dimanche 26 septembre 2010

Lettre ouverte à Claude Monet

Nymphéas avec rameaux de saule (vers 1916-1919) Claude Monet
 Cher peintre des précieuses heures éphémères,
« Où êtes-vous ? Dans le soleil ? Vous en avez de la chance. Moi, je ne suis dans rien. » 
Vous reconnaissez, bien sûr, ces mots que votre grand ami et admirateur Octave Mirbeau vous avait écrits en avril 1888 alors que vous séjourniez à Antibes. Je me permets de les reprendre à mon compte en guise d’introduction à cette lettre émanant d’un désir impérieux de vous confier un certain nombre d’impressions indélébiles que vous avez, bien malgré vous et à jamais, peintes aussi en moi. 

J’ose espérer que vous saurez pardonner que je vienne quelques instants troubler votre sérénité céleste. Une telle démarche vous paraîtra présomptueuse ou sotte, extravagante, vaine ou folle. Et d’ailleurs, vous aurez raison. Je dirais même qu’elle est sans doute tout cela à la fois. Mais elle est surtout essentielle, vitale, à mes yeux. Dès lors, je m’engage.

Vous n’êtes pas sans ignorer que le Grand Palais a inauguré en son sein cette semaine une extraordinaire rétrospective de votre œuvre qui doit durer jusqu’à la mi-janvier. Un tel événement ne vous avait plus été consacré à Paris depuis 1980. Et ce n’est pas tout. Vous allez frémir ! Sachez que les organisateurs attendent quelque 800.000 visiteurs pour venir admirer, tenez vous bien, près de 200 de vos toiles, réunissant des oeuvres venues du monde entier y compris de collections privées. De quoi faire pâlir le cher peintre de Malaga qui détient pour le moment la palme avec 780.000 entrées à la grande exposition  Picasso et les maîtres, organisée il y a deux ans déjà. Ah, si tous ressentent ce même besoin que moi de vous faire part de leurs émotions, vous n’allez pas manquer de lecture. Oh, après tout, vous avez à présent l’éternité pour vous ! Toutefois, comme vous devez être tenté de la peindre…

Voyez, je repense avec tendresse à Mirbeau quand il écrit dans La France du 20 mai 1885, « je ne sais ce que le public pensera des magnifiques toiles de M. Claude Monet. Il se peut qu’il soit encore réfractaire à cet art superbe, qui lui apportera la sensation violente du nouveau. Mais il peut aussi se dire que l’avenir est là. Et de même que M. Albert Wolff se changeant en coulissier de la peinture, s’écriait hier : "Achetez du Cazin", moi je crie "Achetez du Monet". Le Cazin si aimable, si enveloppé de subtilités charmantes qu’il soit, passera. Le Monet restera. »

Il ne s’était pas trompé. J’ignore tout ou presque de Cazin. Mirbeau fut l’un des premiers à voir, à comprendre ce que vous-même ne parveniez pas à accepter, alors que vous doutiez si profondément et souvent de votre art que vous jugiez imparfait. Permettez que je vous rafraîchisse la mémoire en vous citant en date du 13 novembre 1886 alors que vous écriviez au critique et ami Gustave Geffroy ces mots-là:
 « Mirbeau a paru enthousiasmé de mes toiles, mais il n’en est pas de même pour moi ; je ne suis qu’à moitié content car j’espérais faire mieux. »
Les toiles en question étaient celles que vous aviez peintes à Belle-Ile-en-Mer. Combien il avait raison. Elles m’ont touchée si profondément qu’à leur vue, mes yeux se sont embués, mon cœur s’est serré. Je crois bien qu’à cet instant s’est dessiné le projet de vous écrire, car dans La Côte sauvageLes Rochers de Belle-Ile, Les Rochers à Port-Coton, j’ai ressenti toute votre angoisse d’homme, toute votre solitude d’artiste et votre douloureuse, exigeante détermination, comme si vous étiez là, devant moi à les peindre.

