vendredi 6 février 2009

Dostoïesvki: Les Possédés

Dark Angel - 1955 - Marjorie Cameron

 « Or, il y avait là un grand troupeau de pourceaux qui paissaient sur la montagne ; et les démons Le priaient qu’Il leur permit d’entrer dans ces pourceaux, et Il le leur permit. Les démons, étant donc sortis de cet homme, entrèrent dans les pourceaux, et le troupeau se précipita de ce lieu escarpé dans le lac, et fut noyé. Et ceux qui les paissaient, voyant ce qui était arrivé, s’enfuirent et le racontèrent dans la ville et à la campagne. Alors les gens sortirent pour voir ce qui s’était passé ; et étant venu vers Jésus, ils trouvèrent l’homme duquel les démons étaient sortis, assis aux pieds de Jésus, habillé et dans son bon sens ; et ils furent saisis de frayeur. Et ceux qui avaient vu ces choses leur racontèrent comment le démoniaque avait été délivré. »

Évangile selon saint Luc, ch. VIII, 32-27


Les Possédés, publié en 1871, est l'une des pièces maîtresses du «grand œuvre» de Fédor Dostoïevski, connue également en France sous le titre Les démons, chronique tissée en un épais canevas d’une angoissante noirceur à laquelle versent toutes les forces obscures que son anonyme narrateur éprouve et révèle de l'âme et de la pensée russes que symbolise une petite ville, à l’heure où elle succombe littéralement à l’envoûtement de la révolution socialiste, cette idéologie irrésistiblement nihiliste, importée d’Europe par Piotr Verkhovenski et son mentor, un aristocrate étrangement charismatique, Nicolas Stavroguine de retour d’un mystérieux exil.

Dostoïevski exécuta là une fresque éminemment politique - dirigeant une expédition au cœur même des idées auxquelles il se voua avec une minutie sans bornes, obsessionnelle - qu’il transforma au gré de son exploration en une œuvre infiniment plus complexe, aux dimensions métaphysique, religieuse, mystique, et dont chacun des pigments inscrit dans la masse est infesté du Mal.

Aussi dès le début de la chronique, l’évocation par le narrateur de l’étrange poème, un temps jugé dangereux, du littérateur acrimonieux et geignard Stepan Trofimovitch, «sorte d’allégorie, sous une forme lyrico-dramatique qui rappelle la seconde partie de Faust», et dans lequel apparaît «soudain sur un cheval noir un adolescent d’une beauté indicible et, le suivant, une énorme foule de tous les peuples. L’adolescent figure la mort et tous les peuples y aspirant», résonne-t-elle en prophétie de la puissante vague nihiliste sur le point de submerger la ville.
Et l’idée que cette œuvre aux accents si funestes était parue dans les revues révolutionnaires d’Europe à son insu, avait pendant tout un mois saisi d’effroi Stepan Trofimovitch, au demeurant père de l’intriguant Piotr Verkhovenski.

D’autant que ce triste poète, pathétique hypocondriaque, amateur de cartes et d’alcool, « parfois très étrange » et souvent vain, refusait d’être qualifié de mécréant car, au contraire, il admettait volontiers croire en Dieu, à la seule condition de distinguer le fait qu’il croyait en « un Être qui n’a de conscience de soi qu’en [soi] ». Il se plaisait à souligner en outre que s’il n’était pas chrétien, en revanche il respectait sincèrement le christianisme.

Convaincu d’être un esprit éclairé, prophète bafoué, visionnaire incompris, investi d’une mission salvatrice, il assurait qu'il se refuserait à baisser les bras. « La Russie est un trop grand malentendu pour que nous puissions en venir à bout seuls, sans les Allemands et sans travailler, disait-il, voilà vingt ans que je sonne le tocsin et que j’appelle au travail ! J’ai consacré ma vie à cet appel, et insensé, j’y ai cru. Maintenant, je n’y crois plus mais je sonne et je sonnerai jusqu’à la fin; jusqu’à la tombe ; je tirerai la corde jusqu’à ce qu’on sonne mon propre glas ! »
Du reste, selon les dires du narrateur, méfiant, Stepan Trofimovitch interrogeait la véritable foi révolutionnaire de « tous ces socialistes fanatiques, tous ces communistes enragés [étant] en même temps les individus les plus avares, les propriétaires les plus durs à la détente ; on peut même affirmer que plus un homme est socialiste, plus il tient à ce qu’il a. D’où cela vient-il ? Serait-ce encore une conséquence du sentimentalisme ?»
Marjorie Cameron
Pour sa part, il était entretenu depuis vingt ans par la puissante générale Varvara Petrovna, mère de Stavroguine dont il fut en l'occurrence l‘influent précepteur plusieurs années durant. «Il n’hésita pas à se faire un ami d’un si petit être dès que celui-ci eut un peu grandi»,  releva le narrateur, non sans laisser poindre quelque sujet de curiosité, soulignant qu’«il arriva tout naturellement qu’il n’y eut aucune distance entre eux. Plus d’une fois Stefan Trofimovitch réveilla la nuit son ami de onze ou douze ans, uniquement pour lui confier, tout en larmes, ses sentiments blessés ou lui révéler quelque secret domestique sans s’apercevoir que cela était tout à fait inadmissible. Ils se jetaient dans les bras l’un de l’autre et pleuraient.»

Stavroguine, de retour en adulte et maître, cette ancienne complicité n'avait en apparence plus d'importance, quand l'écrivain désormais obséquieux à son endroit, reprenait amèrement conscience de l'existence, jusque-là oubliée, de son propre fils Verkhovenski, lequel absorbé par ses manœuvres de complot, voyait en ce père indigne un instrument dont la perte servirait, outre sa vengeance personnelle,  son grand dessein révolutionnaire.  

Quant à la relation que Stepan Trofimovitch entretenait avec la générale Petrovna, le narrateur au fait d’intimes confidences, notait qu’elle relevait de ces « amitiés étranges : deux amis ont presque envie de s’entre-dévorer, passent ainsi toute leur vie, et cependant ne peuvent se séparer. Même il leur est tout à fait impossible de se séparer : l’ami qui, pris d’un caprice, aurait rompu le lien tomberait tout le premier malade et en mourrait peut-être ».
Stavroguine, dont les larmes de jeunesse semblaient irrémédiablement taries, tenait de sa mère au « sourire venimeux », cette distance infranchissable avec le monde. Froid tel un serpent, il était dénué du moindre état d’âme, mais en maîtrisait les rouages à seules fins d’instiller à la perfection le malheur partout. Sinon… « à quoi bon ?». 
A Kirilov, qui préparait son suicide, dûment commandé et programmé pour servir la cause, Stavroguine offrit une cynique apologie de l’œuvre de destruction, affirmant « comprendre bien sûr qu’on se suicide […] Je me le suis représenté moi-même, et il venait toujours une nouvelle idée : qu’on commette un crime ou, surtout une chose honteuse, c’est-à-dire infamante  mais très lâche et… ridicule, de sorte que les hommes s’en souviennent pendant mille ans, et tout  à coup cette pensée : « une balle dans la tempe et il n’y aura plus rien » Qu’importent alors les hommes et qu’ils crachent pendant mille ans. » 
  
Doté de fortune, de noblesse, d’une grande beauté, promis à une existence lumineuse mais « ennuyé de vivre, jusqu'à l'hébétude », il se vautrait dans la fange, la débauche et le sang, seulement fasciné par l’ignominie et l’humiliation, il s’entourait de médiocres, de veules, de mous, d’esprits viles et corrompus, alla jusqu’à s’infliger le châtiment d’épouser la sœur folle et boiteuse du grotesque capitaine Lebiadkine, ivrogne et joueur, à savourer l’injure publique et la déchéance, à provoquer le duel et refuser toute possibilité à son adversaire de marquer sa bravoure, bravant plutôt la mort pour s’offrir la jouissance d’une ultime humiliation infligée, et d’affirmer sa puissance dans l’abjection la plus extrême caractérisée par le viol d’un enfant.

