mercredi 18 juin 2008

Malraux, l'art, sanctuaire de l'Insaisissable


Banteay Srei - 2000 - John Mc Dermott
« Comprendre notre relation avec l’art, aujourd’hui, c’est comprendre que par lui, et par lui seul, la présence des bouquetins (du Roc-de-Sers), semblable à celle des vivants, est radicalement distincte de celle du silex, comme celle des squelettes, même si le silex change le cours de la préhistoire […] car les œuvres d’art sont les seuls «objets» sur lesquels s’exerce la métamorphose. Pas les meubles, pas les bijoux - pas les silex. C’est même, peut-être, une de leurs définitions. La présence, dans la vie, de ce qui devrait appartenir à la mort […]»

La Tête d’obsidienne, André Malraux (Ed. Gallimard, La Pléiade)

« L'humanisme, ce n'est pas dire : "Ce que j'ai fait, aucun animal ne l'aurait fait", c'est dire : "Nous avons refusé ce que voulait en nous la bête", et nous voulons retrouver l'homme partout où nous avons trouvé ce qui l'écrase. Sans doute, pour un croyant, ce long dialogue des métamorphoses et des résurrections s'unit-il en une voix divine, car l'homme ne devient homme que dans la poursuite de sa part la plus haute ; mais il est beau que l'animal qui sait qu'il doit mourir arrache à l'ironie des nébuleuses le chant des constellations, et qu'il le lance au hasard des siècles, auxquels il imposera des paroles inconnues. Dans le soir où dessine encore Rembrandt, toutes les ombres illustres, et celles des dessinateurs des cavernes, suivent du regard la main hésitante qui prépare leur nouvelle survie ou leur nouveau sommeil... Et cette main, dont les millénaires accompagnent le tremblement dans le crépuscule, tremble d'une des formes secrètes, et les plus hautes, de la force et de l'honneur d'être homme. »

Ecrits sur l'Art, André Malraux (Ed. Gallimard, La Pléiade)

Né avec l’Homme, l’Art donne forme à ses dieux et démons, ses désirs et angoisses, ses espérances et désillusions. « Magiques, cosmiques, sacrées ou religieuses, les grandes œuvres nous atteignent du fond du passé» ainsi l’exprimait selon son âme André Malraux (1901 -1976), un des plus grands romanciers et théoriciens de l’Art du XXe siècle.

L’Art fut la préoccupation de toute son existence, au cœur de toute son œuvre, amorcée dès ses plus tendres années. Il fut un adolescent fort épris de littérature et publiera à 20 ans ses premiers poèmes en prose. Lors de ses célèbres et tumultueuses aventures au Cambodge, alors à peine âgé de 22 ans, ce sont les mystères de l’art khmer qui s’exprimaient dans chaque ciselure des bas-reliefs du sanctuaire des femmes de Banteay Srei, la mémoire et le génie humains que renfermaient ces trésors sculptés le long de La Voie royale, que le futur ministre français des Affaires culturelles convoitait au péril de sa vie et de sa réputation, bravant l’hostilité de la jungle luxuriante et les lois dont n’étaient pas affranchies les colonies.

Telle une tête brûlée certes, il affirmait ainsi un goût fort prononcé de l’aventure et du romanesque mêlé à une violente passion de l’art, jamais démentie. En Indochine, où il fonda un journal d’opposition au pouvoir colonial, s’annonçait aussi le Malraux résolument et courageusement engagé, humaniste de combat, infiniment vivant et romanesque, qui bâtissait son œuvre, jalonnait déjà sa propre légende, de La tentation de l’Occident à La métamorphose des Dieux.

De ses quelques années passées en Orient, il rapportera des romans d'aventures et de guerre plus tard de son engagement en Espagne, comme autant de miroirs de ses préoccupations politiques, teintés de méditations métaphysiques et éthiques, reflets de ses expériences personnelles d’où jaillit toujours la même problématique qui le hante, celle du destin de l’homme irrémédiablement «voué à la pourriture», abandonné de Dieu, La Condition humaine.

Dans Imaginaire, Rêve, Fantastique, Roger Caillois relevait que dans les romans, «le trésor est pour ainsi dire remis en jeu et il passe de nouveau aux mains du plus habile. Pour celui-ci, il est un gage de fortune, plutôt que la fortune même : on n’a jamais vu un héros dépenser le trésor qu’il avait découvert. C’est la garantie de son destin exceptionnel, non pas une sorte de compte courant».

