lundi 5 juillet 2010

Velickovic, l'étrange beauté du désastre

Fire (2008) Vladimir Velickovic

Jusqu'au 26 septembre 2010,  le Musée Ephémère de Montélimar accueille une quasi rétrospective de l’œuvre de Vladimir Velickovic, depuis 1968 jusqu’à nos jours. Jamais une exposition de telle ampleur, soixante toiles dont une dizaine d'inédites, n’avait encore été consacrée en France à ce grand peintre vivant, de renommée internationale et membre de l’Académie des Beaux-Arts.


« Car le Beau n'est autre que le commencement du terrible, qu'à peine à ce degré nous pouvons supporter encore » Première élégie - Rainer Maria Rilke


« Ce que l’homme est capable de faire à l’homme », le pire qu’il puisse lui faire subir, est définitivement le propos de l’œuvre du peintre serbe yougoslave Vladimir Velickovic, conscient de charrier depuis l’enfance, passée en Yougoslavie dans l’odieuse tourmente de la guerre,  « un bagage violent, un bagage cruel, un bagage destructif, un bagage lié à la mort, à la souffrance, la torture, aux violences […] » C’est une base, dit-il, sur laquelle il a « construit [son] parcours symbolique pictural ».

Car sa mémoire n’effacera jamais ce que ses yeux de 6 ans ont imprimé d’horreur quand Belgrade, où il est né en 1935, fut prise par les nazis. Là, il fut confronté pour la première fois à l’insoutenable vision de cadavres se balançant aux gibets.

Ces corps d’hommes suppliciés, assassinés ne furent pas les derniers à frapper son regard d’enfant qui grandissait la peur au ventre. Bientôt, ce seront des corps calcinés qui se graveront sur ce fond d’œil juvénile, au moment de la libération de la capitale yougoslave par l’Armée rouge et les partisans de Tito. 

Velickovic ne se défera plus de ces visions insoutenables qui hantent la totalité de son œuvre, laquelle semble clamer, à la suite de Goya, Yo lo vi (J’ai vu cela), titre d’une eau forte (1810-1812 ) du cycle des Désastres de la Guerre gravée par le grand peintre espagnol qui témoignent de scènes d’exécutions sommaires, de boucheries, de viols, d’acharnements et de tortures à l’heure où l’Espagne était en lutte contre les forces bonapartistes.

« La violence est une réalité répétée partout dans le monde », ne cesse de rappeler le peintre serbe qui l’affirme surtout et magistralement dans son œuvre d’une étrange et sombre beauté à l’instar de celle de l’Homme même, mystérieuse création à la fois capable de livrer au monde les plus somptueux poèmes et de commettre les plus abominables crimes.

Que ce soit sur d’immenses toiles de plusieurs mètres de longueurs ou sur des figures, inlassablement le peintre déplore, dénonce, accuse la bête qui, loin de sommeiller en l’homme, de tout temps, en tout lieu fomente ses odieux outrages, forge avec science ses maléfiques instruments, rivalise d’ingéniosité pour mieux agresser, attaquer, blesser, violer, torturer, détruire et exterminer l’autre, dont elle creuse la vilaine fosse noire au cœur de la terre mise à feu et à sang, où ne subsisteront bientôt que des rats sous le vol funeste des rapaces et corbeaux.

Dans son œuvre transparaît ce que Velickovic est, tel qu’il est, assure-t-il. 
« Je ne pourrais pas produire une manière de m’exprimer molle. »
Se situant à la périphérie de la figuration narrative, le sujet primordial de Velickovic, insiste-t-il, demeure la figure du corps de l’homme, sa position dans l’espace, son attitude face aux drames qui l’assaillent. Il exprime le cheminement de l’existence en courbe, depuis la naissance, l’ascension du développement, en passant par l’action en pleine force de l’âge puis l’apaisement alors que s’amorce le vieillissement avant la chute inéluctable jusqu’à l’inertie et l’effacement dans la mort.

