samedi 17 janvier 2009

Monicelli: "nous sommes tout ce qui existe"

        
Le Jésuite parfait, premier roman de l'Italien Furio Monicelli, publié en 1960, est de ces livres rares qui dès les premières lignes semble faire descendre « sur le lecteur un silence immédiat, le séparer brusquement, comme un rideau qui tombe, de ce monde dont il a aujourd’hui l’habitude de retrouver le prolongement dans les livres […]», s'enflamma la mystique poétesse Cristina Campo, comme elle le fit rarement pour un roman contemporain italien dans la préface qu’elle alla jusqu’à consacrer à l’ouvrage de ce compatriote.

Son enthousiasme fut tel qu’elle écrivit une lettre à Monicelli, dont elle compara le style à celui de Gide, et l’invita à la visiter à Rome. Vivant à Milan, et peu enclin aux mondanités, l'auteur déclina la proposition de l'Italienne dont il ignorait alors tout.

« Bien des années après quand j’ai lu ses livres, j’ai beaucoup regretté de n’avoir pas répondu à son invitation. J’ai compris que c’était une femme terriblement fascinante.  Du point de vue littéraire, c’était une critique extralucide, une visionnaire », confia Monicelli à Cristina de Stefano, biographe de la poétesse.

Monicelli n’avait rien de l’écrivain profane qui endosserait le surplis et l’étole pour célébrer les liturgies d’une narration car, selon Campo, il possédait déjà « naturellement le ton et l’habit » et semblait ne percevoir autour de lui « que les tons et les habits d’égale noblesse », pour entraîner son lecteur au sein de la Compagnie de Jésus à l’heure du noviciat de son héros, Andrea.

On ne sait rien de sa vie antérieure si ce n’est que le jeune homme a mené auparavant « une existence déréglée » dont il s’est lassé et qu’il entend fuir.

Tandis qu’il fait route vers le monastère, le futur novice songe que «l’étude du monde» revêt désormais un intérêt nouveau puisqu’il est sur le point de l’abandonner. Et par cette journée «triste et poignante comme un remords», il fait ainsi son entrée chez les jésuites et va se soumettre bientôt à leur initiation, en l’occurrence une mise à l’épreuve tant physique que psychologique, d’une intensité et rudesse telles qu’elle s’apparente davantage à une descente en Enfer plutôt qu’à une montée au Carmel. 

Le tourment coule dans ces pages, celui posé par la question de l'engagement religieux et spirituel. La décision de se consacrer à la vie religieuse ne semble pas avoir été dictée à Andrea par un appel mystique impérieux mais au contraire par une sorte de désespoir mystérieux et froid, qui n’est pas sans rappeler, selon Cristina Campo, les états d’âme de T.E Lawrence qu’elle aimait tant, à l’heure de son engagement dans la Royal Air Force et qu’il narra dans La matrice.

Elle participe également de celle de Blanche de l’Agonie du Christ dans les Dialogues des Carmélites de Georges Bernanos, quand elle s’entend dire par la prieure que « c’est une mauvaise manière d’entrer dans notre Règle que de s’y jeter à corps perdu, ainsi qu’un pauvre homme poursuivi par des voleurs » et qu'elle admet n'avoir pas « d’autre refuge en effet ». 
Au début de son noviciat, Andrea se livre de bonne grâce aux règles rigides de la Compagnie, celles du silence, de pratiques spirituelles et à l’isolement austère propres à l’Ordre fondé par le Basque Ignacio de Loyola, et qu’il ne comprend pas toujours.
« Les journées s’écoulaient dans la discipline de fer de l’horaire. »
La prière obligatoire, le silence inviolable, la délation sollicitée, les méditations sans trêve succèdent aux lectures, les cérémonies d’actions de grâce et de propitiation, les épreuves d’autocritique, la proclamation publique et réciproque des fautes, ou encore les flagellations symboliques rythmaient, à heures dites, désormais son existence. 

Andrea « s’était fait violence au point de se couper du réel et cet effort sur lui-même fut si brutal et profond que ses effets se firent longtemps sentir. Puis, d’un coup, il sentit tout ce qu’il avait quitté et le sacrifice accompli lui apparut dans toute son immensité, tel qu’il ne l’avait ni vu ni éprouvé au moment où il l’accomplissait.»

