal. Il tentait d’échapper au jeu excessif de la mort et de la reproduction (de la violence), dans le pouvoir duquel, l’animal est sans réserve, explique Bataille dans L’Erotisme, publié en 1957. Mais dans le mouvement secondaire de la transgression, l’homme se rapprocha de l’animal. Il vit dans l’animal ce qui échappe à la règle de l’interdit, ce qui demeure ouvert à la violence (à l’excès), qui commande le monde de la mort et de la reproduction. »

Bataille prône bien désormais des « va-et-vient de l’ordure à l’idéal et de l’idéal à l’ordure », se fait le chantre du glissement entre les deux mouvements afin de vivre une vie en conformité avec ce qu’elle devrait être vraiment, et qui, une fois en accord avec elle-même, soit vouée inexorablement à la mort. Et c’est-à-dire qu’en cela, il s’agit de répondre à toutes nos nécessités y compris nos besoins les plus ténébreux qui s’expriment quoi qu’il en soit et que nous réprimons pour le pire qu’une vie amputée d’une partie d’elle-même, qu’une existence refoulée puisse promettre : l’inexistence. « Sans le sacré la totalité de la plénitude de l’être échappe à l’homme », affirme le penseur dont l’œuvre aura nourri considérablement celle de Jacques Lacan.

« On est vraiment homme quand on affronte le danger », avait-il à nouveau souligné lors d’un de ses derniers entretiens radiophoniques.

« Soudain j’étais un homme » réalisa d’ailleurs Pierre à 17 ans en l’absence du père, l’intrus, qui à l’instar de Dieu mort, laissait sa place vacante, cet espace dans lequel se couler pleinement, jouir de la présence maternelle, sans partage, et de l’aveu éclatant d’une telle transgression éprouvée. Pierre est le narrateur de Ma Mère, ce terrible roman posthume, inachevé, publié en 1966, quatre ans après la mort de Georges Bataille qui figure, selon l’éditeur, le prolongement de son sulfureux roman Madame Edwarda paru en 1937, signé de son ironique pseudonyme Pierre Angélique. L’auteur l’aura savamment tissé des idées maîtresses développées tout au long de son œuvre.

Ainsi bien terrible est ce roman, car il est tout entier fondé sur un des paroxysmes de la transgression de l’interdit qu’est l’inceste et la fascination qu’il exerce avec la même intensité que celle de la mort. Avec le meurtre, l’inceste est l’interdit majeur, la profanation ultime et figure le point de fuite du livre, l’impossible, l’indicible.

L'humanité - La Vertu du Diable. Diaboli Virtus in Lombis! St Aug. Rops     
« Perdu d’adoration » pour sa mère, se savait le narrateur avant que la jeune femme de 32 ans, à « la mélancolie profonde », ne lui dévoilât son dessein de l’entraîner à sa suite au cœur de sa propre perdition. Hélène est l’archétype de la consumation de soi qui depuis toujours la pousse à sa perte, propre à l’idée de « cette consumation intense qui fascine dangereusement, qui annonce la mort et attire finalement de plus en plus » ainsi formulée par Bataille dans L’Erotisme.

« Le besoin de se perdre est la vérité la plus intime, et la plus lointaine, vérité ardente, mouvementée […] » écrira-t-il également dans Le Coupable (1944).

Pierre, qui accueillit la mort de son père en une « pieuse jubilation », paraissait prédisposé à épouser tous les choix de sa mère jusque dans la perte de soi, alors qu’à l’enterrement il avait déjà « compris que la malédiction, la terreur, se faisait chair en [lui] »

A ses yeux, Hélène venait de prendre l’aspect nouveau d’une « jeune évaporée », du moins tant qu’elle ne s’était pas résolue à laisser tomber son masque. A cela, elle allait le préparer minutieusement après l’avoir testé préalablement par le biais d’une habile machination, plaçant Pierre « sur la pente » où, d’évidence, il allait « commencer de glisser » par la découverte de photographies pornographiques prises dans un bordel, abandonnées à dessein dans le bureau du père qu’il avait eu pour mission d’ordonner.

Ces visages de prostituées en « état de spasme et de malheur » avaient excité autant qu’écœuré le jeune homme, les associant à l’idée de « la beauté de la mort ». Il avait si bien cédé à l’impériosité du plaisir de la chair, plaisir gluant saisi dans la honte et la culpabilité, qu’il songea à se détruire, décida de mourir, ou du moins de « croire l’avoir décidé ».

Dans L’Erotisme, Bataille avait déjà décrit le processus de la jouissance qui, dans son esprit, est toujours alliée à l’angoisse et la mort qui la précède et qu’elle poursuit : 
« Je puis me dire que la répugnance, que l’horreur, est le principe de mon désir, que c’est dans la mesure où son objet n’ouvre pas en moi un vide moins profond que la mort qu’il émeut ce désir, qui d’abord est fait de son contraire, qui est l’horreur. »
Et le lecteur glisse en même temps que Pierre, entamant sa propre chute vers l’ordure, en éprouve de la nausée, - autre mot-clé bataillien - à comprendre qu’il va pénétrer dans ce monde sacré, passer lui aussi de l’autre côté terrifiant. L’angoisse signe toujours, selon Bataille, l’approche de l’expérience,  elle « se fonde sur quelque chose qui va mal.»

Pierre éprouvait de l’angoisse alors qu’il ignorait encore que la perte de sa vertu allait lui fournir l’accès direct à la mystérieuse intimité de sa mère, l’expérience intérieure. Désormais, il allait par son ignominie même rejoindre celle de son idole et ainsi entrer avec elle en une communion totale et démoniaque. Leurs âmes allaient devenir sœurs dans l’avilissement, âmes amantes du et dans le malheur. Il s’agissait seulement d’accepter « l’idée de n’être plus qu’un être sans substance », et d’entrer dans cette solitude destinée « à maintenir un sentiment vertigineux de démesure ». Cette solitude, à ses jeunes yeux, n’était autre que Dieu en son insupportable absence.

Forte de découvrir que son fils avait bien cédé au vice, Hélène lui fit l’aveu inavouable de son existence toute entière vouée à la débauche et la luxure, trahissant du même coup la parole donnée au père qui, avant de mourir, inquiet de ne pas se laisser déposséder de sa puissance de chef de famille aux yeux du fils, avait expressément exigé d’endosser la responsabilité de leur malheur assumé en disant à Hélène : « mets tout sur mon dos ».

« Tu ne sais rien de ma vie »,  avait-elle fait valoir à Pierre avant de transgresser la volonté du père et de dévoiler les dessous les plus inadmissibles de son existence ainsi que son sombre projet de, non seulement, concourir à le « déniaiser » mais de l’initier aux bassesses, aux vices, au sexe, à l’ivresse. Elle l’avertissait, allait le pervertir. La mère, toute puissante, elle qui lui avait donné la vie, entendait le guider vers la mort, là où s'exprimait sa volonté démente d’une fusion charnelle, de retrouver ce qui était avant, d’accueillir le retour du fils au sein de la matrice.

