vendredi 20 février 2009

Weil: un homme qui marche dans la nuit


Simone Weil 
« Un être aimé me déçoit. Impossible qu’il ne me réponde pas ce que je me suis dit moi-même en son nom. […] Accepter qu’ils soient autres que les créatures de notre imagination, c’est imiter le renoncement de Dieu. Moi aussi, je suis autre que ce que je m’imagine être. Le savoir, c’est le pardon. »
La Pesanteur et la Grâce, Simone Weil (Ed Plon, Agora)

« Elle n’était prévenue contre rien sinon contre la cruauté ou la bassesse, qui revient au même. Elle ne méprisait rien sinon le mépris lui-même. Et à la lire, on se dit que la seule chose dont fut incapable sa surprenante intelligence était la frivolité. On lui demande en 1943 un rapport sur la situation morale de la France et elle écrit le livre publié aujourd’hui sous le titre L’Enracinement, véritable traité de civilisation. Tel est le personnage qui allait toujours, et comme naturellement, à l’essentiel. »

Simone Weil, Albert Camus (Bulletin de la NRF, juin 1949)

Normalienne, professeur agrégée de philosophie, militante d'extrême gauche, ouvrière, mystique, la femme d’exception que fut Simone Weil (1909 - 1943) dont la réflexion a exploré tous les domaines de la pensée, aura passé toute son existence dense aussi bien que précoce et éphémère, à tenter d’éclairer de sa quête indéfectible, solitaire, surnaturelle, le voyage de l’homme de bonne volonté qui marche dans la nuit.

Simone Weil a notamment partagé, quelques mois durant, l’existence des humbles au labeur à l’usine et épouser leur profond et silencieux désespoir qu’elle s’est attachée à dénoncer dans L’Enracinement, portée par sa soif immodérée de justice et de vérité. Dans cet ouvrage, le plus capital de la philosophe, elle fournira les clés à ses yeux susceptibles d’ouvrir sur une société meilleure et juste, c’est-à-dire bâtie sur la satisfaction des besoins fondamentaux de l’âme humaine, sur la lutte contre le déracinement – équivalent à la perte des liens avec l’héritage culturel et spirituel, à l’effacement du passé et a fortiori à la destruction de la relation au surnaturel – et  sur l’enracinement.

L’ordre humain véritable est « le premier des besoins » déterminés par Simone Weil qui l’estimait « même au-dessus des besoins proprement dits », arguant que « pour pouvoir le penser, il faut une connaissance des autres besoins » que sont la liberté, l’obéissance, la responsabilité, l’égalité, la hiérarchie, l’honneur, le châtiment, la liberté d’opinion, la sécurité, le risque, la propriété privée, la propriété collective et la vérité.

Ainsi la philosophe pose comme postulat de base, celui de l’obligation qui « ne lie que les êtres humains » et prime sur la notion de droit, dans la mesure où « un droit n’est pas efficace par lui-même, mais seulement par l’obligation à laquelle il correspond ».  Dès lors,  expliquait-elle, « il y a obligation envers tout être humain, du seul fait qu’il est un être humain, sans qu’aucune autre condition ait à intervenir, et quand même lui n’en reconnaîtrait aucune ».

Pour Simone Weil, l’homme qui marche dans la nuit, dans le respect de l’ordre humain véritable, fait bien route vers son salut. Il est un homme de bonne volonté car ceux qui en manquent « ou restent puérils, ne sont jamais libres dans aucun état de la société ».

Il est capable d’obéissance qu’il recherche, « celle qui suppose le consentement, et non pas la crainte du châtiment ou l’appât de la récompense », se doit d’être responsable, de jouir du « sentiment d’être utile et même indispensable ».

Il est un homme doté du sentiment d’égalité en termes d’espérance, s’agissant de « la reconnaissance publique, générale, effective, exprimée réellement par les institutions et les mœurs, que la même quantité de respect et d’égards est due à tout être humain, parce que le respect est dû à l’être humain comme tel et n’a pas de degrés.»

Il doit se méfier de l’argent constituant « le mobile ou presque de tous les actes, la mesure unique ou presque de toutes choses » ; il s’agit du « poison de l’inégalité » infiltré partout.

Il respecte le sens de la hiérarchie, loin de tout culte de la personnalité ou du pouvoir, mais en tant que valeur de symbole de « ce domaine qui se trouve au-dessus de tout homme et dont l’expression en ce monde est constituée par les obligations de chaque homme envers ses semblables ».

Il comprend et exige que l’honneur, outre le respect dû à chaque homme, soit un « rapport à un être humain considéré, non simplement comme tel, mais dans son entourage social ».
 « Le crime seul doit placer l’être qui l’a commis hors de la considération sociale, et le châtiment doit l’y intégrer. » 
A cet égard, pour l'homme de bonne volonté, la notion de châtiment est acceptée en tant qu’honneur puisqu’il signe non seulement le retour du criminel dans la communauté des hommes qui « efface la honte du crime » mais permet de faire « entrer la justice dans l’âme du criminel par la souffrance de la chair ».

Il est soucieux de «la liberté d’expression totale, illimitée, pour toute opinion quelle qu’elle soit, sans aucune restriction ni réserve»
, conscient qu’il s’agit d’un « besoin absolu pour l’intelligence » dans la mesure où si celle-ci est « mal à l’aise, l’âme entière est malade ».

En revanche, il l’exerce dans le respect de ses « obligations éternelles envers l’être humain, une fois que ces obligations ont été solennellement reconnues par la loi ».

Il sait l’importance de la sécurité pour avancer dans la nuit, son âme ne doit pas être toute entière et constamment soumise à la peur ou la terreur, à l’exception « de circonstances accidentelles dans des moments rares et courts », il ne soumet personne à des menaces ou tout autre malheur, « la peur permanente […] est toujours une maladie. C’est une demi-paralysie de l’âme ».

Toutefois, il se doit de prendre des risques, en vue de forger son courage et ainsi de doter son âme des défenses nécessaires pour affronter la peur.
Il est inéluctablement porté à, au moins, « s’approprier par la pensée tout ce dont il a fait longtemps et continuellement usage pour le travail, le plaisir ou les nécessités de la vie », notion qui s’apparente aussi à une revendication symbolique de la propriété des biens de la collectivité. 

Il aime la Vérité qu’il juge sacrée par dessus tout.

La grâce, placée au cœur de la philosophie de Simone Weil dont l’affirmation impose en même temps la Vérité, implique un processus essentiel de «décréation», soit la capacité à se vider de soi-même qu'elle encourage elle-même, ainsi «se produit un appel d’air» afin qu’elle s’y engouffre, s’y love et comble l’être. L’acceptation d’ «un vide en soi même, cela est surnaturel», révélait-elle.

Selon Simone Weil, le monde est régi par ces deux forces antagonistes : La Pesanteur et la Grâce.
« La création est faite du mouvement descendant de la pesanteur, du mouvement ascendant de la grâce et du mouvement descendant de la grâce à la deuxième puissance.»
Aussi, l’homme qui marche dans la nuit fait-il route en quête du Salut, et ce faisant, il tente d’échapper à ce qui en lui relève du mouvement de la pesanteur pour tendre vers la grâce, « secrète, silencieuse, presque invisible, infiniment petite, mais décisive » dont la définition paraît impossible tant elle appartient à l’ordre abstrait de la lumière, la transcendance, l’amour. « Si on en fait un objet, on l'abaisse », mettait en garde Simone Weil.

« Si elle n'existait pas, l'intelligence ne pourrait se prononcer sur elle », avançait-elle, implacable, affirmant que «tous les mouvements naturels de l’âme sont régis par les lois analogues à celles de la pesanteur matérielle. La grâce seule fait exception ».