L’Art, pour Malraux, c’était le trésor, la garantie de cet anti-destin, l’antidote contre «la condition humaine telle qu’elle est, et elle est en définitive soumise», qui «arrache l’homme à la mort et le rend moins esclave».

Cette condition de l’homme, Malraux a choisi de la nommer la Création et à ce monde de la Création, il opposera un autre monde, celui de l’Art où le rapport fondamental écarte idéalement toute forme de soumission, car il naît «de la fascination de l’Insaisissable, du refus de copier des spectacles, de la volonté d’arracher les formes au monde que l’homme subit pour les faire entrer dans celui qu’il gouverne. Les grands artistes ne sont pas les transcripteurs du monde, ils en sont les rivaux.»

Arguant que « l’homme ne peut pas ne pas poser l’Insaisissable», cet ensemble de choses que nous sommes amenés à connaître, que nous ne possédons pas et dont fait partie la mort, Malraux conclut que « tous les grands arts ont été la transformation des formes de l’illusion en formes accordées à l’Insaisissable.(…)La métamorphose est là.»

Dans le monde de l’art, les données sont mues par autre chose, et pourtant ce quelque chose d’autre appartient encore à l’être humain, cette autre chose est le reflet du monde que veut l’homme, qui lui ressemble et lui échappe.
«Ce monde là n’est pas soumis à la mort puisque les œuvres sont vivantes (…) nous dit Malraux, le fond de la question est celui-là : il y a la valeur de l’art parce qu’il y a une civilisation qui, n’ayant pas de valeurs, est soumise au fait informe ; en face il y a quelque chose qui, bon ou mauvais, aura été le monde de l’homme.»

Malraux, «cet agnostique fut le dernier religieux dans un monde d’incrédules», avait estimé Régis Debray peu après sa disparition. En effet, tout agnostique qu’il fut, cet homme exceptionnel a dû se confronter à Dieu, au sacré, à la foi, à l’irréel à chaque seconde de sa longue et intime histoire d’amour avec l'art.Mais sans doute aussi dans les instants tragiques où bien des êtres qu’il aimait lui furent ravis par la mort.

 «"Comprendre une œuvre" n'est pas une expression moins confuse que "comprendre un homme"». 

Two monks in a sunlit dorway - 2000 - John Mc Dermott
  
Malraux avait été touché de près par la grande faucheuse dès son plus jeune âge, alors qu’elle s’était emparée de son petit frère, encore un nourrisson. Il était devenu enfant unique. Adolescent, il avait été fort choqué par la fin épouvantable d’un de ses grands-pères. Plus tard, Josette Clotis, la mère de ses enfants, en 1944, mourut en glissant accidentellement sous un train. A la même période, un de ses demi-frères fut fusillé par les Allemands. L'autre, arrêté et torturé, disparut en déportation. Et puis en 1961, il traversera la plus grave tragédie de son existence, frappé de plein fouet dans sa chair avec la mort simultanée de ses deux fils, dans un accident de voiture.
  
Alors, oui, la mort le hantait, certainement. Et il l’affrontera, la mettra plus que jamais au défi par le biais de son art, la littérature. «Rien ne donne une vie plus corrosive à l'idée de destin que les grands styles, dont l'évolution et les métamorphoses semblent les longues cicatrices du passage de la fatalité sur la terre.» 

« Toute mort change une vie en destin et ces véhémentes hypothèses de mort méritent l’attention. Elles révèlent ce qu’ont pressenti ou proclamé les maîtres de ce siècle, que si la peinture cessait d’affronter la mort, la mort ne tarderait pas à domestiquer ce qu’ils avaient appelé la peinture, et à en faire une peinture viagère, avec laquelle s’effondrerait tout le passé du monde, comme les vastes plans du palais soufflés par les bombardements. Notre civilisation, la plus puissante qu’ait connue l’humanité est la première à ignorer les valeurs suprêmes et commence à savoir qu’elle les ignore. Mais cette civilisation, la première aussi à n’avoir pas été capable d’inventer ni un temple, ni un tombeau, a du moins été capable d’inventer le premier musée imaginaire, pour contraindre ses artistes vivants à découvrir des formes et des couleurs inconnues, rivales de celles qu’ils ressuscitaient chez les morts. »