Dans l’odieuse chute seule, éprouvait-il quelque joie à se sentir exister, savourait-il quelque sensation, celle de « l'enivrement d'une conscience torturée par sa bassesse ». Son unique jouissance.

« Toutes les fois que je me suis trouvé au cours de mon existence dans une situation particulièrement honteuse, excessivement humiliante, vilaine, et par-dessus tout ridicule, celle-ci a toujours excité en moi, en même temps qu'une colère sans bornes, une incroyable volupté », avait-il admis.

La lutte sociale dont il se moquait éperdument comme de tout le reste, ne l’engageait que dans la trahison, celle de sa patrie, de son milieu, de son origine, de sa mère, de sa propre existence. Sans foi ni loi, il trahissait sa parole, il trahissait Dieu.

L’atmosphère générale se chargeait d’une tension inquiétante, surnaturelle en sa présence pourtant impassible; les bêtes s’agitaient, les nuages s’amoncelaient, l’atmosphère s’électrisait, les femmes devenaient frivoles, les hommes nerveux. « Il était étrange alors, l’état des esprits d’ici », releva le narrateur, « un certain désordre des esprits était à la mode. » 

Le gouverneur von Lembke, se montrait de plus en plus agité, tourmenté par «d’étranges et sinistres pressentiments», d’autant qu’une épidémie de choléra s’annonçait, le bétail subissait une hécatombe, des incendies ravageurs éclatèrent tout l’été, des rumeurs inquiétantes se répandaient, vols et incidents criminels s’accentuaient.

Marjorie Cameron
Seul à échapper à l’envoûtement, était Chatov, esprit critique, libre, à la foi restaurée qui s’était un temps engagé aux côtés de Stavroguine qu’il connaissait intimement, avant de décider de quitter l’organisation. Or, le renégat s’était longuement confié au narrateur pourtant des leurs mais qu’il jugeait « libéral modéré ». A ses yeux, « l’athéisme russe n’est jamais allé au-delà du calembour », lui avait-il déclaré.

Avait-il signé son arrêt de mort en lui révélant son sentiment sur ces « gens factices », mus par une « servilité d’esprit », caractérisés par une haine qui les rongeait, « une haine animale, infinie contre la Russie, une haine qui s’est incrustée dans leur organisme… Et nullement des larmes cachées sous l’apparence du rire ! Jamais parole plus fausse n’a été dite en Russie que celle qui concerne ces larmes cachées » 

Stavroguine,en revanche lui, affichait en toute circonstance la même troublante froideur de marbre, au point qu’il paraissait mort dans son sommeil que sa mère surprit un soir, non sans quelque effarement.
« Sa respiration était presque imperceptible ; son visage était pâle et sévère, mais complètement inanimé ; ses sourcils étaient quelque peu froncés ; dans cet état il ressemblait tout à fait à une figure de cire. La générale, retenant son souffle, resta penchée au-dessus de lui pendant trois minutes ; puis, saisie de peur, elle s’éloigna sur la pointe des pieds ; avant de quitter la chambre, elle fit le signe de la croix sur le dormeur, et se retira sans avoir été remarquée, emportant de ce spectacle une nouvelle sensation d’angoisse. »
Mais le bras armé de ce démon était Verkhovenski. Il « était survenu et des choses étranges commencèrent à se produire », selon le narrateur qui se présente comme étant M.G un étudiant membre de l'organisation, doté de précieux renseignements puisés, semblait-il, aux meilleures sources.
Piotr Stepanovitch «continuait tout le temps et sans relâche d’implanter à voix basse dans la maison du gouverneur cette idée qu’il avait déjà lancée auparavant, que Stavroguine possédait les relations les plus mystérieuses dans le monde le plus mystérieux et que certainement il se trouvait ici chargé de mission.»

C'était bien lui qui tirait les ficelles, manipulait cette bande de pauvres bougres malléables auxquels il avait su faire miroiter les « clairs espoirs » de la révolution socialiste, autrement qualifiée par son père, non sans quelque ironie accablée : « l’idée échouée dans la rue ».


Il avait su faire naître une légende le concernant et qui le précédait. Il rallia ainsi à l’organisation du complot le grand romancier russe Karmazinov, un être imbu et vaniteux (caricature peu amène de Tourgueniev), qu’il fascinait tant qu’il s’ouvrit à lui avec le plus grand cynisme. 
« Tout le monde s’effondre depuis longtemps, avait-il assuré, et tout le monde sait depuis longtemps qu’il n’y a rien à quoi se raccrocher Si je suis convaincu du succès de cette mystérieuse propagande, c’est ne serait-ce que parce que la Russie est actuellement par excellence l’endroit du monde où tout ce que l’on veut peut arriver sans la moindre résistance (…) Ici tout est condamné et voué à la perte. » 

« Il est donc vrai que vous n’êtes pas un socialiste mais un… ambitieux politique ?», l’interrogea un soir Stavroguine, alors que Verkhovenski se trouvait en proie à un délire fiévreux à tenter de le convaincre de prendre les rênes de ses desseins occultes, au sein desquels le socialisme se révélait n’être qu’une des armes nécessaires à la prise totale du contrôle de la destinée des hommes, sa domination absolue, sa possession radicale et l’installation de la toute-puissance tant espérée. Elle faisait signe en Stavroguine.  


«[...]Cela vous tracasse de savoir qui je suis ? Je vais vous dire qui je suis, c’est là que j’en viens. Ce n’est tout de même pas pour rien que je vous ai baisé la main […] Nous proclamerons la destruction […] La Russie s’enténèbrera, la terre pleurera ses anciens dieux […] Nous lancerons une légende mieux que les Skoptzi. Il existe mais personne ne l’a vu. […]Une force nouvelle vient […] Or, c’est elle qu’il faut, c’est après elle qu’on pleure. Qu’est-ce qu’il y a en effet dans le socialisme : il a détruit les anciennes forces et n’en a pas apporté de nouvelles. Tandis que là il y a une force et quelle force encore, inouïe! […]»  s’était enflammé Verkhovenski, dans cette tirade démente et passionnée offerte à Stavroguine.


Elle se brisa sur un sourire méchant dans un silence de mort.

Les Possédés, Fédor Dostoïevski, traduction de Elisabeth  Guertik (Ed. Le Livre de Poche, Classique)

samedi 24 janvier 2009

Schiele, le peintre de la chair

 Femme nue allongée, jambes écartées -1914 - Egon Schiele

« Connaître la chair plutôt que la polir, l’effacer dans l’ornement, ou la tuer dans l’ascèse, voilà ce que, vers 1908, est la radicalité non encore nommée qui s’appellera «expressionnisme». Ce désir de connaissance sensible légitime le désir de l’artiste de blesser, démasquer, violer et détruire […] Jusqu’où le corps dans sa matérialité peut-il érotiquement irradier ? C’est ce que montre l’œuvre de Schiele qui, comme aucun autre, mêle la chair, la peau, les os, muscles, tendons en un symbole unique de désir et d’abandon physique. »

Den  Fleich erkennen,
 in Ornament und Askese, Werner Hoffmann, traduit par Jean-Louis Gaillemin.