Albert Camus
Simone Weil, «n’a rien cherché à conquérir. Mais dès l’instant de ce renoncement, la voilà qui persuade, estimait Camus qui l’admirait intensément, c’est ainsi, je suppose, que la vraie grandeur, sur laquelle Simone Weil a dit tant de choses profondes, s’obtient. Grande par un pouvoir honnête, grande sans désespoir, telle est la vertu de cet écrivain. C’est ainsi qu’elle est encore solitaire. Mais il s’agit cette fois de la solitude des précurseurs, chargée d’espoir.»

« Se réduire à la place qu’on occupe dans l’espace et dans  le temps. A rien », s’intimait-elle dans ce souci d'humilité qui la caractérisait. Rares ont été ceux à le mettre en doute.

Cioran, lui, était de ceux-là. Dans ses Cahiers (1957-1972),  alors qu'il qualifiait Simone Weil de femme extraordinaire, et admit l’admirer, il tint toutefois à faire état de quelques sévères bémols jugeant «qu’elle n’était pas une sainte, […]qu’elle avait en elle trop de cette passion et intolérance qu’elle détestait dans l’Ancien Testament dont elle est sortie et auquel elle ressemble malgré le mépris où elle le tenait. C’est un Ézéchiel ou un Isaïe féminin. Sans la foi, et les réserves que celle-ci implique et impose, elle aurait été d’une ambition effrénée. Ce qui ressort chez elle, c’est la volonté de faire accepter à tout prix son point de vue, en brusquant, en violentant même l’interlocuteur. J’ai dit encore au poète magyar qu’elle avait en elle autant d’énergie, de volonté et d’acharnement qu’un Hitler […]»

Selon Cioran, en réalité, Simone Weil était habitée d’un «orgueil sans précédent, et qui se croyait sincèrement modeste. Une telle méconnaissance de soi chez un être aussi exceptionnel est confondant. En fait de volonté, d’ambition, et d’illusion (je dis bien, illusion) elle aurait pu rivaliser avec n’importe quel grand délirant de l’histoire contemporaine.»

Il est vrai que la jeune philosophe, qui cherchait et questionnait sans cesse, éprouvait et livrait d’intimes certitudes empreintes d’une puissance et d'une nature exclusives et absolues, sa pensée coulait avec la limpidité d’une source pure et claire aux profondeurs fangeuses maîtrisées, qui ne saurait connaître le moindre trouble, ni aucune altération portée par les vents d’où qu’ils soufflent.

« Puissé-je ne rien souillé, quand je serais entièrement transformée en boue. Ne rien souiller même dans la pensée. Même dans les pires moments je ne détruirais pas une statue grecque ou une fresque de Giotto. » priait-elle dans La Pesanteur et la Grâce.

« Dans le temps de la puissance et au siècle de l’efficacité, ces vérités sont provocantes. Mais il s’agit d’une provocation tranquille: ce sont les certitudes de l’amour. Imaginons seulement la solitude d’un pareil esprit dans la France d’entre les deux guerres. » aimait à souligner Camus.

« Elle ignorait apparemment le doute et, si ses opinions pouvaient changer, elles étaient toujours aussi catégoriques […]» notait pour sa part Raymond Aron dans ses Mémoires.

Ce dernier avait pressenti le caractère surnaturel que prenait le cheminement intellectuel de Simone Weil un jour, au jardin du Luxembourg, à l’occasion d’une promenade avec son épouse, et leur enfant. « Sous un soleil glorieux. Le jardin était si beau que l’on respirait pour ainsi dire le bonheur », se souvint-il quand Simone vint à leur rencontre, « le visage bouleversé, proche des larmes. À notre question, elle répondit: 'Il y a une grève à Shanghai et la troupe a tiré sur des ouvriers.' Je dis à Suzanne que Simone devait aspirer à la sainteté; prendre sur soi toutes les souffrances du monde n’a de sens que pour un croyant ou même, plus précisément, pour un chrétien. »

La perception de Raymond Aron se révélait infiniment sensible, puisque l’existence de Simone Weil avait bel et bien été bouleversée de fond en comble en raison de l’expérience concrète du « Christ lui-même » venu la prendre.

« Je n'avais pas prévu la possibilité de cela, confia-t-elle, d'un contact réel, de personne à personne, ici bas, entre un être humain et Dieu. »

La Pesanteur et la Grâce, Simone Weil (Ed. Plon, Agora)
L’Enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain, Simone Weil (Ed. Gallimard, Idées)

mercredi 18 février 2009

Bernhard: Oui, hors du monde



«Comme tout ce qui se passe, tout ce qui existe pour l'homme ne se passe et n'existe immédiatement que dans sa conscience; c'est évidemment la qualité de la conscience qui sera le prochainement essentiel, et dans la plupart des cas tout dépendra de celle-là bien plus que des images qui s'y représentent. Toute splendeur, toutes jouissances sont pauvres, réfléchies dans la conscience terne d'un benêt, en regard de la conscience d'un Cervantès, lorsque, dans une prison incommode, il écrivait son Don Quijote (…), l'individualité de l'homme a fixé par avance la mesure de son bonheur possible. Ce sont spécialement les limites de ses forces intellectuelles qui ont déterminé une fois pour toute son aptitude aux jouissances élevées. Si elles sont étroites, tous les efforts extérieurs, tout ce que les hommes ou la fortune feront pour lui, tout cela sera impuissant à le transporter par delà la mesure du bonheur et du bien-être humain ordinaire, à demi animal: il devra se contenter des jouissances sensuelles, d'une vie intime et gaie dans sa famille, d'une société de bas aloi ou de passe-temps vulgaires. L'instruction même, quoiqu'elle ait une certaine action, ne saurait en somme élargir de beaucoup ce cercle, car les jouissances les plus élevées, les plus variées et les plus durables sont celles de l'esprit, quelque fausse que puisse être pendant la jeunesse notre opinion à cet égard; et ces jouissances dépendent surtout de la force intellectuelle. Il est donc facile de voir clairement combien notre bonheur dépend de ce que nous sommes, de notre individualité, tandis qu'on ne tient compte le plus souvent que de ce que nous avons ou de ce que nous représentons.» Aphorismes sur la sagesse dans la vie,  Arthur Schopenhauer, trad. J-A Cantacuzène, (Ed. Livre de Poche)
Oui, publié en 1978, est une intime fiction de l'Autrichien Thomas Bernhard, par laquelle il dialogue avec lui-même et son histoire, lui qui s’était reclus en 1965, dans une maison délabrée et isolée, à l’abri du monde, afin de se consacrer exclusivement à son art. 

Le narrateur depuis des dizaines d’années, lui aussi retranché de toute société, ne vit que pour son travail intellectuel auquel il s’est voué avec la plus extrême et sacrificielle obsession, possédé corps et âme par son travail scientifique sur les anticorps (sic), au point de n’avoir plus en tête que son esprit – dont le diagnostic qu’il établit lui-même avec la rigueur froide et lucide du scientifique, le juge bel et bien malade - à étudier, tel l’antigène de lui-même, pour tenter de faire surgir l’anticorps qui lui permettrait d’échapper à la folie, avant que de devoir faire appel en dernier ressort, à la solution radicale du suicide.

Ainsi, sa narration est-elle une navigation rétrospective en eaux troubles et profondes, au gré des courants sombres et tourmentés de sa pensée dont «les symptômes d’altération» sont exposés scientifiquement au fil de son «auto-observation».