Toile après toile, dessin après dessin, collage après collage, ces corps étêtés, aux blessures béantes, la chair écorchée vive, sanguinolente, épaules lourdes de frayeur et d’agonie, toujours dans l’épreuve, toujours en mouvement, avancent vers on ne sait où sur des chemins impossibles, semés d’obstacles, grimpent ou descendent des marches qui semblent n’atteindre que le néant.

 Ils courent aussi, essentiellement mus par le danger qui les poursuit, ils s’affolent, ils s’agitent, finissent par perdre l’équilibre et chutent au fond de gouffres de ténèbres. Certains ne seront pas parvenus à échapper aux bourreaux invisibles qui leur ressemblent sans doute comme des frères et qui pourtant leur règleront sommairement leur compte, les feront passer par la chambre de torture où ils subiront les plus infâmes sévices. 

L’un se balance au bout d’une corde, pendu par les pieds, un autre est crucifié. Potences, gibets, crochets, grillages se dressent dans une atmosphère irrespirable, grise de fumée, lourde de l’odeur de mort, l’horizon seulement chargée de désespoir. Le peintre se rapproche alors des stigmates qu’il révèle en gros plan pour n’évoquer qu’insoutenable souffrance, indicible douleur. Ici, une main ensanglantée qui pend dans le vide, une étiquette de légiste au poignet dit qu’il n’y a plus rien à faire. Là, une paume ouverte percée d’un énorme clou qui la fixe au plus près du bois résonne d'un hurlement déchirant. Et soudain, ailleurs, quelques têtes se révèlent enfin, semées dans la poussière indifférente.
Rapace (2008) Vladimir Velickovic
« Il n’y a guère que sur les épaules du crucifié que je dessine une tête, en m’inspirant de celui qu’a peint Mathias Grünewald. C’est vraiment une peinture qui représente la douleur. […], confiait récemment l'artiste au magazine Artension*. Cette douleur, cette agression, cette violence […] elle existe toujours aujourd’hui. »

Velickovic se situe dans la lignée d’Otto Dix et de Zoran Music qui ont convoqué la violence, les malheurs, les horreurs, les outrages de ce monde, il montre l’énorme, le monstrueux, ce qu’il ne faudrait jamais voir ou avoir vu.

« C’est une accumulation d’images, de documents, d’expériences vécues, d’expériences de créativité. Et sur cette base je construis, cette construction grandit mais il y a depuis toujours quelque chose de voulu, de consolidé. Le sujet est doté de cette violence, de cette agressivité à partir de cette mise en place mais ce n’est qu’une question de peinture », souligne cependant le peintre.

Velickovic n’a pas étudié aux Beaux-Arts, il est ingénieur-architecte diplômé, dessinateur né, peintre auto-didacte. Caressant l’idée de devenir sculpteur, la grande frustration de sa vie, il s’était pris très tôt de vive passion pour le dessin, passion qui ne s’est jamais démentie. 

Issu d’une « famille bourgeoise » cultivée, francophone, il puisait dans la bibliothèque de son père médecin la matière rêvée pour apprendre à dessiner. Il s’agissait d’images d’œuvres de grands maîtres tels Dürer, Goya, Leonard, Rembrandt, Buffet, Picasso qu’il s’attachait à reproduire, avec sérieux et rigueur.