Vienne, au tournant du XXe siècle, cité des rêves, selon les mots de l'écrivain Robert Musil, et des grands paradoxes, dont la surface aux lumineuses et séduisantes facettes promet mille divertissements enchanteurs dignes de toute métropole moderne. Mais sous ces airs de belle hédoniste, la capitale de l’empire austro-hongrois, gangrenée par la corruption, agonise dans un marasme socio-économique épouvantable.

Dans un tel bouillon caractérisé par un profond désarroi et une absolue frénésie créative, que Hermann Broch qualifiera d’Apocalypse joyeuse, s’alimentent des courants aux tendances sociales et intellectuelles contradictoires. La bourgeoisie, fidèle en apparence au vieil empereur François-Joseph, prône des valeurs traditionnelles et conservatrices tout en se vautrant dans une opulence décadente et obscène dont la permissivité favorise alors un épanouissement exceptionnel des arts, de l’architecture, la littérature, la philosophie, des sciences et des techniques.

D’extraordinaires personnalités convergent pour émerger au même moment de ce bassin en une effervescence que désignera bientôt l'expression Modernité viennoise. Sigmund Freud développe ses théories de psychanalyse ; les compositeurs Arnold Schoenberg, Anton Von Webern, et Alban Berg innovent en musique, les œuvres de Gustav Mahler puisent à ce renouveau, les littérateurs d’avant-garde Arthur Schnitzler, Hugo Von Hofmannsthal se distinguent malgré les flèches que leur décochent le redoutable polémiste et écrivain Karl Kraus ; Otto Wagner, Adolf Loos et Josef Hoffmann œuvrent à de nouveaux concepts architecturaux ; le style décoratif viennois Art nouveau et sécessionniste s’impose, emmené par Gustav Klimt, réaction contre le règne de la tradition et de l’académisme artistiques.

De cette capitale bouillonnante, de cet environnement riche d’intellectuels, foisonnant d’artistes, de sa relation privilégiée avec Klimt, s’est nourri l’art extraordinaire, ardent du jeune peintre Egon Schiele, pour parvenir à une œuvre de virtuose électrisée, à la tension exacerbée, intime, émotionnelle, charnelle, d'une puissance expressionniste incomparable, à la témérité résolue, radicalement frondeuse jusqu’au délire obsessionnel.

Au cours de sa carrière fulgurante – brutalement interrompue par son décès fin octobre 1918, quand il est victime de la grippe espagnole qui essaime alors en Europe et emportera quelques jours plus tard à Paris le poète Guillaume Apollinaire – Schiele, 28 ans, a livré au monde plus de trois milles œuvres sur papier et environ trois cents toiles. 

Telle une comète sidérante, Schiele a traversé le ciel de l’Art, à ses yeux «unique… éternel», pour le marquer à tout jamais de sa vision singulière et torturée du corps et de la chair, à la fois matière et lieu - où l’essentiel, la création, se joue, de la naissance à la mort, en passant par l’amour et toutes les formes de composition et décomposition -, mais aussi douloureuse langue symbolique qui témoigne de son immense blessure.

«Tôt ou tard, il émergera une foi en mes tableaux, mes écrits, mes mots qui sont rares mais que j’espère solides. Mes actuels tableaux ne sont sans doute que des avant-propos, je ne sais pas, de l’un à l’autre je suis si insatisfait (…) je suis devenu initié, je fais vite le compte, j’ai observé chaque énigme et tenté de l’appréhender», écrit-il en 1910 au docteur Oskar Reichel un de ses principaux collectionneurs. Il est alors âgé de vingt ans.

A partir de cette date, l’autoportrait nu était devenu un de ses axes de travail récurrents, assumant le double rôle de peintre et de modèle, à la fois narcissique et conjuratoire, pour se livrer à la pantomime de sa propre chair pathétique, celle d’un écorché vif, qui se dédouble encore, parfois dans des postures inertes, aux masques cadavériques, cerné d’une aura blanche messianique.

Déchiré par l’angoisse et la fragilité de l’existence, filtrent dans les écrits, lettres, petits poèmes et textes en prose de Schiele, deux profondes préoccupations que sont d’une part le culte de la nature et de la vie ; de l’autre, une peur insondable de ses désirs sensuels. Le peintre oscille entre la jouissance dionysiaque d’une immersion absolue, à corps perdu au cœur de l’existence et la terreur induite par l’acceptation de ses pulsions. 
Egon Schiele - 1914 - Anton Josef Trcka

« Lorsque Egon Schiele cerne d’un rouge vif l’aréole d’un sein ou les lèvres d’un sexe, et lorsqu’il peint un visage en juxtaposant des touches de carmin, de vert et de bleu, il tient un propos autre qu’illustratif. Il renoue avec un habitus très ancien qui usait d’une cosmétique pour relever la qualité érectile de certains points du corps et pour sacraliser la sexualité », note Jean Clair dans l'essai Autoportrait au visage absent

Aux yeux de l'historien de l'Art, Schiele peint le visage « comme une chair tuméfiée, faite de souplesse et de mort légère, d’attrait et de vulnérabilité, de désir et de peur. »

En pathétique Eros, aux tons grisâtre et vert de cendres, Schiele s’adonne dans cet autoportrait à une misérable masturbation - en dépit d’un phallus à la turgescence digne de Priape, d'une couleur rouge orangé, à l'incandescence volcanique, - et stigmatisée par une attitude simiesque, douloureusement loin, très loin du moindre espoir de jouissance.

«Schiele est un être à part. Ses peintures traduisent à la perfection des sensations nerveuses orientées vers la sensualité, des impressions pleines de sensibilité. Elles sont issues, et continuent toujours de procéder d’une impulsion et d’une exigence internes, elles sont pures de toute pose, de toute grandiloquence ; totalement dépourvues d’espérance, elles plaisent à ceux-là seulement qui savent encore voir des valeurs authentiques et irremplaçables dans l’expérience sensuelle d’instants secrets de notre vie, dans leur simplicité, et dans leur transposition sur la toile (…) Quant à ceux qui ne savent voir que le nu, et le nu obscène, dans les œuvres de Schiele, et rien d’autre, tant pis pour eux, car la sensibilité de chaque être humain est une composante intrinsèque de sa nature», asséna dans un article de mars 1911 Arthur Roessler, devenu son mécène-collectionneur après l'avoir révélé la même année.

De cette lutte intérieure témoigne aussi l'émouvante petite pièce écrite en prose par Schiele, en guise d' « Autoportrait : rêver éternellement, gonflé d’une surabondance de vie – sans cesse – avec d’horribles douleurs au-dedans de l’âme – flamboie, brûle, aspire au combat, - spasme – soupeser – et follement animé d’un désir fou – penser est une torture impuissante, il est vain d’essayer de forger des pensées. - Parle le langage du créateur et donne. – Démons ! Rompez la violence – votre langage, - votre signe, - votre force. »

« [La] dimension religieuse atteinte par cette reconnaissance de la chair provient du catholicisme autrichien qui a  pris à la lettre l’Evangile selon Saint-Jean. Le Logos dans cette culture (aspect qui en se retrouve ailleurs qu’en Espagne) est devenu chair et a résisté à l’ascèse de l’abstraction (…) Ici l’acte de création artistique est porteur d’espérances de salut », estima le critique Werner Hofmann.

Schiele avait été profondément marqué, tout jeune, par la mort de ses frères et sœurs, et surtout à l’adolescence par le décès, sous ses yeux, de son père atteint de syphilis, et qui avait auparavant perdu la raison. Une disparition qu’il ne peut accepter, d'autant que sa présence le hante, qu'il continue de dialoguer avec ce père qui, la nuit, le visite.