« La privation de contacts, je le savais, était finalement ma catastrophe », se rend-il à l’évidence. Quand autrefois elle n’avait été que nécessité et joie, cette véritable discipline - dictée sans nul doute par sa seule idole, le philosophe du pessimisme Schopenhauer, adoptant à la lettre sa sentence : « la vie est une si triste affaire que j’ai décidé de la passer en y réfléchissant » - s’était sournoisement et peu à peu muée « en maladie mentale ». 

En état d’apathie autour de l’auto-observation n’étant plus en mesure de mener son travail intellectuel et scientifique, encore moins de s’adonner à ses seules sources de bonheur que représentaient à ses yeux Le monde comme volonté et comme représentation (1819) de Schopenhauer et la musique de Robert Schumann, il se souvient qu'il se concentrait sur lui-même, pendant des semaines, des mois entiers devant ses feuilles, ses notes, victime d’une paralysie de l’être, qui le plongeait dans une dépression de jour en jour un peu plus profonde, marquée par des activités de plus en plus absurdes, à faire les cent pas au rez-de-chaussée de sa maison, puis à l’étage hanté par son travail intellectuel interrompu et qu'il ressassait, hanté par ses études et ses notes laissées en suspens qui lui « faisaient terriblement peur » et qu’il avait fini par boucler dans une pièce fermée à clé avant de tenter d’oublier leur existence alors que sa pensée y revenait sans cesse, à en tomber malade. Il était pris au piège d’un cercle psychologique vicieux et infernal aux confins de la démence; et cette marche, convenait-il, se poursuivrait aussi longtemps qu'il vivrait.
« Bien qu’ayant en réalité bien compris que la voie que j’avais prise et que je suivais depuis des années déjà n’était pas la bonne voie, qu’elle n’était que la voie menant à l’isolement total, l’isolement non seulement de ma tête et de ma pensée, mais en fait l’isolement de tout mon être, de toute mon existence déjà depuis toujours épouvantée par cet isolement, et je n’avais plus rien entrepris contre cela, j’avais continué sur cette voie bien que toujours épouvanté par l’implacable logique de cette voie, constamment angoissé par cette voie sur laquelle je ne pouvais pourtant pas faire demi-tour. »
Il l’avait pourtant prédite cette catastrophe, et pour cause… Elle « avait déjà eu lieu » sans qu’il ne l’ait néanmoins reconnue « en tant que telle ». Cette « réclusion loin du monde » visant soi-disant à protéger son travail intellectuel avait paradoxalement fini par avoir raison de lui-même, par produire un effet destructeur sur son travail scientifique sur les anticorps.


Ebranlé dans les tréfonds de son être par l’observation scientifiquement funeste que « cette prise de conscience » survenait probablement « trop tard » et « qu’il n’en rest[ait] – s’il en restait] quelque chose- que la désespérance, la conscience immédiate que de ce que cet état destructeur pour l’esprit, les sentiments, et finalement le corps, une fois bien installé ne pourra plus jamais être modifié par rien », dans un sursaut de foi bien qu’il ne prononce jamais ce mot, il parvint à surgir de sa « maison humide et froide et sombre » en quête du salut qu’il entrevoyait alors dans la parole.

Auprès de l’agent immobilier Moritz, son seul contact intellectuel dans le village, il s’en alla ainsi « déballer tout à trac et sans le moindre ménagement la face cachée, pas seulement entamée, mais déjà totalement dévastée par la maladie de [son] existence ».

« En dix ans de relations et d’amitié », si Moritz avait été habitué à une multitude de séances et des crises, le narrateur n’en avait pas pour autant « cherché à lui dissimuler avec une ingéniosité méticuleuse et calculatrice », la véritable décrépitude de son état mental, ne s’agissant jusque-là que de tentatives déplacées et désespérées de « défoulement mental et physique » en quête de soulagement.

 Or, ce jour-là, il avait eu le sentiment de l’entraîner et le plonger au cœur de son « traquenard mental ». Moritz, son seul interlocuteur d’une intelligence très supérieure à la moyenne, était désormais « à la fois victime et sauveteur» aux yeux de cet homme «résolu à tout» ce dont il « espérai[t] le salut ».
« Il est possible qu’on soit sauvé par le simple fait de comprendre clairement un moment décisif et de faire une analyse de tout ce qui implique ce moment. Mais je n’ai pas eu cette possibilité. »  
Pourtant son «seul salut» se présenta, à point nommé, et bien dans ce bureau où il était venu le chercher, et à sa grande surprise non pas en la personne de Moritz, mais en l’épouse d’un architecte suisse bâtissant son «dernier domicile» à la lisière de la forêt de mélèzes, de l’autre côté du cimetière.

«Si les Suisses n’étaient pas entrés à ce moment-là […] je serais sans doute devenu fou cet après-midi-là» et surtout en l’occurrence,  l'épouse qui n’était, elle, pas Suisse mais Persane. Ce sera désormais son surnom, alors qu’elle devient aussitôt sa compagne de promenades hors des sentiers battus de la forêt dense se dressant aux abords du village, et métaphore de leurs inextricables drames intérieurs respectifs. La Persane, en dépit ou grâce à son propre désespoir, curieux double de lui-même tombé du ciel, le régénéra «de fond en comble», à l’occasion de leurs tête-à-tête dans les bois qui eurent dès lors lieu chaque jour, parfois plusieurs fois par jour, durant des mois.
« Avec aucun autre être je n’ai pu parler sur tous les sujets possibles avec plus d’intensité et de disponibilité intellectuelle, et donc réfléchir avec plus d’intensité et de disponibilité intellectuelle sur tous les sujets possibles et imaginables, et aucun ne m’a jamais laissé regarder plus profondément en lui, et il n’y a jamais eu un seul être au monde que j’aie laissé regarder plus profondément et impitoyablement, toujours plus profondément et plus impitoyablement en moi. »
La Persane portait constamment un manteau en peau de « mouton noir », expression qui affuble en allemand aussi celui qui tourne mal. Sans cette pelisse, «il ne lui serait plus possible de vivre», estimait le narrateur, tant elle semblait avoir «pour fonction de l’envelopper et donc de la protéger des chevilles au sommet du crâne.»

Elle lui était apparue irréelle, « presque constamment silencieuse » tel un miroir dans lequel il découvrit l’exact et triste reflet de son âme, alors qu’elle avait passé des années, des dizaines d’années, « presque constamment muette », jusqu’au jour où elle ouvrit les vannes, dans la forêt, à la plus grande stupeur du narrateur qui en ressentit à la fois épouvante et répulsion.

« Quelques jours plus tôt, Moritz avait dû ressentir la même chose que moi en ce moment […] pour tant d’impudeur », songea-t-il,  « mais un être comme elle, déjà complètement perdu, comme je m’en suis rendu compte tout à coup méritait naturellement beaucoup plus ma sympathie ».

« Vous êtes perdu, tout comme je suis perdue, lui avait-elle lancé plus tard avec gravité. Vous pouvez chercher refuge où vous voulez. Votre science est une science absurde, comme toutes les sciences. Vous vous entendez ?C’est vous qui avez dit tout ça. Schumann et Schopenhauer ; ils ne vous apportent plus rien, avouez-le. Dans tout ce que vous avez fait dans votre vie, que vous aimez tant appeler existence, vous avez naturellement échoué ».

Oui, il avait dit tout cela, il pensait bien tout cela, ressentait bien tout cela et plus encore, il savait bien qu'il n'était pas guéri, il savait bien pourquoi elle avait ri. Le dégoût du monde perdurait, s'accentuait et il se disait toujours qu'un jour il se suiciderait, que «continuer encore et toujours cette absurdité complète n'aurait aucun sens.»

La Persane avait bien fini par s'en défaire, elle, de son insupportable peau de mouton noir. Oui. 