« Ma mère m’aimait », se souvint le narrateur en même temps qu’il admettait avoir été alors saisi par son « hideuse grandeur » et son « sourire du malheur », d’avoir songé n’être « pas à la mesure de ce qui  [l]’accablait. » Et aussi de « ce rire graveleux » dont l’homme « resta fêlé », de son « rire canaille » qui « écœur[ait] » et « gla[çait] » le jeune homme qu’il était. Cette fêlure qu’il éprouvera à jamais était celle de l’angoisse mortelle de sa mère qui résonnait aussi dans ce rire d’importance au sens du nietzschéen Bataille pour qui « ne reste plus qu’à rire » une fois que le monde est délivré du but. La joie naissait de cette terreur, dans laquelle ils tissaient leur complicité incestueuse. La terreur du viol et sa culpabilité dont il savait à présent qu’il était le fruit. Une unique question les unira quelques temps plus tard dans les regards respectifs qu’ils se renverront :
« de quoi rire, ici-bas, sinon de Dieu ? »
Elle lui révèlera aussi cette présence morbide, ambigüe et cruelle au fond d’elle-même : 
« Mon malheur est de ne jamais trouver dans mes excès le plaisir de trembler que tu m’as donnée […] Mais tu m’as vue rire : en riant, je pensais au moment où j’ai cru que tu mourrais. »
Dans ce rire, masque gonflé d'alcool et des paradoxes d’amour et de mort, éclatant tout au long du roman s’incarne ainsi à la fois la mère idéalisée et la mère abjecte.
« Je ne veux de ton amour que si tu sais que je suis répugnante, et que tu m’aimes en le sachant »
Cette solennelle et splendide déclaration d’Hélène à Pierre est une des clés, sans doute, du roman et de la conception bataillienne de l’amour d’une portée existentielle considérable, absolutiste dans son exigence de vérité crue, sans fard, qu’est celle de la terreur et de la mort.

Dans la pensée de Bataille, Eros et Thanatos s’épousent constamment, ont toujours parties liées, et l’orgasme y est qualifié de « petite mort ». A son sens, la sexualité s’exprime dans la violence, ce qu’il appelle le « désordre pléthorique »

« L’angoisse élémentaire liée au désordre sexuel est significative de la mort, écrit-il dans L’Erotisme. La violence de ce désordre, quand l’être qui l’éprouve a la connaissance de la mort, rouvre en lui l’abîme que la mort lui révéla. L’association de la violence de la mort et de la violence sexuelle a ce double sens. D’un côté, la convulsion de la chair est d’autant plus précipitée  qu’elle est proche de la défaillance, et de l’autre la défaillance, à condition qu’elle en laisse le temps, favorise la volupté. L’angoisse mortelle n’incline pas nécessairement à la volupté, mais la volupté, dans l‘angoisse mortelle, est plus profonde. »

A son initiation à la débauche, Pierre s’est livré de bonne grâce, dès sa première  « partie fine » organisée par Hélène tel le rituel du sacrifice de son « bel amant » nécessaire à parfaire sa « fange » qu’elle disait aimer, à satisfaire son désir incestueux qu’elle ne nommait point. Il aura découvert les jeux érotiques de sa mère avec sa maîtresse Réa qui avait eu en outre l'insigne mission de le déniaiser. « L’action sacrée rentre dans le cadre d’une fête »* rappelait Bataille.

Dans L’Expérience intérieure, le penseur avait posé que l’« on remédie au caractère vide du monde transcendant par le sacrifice. Par la destruction d’un objet d’importance vitale. […] On brisait en un point la limite du possible : l’impossible était, en ce point, libéré par un crime, mis à nu, dévoilé ».

Dans la fête, Hélène devenait Dieu, comme Madame Edwarda avant elle, Pierre  cet « objet d’importance vitale » qu’elle vouait au sacrifice et Réa, faisait figure de sacrificateur. « Je te donne à Réa et je te donne Réa », dit la mère qui établissait ainsi entre le sacrificateur et sa victime un rapport d’identités jumelles, noué dans le crime et la communication fusionnelle. L’enjeu du sacrifice étant d’atteindre cet impossible libéré par la transgression de l’interdit. Réa sa maîtresse et Pierre son fils en devenant amants commettaient symboliquement le crime de l’inceste. 

Pierre s’exclama, entre ses larmes, « c’est trop beau, trop affreux », serré contre sa mère qui, de sa hauteur sacrée, déclara que « le bonheur qu’[elle] en éprouv[ait était] pénible comme un poison » avant d’ajouter que « c’est seulement si notre bonheur se charge de poison qu’il est délectable. »

Pierre ne le comprendrait que plus tard et songerait que « le crime de |s]a mère l'élevait en Dieu, dans le sens même où la terreur et l'idée vertigineuse de Dieu s'identifient. »

Les maîtresses de la mère jetées dans les bras du fils, parfois consommées ensemble, servaient de substitution. Tous éprouvaient la volupté du jeu à braver l’interdit en communauté, sachant que le danger existait bel et bien, « dans le désordre pléthorique », de finir par franchir le pas. Ils affrontaient l’abîme, unis par la même volonté de contemplation de l’interdit qui figurait en soi la transgression même, sans pour autant y céder tout en reconnaissant qu’elle pourrait bien advenir et enfin de parvenir à jouir de la terreur née précisément de cette perspective menaçante... que sa mère et lui puissent devenir amants. 
 « J’aurais cessé de voir ma mère délirant de me regarder ; ma mère aurait cessé de me voir délirer de la regarder. Pour les lentilles d’un possible gourmand, nous aurions perdu la pureté de notre impossible. » 
L’ambiguïté ne demeure pas moins fixée au détour de chacun de ses mots de narrateur, Pierre cet homme devenu. Et de se souvenir de ceux-là mêmes qu'il avait si bien mesurés, en sentence capitale, pour ouvrir par l’angoisse son récit : 
 « LA VIEILLESSE RENOUVELLE LA TERREUR A L’INFINI. ELLE RAMENE L’ETRE SANS FINIR AU COMMENCEMENT. LE COMMENCEMENT QU’AU BORD DE LA TOMBE J’ENTREVOIS EST LE PORC QU’EN MOI LA MORT NI L’INSULTE NE PEUVENT TUER. LA TERREUR AU BORD DE LA TOMBE EST DIVINE ET JE M’ENFONCE DANS LA TERREUR DONT JE SUIS L’ENFANT »

L’Expérience intérieure, Georges Bataille (Ed. Gallimard, Tel)
Ma Mère, Georges Bataille (Ed. 10/18)
L’Érotisme, Georges Bataille (Ed. de Minuit, Arguments)
*Georges Bataille : Érotisme, imaginaire politique et hétérologie, Andreas Papanikolaou , (Ed. Praelego)

mercredi 8 décembre 2010

DeLillo, le film et l'abîme du temps

24 Hour Psycho (1993) Douglas Gordon

Ce texte a été initialement publié sur Strass de la philosophie, le site de Jean-Clet Martin

« Il y a bien de différentes opinions touchant l'essence du temps : les uns disent que c'est le mouvement d'une chose créée ; les autres, la mesure du mouvement, etc. » Blaise Pascal, De l'esprit géométrique

Point Oméga, dernier roman de l’Américain Don DeLillo, est court. Il se lit vite, pourtant il ne le faudrait pas car il donne à penser au temps qui s’entend au rythme de son extensibilité en vérité, tandis que la narration libère sa substance au ralenti, au cœur de l’obscurité et du désert.