« Regarde-moi, Père, moi, toi qui es pourtant là, embrasse-moi, donne-moi le proche et le lointain, monte et descend sans cesse, Monde. Etends maintenant tes nobles os, prête-moi une oreille tendre, tes beaux yeux bleu pâle. C’était bien, comme ça père, devant toi, je suis. »

Il confie aussi dans une lettre à son ami, le peintre Anton Peschka, que sa sœur favorite « Gerti elle-même ne sait pas les souffrances psychologiques» qu’il doit endurer.
 « Je ne sais pas s’il y a quelqu’un au monde qui se souvienne avec cette mélancolie de mon noble père ; je ne sais pas si quelqu’un comprend pourquoi je cherche justement ces endroits où fut mon père, où je puis éprouver cette douleur  volontairement pendant des heures entières. Je crois à l’immortalité de tous les êtres, je crois qu’un corps n’est qu’une parure, le souvenir, plus ou moins emmêlé, je le porte en moi – Pourquoi je peins des tombes et beaucoup de choses semblables ? – parce que tout ça continue à vivre au plus profond de moi-même.» 
Autoportrait la main à la joue - 1910 - Egon Schiele

Conjuration de la mort par allégories, dans ses toiles Schiele se met en scène au cœur d’un vide pathologique et froid, s’enveloppe des couleurs verdâtres des putréfactions de la chair, se pare d’infâmes moignons, s’inflige les plus abjectes amputations et scarifications qui exhalent les tombeaux. 

La chair est dépouillée, mise à nue dans toute sa complexité et sa fragilité, évoquées par de douloureuses contorsions du corps dont la transparence de la peau est révélée par de mornes teintes bleutées, brunes, vertes et rouges, qui traduisent à la fois sa force vitale, muscles et veines irrigués, et sa fin tragique alors qu’il semble déjà disséqué par le scalpel d’un médecin légiste.

Les yeux clos, de celle qui semble dormir paisiblement, l’esprit déjà ailleurs, le corps dénudé, squelettique, dont les seins encore lourds et pleins témoignent d’une sensualité passée, les mains aux doigts effilés, phalanges décharnées et sanglantes, jointes en une prière, la Jeune femme morte, bouleverse par la charge d’érotisme macabre que le peintre transmet non sans laisser poindre quelque jeu pervers et récurrent, tantôt exhibitionniste, tantôt voyeur.

« Son art […] ignore le sourire ; il nous aborde avec un ignoble rictus, qui fait froid dans le dos. En un certain sens, cet Egon Schiele est un moraliste à la peinture lourde de menaces. La vision  qu’il nous donne du vice dans ses œuvres n’a rien d‘attirant ni certes de séduisant. Il se délecte dans une orgie de couleurs – les couleurs de la putréfaction», observa en mars 1918 un critique autrichien.

Jamais épanouie, innocente, fraîche ou joyeuse, rarement comblée d’extase ou de tendresse, semble affirmer Schiele, la chair est triste et puis elle meurt.

Egon Schiele Narcisse Ecorché, Jean-Louis Gaillemin (Ed. Gallimard, Arts)
Egon Schiele, Erwin Mitsch (Ed. Phaidon) 

samedi 17 janvier 2009

Monicelli: "nous sommes tout ce qui existe"

        
Le Jésuite parfait, premier roman de l'Italien Furio Monicelli, publié en 1960, est de ces livres rares qui dès les premières lignes semble faire descendre « sur le lecteur un silence immédiat, le séparer brusquement, comme un rideau qui tombe, de ce monde dont il a aujourd’hui l’habitude de retrouver le prolongement dans les livres […]», s'enflamma la mystique poétesse Cristina Campo, comme elle le fit rarement pour un roman contemporain italien dans la préface qu’elle alla jusqu’à consacrer à l’ouvrage de ce compatriote.

Son enthousiasme fut tel qu’elle écrivit une lettre à Monicelli, dont elle compara le style à celui de Gide, et l’invita à la visiter à Rome. Vivant à Milan, et peu enclin aux mondanités, l'auteur déclina la proposition de l'Italienne dont il ignorait alors tout.

« Bien des années après quand j’ai lu ses livres, j’ai beaucoup regretté de n’avoir pas répondu à son invitation. J’ai compris que c’était une femme terriblement fascinante.  Du point de vue littéraire, c’était une critique extralucide, une visionnaire », confia Monicelli à Cristina de Stefano, biographe de la poétesse.

Monicelli n’avait rien de l’écrivain profane qui endosserait le surplis et l’étole pour célébrer les liturgies d’une narration car, selon Campo, il possédait déjà « naturellement le ton et l’habit » et semblait ne percevoir autour de lui « que les tons et les habits d’égale noblesse », pour entraîner son lecteur au sein de la Compagnie de Jésus à l’heure du noviciat de son héros, Andrea.

On ne sait rien de sa vie antérieure si ce n’est que le jeune homme a mené auparavant « une existence déréglée » dont il s’est lassé et qu’il entend fuir.

Tandis qu’il fait route vers le monastère, le futur novice songe que «l’étude du monde» revêt désormais un intérêt nouveau puisqu’il est sur le point de l’abandonner. Et par cette journée «triste et poignante comme un remords», il fait ainsi son entrée chez les jésuites et va se soumettre bientôt à leur initiation, en l’occurrence une mise à l’épreuve tant physique que psychologique, d’une intensité et rudesse telles qu’elle s’apparente davantage à une descente en Enfer plutôt qu’à une montée au Carmel. 

Le tourment coule dans ces pages, celui posé par la question de l'engagement religieux et spirituel. La décision de se consacrer à la vie religieuse ne semble pas avoir été dictée à Andrea par un appel mystique impérieux mais au contraire par une sorte de désespoir mystérieux et froid, qui n’est pas sans rappeler, selon Cristina Campo, les états d’âme de T.E Lawrence qu’elle aimait tant, à l’heure de son engagement dans la Royal Air Force et qu’il narra dans La matrice.

Elle participe également de celle de Blanche de l’Agonie du Christ dans les Dialogues des Carmélites de Georges Bernanos, quand elle s’entend dire par la prieure que « c’est une mauvaise manière d’entrer dans notre Règle que de s’y jeter à corps perdu, ainsi qu’un pauvre homme poursuivi par des voleurs » et qu'elle admet n'avoir pas « d’autre refuge en effet ». 
Au début de son noviciat, Andrea se livre de bonne grâce aux règles rigides de la Compagnie, celles du silence, de pratiques spirituelles et à l’isolement austère propres à l’Ordre fondé par le Basque Ignacio de Loyola, et qu’il ne comprend pas toujours.
« Les journées s’écoulaient dans la discipline de fer de l’horaire. »
La prière obligatoire, le silence inviolable, la délation sollicitée, les méditations sans trêve succèdent aux lectures, les cérémonies d’actions de grâce et de propitiation, les épreuves d’autocritique, la proclamation publique et réciproque des fautes, ou encore les flagellations symboliques rythmaient, à heures dites, désormais son existence. 

Andrea « s’était fait violence au point de se couper du réel et cet effort sur lui-même fut si brutal et profond que ses effets se firent longtemps sentir. Puis, d’un coup, il sentit tout ce qu’il avait quitté et le sacrifice accompli lui apparut dans toute son immensité, tel qu’il ne l’avait ni vu ni éprouvé au moment où il l’accomplissait.»