Oui, in Récits 1971 – 1982 , Thomas Bernhard traduction de Jean-Claude Hémery (Ed. Gallimard, Quarto)

vendredi 6 février 2009

Dostoïesvki: Les Possédés

Dark Angel - 1955 - Marjorie Cameron

 « Or, il y avait là un grand troupeau de pourceaux qui paissaient sur la montagne ; et les démons Le priaient qu’Il leur permit d’entrer dans ces pourceaux, et Il le leur permit. Les démons, étant donc sortis de cet homme, entrèrent dans les pourceaux, et le troupeau se précipita de ce lieu escarpé dans le lac, et fut noyé. Et ceux qui les paissaient, voyant ce qui était arrivé, s’enfuirent et le racontèrent dans la ville et à la campagne. Alors les gens sortirent pour voir ce qui s’était passé ; et étant venu vers Jésus, ils trouvèrent l’homme duquel les démons étaient sortis, assis aux pieds de Jésus, habillé et dans son bon sens ; et ils furent saisis de frayeur. Et ceux qui avaient vu ces choses leur racontèrent comment le démoniaque avait été délivré. »

Évangile selon saint Luc, ch. VIII, 32-27


Les Possédés, publié en 1871, est l'une des pièces maîtresses du «grand œuvre» de Fédor Dostoïevski, connue également en France sous le titre Les démons, chronique tissée en un épais canevas d’une angoissante noirceur à laquelle versent toutes les forces obscures que son anonyme narrateur éprouve et révèle de l'âme et de la pensée russes que symbolise une petite ville, à l’heure où elle succombe littéralement à l’envoûtement de la révolution socialiste, cette idéologie irrésistiblement nihiliste, importée d’Europe par Piotr Verkhovenski et son mentor, un aristocrate étrangement charismatique, Nicolas Stavroguine de retour d’un mystérieux exil.

Dostoïevski exécuta là une fresque éminemment politique - dirigeant une expédition au cœur même des idées auxquelles il se voua avec une minutie sans bornes, obsessionnelle - qu’il transforma au gré de son exploration en une œuvre infiniment plus complexe, aux dimensions métaphysique, religieuse, mystique, et dont chacun des pigments inscrit dans la masse est infesté du Mal.

Aussi dès le début de la chronique, l’évocation par le narrateur de l’étrange poème, un temps jugé dangereux, du littérateur acrimonieux et geignard Stepan Trofimovitch, «sorte d’allégorie, sous une forme lyrico-dramatique qui rappelle la seconde partie de Faust», et dans lequel apparaît «soudain sur un cheval noir un adolescent d’une beauté indicible et, le suivant, une énorme foule de tous les peuples. L’adolescent figure la mort et tous les peuples y aspirant», résonne-t-elle en prophétie de la puissante vague nihiliste sur le point de submerger la ville.
Et l’idée que cette œuvre aux accents si funestes était parue dans les revues révolutionnaires d’Europe à son insu, avait pendant tout un mois saisi d’effroi Stepan Trofimovitch, au demeurant père de l’intriguant Piotr Verkhovenski.

D’autant que ce triste poète, pathétique hypocondriaque, amateur de cartes et d’alcool, « parfois très étrange » et souvent vain, refusait d’être qualifié de mécréant car, au contraire, il admettait volontiers croire en Dieu, à la seule condition de distinguer le fait qu’il croyait en « un Être qui n’a de conscience de soi qu’en [soi] ». Il se plaisait à souligner en outre que s’il n’était pas chrétien, en revanche il respectait sincèrement le christianisme.

Convaincu d’être un esprit éclairé, prophète bafoué, visionnaire incompris, investi d’une mission salvatrice, il assurait qu'il se refuserait à baisser les bras. « La Russie est un trop grand malentendu pour que nous puissions en venir à bout seuls, sans les Allemands et sans travailler, disait-il, voilà vingt ans que je sonne le tocsin et que j’appelle au travail ! J’ai consacré ma vie à cet appel, et insensé, j’y ai cru. Maintenant, je n’y crois plus mais je sonne et je sonnerai jusqu’à la fin; jusqu’à la tombe ; je tirerai la corde jusqu’à ce qu’on sonne mon propre glas ! »
Du reste, selon les dires du narrateur, méfiant, Stepan Trofimovitch interrogeait la véritable foi révolutionnaire de « tous ces socialistes fanatiques, tous ces communistes enragés [étant] en même temps les individus les plus avares, les propriétaires les plus durs à la détente ; on peut même affirmer que plus un homme est socialiste, plus il tient à ce qu’il a. D’où cela vient-il ? Serait-ce encore une conséquence du sentimentalisme ?»
Marjorie Cameron
Pour sa part, il était entretenu depuis vingt ans par la puissante générale Varvara Petrovna, mère de Stavroguine dont il fut en l'occurrence l‘influent précepteur plusieurs années durant. «Il n’hésita pas à se faire un ami d’un si petit être dès que celui-ci eut un peu grandi»,  releva le narrateur, non sans laisser poindre quelque sujet de curiosité, soulignant qu’«il arriva tout naturellement qu’il n’y eut aucune distance entre eux. Plus d’une fois Stefan Trofimovitch réveilla la nuit son ami de onze ou douze ans, uniquement pour lui confier, tout en larmes, ses sentiments blessés ou lui révéler quelque secret domestique sans s’apercevoir que cela était tout à fait inadmissible. Ils se jetaient dans les bras l’un de l’autre et pleuraient.»

Stavroguine, de retour en adulte et maître, cette ancienne complicité n'avait en apparence plus d'importance, quand l'écrivain désormais obséquieux à son endroit, reprenait amèrement conscience de l'existence, jusque-là oubliée, de son propre fils Verkhovenski, lequel absorbé par ses manœuvres de complot, voyait en ce père indigne un instrument dont la perte servirait, outre sa vengeance personnelle,  son grand dessein révolutionnaire.  

Quant à la relation que Stepan Trofimovitch entretenait avec la générale Petrovna, le narrateur au fait d’intimes confidences, notait qu’elle relevait de ces « amitiés étranges : deux amis ont presque envie de s’entre-dévorer, passent ainsi toute leur vie, et cependant ne peuvent se séparer. Même il leur est tout à fait impossible de se séparer : l’ami qui, pris d’un caprice, aurait rompu le lien tomberait tout le premier malade et en mourrait peut-être ».
Stavroguine, dont les larmes de jeunesse semblaient irrémédiablement taries, tenait de sa mère au « sourire venimeux », cette distance infranchissable avec le monde. Froid tel un serpent, il était dénué du moindre état d’âme, mais en maîtrisait les rouages à seules fins d’instiller à la perfection le malheur partout. Sinon… « à quoi bon ?». 
A Kirilov, qui préparait son suicide, dûment commandé et programmé pour servir la cause, Stavroguine offrit une cynique apologie de l’œuvre de destruction, affirmant « comprendre bien sûr qu’on se suicide […] Je me le suis représenté moi-même, et il venait toujours une nouvelle idée : qu’on commette un crime ou, surtout une chose honteuse, c’est-à-dire infamante  mais très lâche et… ridicule, de sorte que les hommes s’en souviennent pendant mille ans, et tout  à coup cette pensée : « une balle dans la tempe et il n’y aura plus rien » Qu’importent alors les hommes et qu’ils crachent pendant mille ans. » 
  
Doté de fortune, de noblesse, d’une grande beauté, promis à une existence lumineuse mais « ennuyé de vivre, jusqu'à l'hébétude », il se vautrait dans la fange, la débauche et le sang, seulement fasciné par l’ignominie et l’humiliation, il s’entourait de médiocres, de veules, de mous, d’esprits viles et corrompus, alla jusqu’à s’infliger le châtiment d’épouser la sœur folle et boiteuse du grotesque capitaine Lebiadkine, ivrogne et joueur, à savourer l’injure publique et la déchéance, à provoquer le duel et refuser toute possibilité à son adversaire de marquer sa bravoure, bravant plutôt la mort pour s’offrir la jouissance d’une ultime humiliation infligée, et d’affirmer sa puissance dans l’abjection la plus extrême caractérisée par le viol d’un enfant.