Banteay Srei - 2000 - John Mc Dermott

Dans le système de pensée malrucienne, la donnée magique de l’art prend ainsi une dimension toute particulière et fondamentale puisqu’elle va nourrir sa théorie du Musée imaginaire désormais ouvert – musée sans murs, « expression d'une aventure humaine, l'immense éventail des formes inventées » – qui va pousser « à l’extrême l’incomplète confrontation imposée par les vrais musées », et enseigner que l’Art est «une résurrection colossale puisqu’il est une résurrection de la sculpture et d’un passé assez profond qu’on ne pouvait pas voir […]»

Selon Malraux, Francisco Goya avait pressenti l’Art moderne mais la peinture n’était « pas à ses yeux la valeur suprême ». L’œuvre du peintre espagnol, « crie l’angoisse de l’homme abandonné de Dieu. Son apparent pittoresque, jamais gratuit, se relie, comme le grand art chrétien à la foi, à des sentiments collectifs millénaires, que l’art moderne entendra ignorer […] Son fantastique ne vient pas des albums de caprices italiens, mais du fond de la peur. Comme Young, comme la plupart des poètes préromantiques, mais avec génie il rend leur voix aux forces de la nuit. Ce qui est moderne chez lui, c’est la liberté de son art. » 

Le Musée imaginaire est aussi une profonde et durable conquête puisqu’il se forme désormais selon ses propres lois et induit que « le sanctuaire de la lutte contre la mort n’a plus d’autre lieu que l’esprit de chaque artiste. »


Les Métamorphoses du regard, André Malraux, Films, Entretiens, Exposition (Ed. Maeght)
Ecrits sur l'Art, André Malraux ( Ed. Gallimard, La Pléiade)

samedi 14 juin 2008

Aveillan, la grâce indomptable de la lumière

 Lumières - Bruno Aveillan 

Bruno Aveillan, réalisateur de films publicitaires au talent affirmé, à l'imagination vive, puissante, diplômé des Beaux-Arts, explore à titre personnel d'autres territoires où il est alors libre de laisser son regard hypersensible apprivoiser l'infime mouvement de la matière, s'immiscer au coeur du mystère des éléments, assister aux subtiles mutations alchimiques de la vie, guetter la grâce indomptable de la lumière. 

Doué d'une infinie patience, à l'affût de la moindre étincelle d'or dans le vent, il rapporte l'intimité sensuelle d'une fonte de glaces émouvantes, surprend l'instant magique des épousailles entre le ciel et l'eau, le soin d'une fraîche rosée sur la blancheur lumineuse de petites fleurs des champs, se fait complice du soleil dont les rayons inondent la chevelure innocente d'un enfant. 

Aveillan est un poète, en harmonie avec l'invisible, en intelligence avec le sacré, de cette trempe d'hommes en profonde communion avec leur art...

Diotopes que l'artiste a présenté ce printemps 2008, est sa première grande exposition de photographies personnelles à la Galerie Léo Scheer. Diotopes a donné également matière à l'édition d'un beau livre et d'un film de 10 mn dont la perfection des images et la poésie s'unissent à merveille à la délicate musique de Raphaël Ibanez de Garayo.






Diotopes, Bruno Aveillan (Ed. Léo Scheer)

jeudi 12 juin 2008

La leçon de Goya, maître graveur

Le Colosse - Vers 1810 - 1817 - Gravure de Francisco Goya y Lucientes - Version allégorique du désarroi de l’artiste devant les souffrances endurées par son pays. L'artiste australien contemporain Ron Mueck en a conçu une variante intitulée Big man
A ma talentueuse amie, Hélène Damville

Francisco Goya y Lucientes est né en 1746 à Fuendetodos, un village situé à une cinquantaine de km de Saragosse, au nord de l’Espagne, où il passera son enfance. Son père, Jose Goya un maître doreur sur bois et sur métal, exerce son savoir-faire sur des chantiers d’églises et de couvents de l’Aragon. Sa mère, Gracia Lucientes, appartient à une famille de la petite noblesse aragonaise.

Goya fera son apprentissage de la peinture, dès l’adolescence dans l’atelier du peintre José Luzan à Saragosse avant de partir sous les cieux de Madrid où il échouera par trois fois au concours de l’Académie royale des Beaux-Arts de San Fernando. Fin 1769, le jeune artiste décide néanmoins de gagner l’Italie - où les artistes européens vont poursuivre leur initiation en copiant les œuvres antiques - et il s’y imprégnera de peinture classique, étudiera la moderne.