En ces lieux n’a cours que l’exercice de la volonté forcée jusqu’à la domination absolue, une éducation parfaite de l’esclave au service de l’Eglise visible. Néanmoins,  « l’organisme monstrueux qui dévore et qui brise n’apparaît pas, si ce n’est sous les traits d’un monstre sacré : où toutes les contradictions coexistent […]»  souligne avec son habituelle finesse Campo.

Andrea, qui s’il doit jamais être sauvé, le sera en dépit de l’Ordre, du monde, de sa naturelle duplicité, mêlée d’un étrange mélange de sensualité et de dévotion en osmose avec « les passions impérieuses et secrètes de son propre cœur », et d’une essentielle pauvreté de foi, de la manière la plus folle et la plus incertaine, précaire et menacée et qui s’en remet entièrement à la grâce, tel « un pécheur tombé vivant entre les mains de Dieu, sous l’emprise d’une inévitable nécessité ».

Andrea aime pourtant ce monde crépusculaire. De cette contamination des sens avec l’esprit naissait une forme cachée et irrémédiable de corruption où il plongeait avec une sorte de volupté.

Il y perçoit toutefois « une toile obscure, dissimulée et complexe, de rancœurs et de jalousies rentrées qui s’était tissée au fil du temps » dans cette famille.

Il côtoie, non sans éprouver quelque profond trouble amoureux, le novice Lodovic, qui lui se sauverait en toute circonstance et en tout lieu, reclus dans sa citadelle superbe d’innocence et de piété, absolument indifférent aux astreintes de la règle et pareil à ses pères du désert qui vivaient avec une même familiarité méditative auprès des fauves, des serpents et des colombes : 
« Un des rares hommes profondément convaincus que l’Eglise possédât encore. »
Et puis frère Zanna, l’esprit frondeur, authentique soldat du Christ avec son sens profond de l’abjection et du péché qui ne pourra trouver son salut que dans le monde, au-delà de toute règle alors que de ses lèvres tombent des paroles hérétiques et sublimes : 
« Je ne veux pas me séparer du Christ, je hais tout ce qui m’empêche de m’unir librement à lui… Il n’existe aucune science de Dieu ni même de son existence, il n’existe aucune possibilité de théologie, il n’existe aucun ordre qui serait imposé à Dieu par la nature des choses.»
Les trois héros de Monicelli, selon les beaux mots de Campo, « portent assurément des masques majestueux, mais ils les portent à la main et c’est nous seulement, spectateurs, qui pouvons les voir comme s’ils devaient nous reconduire avec solennité à leurs beaux visages nus ».

Le novice éprouve quelque mal à saisir la notion de l’humilité, vertu chrétienne par excellence et s’en ouvre au père instructeur qui lui donne tant à réfléchir en affirmant notamment que  « ceux qui sont capables d’en dire quelque chose affirmeront que le comble de l’humilité chrétienne est l’effort constant et fébrile de détourner les yeux de son propre moi de peur d‘y découvrir des qualités où l’on se complairait… nous autres les jésuites n’avons jamais admis entre nous cette idée négative de l’humilité, cette obsession de se fuir soi-même comme un spectacle immonde ».

Si les pénitences corporelles apparaissent à Andrea des tourments vains et cruels qui le révoltent… après quelques mois de noviciat la pire de toutes les épreuves à ses yeux reste « l’obligation de vivre avec des gens dont le caractère se révélait si différent du vôtre, parfois dur et grossier. Une pénitence de chaque jour, de chaque heure, de chaque minute ». Cette promiscuité le fait souffrir.

Et s’il est entré en religion déjà résigné à la perspective de devoir en outre entendre « pour tout le restant de ses jours ce genre de langage dévot commun aux ordres religieux et dont la rhétorique donnait littéralement le frisson », il éprouve quelque incompréhension quant à cette « nécessité de recevoir une grande partie de sa nourriture spirituelle dans le jargon plat et insipide des manuels de piété ».

Le noviciat vise principalement « à l’initier à la vie de l’esprit », de la manière la plus ennuyeuse possible croit-il. 

Andrea est fréquemment la proie de « tentations impures. Des images lascives » l’assaillent et le tourmentent. De fait, un amour juvénile et passionné l’attache au frère Lodovici qui lui offre en retour « une charité très pure et donc cruelle ».  Et entre eux s’échangent des dialogues d’une profondeur tragique, théâtrale, aux beaux échos raciniens et offerts par l’auteur dans une écriture noble et élégante, au ton juste et éclairé.

Monicelli sera parvenu à créer dans ce roman, aux yeux de Campo, «le centre de gravité au-delà de l’horreur : le point géométrique d’une charité sèche, née de l’expérience de la mort-en-vie, qui brûle intégralement sa propre matière et consume en même temps les séductions de son propre style ».

Le jeune frère qui prend conscience qu’il doit mener de « longs combats contre tout ce que l’être humain possédait de bas et de grossier », redoute au plus haut point que «de sa vocation ne restât qu’un tas de cendres» alors qu’il se croyait incapable d’atteindre « l’immunité des passions ».

A observer les autres novices, il réalise qu’ils sont soumis à des luttes intérieures semblables, sans doute tous assaillis par les mêmes inévitables démons. Les variations de leur humeur trahissent « une vie sexuelle trop bien refoulée, ou trop contrainte et désordonnée », songe-t-il.

« Tous se trouvaient dans un état de convalescence spirituelle » et se soumettaient à la terrible épreuve du renoncement. Parfois, Andrea se laissait aller à penser qu’une «fornication ouverte» serait probablement aux yeux de Dieu moins coupable qu’« une chasteté impure, non désirée, misérable et désespérée ».
« Pour obtenir la pureté du corps, mon fils, il faut commencer par sauvegarder celle du cœur, de l’esprit et des yeux », argua le père instructeur auprès duquel il dût s’ouvrir de ses accès violents de désir charnel qui menaçaient de lui faire perdre la tête, la force de poursuivre l’initiation, autrement dit mettaient en péril sa foi...

« Les pensées de vanité, d’amour-propre, de sensualité, peuvent bien te paraître agréables au moment où tu les caresses mais en se dissipant elles laissent l’âme vide et insatisfaite »,  souligne alors le père qui l’invite à soumettre sa propre volonté à l’exercice, à la discipline, de s’y résoudre comme à une gymnastique. « Le découragement est une forme d’orgueil », ponctue-t-il.

« Le christianisme a été la plus grande audace de Dieu sur la terre. Avec les péchés d’orgueil, l’Eglise ne transige jamais. Ceux qui iront en enfer … seront les orgueilleux […] eux qui commettent le plus abominable des péchés, celui qui introduit dans le monde la mort, la souffrance et le travail : le péché d’orgueil » selon le père supérieur.

De l’orgueil, le premier des péchés capitaux, découlent les sept vices principaux, rappelle en outre son directeur spirituel : 
« La vanité, la vantardise, l’ambition, la présomption, l’hypocrisie, l’obstination dans son propre jugement, le mépris des autres. »

Monicelli ne vise pas tant à traiter du problème de l’Ordre en tant que tel mais s’intéresse bien davantage aux rapports de ses trois personnages avec l'Ordre, et auxquels il a donné naissance, selon trois archétypes. « Nous sommes tout ce qui existe...», fera-t-il dire à Andrea.