Dans l’odieuse chute seule, éprouvait-il quelque joie à se sentir exister, savourait-il quelque sensation, celle de « l'enivrement d'une conscience torturée par sa bassesse ». Son unique jouissance.

« Toutes les fois que je me suis trouvé au cours de mon existence dans une situation particulièrement honteuse, excessivement humiliante, vilaine, et par-dessus tout ridicule, celle-ci a toujours excité en moi, en même temps qu'une colère sans bornes, une incroyable volupté », avait-il admis.

La lutte sociale dont il se moquait éperdument comme de tout le reste, ne l’engageait que dans la trahison, celle de sa patrie, de son milieu, de son origine, de sa mère, de sa propre existence. Sans foi ni loi, il trahissait sa parole, il trahissait Dieu.

L’atmosphère générale se chargeait d’une tension inquiétante, surnaturelle en sa présence pourtant impassible; les bêtes s’agitaient, les nuages s’amoncelaient, l’atmosphère s’électrisait, les femmes devenaient frivoles, les hommes nerveux. « Il était étrange alors, l’état des esprits d’ici », releva le narrateur, « un certain désordre des esprits était à la mode. » 

Le gouverneur von Lembke, se montrait de plus en plus agité, tourmenté par «d’étranges et sinistres pressentiments», d’autant qu’une épidémie de choléra s’annonçait, le bétail subissait une hécatombe, des incendies ravageurs éclatèrent tout l’été, des rumeurs inquiétantes se répandaient, vols et incidents criminels s’accentuaient.

Marjorie Cameron
Seul à échapper à l’envoûtement, était Chatov, esprit critique, libre, à la foi restaurée qui s’était un temps engagé aux côtés de Stavroguine qu’il connaissait intimement, avant de décider de quitter l’organisation. Or, le renégat s’était longuement confié au narrateur pourtant des leurs mais qu’il jugeait « libéral modéré ». A ses yeux, « l’athéisme russe n’est jamais allé au-delà du calembour », lui avait-il déclaré.

Avait-il signé son arrêt de mort en lui révélant son sentiment sur ces « gens factices », mus par une « servilité d’esprit », caractérisés par une haine qui les rongeait, « une haine animale, infinie contre la Russie, une haine qui s’est incrustée dans leur organisme… Et nullement des larmes cachées sous l’apparence du rire ! Jamais parole plus fausse n’a été dite en Russie que celle qui concerne ces larmes cachées » 

Stavroguine,en revanche lui, affichait en toute circonstance la même troublante froideur de marbre, au point qu’il paraissait mort dans son sommeil que sa mère surprit un soir, non sans quelque effarement.
« Sa respiration était presque imperceptible ; son visage était pâle et sévère, mais complètement inanimé ; ses sourcils étaient quelque peu froncés ; dans cet état il ressemblait tout à fait à une figure de cire. La générale, retenant son souffle, resta penchée au-dessus de lui pendant trois minutes ; puis, saisie de peur, elle s’éloigna sur la pointe des pieds ; avant de quitter la chambre, elle fit le signe de la croix sur le dormeur, et se retira sans avoir été remarquée, emportant de ce spectacle une nouvelle sensation d’angoisse. »
Mais le bras armé de ce démon était Verkhovenski. Il « était survenu et des choses étranges commencèrent à se produire », selon le narrateur qui se présente comme étant M.G un étudiant membre de l'organisation, doté de précieux renseignements puisés, semblait-il, aux meilleures sources.
Piotr Stepanovitch «continuait tout le temps et sans relâche d’implanter à voix basse dans la maison du gouverneur cette idée qu’il avait déjà lancée auparavant, que Stavroguine possédait les relations les plus mystérieuses dans le monde le plus mystérieux et que certainement il se trouvait ici chargé de mission.»

C'était bien lui qui tirait les ficelles, manipulait cette bande de pauvres bougres malléables auxquels il avait su faire miroiter les « clairs espoirs » de la révolution socialiste, autrement qualifiée par son père, non sans quelque ironie accablée : « l’idée échouée dans la rue ».


Il avait su faire naître une légende le concernant et qui le précédait. Il rallia ainsi à l’organisation du complot le grand romancier russe Karmazinov, un être imbu et vaniteux (caricature peu amène de Tourgueniev), qu’il fascinait tant qu’il s’ouvrit à lui avec le plus grand cynisme. 
« Tout le monde s’effondre depuis longtemps, avait-il assuré, et tout le monde sait depuis longtemps qu’il n’y a rien à quoi se raccrocher Si je suis convaincu du succès de cette mystérieuse propagande, c’est ne serait-ce que parce que la Russie est actuellement par excellence l’endroit du monde où tout ce que l’on veut peut arriver sans la moindre résistance (…) Ici tout est condamné et voué à la perte. » 

« Il est donc vrai que vous n’êtes pas un socialiste mais un… ambitieux politique ?», l’interrogea un soir Stavroguine, alors que Verkhovenski se trouvait en proie à un délire fiévreux à tenter de le convaincre de prendre les rênes de ses desseins occultes, au sein desquels le socialisme se révélait n’être qu’une des armes nécessaires à la prise totale du contrôle de la destinée des hommes, sa domination absolue, sa possession radicale et l’installation de la toute-puissance tant espérée. Elle faisait signe en Stavroguine.  


«[...]Cela vous tracasse de savoir qui je suis ? Je vais vous dire qui je suis, c’est là que j’en viens. Ce n’est tout de même pas pour rien que je vous ai baisé la main […] Nous proclamerons la destruction […] La Russie s’enténèbrera, la terre pleurera ses anciens dieux […] Nous lancerons une légende mieux que les Skoptzi. Il existe mais personne ne l’a vu. […]Une force nouvelle vient […] Or, c’est elle qu’il faut, c’est après elle qu’on pleure. Qu’est-ce qu’il y a en effet dans le socialisme : il a détruit les anciennes forces et n’en a pas apporté de nouvelles. Tandis que là il y a une force et quelle force encore, inouïe! […]»  s’était enflammé Verkhovenski, dans cette tirade démente et passionnée offerte à Stavroguine.


Elle se brisa sur un sourire méchant dans un silence de mort.

Les Possédés, Fédor Dostoïevski, traduction de Elisabeth  Guertik (Ed. Le Livre de Poche, Classique)

samedi 24 janvier 2009

Schiele, le peintre de la chair

 Femme nue allongée, jambes écartées -1914 - Egon Schiele

« Connaître la chair plutôt que la polir, l’effacer dans l’ornement, ou la tuer dans l’ascèse, voilà ce que, vers 1908, est la radicalité non encore nommée qui s’appellera «expressionnisme». Ce désir de connaissance sensible légitime le désir de l’artiste de blesser, démasquer, violer et détruire […] Jusqu’où le corps dans sa matérialité peut-il érotiquement irradier ? C’est ce que montre l’œuvre de Schiele qui, comme aucun autre, mêle la chair, la peau, les os, muscles, tendons en un symbole unique de désir et d’abandon physique. »

Den  Fleich erkennen,
 in Ornament und Askese, Werner Hoffmann, traduit par Jean-Louis Gaillemin.

