mercredi 8 décembre 2010

DeLillo, le film et l'abîme du temps

24 Hour Psycho (1993) Douglas Gordon

Ce texte a été initialement publié sur Strass de la philosophie, le site de Jean-Clet Martin

« Il y a bien de différentes opinions touchant l'essence du temps : les uns disent que c'est le mouvement d'une chose créée ; les autres, la mesure du mouvement, etc. » Blaise Pascal, De l'esprit géométrique

Point Oméga, dernier roman de l’Américain Don DeLillo, est court. Il se lit vite, pourtant il ne le faudrait pas car il donne à penser au temps qui s’entend au rythme de son extensibilité en vérité, tandis que la narration libère sa substance au ralenti, au cœur de l’obscurité et du désert.

Il s’agit d’un film en triptyque plutôt, portant le temps en abîme et partant même, de films dans le film. L’habile écrivain déroule une pellicule singulière, encodée, encadrée d’un prologue et d’un épilogue datés respectivement des 3 et 4 septembre, intitulés Anonymat et Anonymat 2. Ils apparaissent comme le seraient deux pans d’écran fixés de part et d’autre de la grande toile de cinéma principale, en mesure de le brouiller et le dévoiler, de l’ouvrir et le clore.

DeLillo a donc tourné une brève histoire de temps et un temps bref dans l’histoire, où figurent des personnages aux prises avec l’unique et le multiple, l’ordre et le désordre, la nécessité et la contingence, l’éternité et la temporalité, la fiction et la réalité, l’intérieur et l’extérieur, l’objet et le sujet, la liberté et le déterminisme. Un condensé du Tout.

A la sortie de son roman aux Etats-Unis, l’auteur avait déclaré s’être attaché à « l’idée du temps et du mouvement, à la question de la vision, de ce qui nous échappe lorsque nous regardons les choses de façon conventionnelle […]».

A l’origine était le film 24 Hour Psycho du vidéaste et plasticien écossais Douglas Gordon, une reprise du célèbre Psychose d’Alfred Hitchcock que l’artiste a revisité au ralenti et ainsi étendu sur 24 heures. Le temps est une des obsessions de Gordon avec lequel il dit « lutter » en tentant de saisir une parcelle d’éternité, ce qui « n’a ni commencement, ni fin »

Cette œuvre aura produit une intense fascination sur Don DeLillo lors de sa projection au Museum of Modern Art à New York en été/automne 2006, au point de la revoir quatre fois, intégralement, et de lui inspirer l’écriture de Point Oméga.

Il est probable aussi que son personnage Jim Finley, jeune artiste vidéaste, a puisé sa matière dans la personnalité de Gordon. « Je vois les mots, toujours. Chaleur, espace, immobilité, distance, dit-il. Ils sont devenus des états d’esprit visuels. Je ne suis pas sûr de ce que cela signifie. Je les vois comme des formes isolées, toujours. Au-delà de la dimension physique, ma vision accède aux impressions que ces mots engendrent, et ces impressions s’approfondissent avec le temps. Voilà l’autre mot, le temps. »

Et naturellement, l’écrivain a prêté ses propres réflexions au narrateur penché sur les pensées du spectateur anonyme au début du roman, « une extrême attention est requise pour voir ce qui se passe devant soi. Du travail, de pieux efforts sont nécessaires pour voir ce qu’on regarde. Cela le fascinait, les profondeurs qui devenaient possibles dans le ralenti du mouvement, les choses à voir, les profondeurs de choses si faciles à manquer dans l’habitude superficielle de voir ».

Ainsi le film de Gordon a pareillement impressionné le spectateur anonyme qui « commençait à penser la relation d’une chose avec une autre. Ce film avait la même relation avec le film original que le film original avec l’expérience vécue réelle. Le départ à partir du départ. Le film original était une fiction, ceci était réel ».

La fiction d’Hitchcock, connue universellement, est entrée dans l’histoire humaine, Gordon lui a conféré une nouvelle dimension de temps flirtant avec la réalité et dont DeLillo s’est emparé à son tour pour l’inscrire dans son propre décor spatiotemporel, celui du livre-film, et l’ouvrir davantage encore à l’image et sa réflexion au risque même peut-être de lui faire emprunter la voie d’un retour réel au crime originel.

Il s’offre du moins la malicieuse liberté de pouvoir l’envisager : 
« Dans les années 1950, après un crime commis dans le Midwest, un journaliste a écrit un article, puis un écrivain a écrit un roman dont quelqu’un a tiré un scénario et Hitchcock a fait son film. Ensuite, il y a eu Psycho 2 et 3, puis Gus Van Sant en a fait un remake plan par plan. Enfin, il y a eu 24 Hour Psycho de Douglas Gordon et maintenant il y a Point Oméga. Peut-être y aura-t-il un nouveau crime à partir de là ? »
Le seul crime, dont les trois ou quatre protagonistes du roman sont témoins, reste celui de 24 Hour Psycho commis sur l’écran du Moma contre « Janet Leigh dans le long intervalle de son innocence. Il la regarda commencer à laisser glisser son peignoir. Pour la première fois, il comprit que le noir et blanc était le seul médium véritable pour le film en tant qu’idée, le film dans l’esprit. Il savait presque pourquoi mais pas tout à fait […] Pour ce film, dans cet espace froid et sombre, c’était absolument nécessaire, le noir et blanc, un élément neutralisateur de plus, un moyen de rapprocher l’action de la vie primitive, une masse en repli dans ses recoins drogués. Janet Leigh, dans le processus détaillé de son ignorance de ce qui va lui arriver. »

A bien observer le processus de l’ignorance de ce que réserve l’instant suivant, ne pouvons-nous pas deviner ce qui va en réalité advenir ? Se souvient-on de tout ce qui s’est produit le jour J ? La disparition n’est-elle pas prévisible dès l’instant de toute apparition ? La seule inconnue n’est-ce pas seulement le quand  ? Le pourquoi et le comment ont-ils aucune espèce d’importance ? 