Cheminant dans la tourmente au sein de la Compagnie, sa vocation soumise au doute, contradictoire,  incertaine, alors qu'il endosse l'habit et le rôle du Jésuite parfait, il ne sait que trop qu'il n'est pas « encore mort à une indicible attraction de la vie humaine, simplement humaine, non renouvelée, non spirituelle, non ressuscitée. Sa dévotion avait toujours été brève, sa foi peu sentie, assaillie presque en permanence par des impressions d'irréalité. Tout semblait trop beau pour être vrai, ou plutôt tout allait trop mal pour que ce fût vrai. Jamais il ne lui était arrivé de gémir dans l'esprit saint, comme disait Saint Paul. »

Les Larmes impures - Le Jésuite parfait, Furio Monicelli, Préface de Cristina Campo (Ed Gallimard, L'arpenteur)

samedi 20 décembre 2008

Delacroix, la mélancolie singulière

 Eugène Delacroix - 1842 - Léon Riesener 

« La peinture de Delacroix est comme la nature, elle a horreur du vide. » in Pour Delacroix,  Charles Baudelaire (Ed. Complexe, Le regard littéraire)

La chevelure abondante de jais, regard ténébreux, moustache parfaitement taillée, foulard impeccablement noué au col, Eugène Delacroix avec son autoportrait au gilet vert, laissa à la postérité une image de dandy qu’il avait lui-même composée, à la pointe de son habile pinceau trempé aux couleurs profondes de son génie, mêlé de spleen et de singulière mélancolie.

«Pour les clairs, il faut faire l’ombre non reflétée relativement violette, et refléter avec des tons relativement verdâtres. Je vois le drapeau rouge qui est devant ma fenêtre ; l’ombre m’apparaît effectivement violette et mate ; la transparence paraît orangée, mais comment le vert ne s’y trouve-t-il pas ? D’abord à cause de la nécessité pour le rouge d’avoir des ombres vertes, mais à cause de cette présence de l’orangé et du violet, deux tons dans lesquels entrent le jaune et le bleu qui donnent le vert » relevait-il dans un Journal intime qu’il tint de 1822 à 1824 puis de 1847 jusqu’à la fin de ses jours.

Les couleurs et la lumière de Delacroix ont intensément marqué le XIXe siècle. Sur les tons, les reflets et les contrastes finement analysés dont il aura appris à maîtriser le jeu à la perfection, il s’appuiera pour construire ses œuvres, s’échinant à « concilier la couleur couleur et la couleur lumière » et bannir le noir autant que possible car, disait-il, « en ajouter, c'est salir le ton ».

« Malheur à celui qui ne voit qu'une idée précise dans un beau tableau, prévenait-il aussi dans ses notes, et malheur au tableau qui ne montre rien au-delà du fini à un homme doué d'imagination. Le mérite du tableau est l'indéfinissable : c'est justement ce qui échappe à la précision. En un mot, c'est ce que l'âme a ajouté aux couleurs et aux lignes pour aller à l'âme. » Tel était le cap que s’était fixé Eugène Delacroix pour embarquer Dante et Virgile aux enfers, dont l’accrochage au Salon de 1822 qui était pour lui le premier, fut des plus retentissants. Le choc fut total, historique, et la critique diversement partagée sur la négociation d’un tel tournant.

Charles Baudelaire, lui, en quête perpétuelle de beauté, susceptible de s’être camouflée sous les plus étranges atours, ne s’y trompa point. D’emblée conquis par la maîtrise chromatique et lumineuse de l’œuvre, il fut saisit par la résonance exponentielle de son caractère universel, par cette « impression profonde, dont l’intensité s’accroît par la distance ». Il reconnût en  Delacroix, le grand peintre romantique, décida de le suivre et s’en imprégna jusqu’à la fin.

Et quand Delacroix s’éteint, à 65 ans, au petit matin du 13 août 1863, le chagrin du poète est plus violent que celui d’un cadet qui aurait perdu ce frère aîné auquel il devait tout. « Je ne le verrai plus jamais, jamais, jamais, celui que j’ai tant aimé, celui qui a daigné m’aimer et qui m’a tant appris. »

Le poète dès lors qu’il était entré en contact avec le peintre, avait fait l’expérience d’une sorte de communion. Ils se reconnaissaient l’un l’autre, partageant notamment le goût des Lettres d’outre Manche, de Byron et de Shakespeare, mais aussi de l’Italien Dante et de l’Allemand Goethe, le dandysme et le spleen.

Cette autre qualité que Baudelaire goûtait en particulier chez Delacroix, « la plus remarquable qui fait de lui le vrai peintre du XIXe siècle : c’est cette mélancolie singulière et opiniâtre qui s’exhale de toutes ses œuvres et qui s’exprime par le choix des sujets, et par le style de la couleur ».

Les grands littérateurs qui s’intéressent de près à la peinture, ne s’y trompent pas, à l’instar de Baudelaire. Théophile Gautier, Alexandre Dumas, ou encore Joris-Karl Huysmans acclament le talent de Delacroix, certains lui voueront un véritable culte. Les peintres « ne l’ont jamais bien compris », selon Baudelaire.

Autoportrait au gilet vert - 1837 - Eugène Delacroix
Sa peinture avait fait voler en éclat les règles en usage. Terrible et sublime à la fois, elle bouleversait dans leurs fondements, les visions et perspectives esthétiques et morales de l'époque. « Je n’aime pas la peinture raisonnable», soulignait Delacroix dans son Journal.

Le peintre Gustave Moreau fut « éperonné aussi par les fièvres de couleurs de Delacroix », affirma Huysmans, qui expliquait que « le maître redoutable » avait rompu « du premier coup avec la tradition», fait « éclater le moule, déborda du cadre dès le premier jour avec ses fougueuses peintures de la chapelle des Saints-Anges à Saint-Sulpice […]»

Ce jeune homme qui frappait à la porte du Salon de 1822 avec sa toile Dante et Virgile aux Enfers sous le bras, n'était certes pas, à cette époque surtout, le premier venu et « son début le classa maître tout de suite », assura Gautier.

Delacroix était d’une nature extrêmement sensible et réceptive au monde dans lequel il évoluait, il avait l’esprit vif et curieux, observateur, doué pour la peinture certes mais aussi pour la musique et la littérature, une âme profonde et impressionnable, toujours selon Gautier, laquelle vibrait « au passage des idées, des événements et des passions de son temps. Malgré une apparence sceptique, il en partageait les fièvres, il en traversait les flammes, et, comme l'airain de Corinthe, il était composé de tous les métaux en fusion ».

De son temps, Delacroix épousait « le génie inquiet, tumultueux, lyrique, désordonné, paroxystique », ajoutait Gautier quand Baudelaire louait l'« universalité de sentiment ».

« Pinceau étrange, magique, fascinateur, (produisant) sur les artistes un effet inconnu jusqu’à lui, le vertige de la couleur »,  écrivait Alexandre Dumas.

Nombre de ces hommes de Lettres reconnaissaient en lui un véritable poète, voyaient vibrer la littérature à la racine de son art. Delacroix était un érudit, ainsi qu’en témoigna sa bonne George Sand dans une lettre à Théophile Silvestre, invitant à « le louer sans réserve […]. Delacroix […] est un artiste complet, il goûte, il comprend la musique d'une manière si supérieure qu'il eût été probablement un grand musicien, s'il n'eût choisi d'être un grand peintre. Il n'est pas moins bon juge en littérature, et peu d'esprits sont aussi ornés et aussi nets que le sien. »

« Il comprenait avec une intimité profonde le sens mystérieux des œuvres où il puisait des sujets, se souvint Gautier, il assimilait les types qu'il empruntait, les faisait vivre en lui, leur infusait le sang de son cœur, leur donnait le frémissement de ses nerfs, et les recréait de fond en comble, tout en leur gardant leur physionomie ».