Il s’agit d’un film en triptyque plutôt, portant le temps en abîme et partant même, de films dans le film. L’habile écrivain déroule une pellicule singulière, encodée, encadrée d’un prologue et d’un épilogue datés respectivement des 3 et 4 septembre, intitulés Anonymat et Anonymat 2. Ils apparaissent comme le seraient deux pans d’écran fixés de part et d’autre de la grande toile de cinéma principale, en mesure de le brouiller et le dévoiler, de l’ouvrir et le clore.

DeLillo a donc tourné une brève histoire de temps et un temps bref dans l’histoire, où figurent des personnages aux prises avec l’unique et le multiple, l’ordre et le désordre, la nécessité et la contingence, l’éternité et la temporalité, la fiction et la réalité, l’intérieur et l’extérieur, l’objet et le sujet, la liberté et le déterminisme. Un condensé du Tout.

A la sortie de son roman aux Etats-Unis, l’auteur avait déclaré s’être attaché à « l’idée du temps et du mouvement, à la question de la vision, de ce qui nous échappe lorsque nous regardons les choses de façon conventionnelle […]».

A l’origine était le film 24 Hour Psycho du vidéaste et plasticien écossais Douglas Gordon, une reprise du célèbre Psychose d’Alfred Hitchcock que l’artiste a revisité au ralenti et ainsi étendu sur 24 heures. Le temps est une des obsessions de Gordon avec lequel il dit « lutter » en tentant de saisir une parcelle d’éternité, ce qui « n’a ni commencement, ni fin »

Cette œuvre aura produit une intense fascination sur Don DeLillo lors de sa projection au Museum of Modern Art à New York en été/automne 2006, au point de la revoir quatre fois, intégralement, et de lui inspirer l’écriture de Point Oméga.

Il est probable aussi que son personnage Jim Finley, jeune artiste vidéaste, a puisé sa matière dans la personnalité de Gordon. « Je vois les mots, toujours. Chaleur, espace, immobilité, distance, dit-il. Ils sont devenus des états d’esprit visuels. Je ne suis pas sûr de ce que cela signifie. Je les vois comme des formes isolées, toujours. Au-delà de la dimension physique, ma vision accède aux impressions que ces mots engendrent, et ces impressions s’approfondissent avec le temps. Voilà l’autre mot, le temps. »

Et naturellement, l’écrivain a prêté ses propres réflexions au narrateur penché sur les pensées du spectateur anonyme au début du roman, « une extrême attention est requise pour voir ce qui se passe devant soi. Du travail, de pieux efforts sont nécessaires pour voir ce qu’on regarde. Cela le fascinait, les profondeurs qui devenaient possibles dans le ralenti du mouvement, les choses à voir, les profondeurs de choses si faciles à manquer dans l’habitude superficielle de voir ».

Ainsi le film de Gordon a pareillement impressionné le spectateur anonyme qui « commençait à penser la relation d’une chose avec une autre. Ce film avait la même relation avec le film original que le film original avec l’expérience vécue réelle. Le départ à partir du départ. Le film original était une fiction, ceci était réel ».

La fiction d’Hitchcock, connue universellement, est entrée dans l’histoire humaine, Gordon lui a conféré une nouvelle dimension de temps flirtant avec la réalité et dont DeLillo s’est emparé à son tour pour l’inscrire dans son propre décor spatiotemporel, celui du livre-film, et l’ouvrir davantage encore à l’image et sa réflexion au risque même peut-être de lui faire emprunter la voie d’un retour réel au crime originel.

Il s’offre du moins la malicieuse liberté de pouvoir l’envisager : 
« Dans les années 1950, après un crime commis dans le Midwest, un journaliste a écrit un article, puis un écrivain a écrit un roman dont quelqu’un a tiré un scénario et Hitchcock a fait son film. Ensuite, il y a eu Psycho 2 et 3, puis Gus Van Sant en a fait un remake plan par plan. Enfin, il y a eu 24 Hour Psycho de Douglas Gordon et maintenant il y a Point Oméga. Peut-être y aura-t-il un nouveau crime à partir de là ? »
Le seul crime, dont les trois ou quatre protagonistes du roman sont témoins, reste celui de 24 Hour Psycho commis sur l’écran du Moma contre « Janet Leigh dans le long intervalle de son innocence. Il la regarda commencer à laisser glisser son peignoir. Pour la première fois, il comprit que le noir et blanc était le seul médium véritable pour le film en tant qu’idée, le film dans l’esprit. Il savait presque pourquoi mais pas tout à fait […] Pour ce film, dans cet espace froid et sombre, c’était absolument nécessaire, le noir et blanc, un élément neutralisateur de plus, un moyen de rapprocher l’action de la vie primitive, une masse en repli dans ses recoins drogués. Janet Leigh, dans le processus détaillé de son ignorance de ce qui va lui arriver. »

A bien observer le processus de l’ignorance de ce que réserve l’instant suivant, ne pouvons-nous pas deviner ce qui va en réalité advenir ? Se souvient-on de tout ce qui s’est produit le jour J ? La disparition n’est-elle pas prévisible dès l’instant de toute apparition ? La seule inconnue n’est-ce pas seulement le quand  ? Le pourquoi et le comment ont-ils aucune espèce d’importance ? 

L’intrigue du roman, qui n’a que faire de l’idée du crime, le suggère. Seul le fait de la venue au monde, soit ce qui se passe sous les yeux, est essentiel comme acte fondateur de l’appartenance au Tout. Le fameux Point Oméga du père Teilhard de Chardin. Il est « un bond hors de notre biologie » aux yeux de Richard Elster, universitaire à la retraite et ex-collaborateur du Pentagone à l’heure de la guerre en Irak. « Devons-nous rester éternellement humains ?, interroge-t-il. Notre conscience est à bout de forces. A partir de maintenant, retour à la matière inorganique. C’est ça que nous voulons. Etre des pierres dans un champ.»

Soit un retour à l’immuabilité absolue, à l’instar de l’éternité qui pourrait ressembler au désert de l’Arizona où Elster et Finley tentent de s’apprivoiser dans l’économie des mots et allient leurs existences minimales autour d’un projet de film et finalement autour de Jessie, l’évanescente comète.

Mais dans l’attente, il y a mouvement et « le jour finit par se transformer en nuit mais c’est une affaire de lumière et d’obscurité, pas de temps qui passe, pas de temps mortel. Rien à voir avec la terreur habituelle. » Cette autre phrase énoncée en sentence par un Elster, encore maître du monde, livre sa signification à rebours, comme le roman, le film et la vie la délivrent aussi. La terreur habituelle est bien celle du temps compté, insolemment fluctuant, jusqu’à l’heure de la disparition à laquelle chacun est inexorablement soumis.