Vienne, au tournant du XXe siècle, cité des rêves, selon les mots de l'écrivain Robert Musil, et des grands paradoxes, dont la surface aux lumineuses et séduisantes facettes promet mille divertissements enchanteurs dignes de toute métropole moderne. Mais sous ces airs de belle hédoniste, la capitale de l’empire austro-hongrois, gangrenée par la corruption, agonise dans un marasme socio-économique épouvantable.

Dans un tel bouillon caractérisé par un profond désarroi et une absolue frénésie créative, que Hermann Broch qualifiera d’Apocalypse joyeuse, s’alimentent des courants aux tendances sociales et intellectuelles contradictoires. La bourgeoisie, fidèle en apparence au vieil empereur François-Joseph, prône des valeurs traditionnelles et conservatrices tout en se vautrant dans une opulence décadente et obscène dont la permissivité favorise alors un épanouissement exceptionnel des arts, de l’architecture, la littérature, la philosophie, des sciences et des techniques.

D’extraordinaires personnalités convergent pour émerger au même moment de ce bassin en une effervescence que désignera bientôt l'expression Modernité viennoise. Sigmund Freud développe ses théories de psychanalyse ; les compositeurs Arnold Schoenberg, Anton Von Webern, et Alban Berg innovent en musique, les œuvres de Gustav Mahler puisent à ce renouveau, les littérateurs d’avant-garde Arthur Schnitzler, Hugo Von Hofmannsthal se distinguent malgré les flèches que leur décochent le redoutable polémiste et écrivain Karl Kraus ; Otto Wagner, Adolf Loos et Josef Hoffmann œuvrent à de nouveaux concepts architecturaux ; le style décoratif viennois Art nouveau et sécessionniste s’impose, emmené par Gustav Klimt, réaction contre le règne de la tradition et de l’académisme artistiques.

De cette capitale bouillonnante, de cet environnement riche d’intellectuels, foisonnant d’artistes, de sa relation privilégiée avec Klimt, s’est nourri l’art extraordinaire, ardent du jeune peintre Egon Schiele, pour parvenir à une œuvre de virtuose électrisée, à la tension exacerbée, intime, émotionnelle, charnelle, d'une puissance expressionniste incomparable, à la témérité résolue, radicalement frondeuse jusqu’au délire obsessionnel.

Au cours de sa carrière fulgurante – brutalement interrompue par son décès fin octobre 1918, quand il est victime de la grippe espagnole qui essaime alors en Europe et emportera quelques jours plus tard à Paris le poète Guillaume Apollinaire – Schiele, 28 ans, a livré au monde plus de trois milles œuvres sur papier et environ trois cents toiles. 

Telle une comète sidérante, Schiele a traversé le ciel de l’Art, à ses yeux «unique… éternel», pour le marquer à tout jamais de sa vision singulière et torturée du corps et de la chair, à la fois matière et lieu - où l’essentiel, la création, se joue, de la naissance à la mort, en passant par l’amour et toutes les formes de composition et décomposition -, mais aussi douloureuse langue symbolique qui témoigne de son immense blessure.

«Tôt ou tard, il émergera une foi en mes tableaux, mes écrits, mes mots qui sont rares mais que j’espère solides. Mes actuels tableaux ne sont sans doute que des avant-propos, je ne sais pas, de l’un à l’autre je suis si insatisfait (…) je suis devenu initié, je fais vite le compte, j’ai observé chaque énigme et tenté de l’appréhender», écrit-il en 1910 au docteur Oskar Reichel un de ses principaux collectionneurs. Il est alors âgé de vingt ans.

A partir de cette date, l’autoportrait nu était devenu un de ses axes de travail récurrents, assumant le double rôle de peintre et de modèle, à la fois narcissique et conjuratoire, pour se livrer à la pantomime de sa propre chair pathétique, celle d’un écorché vif, qui se dédouble encore, parfois dans des postures inertes, aux masques cadavériques, cerné d’une aura blanche messianique.

Déchiré par l’angoisse et la fragilité de l’existence, filtrent dans les écrits, lettres, petits poèmes et textes en prose de Schiele, deux profondes préoccupations que sont d’une part le culte de la nature et de la vie ; de l’autre, une peur insondable de ses désirs sensuels. Le peintre oscille entre la jouissance dionysiaque d’une immersion absolue, à corps perdu au cœur de l’existence et la terreur induite par l’acceptation de ses pulsions. 
Egon Schiele - 1914 - Anton Josef Trcka

« Lorsque Egon Schiele cerne d’un rouge vif l’aréole d’un sein ou les lèvres d’un sexe, et lorsqu’il peint un visage en juxtaposant des touches de carmin, de vert et de bleu, il tient un propos autre qu’illustratif. Il renoue avec un habitus très ancien qui usait d’une cosmétique pour relever la qualité érectile de certains points du corps et pour sacraliser la sexualité », note Jean Clair dans l'essai Autoportrait au visage absent

Aux yeux de l'historien de l'Art, Schiele peint le visage « comme une chair tuméfiée, faite de souplesse et de mort légère, d’attrait et de vulnérabilité, de désir et de peur. »

En pathétique Eros, aux tons grisâtre et vert de cendres, Schiele s’adonne dans cet autoportrait à une misérable masturbation - en dépit d’un phallus à la turgescence digne de Priape, d'une couleur rouge orangé, à l'incandescence volcanique, - et stigmatisée par une attitude simiesque, douloureusement loin, très loin du moindre espoir de jouissance.

«Schiele est un être à part. Ses peintures traduisent à la perfection des sensations nerveuses orientées vers la sensualité, des impressions pleines de sensibilité. Elles sont issues, et continuent toujours de procéder d’une impulsion et d’une exigence internes, elles sont pures de toute pose, de toute grandiloquence ; totalement dépourvues d’espérance, elles plaisent à ceux-là seulement qui savent encore voir des valeurs authentiques et irremplaçables dans l’expérience sensuelle d’instants secrets de notre vie, dans leur simplicité, et dans leur transposition sur la toile (…) Quant à ceux qui ne savent voir que le nu, et le nu obscène, dans les œuvres de Schiele, et rien d’autre, tant pis pour eux, car la sensibilité de chaque être humain est une composante intrinsèque de sa nature», asséna dans un article de mars 1911 Arthur Roessler, devenu son mécène-collectionneur après l'avoir révélé la même année.

De cette lutte intérieure témoigne aussi l'émouvante petite pièce écrite en prose par Schiele, en guise d' « Autoportrait : rêver éternellement, gonflé d’une surabondance de vie – sans cesse – avec d’horribles douleurs au-dedans de l’âme – flamboie, brûle, aspire au combat, - spasme – soupeser – et follement animé d’un désir fou – penser est une torture impuissante, il est vain d’essayer de forger des pensées. - Parle le langage du créateur et donne. – Démons ! Rompez la violence – votre langage, - votre signe, - votre force. »

« [La] dimension religieuse atteinte par cette reconnaissance de la chair provient du catholicisme autrichien qui a  pris à la lettre l’Evangile selon Saint-Jean. Le Logos dans cette culture (aspect qui en se retrouve ailleurs qu’en Espagne) est devenu chair et a résisté à l’ascèse de l’abstraction (…) Ici l’acte de création artistique est porteur d’espérances de salut », estima le critique Werner Hofmann.

Schiele avait été profondément marqué, tout jeune, par la mort de ses frères et sœurs, et surtout à l’adolescence par le décès, sous ses yeux, de son père atteint de syphilis, et qui avait auparavant perdu la raison. Une disparition qu’il ne peut accepter, d'autant que sa présence le hante, qu'il continue de dialoguer avec ce père qui, la nuit, le visite.