Le Faust de Goethe en est une parfaite illustration et son auteur fut stupéfait de le découvrir si juste sous le pinceau de Delacroix. « Il me faut avouer que M. Delacroix a surpassé les tableaux que je m'étais faits de scènes écrites par moi-même », s'étonna le grand homme en personne. « En fait de gestes sublimes, Delacroix n’a de rivaux qu’en dehors de son art », estimait pour sa part son plus loyal admirateur Baudelaire.

Il était «le Byron de la peinture» selon le mot de Charles Blanc. De fait, Delacroix se passionnait pour l’œuvre du grand poète anglais. « L'imagination de M. Eugène Delacroix est essentiellement poétique, et poétique à la manière moderne ; Le Giaour de lord Byron doit lui produire plus d'effet qu'une bucolique de Virgile », releva Gautier à l’occasion du Salon de 1840. Cinq ans plus tard, l’écrivain dira que « le Sardanapale, couché sur son lit supporté par des éléphants, et dont la tête fière quoique efféminée, respire la dédaigneuse mélancolie des poèmes de lord Byron ».
Etude pour la mort de Sardanaple - 1826 - Eugène Delacroix
Depuis la Barque de Dante, soulignait-il encore, « l'amour, la terreur, la folie, le désespoir, la rage, l'exaltation, la satiété, le rêve et l'action, la pensée et la mélancolie ont été exprimés tour à tour avec la même supériorité par ce génie shakespearien, impartial et passionné à la fois comme le poète anglais. »

L’œuvre de Delacroix, « cet hymne terrible à la douleur », avait trouvé également ses sources d’inspiration dans la Divine comédie de Dante, ainsi qu'au coeur des drames de Shakespeare, ces « deux autres grands peintres de la douleur humaine » qu’il connaît à fond, selon les mots de Baudelaire, « il sait les traduire librement ».

D’ailleurs tel un digne tragédien, aux yeux du poète maudit, « c’est non seulement la douleur qu’il sait le mieux exprimer mais surtout, - prodigieux mystère de sa peinture-, la douleur morale ! Cette haute et sérieuse mélancolie brille d’un éclat morne, même dans sa couleur, large simple, abondante en masses harmoniques, comme celle de tous les grands coloristes, mais plaintive et profonde comme une mélodie de Weber ».

Delacroix livrera sa conception du beau, en 1854 dans un texte publié par La Revue des deux mondes, estimant  qu'il s'extrait  « des entrailles avec des douleurs et des déchirements comme tout ce qui est destiné à vivre. Il fait le charme et la consolation des hommes, et ne peut être le fruit d’une application passagère ou d’une banale tradition. »

Aussi, sa Piéta peint-elle, selon Gautier, « une des plus profondes douleurs que la peinture ait rendues ; l'angoisse moderne, le désespoir byronien se mêlent dans cette sombre scène à la douleur antique. Quel jour livide et douteux ! Quelle lumière sinistre ! » 

Baudelaire estimait pour sa part que ce chef-d’œuvre laissait « dans l’esprit un sillon profond de mélancolie », d’ailleurs prégnante dans chacune des toiles du maître, au cœur de toute son œuvre qui « respire jusque dans les femmes d’Alger, son tableau le plus coquet et le plus fleuri », sensuelle évocation de son voyage au Maghreb en 1832, dans lequel pourtant exhale quelque « haut parfum de mauvais lieu qui nous guide assez vite vers les limbes insondés de la tristesse ».

Le poète qui connaissait son œuvre comme nul autre, qui avait littéralement bu les pensées que le  maître lui confiait au sein même de son atelier, était en mesure d’affirmer que « lui seul peut-être dans notre siècle incrédule a conçu des tableaux de religion qui n’étaient ni vides et froids comme des œuvres de concours, ni pédants ni mystiques ou néo-chrétiens comme ceux de tous ces philosophes de l’art qui font de la religion une science d’archaïsme et croient nécessaire de posséder avant tout la symbolique et les traditions primitives pour remuer et faire chanter la corde religieuse ». Gautier abondait alors en ce sens estimant que Delacroix avait sans doute « rendu humain le tableau de sainteté. »

« Son imagination, ardente comme les chapelles ardentes, brillante de toutes les flammes et de toutes les pourpres. Tout ce qu’il y a de douleur dans la passion, le passionne ; tout ce qu’il y a de splendeur dans l’église l’illumine, s’enflammait Baudelaire, il verse tour à tour sur ses toiles, le sang, la lumière et les ténèbres. Je crois qu’il ajouterait volontiers, comme surcroît, son faste naturel sur l’Evangile ».

Toute la personne du Christ au jardin des Oliviers « respire un sentiment de mélancolie profonde et comme la tristesse du sacrifice accepté ; l'humanité, dont Iscariote fait partie, vaut-elle la peine que pour la racheter on livre sur la croix ses pieds et ses mains aux clous et son flanc à la lance du centurion ?» telle est la question que semblait vouloir poser là Delacroix dans l’esprit de Gautier.

Baudelaire éclaira le lien entre la peinture de Delacroix et la religion par « la tristesse sérieuse de son talent » qui s’accordait harmonieusement, selon lui, «à notre religion, religion profondément triste, religion de la douleur universelle, et qui, à cause de sa catholicité même, laisse une pleine liberté à l’individu et ne demande pas mieux que d’être célébrée dans le langage de chacun », et à plus forte raison quand en plus d’être peintre, il connaissait si bien la douleur, exprimait « le geste de l’homme, si violent qu’il soit », ainsi que toutes les subtiles nuances de « l’atmosphère du drame humain ». « En contemplant la série de ses tableaux, on dirait qu’on assiste à la célébration de quelque mystère douloureux »,  écrivait encore le poète. 

L’entrée des croisés dans Constantinople reste « la toile la plus personnelle, peut-être la plus parfaite » du point de vue de Huysmans où, argue ce dernier, « le triomphe si mélancolique et si vrai est en même temps qu’un délice spirituel, un régal des yeux. C’est une des pages les plus nettes du peintre, une concorde admirable de tons, un autodafé aux sels crépitant, sonore et clair, un hallali de flammes de couleurs, sur un fond d’océan et ciel d’un splendide bleu ! »

Et puis, il y eut les scènes du Massacre de Scio qui valurent au peintre les ridicules reproches, écrit encore Gautier, « d’avoir représenté des morts véritablement morts, des blessés avec des vraies plaies envenimées et saignantes, au lieu de charmants cadavres bien blancs, bien appétissants, bien lavés, et rappelant, autant que possible, l'Endymion de M. Girodet. — On ne comprit pas un seul mot de cet admirable poème de destruction, aussi sombre que la page la plus fauve de lord Byron, aussi triste que la plus désolée lamentation de Jérémie ». Tandis qu’au moment de l’exécution de la toile, Delacroix notait dans son Journal, que son tableau acquérait « une torsion, un mouvement énergique qu’il faut absolument y compléter. Il y faut ce bon noir, cette heureuse saleté […]» Baudelaire, lui, dira préférer écrire « pestiférés au lieu de massacre pour expliquer aux critiques étourdis les tons des chairs si souvent reprochés ».


 Portrait de George Sand (détail) - 1838- Eugène Delacroix
Dans une lettre datée du 12 janvier 1861, deux ans avant sa mort, et adressée à l'amie George Sand, Delacroix confiera, d’une subtile et délicate touche, que son existence infiniment solitaire – lui qui ne fut jamais ni mari, ni père – ne valait que par la peinture. « Rien ne me charme plus que la peinture ; et voilà que par-dessus le marché elle me donne une santé d’homme de trente ans ; elle est mon unique pensée et je n’intrigue que pour être tout à elle, c’est-à-dire que je m’enfonce dans mon travail comme Newton (qui mourut vierge) dans la fameuse recherche de la gravitation (je crois). » 

L'ami Baudelaire confirmera que « Delacroix avait fait de la Peinture son unique muse, son unique maîtresse, sa seule et suffisante volupté longtemps déjà avant sa fin, il avait exclu la femme de sa vie ».