Il dit aussi « que c’est ainsi pour nous tous, tant que nous sommes, que nous ne devenons nous-mêmes que sous un flot de pensées et d’images indistinctes, au fil d’une vague rumination sur l’échéance de notre mort. »

L’essentiel du temps qui passe entre Elster et Finley s’étend dans le silence, devenu une présence de plus, loude de perceptions intériorisées et de reflets de pensées, comme une épaisse corde resserrant l’une contre l’autre leurs solitudes respectives. Et puis soudain, une phrase d’importance peut jaillir dans la désolation de leur désert.
« Quand on déblaie toutes les surfaces, quand on regarde bien ce qui reste, c’est la terreur. C’est la chose que la littérature était censée guérir. Le poème épique, l’histoire qu’on lit avant de dormir ? »
La littérature a échoué à vaincre l’angoisse du compte-à-rebours, la poésie et le conte résonnent encore de lui tel le chant du cygne. Pour Elster, « la vraie vie n’est pas réductible à des mots prononcés ou écrits, par personne, jamais. La vraie vie a lieu quand nous sommes seuls, à penser, à ressentir, perdus dans les souvenirs, rêveusement conscients de nous-mêmes, des moments infinitésimaux. »

Mais qu’entend-il exactement par la « vraie vie » ? La réalité se débusquerait-elle uniquement au secret de la mémoire ?

Le jeune Finley la lui rafraîchit aussitôt, rappelant qu’il y a « le film » dans l’absolu - et son projet documentaire en particulier qu’il entend mettre au jour - qui tient une place singulière, car chargé de mémoire vive et de prolongements, potentiellement porteur de vérité, il est un rayon vecteur d’immortalité. Il donnera à voir et entendre jusque longtemps après la disparition même, comme l’astre mort qui scintille encore à des années-lumière de sa source tarie.

« Lumière et son, tonalité sans paroles, la suggestion d’une vie au-delà du film, l’étrange réalité criante qui respire et mange là-bas, cette chose qui n’est pas du cinéma », et qui s’exprime dans la tête du spectateur anonyme au cœur du MoMa.

Le film devient l'image éternelle en mouvement, qui oblige la confrontation au monde. La caméra est œil ouvert, instrument essentiel qui réapprend à voir, dirait le vidéaste Bill Viola. Rares sont ceux qui acceptent d’admettre tel qu’il le faudrait que le film a repoussé les frontières de la réalité, soudainement et fort loin, et qu’il constitue la démonstration indéniable d’une puissance stupéfiante en mesure peut-être d’ouvrir les champs du temps possible plus largement encore.

Le monde, dans son opacité brute, transcende la conscience. Tant qu’il y a. Et puis il n’y a plus. La comète s’est évanouie dans le ciel du désert. Dès lors, « transcendance, paroxysme, fin de la conscience humaine. Ces mots restaient désormais sans écho. Le point oméga. A un million d’années de distance. Le point oméga se résume, ici et maintenant, à la pointe d’un couteau qui pénètre dans un corps. Tous les thèmes grandioses de l’homme laminés, et ramenés à une détresse locale, un corps quelque part là-bas ou non. »

Et cette vaine question qui taraude pourtant : que restera-t-il de nous à voir, pour les autres ?

Point Oméga, Don DeLillo traduit de l’américain par Marianne Véron (Ed. Actes Sud)

vendredi 8 octobre 2010

Aveillan, Poésie de lumière, éclat de mémoire

Le Talisman # 1 (2010) Bruno Aveillan

Toute atteinte du regard est inscription dans la mémoire, où les choses et les êtres, dans l’infinité de leurs facettes, noyées en paradoxes inextricables, n’en finissent plus d’apparaître et de disparaître, de s’imposer et de se dérober. Plus ou moins lointaines à notre escient, leurs empreintes marquent à la fois la survivance et l’effacement des signes, témoignent à chaque instant, chaque seconde, d’une réalité en fugue, de l’extrême profusion de son rêve.

L’œuvre photographique de Bruno Aveillan procède de la révélation de cette éternelle énigme, matière mouvante de l’absence en présence, charrie l’éclat de mémoire suprême et ténébreuse, à la faveur d’une constante poésie de lumière et d’un flirt harmonieux entre espérance et mélancolie.

Chacune de ses images est un voyage de l’oubli et du souvenir, un retour à la naissance de l’instant, un retrait dans l’étrangeté du lieu, une percée au fond de la matière. L’artiste ne saurait jamais voir que la seule apparence de la réalité, il approche ce qu’elle dissimule de significations et de beauté, visite sa nature variable, conte ses incidences. La réalité ne se livre que sous un voile éphémère qu’il prolonge volontiers de flous, savants, exigeants, parsemés d’indices. Sa quête s’étend au-delà des événements, du temps et de l’espace. C’est le point même de leur fusion qu’il aspire à franchir, et leur vérité abstraite qu’il parvient à saisir, comme personne avec tel raffinement.

L’acuité, la délicatesse et l’élégance du regard marquent la totalité de son œuvre. Elles se perçoivent dans la distance qu’il instaure avec l’objet de son attention jusqu’au désir peut-être de s’effacer lui-même afin d’accueillir pleinement la sincérité du mystère.

Il donne à voir l’aura resplendissante de la naissance ornant le fragile bouton de rose, fleur éphémère de l’enfance en éclosion qui, sur sa tige comme une paille, puise la sève de l’origine et déploie sa rayonnante espérance cerclée d’une ombre de temps imprévisible. 

L’unité fondamentale des éléments s’affirme sous son regard en mesure d’affranchir toutes les frontières et d’empiéter sur les territoires de l’abstraction. Il traverse tous les états de lumière, use de la puissance des rayons pour abolir les confins et fondre, dans l’éblouissement alchimique des ombres, la chair en air, l’air en matière, la matière en mer, la mer en ciel, le ciel en terre, la terre en chair.

Son art résonne à la fois d’une intime mélodie, familière et unique à chacun, et de la grande mémoire universelle qu’il honore. L’œil du photographe, pareil à un miroir sans tain, penché sur le destin, livre l’intuition d’une provenance, sous-tend le long pas futur. Au rayon clair irradiant le rideau, il fusionne l’enfant au flanc d’une jeune mère, dans l’air seulement troublé du vertige de la petite main tendue en pur ruissellement de bonheur. Dans le parfum des temps de voyage, autour d’une chambre d‘hôtel qui ne dit son nom, ni son lieu, ni son âge, la silhouette de l’entité humaine se fond dans la pénombre du lieu tout entier qui devient cette « zone de vivant, de convergence et de rayonnement » chère à Georges Didi-Huberman, et qui figure « le rattachement suprême aux grandes forces qui les créent, les empruntent, et les relient ».
[...]
Zoé Balthus – Paris, août 2010

Extrait de la préface de Mnemo # Lux, Bruno Aveillan (Ed. Kerber)

Griffes  (2010)  Bruno Aveillan

Poetry of Light, Gleam of Memory

Every occurrence captured by our vision is inscribed in memory, where things and beings, with their infi nite facets, teeming with inextricable paradoxes, constantly rise up and wane, hold sway and slip away. More or less remote within our conscience, their imprints reveal both the survival and vanishing of signs and bear witness, every moment, every second, to an evasive reality and the extreme profusion of its reverie.

