La femme au coucher du soleil (1818) Caspar David Friedrich |
L’on s’était entendue appelée par le texte qui s’exprimait au secret, comme si on le portait en soi déjà, depuis toujours. On le percevait d’importance et, comme toute chose qui revêt certaine étrange ampleur, on le redoutait un peu.
On avait eu beau l’écarter de ses pensées, son chant de sirène reprenait de plus bel. Usant de stratagèmes déroutants, sait-on, il se faisait plus entêtant même. Force était de reconnaître qu’un phénomène surnaturel se produisait. Il se rappelait sans cesse, sans se nommer.
Soudain une courte et fine prose, venue du grand lointain, inscrite sous une photographie, vous intimait de lui répondre. « Ce qui a commencement et fin », lisait-on. « Ce qui a fin et commencement », a-t-on pensé puis aussitôt écrit.
Le sang battait aux tempes, une goutte de sueur avait perlé sous le chignon de jais avant de rouler sur la nuque puis le long du cou miel. L’on ne s’expliquait pas telle pulsion et, au contraire d’une petite fille rousse turbulente, sait-on, l’on se préparait à une sanction qui ne manquerait de frapper bientôt pour vous apprendre à respecter les mots d’autrui et maîtriser les vôtres.
Pourtant, contre toute attente, l’on fut saluée d’une main aimable, tendue depuis l’autre côté de l’océan et dont la paume s’ouvrait en une élégante caresse de plumes sur votre nuque. Votre chignon d’Israël, sait-on, sensible à si rares battements d’ailes, pris l’allure d’un jeune nuage ému par le grand ciel. L’on était encouragée à livrer là-bas, dans le lointain, de délicats « nanans ». Seulement, l’on ne saurait abuser.
Et l’on a encore souri, tendre. « Ce qui a commencement et fin » Point. Même si « ce qui a fin et commencement » est sans doute aussi leur histoire.
Celle-ci ne comptait pas vous lâcher, ni la main, ni l’esprit, encore moins le cœur d’ailleurs. Et l’on fut entraînée dans sa profondeur phénoménale, aux confins des mondes. Car enfin, le texte se nommait, il était Le Silure.
L’on a plongé en lui, croyant pouvoir en prendre possession quand lui vous possédait déjà. Mais qu’importe, l’on avait grand besoin de rencontrer le destin. Et il était inscrit là, exigeant et terrible, dans la bibliothèque de l’île d’Iseora à laquelle on accéda « par une théorie de ruelles serpentant à travers le vent », à moins que ce ne soit « par une rose de canaux qui courent la mer ».
Sitôt, l’on a compris que vos repères étaient désormais vains dans telle dimension.
« L’on est devant Iseora, avec Pask, Israël et Poppy, Iseora déchirée en son centre, devant le tableau Iseora et son grand trou, son manque où peut-être, sait-on, grince un violon ou sept. »
Il faudrait faire preuve d’une attention démesurée et d’une foi incommensurable, sait-on, si l’on voulait accéder aux somptueuses hauteurs de l’aventure, et s’enivrer du grand vertige des abymes qu’elle promettait. De haute lutte, l’on a ainsi traversé miroirs, échiquiers et labyrinthes, affronté tourments et tempêtes, passé épreuves et embuscades, savouré rêves et cauchemars et l’on ne saurait dire où l’on a pu achopper, car l’on a achoppé, sait-on.
D’évidence, tant de matière a dû vous échapper entre fleuve et mer, entre ciel et terre, entre Enfers et jardins d’Eden. Chaque mot semblait porter la clé d’un monde que nul n’a jamais vu, chaque couleur, un code, chaque geste, un symbole, et l’on s’est souvent perdue, l’on ne s’y retrouvait plus. Dans un atelier, un livre se lisait. Toute la création y était peinte, sait-on entre les mirages. L’on se pensait ici et l’on apparaissait ailleurs, cernée d’extraordinaires créatures aux actions aussi imprévisibles que miraculeuses.
« Israël est un peu distraite mais son visage porte les stigmates d’une douleur contenue. »
Le singe Pytile, la chouette Briar, et le corbeau Poppy toujours alentour et le destin s’accomplissait sous l’œil de l’artiste Broom, dont le corps put apparaître parfois en « pur déplacement crayonné ». Son carnet de cuir noir à dessin et l’atelier semblaient tout renfermer et versaient peut-être au registre de la bibliothèque. L’on a salué tout le peuple d’Iseora, Aster « aux doigts jolis », le jeune Pask, l’aveugle Pénenthès, Perwinckle et Merwinckle, Pansy, Minotte, le chimiste Dippel et la petite fille rousse et tant d’autres déroutantes apparitions.