A Rome, où il séjourne deux années, Goya côtoie le maître graveur italien Piranèse, et surtout deux graveurs, le père et le fils Tiepolo dont il admire les eaux-fortes à l’atmosphère singulière qui se glisse d’ailleurs au sein de ses deux premières estampes d’importance L’Aveugle à la Guitare et Le Garrotté.

De retour en Espagne, il fait rapidement merveille à la cour de Charles IV qui lui accorde la prestigieuse position de Premier peintre du Roi. Ce statut officiel oriente sa peinture vers des sujets religieux, des portraits de cour, des fresques. Il puise inspiration et savoir-faire aux œuvres des maîtres Rembrandt et Vélasquez, les copie et de plus en plus se mesure à eux, adopte l’aquatinte, technique alors moderne, pour affirmer la griffe de son talent. 

Il convoque ces maîtres, tour à tour ou en même temps, « mais comme le fils rappelle ses aïeux, sans imitation servile, ou plutôt par une disposition congénitale que par une volonté formelle », avait estimé Théophile Gauthier, dans Cabinet de l'amateur et de l'antiquaire, en 1842. Gauthier avait également ainsi commenté les dessins de Goya : 
« Les dessins de Goya sont exécutés à l'aqua-tinta, repiqués et ravivés d'eau-forte ; rien n'est plus franc, plus libre et plus facile ; un trait indique tout une physionomie, une traînée d'ombre tient lieu de fond, ou laisse deviner de sombres paysages à demi-ébauchés ; des gorges de sierra, théâtres tout préparés pour un meurtre, pour un sabbat ou un tertulia de Bohémiens ; mais cela est rare, car le fond n'existe pas chez Goya ; comme Michel-Ange, il dédaigne complètement la nature extérieure, et n'en prend tout juste que ce qu'il faut pour poser des figures, et encore en met-il beaucoup dans les nuages. De temps en temps un pan de mur coupé par un grand angle d'ombre, une noire arcade de prison, une charmille à peine indiqués ; voilà tout. Nous avons dit que Goya était un caricaturiste, faute d'un mot plus juste. C'est de la caricature du genre d'Hoffmann, où la fantaisie se mêle toujours à la critique, et qui va souvent jusqu'au lugubre et au terrible ; on dirait que toutes ces têtes grimaçantes ont été dessinées par la griffe de Smarra sur le mur d'une alcôve suspecte, aux lueurs intermittentes d'une veilleuse à l'agonie. On se sent transporté dans un monde inouï, impossible et cependant réel.»

Ainsi dans la gravure, Goya trouve-t-il la liberté d’expression, en marge de ses attributions officielles, dont il usera jusqu’à la veille de sa mort, le 16 avril 1828 à Bordeaux. C’est que le peintre de cour est cantonné dans des travaux de commande qui transfigurent et embellissent la réalité. Goya, que la raison n’abandonnera pas, aura sans doute trouvé dans la production d’estampes cet espace de liberté «où les caprices et l’invention peuvent se développer», où il peut s'adonner au réalisme sombre, donner là libre cours à sa vision.

Dans ses petits tableaux, il livrera le témoignage de ce qui le trouble, le choque, le saisit, le perturbe, le dérange, l’angoisse dans les mœurs de la société espagnole et de façon plus large dans la nature humaine, à savoir la bêtise, la cruauté, la folie sanguinaire. Le noir et blanc des techniques de l’aquatinte et de l’eau-forte, lui offrent le parfait rapport pour la caricature de l’époque en vue de noircir les traits de la bestialité démoniaque qui la ravage et de mettre en lumière l’idéal du divin en péril. «En chaque homme cohabitent un moine et un bourreau», relevait-il et il le démontra par la satire dans ses planches fantastiques des Caprichos (Caprices – album de 80 aquatinte et d’eaux-fortes -1799), les Désastres de la Guerre (1810 – 1820), et avec d’autant plus de force dans ses Disparates (Folies - 1815-1824).