The photographic work of Bruno Aveillan proceeds from the revelation of this eternal enigma, the shifting matter of absence felt as presence. It bears the gleam of supreme, tenebrous memory through a perpetual poem of light and a harmonious flirt between hope and gloom.

Each of his images is a voyage into lapses and remembrance, a return to the birth of the moment, a withdrawal into the strangeness of the place, an inroad into the depths of matter. The artist never sees the straightforward forms of reality. He touches on the meanings and beauty it masks, explores its variable nature, and speaks of incidences. Reality only appears beneath an ephemeral veil which he readily extends with skilfully crafted blurs sprinkled with clues. His quest reaches beyond events, time and space.

It is that point where they merge that he seeks to cross into, their abstract truth he succeeds in grasping, with unparalleled refinement. His entire work is impregnated with the acuity, delicacy and elegance of his vision. They are perceptible in the distance he establishes with the object of his focus, and perhaps in his attempt to himself fade away, in order to better connect with the sincerity of the mystery.

He reveals the dazzling aura of birth adorning the fragile rosebud, the fleeting blossom of blooming childhood  which, on its strawlike stem, draws on the sap of origins and deploys its radiant hope, encircled by a shadow of unpredictable time.

His vision brings out the fundamental unity of the elements, breaks down all compartments and infringes on the realms of abstraction. He travels through every state of light, using the power of its rays to abolish borders and, in the magical dazzle of shadow, blend fl esh into air, air into matter, matter into sea, sea into sky, sky into earth, and earth into flesh.

His art resonates with both an intimate melody, familiar and unique to each, and the great universal memory to which it pays homage. Like a one-way mirror, the photographer’s eye peers into destiny, off ering the intuition of a beginning and a hint of the long, coming stride. He merges a bright ray emblazing a curtain with a child alongside a young mother and, the air faintly stirred by the giddiness of a small hand outstretched in a stream of pure joy. Shrouded in a fragrance of travel, around a nameless, placeless, ageless hotel room, the silhouette of a human entity blends into the half-light of the entire space which becomes that “zone of the existent, convergence and radiance” so dear to Georges Didi-Huberman, and which evokes “the supreme union with the great forces that create them, run through them and connect them.”
[...]

Zoé Balthus - Paris, August 2010  - English translation by Joshua Karson
Excerpt from the foreword to Mnemo # Lux, Bruno Aveillan (Ed. Kerber)

jeudi 7 octobre 2010

Morpholab, Prodige de corps célestes



A Philippe Combes

Morpholab est expression, observation, contemplation à la fois d’une résistance, d’une souffrance, d’une progression, d’une retenue, d’une violence, d’une douceur, d’un masculin, d’un féminin ; acte visuel vivant et prodigieux, il vibre de corps célestes en révolution d’où jaillissent les pulsations de l’univers lui-même et résonne d’éblouissantes tensions de chair et d'êtres, tel un big-bang d’auras qui sourd au mystère sensible de la beauté irrésolue.

Au cœur des murs de ténèbres s’ouvrent des brèches en saignées de lumière, se dévoile la source des rayons. L’invisible offre sa substance à fleur de peau, s’affirme en étreintes telluriques, surgit en effusions de flammes charnelles, se noue au coton blanc de la matière métamorphique. Ici une nuance particulière de l’être joue, danse et varie sous le faisceau d’argent, émet l’écho polyphonique de sa vérité abstraite. Là, son obscurité inhérente, le mal de l’être, ce qui en soi échappe à toute portée lumineuse, torture à la folie l’âme et le squelette. La pitié s’allie à la pénitence, la pesanteur à la grâce, par le geste décomposé dans l’amour et la douleur, la résignation et la révolte. En sublime arabesque, l’être aussi léger que l’aigrette, tout entier déployé, s’élève au ciel noir. Dans l’ébranlement de l’air, les mouvements s’embrassent et se repoussent, les déterminations, en abondance, s’aliènent et s’opposent en un chaos étrangement harmonieux, à l’unisson des réflexions de lumière qui n’ont de cesse d’irradier, de posséder en fugue résolue vers l’inconnu. La nécessité supérieure poursuit sa lutte perpétuelle, paradoxale contre la nécessité organique, lutte sans laquelle toutes deux s’enfoncent inexorablement dans les limbes du néant.

Ce n'est ni le jour, ni la nuit, mais entre-deux mondes. Là, s’émeuvent, s’élancent, se tendent et s’arquent les corps en gloire, Camarde aux trousses, mus par des forces invisibles, irrésistibles, qui les habitent et les exhortent à violente jouissance, à décisif combat. Vies sous emprise d’amour éperdu, fort comme la mort, versent en corps à corps leur désir brûlant, brûlant comme l'enfer.

En ressac impétueux, les traits accusent le désordre intérieur de l’homme. Perles fines ruissellent le long de la précieuse paroi de l’être, consumé par son feu en veines, gouttes de rosée nées de chair aimante sous l’œil subtil du poète, celui qui voit ce que personne d'autre ne voit.

Par ses yeux…

La peau pétrie de portions de lumière, les êtres déploient leurs bras ondoyants et libèrent aux airs nocturnes leur poussière d’étoiles à la faveur d’une danse cosmique, hymne à la création de l'univers et de sa destruction composé en offrande à Shiva.

Les corps flottent dans l’éther, où le temps et l’espace s’affrontent et se confondent, où s’entend la suprême pesée de l’impondérable, où le monde n’est plus qu’océan de perceptions métamorphosées, où les conditions et les formes se noient en réciprocité absolue.

Dans la fragilité de porcelaine, à la blancheur brisée sous le choc de la chute, figurent les auréoles angéliques en appétit de lumière, hors d’atteinte. D’une nuée de petites cuillères à sucre en plongée vers la flaque sombre, le métal argenté réfléchit dans ses plus infimes parcelles le défi de la masse toute entière qui se livre aux pieds de chair et de sang légers, prompts à exaucer le rêve d’Icare. Dans la fuite des ombres en tourmente, résonne le fracas des bois qui s'entrechoquent tels ceux des cerfs au combat.

L’image du monde s’offre au miroir luisant et noir en une extraordinaire union de mutations, délivre à nu leurs relations secrètes, éprouve la force de s’éclairer lui-même. La nature s’impose dans la révélation de son existence, en apothéose, s’épanouit dans le mystérieux flottement et l’oscillation délicate de l’au-delà et l’en-deçà, de l’en-haut et l’en bas, de l’avant et l’après, du présent et de l’absent.

La musique et la danse, comme une mer ensorcèle et emporte, élèvent l’existence vers les étoiles mélodieuses. Le poète, lui, sait tout de l’attraction des astres.

Contemplation de lames de fond déchaînées en mouvements de vérité de l’être; imprévisibles tsunamis d’émotions conçus dans l’attachement occulte aux gouttes de nuit lunaire, ils grondent dans l’air sombre et submergent les corps inondés d’éclats d’eau et de lumière, les pénètrent à flots, comme autant d’épreuves de l’âme, à jamais jouées par l’inconnaissable symphonie du monde. Le poing cogne, en vain, contre la nuit liquide. La détresse éclabousse.