Je vous ai vu sur les hauteurs de ces falaises, seul, debout au milieu d’herbes hautes devant le chevalet, à livrer l’extraordinaire combat de la peinture, celui de la pâte sur la toile, de la restitution de votre vision de cette nature souveraine, toutes deux en tous points tourmentées, mouvantes, indomptables, imprévisibles, insaisissables. 

Je n’ai pu m’empêcher de vous entendre pleurer, parler à voix haute, rire de vous-même, hurler même au vent votre frustration mêlée d’admiration devant tant de puissance et d’évidente indifférence à votre désir portées par le tumulte des vagues océanes contre les rochers intrépides, et l’errance perpétuelle des cieux et leur lumière. J’étais émue, oui, de découvrir vos pinceaux à l’œuvre et d’admirer la houle au point de humer à la fois les embruns et la térébenthine, à plus d'un siècle et demie de là, au cœur du Grand Palais.

La mer, « il faut la voir tous les jours, à toute heure et au même endroit pour en connaître la vie à cet endroit-là », aviez-vous écrit à votre seconde épouse Alice Hoschedé. Vous me faites l’effet d’un explorateur des heures. Vous élisez un site qui vous dit bien des choses secrètes et vous y plantez votre chevalet et vos toiles, avant de commencer à peindre le subtil passage irisé du temps par sa lumière sur les eaux, dans les airs, sur les arbres, les plantes, les fleurs, les chemins et les collines.

Mirbeau avait tout si bien perçu avant moi, affirmant que votre peinture exprimait « l’admirable succession des heures qui crée le monde et ne lui permet jamais d’être semblable à lui-même ».

Ce séjour en Bretagne a marqué une étape de couleurs et de lumière dans votre œuvre, selon moi, et qui se confirmera dans la Creuse trois ans plus tard. Vous avez, dans une lettre à Alice, écrit une phrase qui m’a frappée d’étrangeté. 
« Ce pays est peut-être plus beau par temps gris, le lugubre n’a pas besoin de soleil : la mer reste bleue, verte et transparente quand même.» 
J’éprouve le sentiment que vous exprimez-là, à mots couverts, une découverte intérieure bouleversante.

Vrai que le contraste avec la lumière de la Méditerranée - que vous aviez déjà affrontée lors de votre service militaire en 1861 sur les côtes d’Algérie que vous aviez élues « à cause du ciel » - était imposant et que cette dernière vous a soumis à un extraordinaire défi que vous avez relevé tout en songeant qu’il vous « faudrait une palette de diamants et de pierreries » pour parvenir à la restituer.

D’ailleurs, à bien considérer les toiles que vous avez peintes sur la Côte d’Azur ainsi qu’en Italie lors de vos différents séjours entre 1884 et 1888 aux côtés d’Auguste Renoir, Paul Cézanne ou de Guy de Maupassant, en dépit de l’éblouissante luminosité qu’elles projettent au premier abord, leur apparente légèreté tend à s’estomper aussitôt que le regard s’attarde et de se laisser surprendre alors par des tonalités plus mélancoliques et des ombres empreintes d’inquiétude, quelle que soit l’heure, y compris sous les cieux les plus clairs. 

Je songe aux Montagnes de l’Estérel de 1888 où se dresse la sombre solitude d’un pin au tronc presque frêle au-dessus des eaux face à la douceur des tons pastel du ciel et de la chaîne de collines au lointain. A mon sens, il n’est autre qu’un homme qui s’accroche à la terre où sont plongées ses racines et contemple non sans crainte le mystère de l’immensité et la beauté du monde. Comme vous-même.

En 1884, Le Jardin Moreno à Bordighera exprimait aussi une atmosphère bien éloignée de toute sérénité, laissant planer une sourde menace que trahit cette effusion de tons bruns et verts sombres appliqués aux plantes grasses, exotiques, qui paraissent croître à vue d’œil le long du chemin et enfreindre l’accès au village figurant au loin comme un havre.