En ces lieux n’a cours que l’exercice de la volonté forcée jusqu’à la domination absolue, une éducation parfaite de l’esclave au service de l’Eglise visible. Néanmoins,  « l’organisme monstrueux qui dévore et qui brise n’apparaît pas, si ce n’est sous les traits d’un monstre sacré : où toutes les contradictions coexistent […]»  souligne avec son habituelle finesse Campo.

Andrea, qui s’il doit jamais être sauvé, le sera en dépit de l’Ordre, du monde, de sa naturelle duplicité, mêlée d’un étrange mélange de sensualité et de dévotion en osmose avec « les passions impérieuses et secrètes de son propre cœur », et d’une essentielle pauvreté de foi, de la manière la plus folle et la plus incertaine, précaire et menacée et qui s’en remet entièrement à la grâce, tel « un pécheur tombé vivant entre les mains de Dieu, sous l’emprise d’une inévitable nécessité ».

Andrea aime pourtant ce monde crépusculaire. De cette contamination des sens avec l’esprit naissait une forme cachée et irrémédiable de corruption où il plongeait avec une sorte de volupté.

Il y perçoit toutefois « une toile obscure, dissimulée et complexe, de rancœurs et de jalousies rentrées qui s’était tissée au fil du temps » dans cette famille.

Il côtoie, non sans éprouver quelque profond trouble amoureux, le novice Lodovic, qui lui se sauverait en toute circonstance et en tout lieu, reclus dans sa citadelle superbe d’innocence et de piété, absolument indifférent aux astreintes de la règle et pareil à ses pères du désert qui vivaient avec une même familiarité méditative auprès des fauves, des serpents et des colombes : 
« Un des rares hommes profondément convaincus que l’Eglise possédât encore. »
Et puis frère Zanna, l’esprit frondeur, authentique soldat du Christ avec son sens profond de l’abjection et du péché qui ne pourra trouver son salut que dans le monde, au-delà de toute règle alors que de ses lèvres tombent des paroles hérétiques et sublimes : 
« Je ne veux pas me séparer du Christ, je hais tout ce qui m’empêche de m’unir librement à lui… Il n’existe aucune science de Dieu ni même de son existence, il n’existe aucune possibilité de théologie, il n’existe aucun ordre qui serait imposé à Dieu par la nature des choses.»
Les trois héros de Monicelli, selon les beaux mots de Campo, « portent assurément des masques majestueux, mais ils les portent à la main et c’est nous seulement, spectateurs, qui pouvons les voir comme s’ils devaient nous reconduire avec solennité à leurs beaux visages nus ».

Le novice éprouve quelque mal à saisir la notion de l’humilité, vertu chrétienne par excellence et s’en ouvre au père instructeur qui lui donne tant à réfléchir en affirmant notamment que  « ceux qui sont capables d’en dire quelque chose affirmeront que le comble de l’humilité chrétienne est l’effort constant et fébrile de détourner les yeux de son propre moi de peur d‘y découvrir des qualités où l’on se complairait… nous autres les jésuites n’avons jamais admis entre nous cette idée négative de l’humilité, cette obsession de se fuir soi-même comme un spectacle immonde ».

Si les pénitences corporelles apparaissent à Andrea des tourments vains et cruels qui le révoltent… après quelques mois de noviciat la pire de toutes les épreuves à ses yeux reste « l’obligation de vivre avec des gens dont le caractère se révélait si différent du vôtre, parfois dur et grossier. Une pénitence de chaque jour, de chaque heure, de chaque minute ». Cette promiscuité le fait souffrir.

Et s’il est entré en religion déjà résigné à la perspective de devoir en outre entendre « pour tout le restant de ses jours ce genre de langage dévot commun aux ordres religieux et dont la rhétorique donnait littéralement le frisson », il éprouve quelque incompréhension quant à cette « nécessité de recevoir une grande partie de sa nourriture spirituelle dans le jargon plat et insipide des manuels de piété ».

Le noviciat vise principalement « à l’initier à la vie de l’esprit », de la manière la plus ennuyeuse possible croit-il. 