 Ailleurs peut-être, hors des mondes hostiles, de majestueuses élévations se révèlent. Temps absolu du retour aux sources calmes, où l’innocence originelle résonne de son chant cristallin.
Enveloppes charnelles spiritualisées par l’extase de la passion terrestre, aux doux visages tendus vers les cieux impénétrables, voués à l’embrasement céleste de feux blancs et l'espérance de la libération, elles brisent les pénibles cages qui enserrent leurs rêves délicats, invoquent la paix aux plumes de pureté éployées. L’âme enfin resplendit en aurore amoureuse, réfraction irisée de volupté. A la jonction de l’amour et de l’éternité, souffle le vent de grâce. Ses paillettes d’or, lumineuses de tendresse, s’échappent du siège du regard, et tissent, dans le prisme, le voile intime d'étincelles promis à épouser la chaleur de la chair et préserver la nudité fragile de l’être telle une nacre la perle.


Texte de Zoé Balthus accompagnant le film Morpholab, réalisé par Bruno Aveillan et le chorégraphe Philippe Combes et sa compagnie Cave Canem, lors de sa première présentation au public dans le cadre de l'exposition d'oeuvres photographiques de l'artiste Bruno Aveillan intitulée Mnemo # Lux, à la galerie Epicentro à Berlin du 8 octobre au 18 novembre 2010.


Morpholab 2009 (c) Bruno Aveillan


Morpholab, prodigy of celestial bodies

To Philippe Combes

Morpholab is the expression, observation and contemplation of resistance, suffering, progression, restraint, violence, gentleness, masculinity and femininity, all at once. A living and prodigious act, it throbs with revolving celestial bodies emitting the pulsations of the universe itself and resonates with the dazzling tensions of flesh and beings, like a big bang of auras that soars toward the sensitive mystery of unresolved beauty.

At the heart of the dark walls, carved gaps of light open up, revealing the source of the rays. The invisible unveils its substance on quivering skin, takes the form of telluric embraces, emerges in outpourings of fleshly flames and blends with the white cotton of metamorphic matter. Here, a special nuance of being plays, dances and self-transforms in a silver beam, secreting the polyphonic echo of its abstract truth. There, its inherent darkness, existential suffering, that which escapes from the reaches of light, tortures soul and skeleton to the outreaches of madness. Pity meets with penance and gravity with grace, through gestures decomposed into love and pain, resignation and revolt. A magnificent arabesque, a being light as an egret, fully outstretched, rises into black sky. In the tumultuous air, movements entwine and repel, and abundant determinations alienate and oppose each other in a strangely harmonious chaos, in unison with the reflections of light that constantly glimmer and bewitch in a resolute flight toward the unknown. Higher necessity pursues its perpetual, paradoxical battle against organic necessity, a battle without which both would plunge inexorably into the abyss of nothingness.

It’s neither day nor night, but somewhere between two worlds. Glorious bodies yearn, reach out, strain and arch, the skeleton of death on their heels, driven by invisible, irresistible forces that inhabit them and exhort them toward a violent climax, a decisive confrontation. Lives under the sway of boundless love, powerful as death, pour out their burning desire in close combat, ablaze with hellish heat.

Like an impetuous wave, features betray the internal disorder of Man. Fine beads stream down the precious lining of a being, consumed by the fire in his veins. Drops of dew emerge from loving flesh under the subtle eye of the poet, he who sees what no one else sees.

Through his eyes…

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Morpholab, an experimental movie, directed by Burno Aveillan and Philippe Combes
 Their skin speckled with portions of light, the beings deploy their undulating arms and release stardust into the nocturnal air, generating a cosmic dance, a tribute to the creation and destruction of the universe, composed as an offering to Shiva.

Their bodies float in the heavens where time and space clash and fuse, where the supreme pondering of the imponderable has meaning, where the world is nothing but an ocean of metamorphosed perceptions, and where conditions and forms drown in absolute reciprocity.

With the fragility of porcelain, in the whiteness shattered by the impact of the fall, angelical halos appear, hungry for light beyond reach. Out of a swarm of small teaspoons plunging toward the dark puddle, the tiniest parcels of silvery metal reflect the challenge of the entire mass delivered unto the light feet of flesh and blood, poised to make Icarus’s dream come true. In the flight of the tormented shadows, the sound of crashing wood resonates like stags in battle. 

The image of the world is offered up to a shiny black mirror in a stunning union of mutations, unveiling their secret relations, sensing the strength to illuminate itself. Nature imposes itself through the revelation of its existence, like an apotheosis, blossoming in the mysterious floating and delicate oscillation of beyond and within, above and below, before and after, presence and absence.

The music and dance, like a sea that mesmerizes and carries away, uplifts existence to the melodious stars. As for the poet, the pull of the heavenly bodies holds no secret.

Contemplation of ground swells raging like the movements of the truth of being; unpredictable tsunamis of emotion conceived in occult attachment to the drops of lunar night, they rumble in the dark air and submerge the bodies flooded with glitters of water and light, penetrating them in torrents, like so many trials of the soul, forever played and replayed by the indecipherable symphony of life. The fist strikes out in vain against the liquid night. Spattering distress.

Elsewhere perhaps, beyond hostile worlds, majestic elevations unfold. Such is the absolute time of a return to the tranquil sources, where original innocence rings out in crystalline song.

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Morpholab, an experimental movie, directed by Burno Aveillan and Philippe Combes
Carnal envelopes spiritualized by the ecstasy of terrestrial passion, their gentle faces leaning toward impenetrable skies, destined for the celestial blaze of white fires and the quest for liberation, break out of their painful cages confining their delicate dreams, invoking peace, with feathers of pureness spread. Finally the soul radiates with an amorous glow, an iridescent refraction of voluptuousness. At the junction of love and eternity, the winds of grace blow. Their golden flakes, bright with tenderness, escape the seat of the eye and, within the prism, weave an intimate veil of sparks destined to blend with the warmth of the flesh and preserve the fragile nakedness of the being, like nacre on pearl.

Zoé Balthus – Paris, July 2010 - Translated by Joshua Karson

dimanche 26 septembre 2010

Lettre ouverte à Claude Monet

Nymphéas avec rameaux de saule (vers 1916-1919) Claude Monet
 Cher peintre des précieuses heures éphémères,
« Où êtes-vous ? Dans le soleil ? Vous en avez de la chance. Moi, je ne suis dans rien. » 
Vous reconnaissez, bien sûr, ces mots que votre grand ami et admirateur Octave Mirbeau vous avait écrits en avril 1888 alors que vous séjourniez à Antibes. Je me permets de les reprendre à mon compte en guise d’introduction à cette lettre émanant d’un désir impérieux de vous confier un certain nombre d’impressions indélébiles que vous avez, bien malgré vous et à jamais, peintes aussi en moi. 

J’ose espérer que vous saurez pardonner que je vienne quelques instants troubler votre sérénité céleste. Une telle démarche vous paraîtra présomptueuse ou sotte, extravagante, vaine ou folle. Et d’ailleurs, vous aurez raison. Je dirais même qu’elle est sans doute tout cela à la fois. Mais elle est surtout essentielle, vitale, à mes yeux. Dès lors, je m’engage.