Sur une nouvelle toile, toute l’étrange population de l’île Iseora s’était, un temps, rassemblée autour de l’homme aux mouches qui délivra des versets étranges, d’une grande beauté, que l’on écouta solennellement à l’instar de tous les petits enfants silencieux. L’on en fut émue et l’on tentait de graver son flot de mots en mémoire :
« Echo fait halte et traverse la mer. C’est à de petits signes d’elle, mon amour unique lançant la vague lente sur les chevaux qui nagent. De bronze, d’or et de gueule. »
L’on a souffert de l’hostilité dressée au devant du silure, dont celle de Mimose qui était toujours prompt à fomenter sa perte et avec elle, le détournement du destin d’Israël. L’on trébuchait, tombait souvent au fond, comme pour préfigurer la chute fatale d’Israël exigée par Israël, sait-on. Et toujours, « dans votre dos le manque est là, toujours, triangulaire, dans quoi rien ne s’engouffre et dont rien ne sourd ».
L’écriture était peinture, sculpture, poésie, chant et musique à la fois, et l’on oscillait entre mystère et révélation. Le registre contait l’histoire des mondes et le vieux Primrose parfois en lisait les fables comme celle, grandiose rapportée par le moine Zeco, du complot de juifs byzantins à Constantinople en 988. L’on s’ouvrait à l’Histoire dans l’histoire fervente et Primrose poursuivait, vous livrait de saintes écritures, dont la Parole du moine que l’on médite encore.
« Zeco, est la parole en Dieu, la parole muette du nombre matériel. »
L’on percevait alors le monde comme avec les yeux des étoiles. « Sidération face à la face. D’un Dieu sans langue qui est le monde. Et sa parole est libre de matière en Dieu. Comme la parole est le monde.» Et l’on écoutait en silence l’Eternel s’adresser à l’Enfant dont on a suivi le voyage à Hemeth et l’on allait au monde, tandis que les anges complotaient et dont le chant résonnait.
« Ce qui a commencement et fin.»
Vers « le grand amour enfin », l’on comprenait seulement que l’on avait pénétré au cœur du mystère que l’on ne percerait point mais que l’on revêtait humblement comme une tunique de lin immaculée. Le Cantique des cantiques de la lettre, au fur et à mesure de sa lecture du fond de l’âme, vous faisait fondre le cœur.
« Tu es l’aimé et mon amour est un vin doux et comme je t’aime je te chante et je me tiens droite et j’attends. Et j’attends. »
L’on accédait aux hauteurs qui vous absorbaient toute et l’on s’était oubliée, unie à la prière et au chant. On ne s’appartenait plus. Les larmes ruisselaient le long des joues et pénétraient le sourire en soif.
« D’être repris en le monde. D’être le grand amour enfin. »
Le texte était sacré. Il vous tenait la main et l’on en aimait le chemin comme il vous aimait en retour, depuis toujours.
L’on espérait sans cesse son Israël.
« Israël plonge de nouveau, aux mèches d’or, et Israël l’attend et retrousse sur ses genoux le lin doux de sa robe, sermonnant les petits qui pagaient dans les pneus. »
C’était sans doute avant que la joue du lieutenant d’infanterie Israël ne manquât, « emportée nageant entre deux langues de terre sous le tonnerre des mondes et la neige. » Minotte tenait le registre de la bibliothèque, où tout est consigné et dont on ne saurait douter. « Il est formel ».
Le silure avait fait le serment au lieutenant Israël de ramener Israël à son sombre côté. « Il n’y a jamais de temps que de temps qui ait lieu », lui avait-il affirmé. Tout est inscrit. Le destin scellé. « Ce sera pour bientôt. » Et l’on se cachait le visage dans les mains, tremblant du grand bouleversement aussi.
« Une femme aimée est une femme en danger. »
« Ramener Israël. Ramener Israël, va. » Le silure avait promis. « Je serai doux. » Il attendait qu’elle fût prête à rejoindre Israël. Et l’on consulta Naïbbi sur les conseils de l’hippopotame Béhémoth et six cartes tirées finirent de convaincre.
« L’accomplissement passe par une forme d’amour qui fait communier deux âmes sans jamais les exclure du mouvement universel, tout au contraire. Et cet amour donné, cet amour reçu trouvent leurs racines et leurs ramures dans l’univers. La seule étoile de l’Amoureux explose en constellations. »
Du haut de son ciel, Israël est l’aimée de sa prière, son poème en sommeil, sait-on.
« Je dis « commencement et fin » et je crois que tout dure. J’aime et je crois. »
Le registre de la bibliothèque d’Iseora continuait de se remplir d’Eternité où « des ombres se rendent et se rendent depuis un même amour, toujours. »
Le Silure, Emmanuel Tugny (Ed. Léo Scheer, Laureli)