Andrea est fréquemment la proie de « tentations impures. Des images lascives » l’assaillent et le tourmentent. De fait, un amour juvénile et passionné l’attache au frère Lodovici qui lui offre en retour « une charité très pure et donc cruelle ».  Et entre eux s’échangent des dialogues d’une profondeur tragique, théâtrale, aux beaux échos raciniens et offerts par l’auteur dans une écriture noble et élégante, au ton juste et éclairé.

Monicelli sera parvenu à créer dans ce roman, aux yeux de Campo, «le centre de gravité au-delà de l’horreur : le point géométrique d’une charité sèche, née de l’expérience de la mort-en-vie, qui brûle intégralement sa propre matière et consume en même temps les séductions de son propre style ».

Le jeune frère qui prend conscience qu’il doit mener de « longs combats contre tout ce que l’être humain possédait de bas et de grossier », redoute au plus haut point que «de sa vocation ne restât qu’un tas de cendres» alors qu’il se croyait incapable d’atteindre « l’immunité des passions ».

A observer les autres novices, il réalise qu’ils sont soumis à des luttes intérieures semblables, sans doute tous assaillis par les mêmes inévitables démons. Les variations de leur humeur trahissent « une vie sexuelle trop bien refoulée, ou trop contrainte et désordonnée », songe-t-il.

« Tous se trouvaient dans un état de convalescence spirituelle » et se soumettaient à la terrible épreuve du renoncement. Parfois, Andrea se laissait aller à penser qu’une «fornication ouverte» serait probablement aux yeux de Dieu moins coupable qu’« une chasteté impure, non désirée, misérable et désespérée ».
« Pour obtenir la pureté du corps, mon fils, il faut commencer par sauvegarder celle du cœur, de l’esprit et des yeux », argua le père instructeur auprès duquel il dût s’ouvrir de ses accès violents de désir charnel qui menaçaient de lui faire perdre la tête, la force de poursuivre l’initiation, autrement dit mettaient en péril sa foi...

« Les pensées de vanité, d’amour-propre, de sensualité, peuvent bien te paraître agréables au moment où tu les caresses mais en se dissipant elles laissent l’âme vide et insatisfaite »,  souligne alors le père qui l’invite à soumettre sa propre volonté à l’exercice, à la discipline, de s’y résoudre comme à une gymnastique. « Le découragement est une forme d’orgueil », ponctue-t-il.

« Le christianisme a été la plus grande audace de Dieu sur la terre. Avec les péchés d’orgueil, l’Eglise ne transige jamais. Ceux qui iront en enfer … seront les orgueilleux […] eux qui commettent le plus abominable des péchés, celui qui introduit dans le monde la mort, la souffrance et le travail : le péché d’orgueil » selon le père supérieur.

De l’orgueil, le premier des péchés capitaux, découlent les sept vices principaux, rappelle en outre son directeur spirituel : 
« La vanité, la vantardise, l’ambition, la présomption, l’hypocrisie, l’obstination dans son propre jugement, le mépris des autres. »

Monicelli ne vise pas tant à traiter du problème de l’Ordre en tant que tel mais s’intéresse bien davantage aux rapports de ses trois personnages avec l'Ordre, et auxquels il a donné naissance, selon trois archétypes. « Nous sommes tout ce qui existe...», fera-t-il dire à Andrea.

Cheminant dans la tourmente au sein de la Compagnie, sa vocation soumise au doute, contradictoire,  incertaine, alors qu'il endosse l'habit et le rôle du Jésuite parfait, il ne sait que trop qu'il n'est pas « encore mort à une indicible attraction de la vie humaine, simplement humaine, non renouvelée, non spirituelle, non ressuscitée. Sa dévotion avait toujours été brève, sa foi peu sentie, assaillie presque en permanence par des impressions d'irréalité. Tout semblait trop beau pour être vrai, ou plutôt tout allait trop mal pour que ce fût vrai. Jamais il ne lui était arrivé de gémir dans l'esprit saint, comme disait Saint Paul. »

Les Larmes impures - Le Jésuite parfait, Furio Monicelli, Préface de Cristina Campo (Ed Gallimard, L'arpenteur)