Les désastres de la guerre - 1810 - Francisco Goya y Lucientes 
Admirateur de Goya, le poète Charles Baudelaire, dans son essai De l’essence du rire publié en 1855, et dans deux articles sur les caricaturistes français et étrangers, voit dans le rire que la caricature provoque une manifestation satanique à se réjouir de la chute du divin dans le diabolique, de l’humain dans le bestial, de la beauté dans la monstruosité, d’une grandeur infinie dans une misère infinie: «C’est du choc perpétuel de ces deux infinis que se dégage le rire» qui traduit le mal-être et la gêne profonds au moment de la prise de conscience du caractère obscène de la chute métaphysique que la caricature de Goya souligne inlassablement. «La lumière et les ténèbres se jouent à travers toutes ces grotesques horreurs. Quelle singulière jovialité !»*

Et quelle beauté aussi, aux yeux du critique d’art Baudelaire qui affirmait que le Beau «contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et […] c'est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement beau ». 

La caricature s’impose, selon Baudelaire, comme une manifestation fascinante du bizarre qu’il goûte aussi dans l’œuvre du peintre-graveur Honoré Daumier. Pour le critique, Goya est un caricaturiste artistique à l’origine d’un «comique féroce et [qui] s’élève jusqu’au comique absolu », produit un comique éternel plutôt que fugitif, grâce à l’introduction par l’artiste espagnol de « l’élément très rare » qu’est le fantastique et se distingue ainsi du caricaturiste historique.

«Le regard qu’il jette sur les choses est un traducteur naturellement fantastique. Los Caprichos sont une œuvre merveilleuse, non seulement par l’originalité des conceptions, mais encore par l’exécution», notait Baudelaire en soulignant la portée universelle de cette œuvre à laquelle il rendait hommage.

Des exemplaires des Caprices commencèrent à circuler en France dès 1809 et, très vite devenus célèbres, éveillèrent la curiosité et connurent l’engouement de la génération des artistes romantiques, notamment du grand Eugène Delacroix.

En 1810, l’Espagne ravagée par des affrontements dont il est témoin en plusieurs occasions, Goya commence le cycle des Désastres de la Guerre, constituant par certains aspects un reportage sur le conflit (Yo lo vi - J'ai vu cela- eau forte 1810-1812 ) avec les forces bonapartistes. 

« C'est un étrange peintre, un singulier génie que Goya ! Jamais originalité ne fut plus tranchée, jamais artiste espagnol ne fut plus local. Un croquis de Goya, quatre coups de pointe dans un nuage d'aqua-tinta en disent plus sur les moeurs du pays que les plus longues descriptions »,  avait encore vu avec justesse Théophile Gautier.

Il grave les scènes représentant la famine qui a touché Madrid, des exécutions, de véritables scènes de boucheries et d’acharnements, aux titres acides faisant office de critiques ironiques de ces tragédies humaines. Cette série marquera les esprits et inspirera les artistes dont Pablo Picasso avec son Guernica, jusqu’à nos jours.

A partir de 1816, il amorce sa série d’estampes sombres et mystérieuses, pièces purement imaginaires, ses Disparates, où le fantastique domine et inquiète. Cette série est peuplée de sorcières, de sabbats, de démons et de monstres sous des cieux obscurs, aux  atmosphères viciées des cauchemars où règnent à la fois terreur, magie, mystère et poésie.

C'est quand «il s’abandonne à sa verve démonographique que Goya est surtout admirable ; personne ne sait aussi bien que lui faire rouler dans la chaude atmosphère d’une nuit d’orage de gros nuages noirs chargés de vampires, de stryges, de démons, et découper une cavalcade de sorcières sur une bande d’horizons sinistres», selon Gautier.

Si la série des Disparates est la moins connue, - les plaques de cuivres furent oubliées pendant plusieurs décennies dans la Quinta del Sordo, dernière résidence madrilène du maître sur les murs de laquelle il a peint ses célèbres peintures noires - elle est aussi la plus impressionnante de ses grandes séries d’estampes qui fascinent les artistes français dès qu'ils les découvrent à la fin du XIXe siècle.

Romantiques, impressionnistes ou symbolistes, vont se réclamer de lui, puisant l’inspiration dans ses aquatintes, eaux-fortes et lithographies, chacun à sa manière. J-K Huysmans compare en 1887 une course de taureaux peinte par Goya à un « délire d’impressionniste pétrissant à pleins poings la vie ». Exemple emblématique de filiation établie entre les symbolistes et les gravures de Goya, Huysmans rendra hommage à ce dernier par le biais de des Esseintes le héros de son roman A rebours, un collectionneur d’estampes du maître espagnol.