Sa solitude aura-t-elle agi telle une source bouillonnante, une force révélatrice à laquelle puiser sa puissante énergie créatrice ? André Malraux, dans Le Musée imaginaire, rappelait que ses « précurseurs parfois comblés de l’art maudit, Rembrandt et Goya n’avaient pas conçu leur vocation comme celle de la solitude. C’est la solitude qui révèle à Goya sa vocation ».

Jean Clair, dans L’autoportrait au visage absent, quant à lui, tenait la solitude pour essentielle à l'expression du talent de nos maîtres, « chez Delacroix ou Courbet, l’exaltation du génie créateur fait de l’atelier un lieu dépouillé comme une cellule de moine où le peintre élabore son art en secret ».

Le grand peintre romantique l’aura-t-il regrettée parfois cette existence esseulée, si intensément teintée de mélancolie ? 

« Est-il possible qu’on se rencontre si peu dans ce monde où on nous a fait encore la part si petite pour aimer et vivre en confiance d’être aimé ? » s’interrogera en tout cas le vieux garçon, en 1855 dans une courte lettre adressée à sa chère George Sand, dont s'échappe un parfait soupir de spleen.

Pour Delacroix, Charles Baudelaire, (Ed. Complexe, Le regard littéraire)
Eugène Delacroix vu par Théophile Gautier, une édition électronique dirigée par la Société Théophile Gautier (http://www.llsh.univ-savoie.fr/gautier/)
Ecrits sur l'art (1867 - 1905), Joris-Karl Huysmans (Ed. Bartillat)
Le Rendez-vous manqué, Sand Delacroix, Correspondance (Ed. de l'amateur, Regard sur l'art)
Journal de Delacroix (1822-1863), Eugène Delacroix, (Ed. La Palatine)
Questions sur le Beau, Eugène Delacroix, in La Revue des deux mondes, juillet 1854 (Bnf)
Le Musée imaginaire, André Malraux (Ed. Gallimard, Folio)
L'Autoportrait au visage absent, Ecrits sur l'Art (1981-2007), Jean Clair (Ed. Gallimard, Nrf)

jeudi 18 décembre 2008

Blanqui: de l'actualité éternisée


Last manoeuvre in the dark - Installation de Fabien Giraud et Raphael Siboni 

« [...] L’heure de nos apparitions est fixée à jamais, et nous ramène toujours les mêmes », écrit en 1872 Louis Auguste Blanqui dans L’éternité par les astres, depuis sa geôle où il est emprisonné. «Tout ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort de Taureau, je l’ai écrit et l’écrirait pendant l’éternité […] dans des circonstances toutes semblables ».

Il s’agit-là d’une « fantasmagorie à caractère cosmique », estime Walter Benjamin« une vision d’enfer » même, alors que Blanqui évoque le « grand défaut » que présente sa notion de l’éternel retour - conçue dix ans avant que Friedrich Nietzsche ne livre celle de Zarathoustra – à savoir l’annihilation de toute perspective de progrès, dans la mesure où « l’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations. »

L’académicien, Jean Clair conte, dans son Journal atrabilaire, avoir été troublé un jour de croiser le sosie d'une connaissance ancienne qui, réalisa-t-il après un rapide calcul, aurait l’âge de « cent dix ou cent vingt ans » et ne pouvait raisonnablement être encore de ce monde. Pourtant, il aurait juré que c’était bien elle, il s’était déjà avancé pour lui serrer la main. Enfin, dût-il se résoudre à écarter les « explications fantasmagoriques à pareille fausse reconnaissance » et renvoya aux Enfers « les spectres, Saint-Germain, Cagliostro, Ahasvérus peut-être », comme autant de hautes figures qui s’étaient au prime abord manifestées à son esprit.

Les fantômes évincés, Clair se rappela plutôt l’hypothèse de Blanqui, selon laquelle se souvint-il, « tout se répète et tout fait retour, les événements comme les humains ». Elle « ne vaut que pour les vies qui seraient elles-mêmes infinies» mais acquiert à ses yeux «quelque consistance ».

L’enfermé - surnom que portait Blanqui en raison du grand nombre d’années qu’il passa au cachot - avançait en effet que «le nombre de nos sosies est infini dans le temps et dans l’espace», la nature sans scrupules n’ayant de cesse d’engendrer nos exactes répliques, non point de ces ectoplasmes et autres spectres mais bien de ces êtres de chair et de sang qui répètent nos existences à l’identique, à chaque seconde, à jamais. De « l’actualité éternisée » en somme.

« C'est un duplicata de notre globe, contenant et contenu. Rien n'y manque », suggérait Blanqui, arguant que la nature «travaille à colin-maillard.» Une fois le calcul des probabilités appliqué, tous les numéros tirés, toutes les combinaisons épuisées, «quand il ne reste rien au fond du sac, elle ouvre la boîte aux répétitions, tonneau sans fond celui-là aussi, qui ne se vide jamais, à l'inverse du tonneau des Danaïdes […]»

Force est de reconnaître, se dit Jean Clair, que « le monde étant infini mais les matériaux qui le composent étant en nombre fini, il résulte que la quantité des combinaisons qui forment un être, si élevée soit-elle, est limitée ». Aussi l’explication à ce phénomène de sosie n’en serait-elle «pas moins étonnante» que celle de spectres.

Et considérant que « le nombre des gènes qui façonnent la forme d'un individu est suffisamment limité pour que la probabilité de voir se répéter la même combinaison, ou presque la même, apparaisse assez forte », Jean Clair s'empressa d’extrapoler et d’imaginer aussitôt le choc que d’aucuns ne manquerait d’éprouver à l’occasion d’une confrontation avec son propre et véritable double, digne de L'autre, belle fiction d’éternité de Jorge Luis Borges.

Face à la révélation de cet autre soi-même, pas un jumeau, pas même un sosie, mais bien un légitime soi, l'expérience ne saurait être que «bouleversante», voire tragique. « On y rencontre sa mort, dit-on », soulignera alors Clair, empreint d’une mystérieuse solennité, comme s’il trahissait une confidence issue directement du royaume d’Hadès.

« C'est en effet le néant de la réduplication à l'identique d'un être que l'on croyait unique qui se montre à nos yeux, affirma-t-il encore, il n'aura pas vécu la même vie et vous prendra donc pour un faux. »

« C'est Narcisse se mourant de désespoir à découvrir l'incapacité d'aimer son reflet », conclura non sans quelque sourde angoisse un Clair qui, à l’époque, n’avait pas encore été appelé à rejoindre les Immortels.

Il est vrai qu’« au fond, admettait volontiers Blanqui, elle est mélancolique cette éternité de l'homme par les astres […] »


L'Eternité par les astres, Louis Auguste Blanqui (Ed. EBooks)
Paris, Capitale du XIXe siècle, Walter Benjamin (Ed. Allia)
Les sosies, in Journal Atrabilaire, Jean Clair (Ed. Gallimard, Folio)
L'Autre, in Le livre de sable, Jorge Luis Borges (Ed. Gallimard, Folio)

Ce texte a été initialement publié dans le cadre d'une réflexion menée sur le thème de L'Eternel retour par le philosophe Jean-Clet Martin sur son site Strass de la Philosophie