« C’est un réel plaisir de dessiner. On doit rester très concentré. Le dessin, c’est le tracé, il y a ce que je soigne : le trait, explique-t-il, le trait, c’est l’essentiel. J’ai opté tout de suite pour une rigueur propre à Dürer, Goya et Leonardo, bien sûr absolument superbe. On peut communiquer par le trait à peu près tout. »

Pour lui, le dessin est en quelque sorte « l’alphabet de toute créativité », il est vital. « Je ne peux pas me passer du dessin [...], dit-il, on peut m’empêcher de peindre mais m’empêcher de dessiner serait une punition mortelle. Ce n’est pas une déclaration superficielle. Le dessin c’est vraiment quelque chose d’essentiel. Ma peinture n’existerait pas sans dessin. Elle débute par le dessin. C’est un dessin de la mise en place qui n’est pas le même que le dessin sur papier. Mais le dessin fait au trait parfois apparaît au pinceau, le dessin fait partie du tableau, il y a les parties peintes et le dessin reste en accompagnement. Il est quelque chose qui est la base de tout mon travail. »

Adolescent, il s’était aussi initié à la peinture, par la française, en copiant des œuvres de Courbet, Ingres, ou encore Delacroix. Il n’a jamais eu de modèle vivant sous les yeux. En revanche, et à l’instar de Francis Bacon, dont on peut retrouver des influences chromatiques et thématiques dans l’œuvre, Velickovic s’est beaucoup inspiré de travaux photographiques, en particulier ceux de l’Américain Eadweard Muybridge et du Français Etienne-Jules Marey, pour figurer le corps en mouvement.

Et comme pour le dessin, en plus de cinquante années d’activité acharnée et ambitieuse, son œuvre picturale n’a cessé d’évoluer tant dans sa gamme chromatique que dans sa manière de peindre, ses dimensions et son propos. 

A son arrivée à Paris au début des années soixante, il s’était naturellement laissé entraîner en un tourbillon de couleurs dont il avait été tant privé dans son pays. Et puis, en l’espace de 24 heures, sa gamme a basculé en une sorte de monochromie gris-noir exigée par ses séries d’alors consacrées aux chiens, aux rats, avec toutefois toujours « quelques rappels de couleurs en une charte, une sorte d’éclairage, une luminosité » .

Il a toujours fonctionné à l’instinct, et cessé de fouiller les thèmes, les sujets, les séries quand « il n’y avait plus rien à ajouter ». Et cette monochromie s’est un peu éteinte. 
  « Je considère le noir comme une couleur assez difficile que je n’ai pas abandonnée pour autant encore aujourd’hui. » 
Mais à un moment donné, « une ouverture dans la toile » s’est imposée, « le mur s’est fissuré » et il a commencé à entrevoir « un bout de ciel bleu et une sorte d’espace de paysage s’est offert ».

De même, la manière a changé. Instinctivement, il comprenait qu’il devait renouveler son approche de la matière. Dans les années 90, subitement les pinceaux ne convenaient plus, c’est la main, avec le plus grand naturel qui s’est substituée à eux et s’est mise à œuvrer sur des toiles qu’elle voulait désormais renversées. Son propos, lui, s’est radicalisé de séries en séries. Peu à peu, la figure, le corps, la présence vivante ont été éliminés.
« J’ai essayé de faire un travail où dans l’absence, l’homme reste visible. »
Bien conscient que sa peinture n’a jamais été à la mode, s’étant toujours gardé de jouer la carte commerciale, elle ne vise en aucun cas à satisfaire « le plaisir des yeux », insiste-t-il, mais elle s’impose à lui telle quelle.
 « Je n’ai jamais reculé devant la représentation que l’on peut considérer violente, agressive.»  
Et si le peintre veut croire que son œuvre porte la « possibilité d’une solution plus optimiste », il s’étonne de l’excès d’angélisme dans l’art contemporain alors que ce monde est tout entier soumis à « une dramaturgie […] tellement grave ». Elle l’habite tant qu’il lui est impossible de ne pas en rapporter, il en ressent l’impérieuse nécessité, il en porte la responsabilité. Et l’on ne s’étonne guère alors que parmi les valeurs éternelles de l’Art, Velickovic nomme la sincérité au premier chef.

* Entretien de Françoise Monnin avec Vladimir Velickovic publié dans le numéro 101 du magazine Artension. Tous les autres propos du peintre ont été diffusés à différentes périodes sur les ondes de Canal Académie.