« Regarde-moi, Père, moi, toi qui es pourtant là, embrasse-moi, donne-moi le proche et le lointain, monte et descend sans cesse, Monde. Etends maintenant tes nobles os, prête-moi une oreille tendre, tes beaux yeux bleu pâle. C’était bien, comme ça père, devant toi, je suis. »

Il confie aussi dans une lettre à son ami, le peintre Anton Peschka, que sa sœur favorite « Gerti elle-même ne sait pas les souffrances psychologiques» qu’il doit endurer.
 « Je ne sais pas s’il y a quelqu’un au monde qui se souvienne avec cette mélancolie de mon noble père ; je ne sais pas si quelqu’un comprend pourquoi je cherche justement ces endroits où fut mon père, où je puis éprouver cette douleur  volontairement pendant des heures entières. Je crois à l’immortalité de tous les êtres, je crois qu’un corps n’est qu’une parure, le souvenir, plus ou moins emmêlé, je le porte en moi – Pourquoi je peins des tombes et beaucoup de choses semblables ? – parce que tout ça continue à vivre au plus profond de moi-même.» 
Autoportrait la main à la joue - 1910 - Egon Schiele

Conjuration de la mort par allégories, dans ses toiles Schiele se met en scène au cœur d’un vide pathologique et froid, s’enveloppe des couleurs verdâtres des putréfactions de la chair, se pare d’infâmes moignons, s’inflige les plus abjectes amputations et scarifications qui exhalent les tombeaux. 

La chair est dépouillée, mise à nue dans toute sa complexité et sa fragilité, évoquées par de douloureuses contorsions du corps dont la transparence de la peau est révélée par de mornes teintes bleutées, brunes, vertes et rouges, qui traduisent à la fois sa force vitale, muscles et veines irrigués, et sa fin tragique alors qu’il semble déjà disséqué par le scalpel d’un médecin légiste.

Les yeux clos, de celle qui semble dormir paisiblement, l’esprit déjà ailleurs, le corps dénudé, squelettique, dont les seins encore lourds et pleins témoignent d’une sensualité passée, les mains aux doigts effilés, phalanges décharnées et sanglantes, jointes en une prière, la Jeune femme morte, bouleverse par la charge d’érotisme macabre que le peintre transmet non sans laisser poindre quelque jeu pervers et récurrent, tantôt exhibitionniste, tantôt voyeur.

« Son art […] ignore le sourire ; il nous aborde avec un ignoble rictus, qui fait froid dans le dos. En un certain sens, cet Egon Schiele est un moraliste à la peinture lourde de menaces. La vision  qu’il nous donne du vice dans ses œuvres n’a rien d‘attirant ni certes de séduisant. Il se délecte dans une orgie de couleurs – les couleurs de la putréfaction», observa en mars 1918 un critique autrichien.

Jamais épanouie, innocente, fraîche ou joyeuse, rarement comblée d’extase ou de tendresse, semble affirmer Schiele, la chair est triste et puis elle meurt.

Egon Schiele Narcisse Ecorché, Jean-Louis Gaillemin (Ed. Gallimard, Arts)
Egon Schiele, Erwin Mitsch (Ed. Phaidon) 

samedi 17 janvier 2009

Monicelli: "nous sommes tout ce qui existe"

        
Le Jésuite parfait, premier roman de l'Italien Furio Monicelli, publié en 1960, est de ces livres rares qui dès les premières lignes semble faire descendre « sur le lecteur un silence immédiat, le séparer brusquement, comme un rideau qui tombe, de ce monde dont il a aujourd’hui l’habitude de retrouver le prolongement dans les livres […]», s'enflamma la mystique poétesse Cristina Campo, comme elle le fit rarement pour un roman contemporain italien dans la préface qu’elle alla jusqu’à consacrer à l’ouvrage de ce compatriote.

Son enthousiasme fut tel qu’elle écrivit une lettre à Monicelli, dont elle compara le style à celui de Gide, et l’invita à la visiter à Rome. Vivant à Milan, et peu enclin aux mondanités, l'auteur déclina la proposition de l'Italienne dont il ignorait alors tout.

« Bien des années après quand j’ai lu ses livres, j’ai beaucoup regretté de n’avoir pas répondu à son invitation. J’ai compris que c’était une femme terriblement fascinante.  Du point de vue littéraire, c’était une critique extralucide, une visionnaire », confia Monicelli à Cristina de Stefano, biographe de la poétesse.

Monicelli n’avait rien de l’écrivain profane qui endosserait le surplis et l’étole pour célébrer les liturgies d’une narration car, selon Campo, il possédait déjà « naturellement le ton et l’habit » et semblait ne percevoir autour de lui « que les tons et les habits d’égale noblesse », pour entraîner son lecteur au sein de la Compagnie de Jésus à l’heure du noviciat de son héros, Andrea.

On ne sait rien de sa vie antérieure si ce n’est que le jeune homme a mené auparavant « une existence déréglée » dont il s’est lassé et qu’il entend fuir.

Tandis qu’il fait route vers le monastère, le futur novice songe que «l’étude du monde» revêt désormais un intérêt nouveau puisqu’il est sur le point de l’abandonner. Et par cette journée «triste et poignante comme un remords», il fait ainsi son entrée chez les jésuites et va se soumettre bientôt à leur initiation, en l’occurrence une mise à l’épreuve tant physique que psychologique, d’une intensité et rudesse telles qu’elle s’apparente davantage à une descente en Enfer plutôt qu’à une montée au Carmel. 

Le tourment coule dans ces pages, celui posé par la question de l'engagement religieux et spirituel. La décision de se consacrer à la vie religieuse ne semble pas avoir été dictée à Andrea par un appel mystique impérieux mais au contraire par une sorte de désespoir mystérieux et froid, qui n’est pas sans rappeler, selon Cristina Campo, les états d’âme de T.E Lawrence qu’elle aimait tant, à l’heure de son engagement dans la Royal Air Force et qu’il narra dans La matrice.

Elle participe également de celle de Blanche de l’Agonie du Christ dans les Dialogues des Carmélites de Georges Bernanos, quand elle s’entend dire par la prieure que « c’est une mauvaise manière d’entrer dans notre Règle que de s’y jeter à corps perdu, ainsi qu’un pauvre homme poursuivi par des voleurs » et qu'elle admet n'avoir pas « d’autre refuge en effet ». 
Au début de son noviciat, Andrea se livre de bonne grâce aux règles rigides de la Compagnie, celles du silence, de pratiques spirituelles et à l’isolement austère propres à l’Ordre fondé par le Basque Ignacio de Loyola, et qu’il ne comprend pas toujours.
« Les journées s’écoulaient dans la discipline de fer de l’horaire. »
La prière obligatoire, le silence inviolable, la délation sollicitée, les méditations sans trêve succèdent aux lectures, les cérémonies d’actions de grâce et de propitiation, les épreuves d’autocritique, la proclamation publique et réciproque des fautes, ou encore les flagellations symboliques rythmaient, à heures dites, désormais son existence. 

Andrea « s’était fait violence au point de se couper du réel et cet effort sur lui-même fut si brutal et profond que ses effets se firent longtemps sentir. Puis, d’un coup, il sentit tout ce qu’il avait quitté et le sacrifice accompli lui apparut dans toute son immensité, tel qu’il ne l’avait ni vu ni éprouvé au moment où il l’accomplissait.»

En ces lieux n’a cours que l’exercice de la volonté forcée jusqu’à la domination absolue, une éducation parfaite de l’esclave au service de l’Eglise visible. Néanmoins,  « l’organisme monstrueux qui dévore et qui brise n’apparaît pas, si ce n’est sous les traits d’un monstre sacré : où toutes les contradictions coexistent […]»  souligne avec son habituelle finesse Campo.