Ces impressions étaient déjà présentes dès vos œuvres de jeunesse tel que Le pavé de Chailly dans la forêt de Fontainebleau en 1865 où partout sur le chemin l’ombre dispute à la lumière, les nuages à l’azur du ciel, la sombre densité des bois à l’éblouissante clairière et me disent le tourment existentiel qui vous a toujours tenu. 

En témoignera dix ans plus tard, Le coin d’appartement où votre premier garçon Jean se tient, mains dans les poches, dans une pose irrésolue, debout au beau milieu du corridor dont le parquet reflète une sublime lumière de jour bleuté et semble vous interroger dans le silence palpable de la maisonnée, d’une légère et émouvante inflexion de la tête : « Que faire ? »

De même, vos deux monumentaux fragments du Déjeuner sur l’herbe, inachevé, que vous peigniez aussi en 1865 en hommage à celui, scandaleux, d’Edouard Manet que vous admiriez tant, portent une ambiance empreinte de bizarre, avec d’une part ces deux dames qui nous tournent le dos et semblent partager la connivence d’une gêne née de la proximité de cet homme à la canne qui d’évidence s’adresse à elles et d’autre part, avec la sensation qu’il se passe quelque chose, à nous cachée, mais qui distrait l’attention de ces deux personnages assis autour du déjeuner dont les regards sont appelés dans la même direction oblique.

Dans sa version d’étude que, selon les experts, vous auriez datée par erreur de 1866, j’en fus d’autant plus troublée que la présence suspecte et secrète d’un homme à l’air d’espionner, tapi dans l’ombre d’un arbre qui borde le déjeuner, laisse pressentir que se joue-là un drame imminent, de jalousie peut-être, quand le regard de la dame est posé sur un homme à la pause nonchalante, la mise débraillée, sans doute pris d’ivresse et d’amour, qui l’interpelle. Mais je m’égare peut-être à me laisser conter de telles histoires. Je n’ai trouvé, pour l’heure, aucune analyse satisfaisante à cet égard… Seulement, comme vous le disiez vous-même : 
« C’est à force d’observations, de réflexions, que l’on trouve. »
Camille sur son lit de mort - Claude Monet (1879)
Je dois vous dire aussi combien j’ai été secouée par Camille sur son lit de mort. Votre première épouse, mère de vos garçons Jean et Michel, avait été plus qu’une compagne, mais votre muse pendant treize ans qui disparut en septembre 1879. 

Elle avait toujours paru mélancolique sur vos toiles. Déjà de Camille, ou la femme à la robe verte - qui vous a valu un inattendu succès en 1866- émane un étonnant assombrissement de l’âme trahit par d’évidentes cernes, les paupières baissées, le geste en suspens et le mouvement de tête en direction du sol tandis qu’elle semble vouloir se détourner de vous. Que portait-elle de si lourd et funeste ? 

Cette question, je suis presque certaine qu’elle vous tourmentait aussi à en juger par l’expression d’une si profonde gravité et d’éloignement mental que vous aviez surprise en 1870 sur ses traits et restituée à merveille dans Méditation, Madame Monet au canapé.

Alors, de cet unique portrait macabre de mariée peint sous des effets de voile pudique, tendu tel un rideau de larmes, aux tons d’un gris-parme glacial, je perçois la multitude d’émotions qui agitait tout votre être. Là, encore, je vous ai deviné dans la solitude et la douleur de votre deuil, face à la dépouille de l’aimée, déterminé à rendre hommage à la muse qu’elle aura été jusque dans son dernier souffle de vie et dont, malgré vous peut-être, vous questionnez encore le secret, alors que vous saisissez sur son visage un terrible rictus délivrant l’impression diffuse et pénible d’un contentement à se libérer de son enveloppe charnelle comme si, en vérité, elle avait toujours attendu pareil instant. Et je cesserai ici l’indiscrétion.