Vous n’êtes pas sans ignorer que le Grand Palais a inauguré en son sein cette semaine une extraordinaire rétrospective de votre œuvre qui doit durer jusqu’à la mi-janvier. Un tel événement ne vous avait plus été consacré à Paris depuis 1980. Et ce n’est pas tout. Vous allez frémir ! Sachez que les organisateurs attendent quelque 800.000 visiteurs pour venir admirer, tenez vous bien, près de 200 de vos toiles, réunissant des oeuvres venues du monde entier y compris de collections privées. De quoi faire pâlir le cher peintre de Malaga qui détient pour le moment la palme avec 780.000 entrées à la grande exposition  Picasso et les maîtres, organisée il y a deux ans déjà. Ah, si tous ressentent ce même besoin que moi de vous faire part de leurs émotions, vous n’allez pas manquer de lecture. Oh, après tout, vous avez à présent l’éternité pour vous ! Toutefois, comme vous devez être tenté de la peindre…

Voyez, je repense avec tendresse à Mirbeau quand il écrit dans La France du 20 mai 1885, « je ne sais ce que le public pensera des magnifiques toiles de M. Claude Monet. Il se peut qu’il soit encore réfractaire à cet art superbe, qui lui apportera la sensation violente du nouveau. Mais il peut aussi se dire que l’avenir est là. Et de même que M. Albert Wolff se changeant en coulissier de la peinture, s’écriait hier : "Achetez du Cazin", moi je crie "Achetez du Monet". Le Cazin si aimable, si enveloppé de subtilités charmantes qu’il soit, passera. Le Monet restera. »

Il ne s’était pas trompé. J’ignore tout ou presque de Cazin. Mirbeau fut l’un des premiers à voir, à comprendre ce que vous-même ne parveniez pas à accepter, alors que vous doutiez si profondément et souvent de votre art que vous jugiez imparfait. Permettez que je vous rafraîchisse la mémoire en vous citant en date du 13 novembre 1886 alors que vous écriviez au critique et ami Gustave Geffroy ces mots-là:
 « Mirbeau a paru enthousiasmé de mes toiles, mais il n’en est pas de même pour moi ; je ne suis qu’à moitié content car j’espérais faire mieux. »
Les toiles en question étaient celles que vous aviez peintes à Belle-Ile-en-Mer. Combien il avait raison. Elles m’ont touchée si profondément qu’à leur vue, mes yeux se sont embués, mon cœur s’est serré. Je crois bien qu’à cet instant s’est dessiné le projet de vous écrire, car dans La Côte sauvageLes Rochers de Belle-Ile, Les Rochers à Port-Coton, j’ai ressenti toute votre angoisse d’homme, toute votre solitude d’artiste et votre douloureuse, exigeante détermination, comme si vous étiez là, devant moi à les peindre.

Je vous ai vu sur les hauteurs de ces falaises, seul, debout au milieu d’herbes hautes devant le chevalet, à livrer l’extraordinaire combat de la peinture, celui de la pâte sur la toile, de la restitution de votre vision de cette nature souveraine, toutes deux en tous points tourmentées, mouvantes, indomptables, imprévisibles, insaisissables. 

Je n’ai pu m’empêcher de vous entendre pleurer, parler à voix haute, rire de vous-même, hurler même au vent votre frustration mêlée d’admiration devant tant de puissance et d’évidente indifférence à votre désir portées par le tumulte des vagues océanes contre les rochers intrépides, et l’errance perpétuelle des cieux et leur lumière. J’étais émue, oui, de découvrir vos pinceaux à l’œuvre et d’admirer la houle au point de humer à la fois les embruns et la térébenthine, à plus d'un siècle et demie de là, au cœur du Grand Palais.

La mer, « il faut la voir tous les jours, à toute heure et au même endroit pour en connaître la vie à cet endroit-là », aviez-vous écrit à votre seconde épouse Alice Hoschedé. Vous me faites l’effet d’un explorateur des heures. Vous élisez un site qui vous dit bien des choses secrètes et vous y plantez votre chevalet et vos toiles, avant de commencer à peindre le subtil passage irisé du temps par sa lumière sur les eaux, dans les airs, sur les arbres, les plantes, les fleurs, les chemins et les collines.

Mirbeau avait tout si bien perçu avant moi, affirmant que votre peinture exprimait « l’admirable succession des heures qui crée le monde et ne lui permet jamais d’être semblable à lui-même ».

Ce séjour en Bretagne a marqué une étape de couleurs et de lumière dans votre œuvre, selon moi, et qui se confirmera dans la Creuse trois ans plus tard. Vous avez, dans une lettre à Alice, écrit une phrase qui m’a frappée d’étrangeté. 
« Ce pays est peut-être plus beau par temps gris, le lugubre n’a pas besoin de soleil : la mer reste bleue, verte et transparente quand même.» 
J’éprouve le sentiment que vous exprimez-là, à mots couverts, une découverte intérieure bouleversante.

Vrai que le contraste avec la lumière de la Méditerranée - que vous aviez déjà affrontée lors de votre service militaire en 1861 sur les côtes d’Algérie que vous aviez élues « à cause du ciel » - était imposant et que cette dernière vous a soumis à un extraordinaire défi que vous avez relevé tout en songeant qu’il vous « faudrait une palette de diamants et de pierreries » pour parvenir à la restituer.

D’ailleurs, à bien considérer les toiles que vous avez peintes sur la Côte d’Azur ainsi qu’en Italie lors de vos différents séjours entre 1884 et 1888 aux côtés d’Auguste Renoir, Paul Cézanne ou de Guy de Maupassant, en dépit de l’éblouissante luminosité qu’elles projettent au premier abord, leur apparente légèreté tend à s’estomper aussitôt que le regard s’attarde et de se laisser surprendre alors par des tonalités plus mélancoliques et des ombres empreintes d’inquiétude, quelle que soit l’heure, y compris sous les cieux les plus clairs. 

Je songe aux Montagnes de l’Estérel de 1888 où se dresse la sombre solitude d’un pin au tronc presque frêle au-dessus des eaux face à la douceur des tons pastel du ciel et de la chaîne de collines au lointain. A mon sens, il n’est autre qu’un homme qui s’accroche à la terre où sont plongées ses racines et contemple non sans crainte le mystère de l’immensité et la beauté du monde. Comme vous-même.

En 1884, Le Jardin Moreno à Bordighera exprimait aussi une atmosphère bien éloignée de toute sérénité, laissant planer une sourde menace que trahit cette effusion de tons bruns et verts sombres appliqués aux plantes grasses, exotiques, qui paraissent croître à vue d’œil le long du chemin et enfreindre l’accès au village figurant au loin comme un havre.

Ces impressions étaient déjà présentes dès vos œuvres de jeunesse tel que Le pavé de Chailly dans la forêt de Fontainebleau en 1865 où partout sur le chemin l’ombre dispute à la lumière, les nuages à l’azur du ciel, la sombre densité des bois à l’éblouissante clairière et me disent le tourment existentiel qui vous a toujours tenu. 