Andrea, qui s’il doit jamais être sauvé, le sera en dépit de l’Ordre, du monde, de sa naturelle duplicité, mêlée d’un étrange mélange de sensualité et de dévotion en osmose avec « les passions impérieuses et secrètes de son propre cœur », et d’une essentielle pauvreté de foi, de la manière la plus folle et la plus incertaine, précaire et menacée et qui s’en remet entièrement à la grâce, tel « un pécheur tombé vivant entre les mains de Dieu, sous l’emprise d’une inévitable nécessité ».

Andrea aime pourtant ce monde crépusculaire. De cette contamination des sens avec l’esprit naissait une forme cachée et irrémédiable de corruption où il plongeait avec une sorte de volupté.

Il y perçoit toutefois « une toile obscure, dissimulée et complexe, de rancœurs et de jalousies rentrées qui s’était tissée au fil du temps » dans cette famille.

Il côtoie, non sans éprouver quelque profond trouble amoureux, le novice Lodovic, qui lui se sauverait en toute circonstance et en tout lieu, reclus dans sa citadelle superbe d’innocence et de piété, absolument indifférent aux astreintes de la règle et pareil à ses pères du désert qui vivaient avec une même familiarité méditative auprès des fauves, des serpents et des colombes : 
« Un des rares hommes profondément convaincus que l’Eglise possédât encore. »
Et puis frère Zanna, l’esprit frondeur, authentique soldat du Christ avec son sens profond de l’abjection et du péché qui ne pourra trouver son salut que dans le monde, au-delà de toute règle alors que de ses lèvres tombent des paroles hérétiques et sublimes : 
« Je ne veux pas me séparer du Christ, je hais tout ce qui m’empêche de m’unir librement à lui… Il n’existe aucune science de Dieu ni même de son existence, il n’existe aucune possibilité de théologie, il n’existe aucun ordre qui serait imposé à Dieu par la nature des choses.»
Les trois héros de Monicelli, selon les beaux mots de Campo, « portent assurément des masques majestueux, mais ils les portent à la main et c’est nous seulement, spectateurs, qui pouvons les voir comme s’ils devaient nous reconduire avec solennité à leurs beaux visages nus ».

Le novice éprouve quelque mal à saisir la notion de l’humilité, vertu chrétienne par excellence et s’en ouvre au père instructeur qui lui donne tant à réfléchir en affirmant notamment que  « ceux qui sont capables d’en dire quelque chose affirmeront que le comble de l’humilité chrétienne est l’effort constant et fébrile de détourner les yeux de son propre moi de peur d‘y découvrir des qualités où l’on se complairait… nous autres les jésuites n’avons jamais admis entre nous cette idée négative de l’humilité, cette obsession de se fuir soi-même comme un spectacle immonde ».

Si les pénitences corporelles apparaissent à Andrea des tourments vains et cruels qui le révoltent… après quelques mois de noviciat la pire de toutes les épreuves à ses yeux reste « l’obligation de vivre avec des gens dont le caractère se révélait si différent du vôtre, parfois dur et grossier. Une pénitence de chaque jour, de chaque heure, de chaque minute ». Cette promiscuité le fait souffrir.

Et s’il est entré en religion déjà résigné à la perspective de devoir en outre entendre « pour tout le restant de ses jours ce genre de langage dévot commun aux ordres religieux et dont la rhétorique donnait littéralement le frisson », il éprouve quelque incompréhension quant à cette « nécessité de recevoir une grande partie de sa nourriture spirituelle dans le jargon plat et insipide des manuels de piété ».

Le noviciat vise principalement « à l’initier à la vie de l’esprit », de la manière la plus ennuyeuse possible croit-il. 

Andrea est fréquemment la proie de « tentations impures. Des images lascives » l’assaillent et le tourmentent. De fait, un amour juvénile et passionné l’attache au frère Lodovici qui lui offre en retour « une charité très pure et donc cruelle ».  Et entre eux s’échangent des dialogues d’une profondeur tragique, théâtrale, aux beaux échos raciniens et offerts par l’auteur dans une écriture noble et élégante, au ton juste et éclairé.

Monicelli sera parvenu à créer dans ce roman, aux yeux de Campo, «le centre de gravité au-delà de l’horreur : le point géométrique d’une charité sèche, née de l’expérience de la mort-en-vie, qui brûle intégralement sa propre matière et consume en même temps les séductions de son propre style ».

Le jeune frère qui prend conscience qu’il doit mener de « longs combats contre tout ce que l’être humain possédait de bas et de grossier », redoute au plus haut point que «de sa vocation ne restât qu’un tas de cendres» alors qu’il se croyait incapable d’atteindre « l’immunité des passions ».

A observer les autres novices, il réalise qu’ils sont soumis à des luttes intérieures semblables, sans doute tous assaillis par les mêmes inévitables démons. Les variations de leur humeur trahissent « une vie sexuelle trop bien refoulée, ou trop contrainte et désordonnée », songe-t-il.

« Tous se trouvaient dans un état de convalescence spirituelle » et se soumettaient à la terrible épreuve du renoncement. Parfois, Andrea se laissait aller à penser qu’une «fornication ouverte» serait probablement aux yeux de Dieu moins coupable qu’« une chasteté impure, non désirée, misérable et désespérée ».
« Pour obtenir la pureté du corps, mon fils, il faut commencer par sauvegarder celle du cœur, de l’esprit et des yeux », argua le père instructeur auprès duquel il dût s’ouvrir de ses accès violents de désir charnel qui menaçaient de lui faire perdre la tête, la force de poursuivre l’initiation, autrement dit mettaient en péril sa foi...

« Les pensées de vanité, d’amour-propre, de sensualité, peuvent bien te paraître agréables au moment où tu les caresses mais en se dissipant elles laissent l’âme vide et insatisfaite »,  souligne alors le père qui l’invite à soumettre sa propre volonté à l’exercice, à la discipline, de s’y résoudre comme à une gymnastique. « Le découragement est une forme d’orgueil », ponctue-t-il.

« Le christianisme a été la plus grande audace de Dieu sur la terre. Avec les péchés d’orgueil, l’Eglise ne transige jamais. Ceux qui iront en enfer … seront les orgueilleux […] eux qui commettent le plus abominable des péchés, celui qui introduit dans le monde la mort, la souffrance et le travail : le péché d’orgueil » selon le père supérieur.

De l’orgueil, le premier des péchés capitaux, découlent les sept vices principaux, rappelle en outre son directeur spirituel : 
« La vanité, la vantardise, l’ambition, la présomption, l’hypocrisie, l’obstination dans son propre jugement, le mépris des autres. »

Monicelli ne vise pas tant à traiter du problème de l’Ordre en tant que tel mais s’intéresse bien davantage aux rapports de ses trois personnages avec l'Ordre, et auxquels il a donné naissance, selon trois archétypes. « Nous sommes tout ce qui existe...», fera-t-il dire à Andrea.

Cheminant dans la tourmente au sein de la Compagnie, sa vocation soumise au doute, contradictoire,  incertaine, alors qu'il endosse l'habit et le rôle du Jésuite parfait, il ne sait que trop qu'il n'est pas « encore mort à une indicible attraction de la vie humaine, simplement humaine, non renouvelée, non spirituelle, non ressuscitée. Sa dévotion avait toujours été brève, sa foi peu sentie, assaillie presque en permanence par des impressions d'irréalité. Tout semblait trop beau pour être vrai, ou plutôt tout allait trop mal pour que ce fût vrai. Jamais il ne lui était arrivé de gémir dans l'esprit saint, comme disait Saint Paul. »

Les Larmes impures - Le Jésuite parfait, Furio Monicelli, Préface de Cristina Campo (Ed Gallimard, L'arpenteur)