L’intrigue du roman, qui n’a que faire de l’idée du crime, le suggère. Seul le fait de la venue au monde, soit ce qui se passe sous les yeux, est essentiel comme acte fondateur de l’appartenance au Tout. Le fameux Point Oméga du père Teilhard de Chardin. Il est « un bond hors de notre biologie » aux yeux de Richard Elster, universitaire à la retraite et ex-collaborateur du Pentagone à l’heure de la guerre en Irak. « Devons-nous rester éternellement humains ?, interroge-t-il. Notre conscience est à bout de forces. A partir de maintenant, retour à la matière inorganique. C’est ça que nous voulons. Etre des pierres dans un champ.»

Soit un retour à l’immuabilité absolue, à l’instar de l’éternité qui pourrait ressembler au désert de l’Arizona où Elster et Finley tentent de s’apprivoiser dans l’économie des mots et allient leurs existences minimales autour d’un projet de film et finalement autour de Jessie, l’évanescente comète.

Mais dans l’attente, il y a mouvement et « le jour finit par se transformer en nuit mais c’est une affaire de lumière et d’obscurité, pas de temps qui passe, pas de temps mortel. Rien à voir avec la terreur habituelle. » Cette autre phrase énoncée en sentence par un Elster, encore maître du monde, livre sa signification à rebours, comme le roman, le film et la vie la délivrent aussi. La terreur habituelle est bien celle du temps compté, insolemment fluctuant, jusqu’à l’heure de la disparition à laquelle chacun est inexorablement soumis.

Il dit aussi « que c’est ainsi pour nous tous, tant que nous sommes, que nous ne devenons nous-mêmes que sous un flot de pensées et d’images indistinctes, au fil d’une vague rumination sur l’échéance de notre mort. »

L’essentiel du temps qui passe entre Elster et Finley s’étend dans le silence, devenu une présence de plus, loude de perceptions intériorisées et de reflets de pensées, comme une épaisse corde resserrant l’une contre l’autre leurs solitudes respectives. Et puis soudain, une phrase d’importance peut jaillir dans la désolation de leur désert.
« Quand on déblaie toutes les surfaces, quand on regarde bien ce qui reste, c’est la terreur. C’est la chose que la littérature était censée guérir. Le poème épique, l’histoire qu’on lit avant de dormir ? »
La littérature a échoué à vaincre l’angoisse du compte-à-rebours, la poésie et le conte résonnent encore de lui tel le chant du cygne. Pour Elster, « la vraie vie n’est pas réductible à des mots prononcés ou écrits, par personne, jamais. La vraie vie a lieu quand nous sommes seuls, à penser, à ressentir, perdus dans les souvenirs, rêveusement conscients de nous-mêmes, des moments infinitésimaux. »

Mais qu’entend-il exactement par la « vraie vie » ? La réalité se débusquerait-elle uniquement au secret de la mémoire ?

Le jeune Finley la lui rafraîchit aussitôt, rappelant qu’il y a « le film » dans l’absolu - et son projet documentaire en particulier qu’il entend mettre au jour - qui tient une place singulière, car chargé de mémoire vive et de prolongements, potentiellement porteur de vérité, il est un rayon vecteur d’immortalité. Il donnera à voir et entendre jusque longtemps après la disparition même, comme l’astre mort qui scintille encore à des années-lumière de sa source tarie.

« Lumière et son, tonalité sans paroles, la suggestion d’une vie au-delà du film, l’étrange réalité criante qui respire et mange là-bas, cette chose qui n’est pas du cinéma », et qui s’exprime dans la tête du spectateur anonyme au cœur du MoMa.

Le film devient l'image éternelle en mouvement, qui oblige la confrontation au monde. La caméra est œil ouvert, instrument essentiel qui réapprend à voir, dirait le vidéaste Bill Viola. Rares sont ceux qui acceptent d’admettre tel qu’il le faudrait que le film a repoussé les frontières de la réalité, soudainement et fort loin, et qu’il constitue la démonstration indéniable d’une puissance stupéfiante en mesure peut-être d’ouvrir les champs du temps possible plus largement encore.

Le monde, dans son opacité brute, transcende la conscience. Tant qu’il y a. Et puis il n’y a plus. La comète s’est évanouie dans le ciel du désert. Dès lors, « transcendance, paroxysme, fin de la conscience humaine. Ces mots restaient désormais sans écho. Le point oméga. A un million d’années de distance. Le point oméga se résume, ici et maintenant, à la pointe d’un couteau qui pénètre dans un corps. Tous les thèmes grandioses de l’homme laminés, et ramenés à une détresse locale, un corps quelque part là-bas ou non. »

Et cette vaine question qui taraude pourtant : que restera-t-il de nous à voir, pour les autres ?

Point Oméga, Don DeLillo traduit de l’américain par Marianne Véron (Ed. Actes Sud)