En témoignera dix ans plus tard, Le coin d’appartement où votre premier garçon Jean se tient, mains dans les poches, dans une pose irrésolue, debout au beau milieu du corridor dont le parquet reflète une sublime lumière de jour bleuté et semble vous interroger dans le silence palpable de la maisonnée, d’une légère et émouvante inflexion de la tête : « Que faire ? »

De même, vos deux monumentaux fragments du Déjeuner sur l’herbe, inachevé, que vous peigniez aussi en 1865 en hommage à celui, scandaleux, d’Edouard Manet que vous admiriez tant, portent une ambiance empreinte de bizarre, avec d’une part ces deux dames qui nous tournent le dos et semblent partager la connivence d’une gêne née de la proximité de cet homme à la canne qui d’évidence s’adresse à elles et d’autre part, avec la sensation qu’il se passe quelque chose, à nous cachée, mais qui distrait l’attention de ces deux personnages assis autour du déjeuner dont les regards sont appelés dans la même direction oblique.

Dans sa version d’étude que, selon les experts, vous auriez datée par erreur de 1866, j’en fus d’autant plus troublée que la présence suspecte et secrète d’un homme à l’air d’espionner, tapi dans l’ombre d’un arbre qui borde le déjeuner, laisse pressentir que se joue-là un drame imminent, de jalousie peut-être, quand le regard de la dame est posé sur un homme à la pause nonchalante, la mise débraillée, sans doute pris d’ivresse et d’amour, qui l’interpelle. Mais je m’égare peut-être à me laisser conter de telles histoires. Je n’ai trouvé, pour l’heure, aucune analyse satisfaisante à cet égard… Seulement, comme vous le disiez vous-même : 
« C’est à force d’observations, de réflexions, que l’on trouve. »
Camille sur son lit de mort - Claude Monet (1879)
Je dois vous dire aussi combien j’ai été secouée par Camille sur son lit de mort. Votre première épouse, mère de vos garçons Jean et Michel, avait été plus qu’une compagne, mais votre muse pendant treize ans qui disparut en septembre 1879. 

Elle avait toujours paru mélancolique sur vos toiles. Déjà de Camille, ou la femme à la robe verte - qui vous a valu un inattendu succès en 1866- émane un étonnant assombrissement de l’âme trahit par d’évidentes cernes, les paupières baissées, le geste en suspens et le mouvement de tête en direction du sol tandis qu’elle semble vouloir se détourner de vous. Que portait-elle de si lourd et funeste ? 

Cette question, je suis presque certaine qu’elle vous tourmentait aussi à en juger par l’expression d’une si profonde gravité et d’éloignement mental que vous aviez surprise en 1870 sur ses traits et restituée à merveille dans Méditation, Madame Monet au canapé.

Alors, de cet unique portrait macabre de mariée peint sous des effets de voile pudique, tendu tel un rideau de larmes, aux tons d’un gris-parme glacial, je perçois la multitude d’émotions qui agitait tout votre être. Là, encore, je vous ai deviné dans la solitude et la douleur de votre deuil, face à la dépouille de l’aimée, déterminé à rendre hommage à la muse qu’elle aura été jusque dans son dernier souffle de vie et dont, malgré vous peut-être, vous questionnez encore le secret, alors que vous saisissez sur son visage un terrible rictus délivrant l’impression diffuse et pénible d’un contentement à se libérer de son enveloppe charnelle comme si, en vérité, elle avait toujours attendu pareil instant. Et je cesserai ici l’indiscrétion.

« Ce que je veux reproduire, c’est ce qui existe entre le motif et moi », aviez-vous souligné, n’est-ce pas cher maître ? Il s’agit bien là de tout l’enjeu de la création, celui de la singularité du regard qui s’engage à s’exprimer. Et ces mots font écho à ceux d’Anton Tchekhov, votre contemporain russe et de vingt ans votre cadet, qui écrivait en 1890 : 
« J’ai tout vu. La question n’est donc pas actuellement ce que j’ai vu mais comment je l’ai vu. »
Vous avez également tout vu y compris la gravité lumineuse du temps qui nous échappe, vous avez su en transfigurer l’impression de réalité mouvante avec une acuité incomparable et c’est sans doute de cela dont parlait Mirbeau lorsqu’il affirmât que vous étiez « de ce temps, le seul artiste qui [ait] doté la peinture de quelque chose qu’elle n’avait pas ».

Ces heures qui passent, se succèdent et métamorphosent tout, Les Peupliers, Les Cathédrales, Les vues de la Tamise et celles de Venise, Les Meules, Les Nymphéas. Dès les débuts de votre œuvre, vous avez voulu peindre vos motifs sous chaque seconde de lumière et conçu vos magistrales séries. En témoignât en 1886 Maupassant dans le Gil Blas :
« L’an dernier […] j’ai souvent suivi Claude Monet à la recherche d’impressions. Ce n’était plus un peintre, en vérité, mais un chasseur. Il allait, suivi d’enfants qui portaient ses toiles, cinq ou six toiles représentant le même sujet à des heures diverses et avec des effets différents. Il les prenait et les quittait tour à tour, suivant les changements du ciel. Et le peintre, en face du sujet, attendait, guettait le soleil et les ombres […] »

Oui, vous admettiez rechercher l’instantanéité au point d’en perdre la raison ou en tout cas tel un assoiffé de perfection qui ne désespère jamais d’y parvenir. « Monet connut l’âpre angoisse qui le portait à douter de lui-même, mais pour se redresser aussitôt devant l’obstacle », attestât en 1928 Georges Clémenceau, dont vous avez été proche.

L’ami Mirbeau, encore lui, avait voulu vous consoler, sans illusion, dans une lettre en 1887 :
« vous êtes atteint d’une maladie, d’une folie, la maladie du toujours mieux. Mais il est un point que l’homme ne peut dépasser. La nature est tellement merveilleuse, qu’il est impossible à n’importe qui de la rendre comme on la ressent ; et croyez bien qu’on la ressent, moins belle encore qu’elle n’est, c’est un mystère. »
Les Meules - Claude Monet ( 1891)
Il avait par ailleurs trouvé à vos Meules « une véritable grandeur cosmique », expression qui, aujourd’hui ,me fait d’autant plus sourire que je sais combien cette série fut une absolue révélation pour le futur père de l’abstraction, Wassily Kandinsky auquel elle suggéra que « les objets étaient discrédités comme éléments essentiels de la peinture ».

Vos impressions effaçaient toutes les frontières, ouvraient désormais à l’infini les horizons sur des rêves flous et fugaces. 

« Que mes Cathédrales, mes Londres et autres toiles soient faites d’après nature ou non, cela ne regarde personne et ça n’a aucune importance », aviez-vous d'ailleurs fermement objecté en 1905 alors que vos œuvres faisaient jaser nombre de vos détracteurs.

Maître, je sais que vous perdiez alors la vue souffrant de cataracte, mais votre incommensurable amour de la peinture n’a pas capitulé et vous avez dès lors livré les résonances et tonalités de votre âme même au cœur de vos toiles et placé les impressions profondes et intimes de l’artiste au premier rang de l’exigence créatrice constituant, à mon sens, les débuts victorieux de la révolution de l’abstraction. Sans doute sont-elles les seules à même de conduire au plus près du mystère ? 
A vous, bien au-delà du réel