« Ce que je veux reproduire, c’est ce qui existe entre le motif et moi », aviez-vous souligné, n’est-ce pas cher maître ? Il s’agit bien là de tout l’enjeu de la création, celui de la singularité du regard qui s’engage à s’exprimer. Et ces mots font écho à ceux d’Anton Tchekhov, votre contemporain russe et de vingt ans votre cadet, qui écrivait en 1890 : 
« J’ai tout vu. La question n’est donc pas actuellement ce que j’ai vu mais comment je l’ai vu. »
Vous avez également tout vu y compris la gravité lumineuse du temps qui nous échappe, vous avez su en transfigurer l’impression de réalité mouvante avec une acuité incomparable et c’est sans doute de cela dont parlait Mirbeau lorsqu’il affirmât que vous étiez « de ce temps, le seul artiste qui [ait] doté la peinture de quelque chose qu’elle n’avait pas ».

Ces heures qui passent, se succèdent et métamorphosent tout, Les Peupliers, Les Cathédrales, Les vues de la Tamise et celles de Venise, Les Meules, Les Nymphéas. Dès les débuts de votre œuvre, vous avez voulu peindre vos motifs sous chaque seconde de lumière et conçu vos magistrales séries. En témoignât en 1886 Maupassant dans le Gil Blas :
« L’an dernier […] j’ai souvent suivi Claude Monet à la recherche d’impressions. Ce n’était plus un peintre, en vérité, mais un chasseur. Il allait, suivi d’enfants qui portaient ses toiles, cinq ou six toiles représentant le même sujet à des heures diverses et avec des effets différents. Il les prenait et les quittait tour à tour, suivant les changements du ciel. Et le peintre, en face du sujet, attendait, guettait le soleil et les ombres […] »

Oui, vous admettiez rechercher l’instantanéité au point d’en perdre la raison ou en tout cas tel un assoiffé de perfection qui ne désespère jamais d’y parvenir. « Monet connut l’âpre angoisse qui le portait à douter de lui-même, mais pour se redresser aussitôt devant l’obstacle », attestât en 1928 Georges Clémenceau, dont vous avez été proche.

L’ami Mirbeau, encore lui, avait voulu vous consoler, sans illusion, dans une lettre en 1887 :
« vous êtes atteint d’une maladie, d’une folie, la maladie du toujours mieux. Mais il est un point que l’homme ne peut dépasser. La nature est tellement merveilleuse, qu’il est impossible à n’importe qui de la rendre comme on la ressent ; et croyez bien qu’on la ressent, moins belle encore qu’elle n’est, c’est un mystère. »
Les Meules - Claude Monet ( 1891)
Il avait par ailleurs trouvé à vos Meules « une véritable grandeur cosmique », expression qui, aujourd’hui ,me fait d’autant plus sourire que je sais combien cette série fut une absolue révélation pour le futur père de l’abstraction, Wassily Kandinsky auquel elle suggéra que « les objets étaient discrédités comme éléments essentiels de la peinture ».

Vos impressions effaçaient toutes les frontières, ouvraient désormais à l’infini les horizons sur des rêves flous et fugaces. 

« Que mes Cathédrales, mes Londres et autres toiles soient faites d’après nature ou non, cela ne regarde personne et ça n’a aucune importance », aviez-vous d'ailleurs fermement objecté en 1905 alors que vos œuvres faisaient jaser nombre de vos détracteurs.

Maître, je sais que vous perdiez alors la vue souffrant de cataracte, mais votre incommensurable amour de la peinture n’a pas capitulé et vous avez dès lors livré les résonances et tonalités de votre âme même au cœur de vos toiles et placé les impressions profondes et intimes de l’artiste au premier rang de l’exigence créatrice constituant, à mon sens, les débuts victorieux de la révolution de l’abstraction. Sans doute sont-elles les seules à même de conduire au plus près du mystère ? 
A vous, bien au-delà du réel