Eugène Delacroix, Edouard Manet, mais aussi Odilon Redon, Félix Buhot, François-Nicolas Chifflart, verront en Goya un maître avant-gardiste, un visionnaire, en feront le chantre de la modernité, et plus tard Marcel Roux s'en inspirera également dans ses gravures peuplées d’êtres maléfiques et hantées par la mort.

« Le grand mérite de Goya consiste à créer le monstrueux vraisemblable. Ses monstres sont nés viables, harmoniques. Nul n’a osé plus que lui dans le sens de l’absurde possible. Toutes ces contorsions, ces faces bestiales, ces grimaces diaboliques sont pénétrées d’humanité», jugea encore Baudelaire, «en un mot, la ligne de suture, le point de jonction entre le réel et le fantastique est impossible à saisir ; c’est une frontière vague que l’analyste le plus subtil ne saurait pas tracer, tant l’art est à la fois transcendant et naturel. »

Goya Graveur  (Ed. Paris musées) 
Oeuvres complètes de Charles Baudelaire (Ed. Gallimard, La Pléiade)
 Du 13 mars au 8 juin 2008, le Petit Palais présente l'exposition Goya Graveur 

mardi 10 juin 2008

Camille Claudel: Sinon l'atroce folie...

Camille Claudel au chapeau - César

« Les belles œuvres qui sont les plus hauts témoignages de l’intelligence et de la sincérité humaine, disent tout ce que l’on peut dire sur l’homme et sur le monde, et puis elles font comprendre qu’il y a autre chose qu’on ne peut connaître […] Enigme de l’existence […] A quoi bon la loi qui enchaîne les créatures à l’existence pour les faire souffrir ? A quoi bon ce leurre éternel qui leur fait aimer la vie, pourtant si douloureuse ? Angoissant problème ! […]Ainsi tous les Maîtres s’avancent jusqu’à l’enclos réservé de l’Inconnaissable », déclare Auguste Rodin en 1911 lors d'une série d'entretiens avec Paul Gsell.

Camille Claudel, l'ancienne élève d'Auguste Rodin, sa Galatée, douée, exaltée, vive, sincère, est de ceux-là. Le sculpteur, de vingt-quatre ans son aîné, ne s’y est pas trompé quand, en 1885 absorbé par la Porte de l’Enfer et ses deux cents figurines, il engage cette jeune fille de vingt ans comme praticienne dans son atelier de la rue de l’Université. D'ailleurs, bien vite, entre l’élève prodige et le Maître s’instaure une collaboration intense, fructueuse et passionnelle d’abord toute entière centrée sur la sculpture mais bientôt les corps et les cœurs d'artistes s'emmêleront pour devenir amants.

A la fois, modèle, muse, maîtresse et conseillère, Camille inspire si profondément Rodin que son œuvre connaît une fécondité de plus en plus marquée de son empreinte tandis que Claudel jeune, mais volontaire et tenace, sûre de sa vocation, n’a de cesse de travailler, de tailler la pierre et le marbre, de penser sa propre voie, de bâtir son œuvre personnelle, de s’affranchir de son Pygmalion. Depuis son plus jeune âge, «la sculpture est une passion véhémente qui la possède toute entière»,  écrira le journaliste et poète suisse Mathias Morhardt en 1898 dans le Mercure de France.

Et si l'influence de Rodin sur Claudel est puissante et s’affirme dans une œuvre telle que Homme accroupi, en revanche son groupe monumental Sakountala exposé en 1888 — « œuvre de début » qui laisse certes apparaître de menues maladresses —  est déjà bien une « œuvre de maître», selon Morhardt, « elle en porte les signes d’élection ».

L’année suivante, elle offrira La Prière au monde, un buste de jeune femme en bronze, aux belles formes généreuses et rondes, dont l’expression des traits tranche avec les éléments de mortification, de douleur et de restriction physiques par lesquels la mysticité s’exprimait à l’époque. Au contraire, la tête aux yeux clos renversée vers l’arrière évoque une extase subtile et sereine de la prière qui comble l’Être d’une humble tendresse et d’une paix sincère. La sculptrice en effet semble guidée désormais par son chant intérieur dont elle imprègne de plus en plus son œuvre, à laquelle elle souhaite se consacrer exclusivement, d’autant que ses rapports avec Rodin vont commencer à se dégrader à partir de 1893 et s’acheminer progressivement vers la rupture.

Déjà, elle a déménagé dans le courant de 1892 au 113 boulevard d’Italie afin de travailler dans la solitude de son propre atelier. Là, elle acquiert cette liberté totale de création, peut exprimer ce chant intérieur, incantation de l’âme qui la caractérise. «Camille Claudel est le premier ouvrier de cette sculpture intérieure», écrira son frère Paul en 1905. Elle puise son inspiration dans les rues de Paris où s’inscrivent avec force dans son esprit des scènes et incidents de la vie qu’elle traduira aussitôt rentrée à l’atelier en un peuple de figurines au «tragique caractère de grandeur» et «de groupes d’une inconcevable beauté». 

« C’est la vie elle-même, la vie exaltée à sa plus haute puissance lyrique, qui sort toute frissonnante de ses mains », notera encore Morhardt.

Surgissent ainsi deux œuvres majeures que sont La Valse - dont son grand ami et compositeur Claude Debussy en conservera une version sur son piano jusqu’à la fin de ses jours - et Clotho, inspirée de la mythologie des trois soeurs qui gouvernent la destinée des hommes. Lachésis attribue à chacun sa part de fil, à Clotho revient de filer, quant à Atropos, elle doit couper l’écheveau à l'heure fatidique. L'ouvrage trouve aussi sa source dans La Misère de Jules Desbois qui avait déjà inspiré La Belle Haulmière à Rodin en 1889.

Clotho - Camille Claudel

Camille Claudel donne à sa Clotho, l’apparence d’une vieille femme, nue, squelettique, seins flasques, aux prises avec sa propre chevelure, sorte d’écheveau épais et menaçant qui lui bloque la vue et semble se mouvoir seule pour s’enrouler autour de son corps telles des tentacules d’une pieuvre. La chevelure abondante, symbole de fécondité, associée au corps d'une vieille femme, incarne tout à la fois la jeunesse, la maturité, la vieillesse et la mort, aussi la Clotho de Claudel, cette horrible quenouille, réunit-elle les trois sœurs en une seule figure.

La Parque fera l’objet de multiples études, de soins minutieux apportés au moindre détail et de difficultés techniques relevant de la performance dont l’artiste parviendra à tirer une de ses plus parfaites pièces de modelage.

Rodin, lui, initiera en 1895 une souscription afin de passer commande d’une version en marbre de Clotho pour le musée du Luxembourg laquelle fut déclarée perdue en 1934 et n’a jamais été retrouvée depuis. Elle avait été pour la première fois exposée au Salon de 1899 sous le titre Clotho déroulant le fil de la destinéeClotho signifiant en grec à la fois araignée et destin, une comparaison fut établie avec l’image de l’araignée dans le poème La Folie issu du recueil des Névroses de Maurice Rollinat, sombre fatalité pesant sur le devenir humain et a fortiori sur celui de Camille qui fut internée en 1913 jusqu'à sa mort en 1943.

Vertumne et Pomone - 1905 - Camille Claudel

Les premiers signes de démence vont apparaître au cœur de cette solitude extrême, doublée d'une indigence de plus en plus marquée alors qu’elle refuse tout secours de la part de Rodin au fait de ses difficultés matérielles, et qu’elle est en rupture avec sa mère en raison de cette liaison. Quant à son frère Paul, son confident, il est alors diplomate et réside à l’étranger.

«Un front superbe, surplombant des yeux magnifiques, de ce bleu foncé si rare à rencontrer ailleurs que dans les romans, ce nez où elle se plaisait à plus tard retrouver l’héritage des Vertus, cette grande bouche plus fière encore que sensuelle, cette puissante touffe de cheveux châtains, le vrai châtain que les Anglais nomment auburn, qui lui tombait jusqu’aux reins. Un air impressionnant de courage, de franchise, de supériorité, de gaieté. Quelqu’un qui a reçu beaucoup.»

C’est ainsi que Paul voyait sa sœur avant qu’elle ne sombre dans la folie et dont il tint en partie Rodin pour responsable. «Dehors l'ambulance attendait. Et voilà pour trente ans. Dans l'intervalle, il y avait eu Auguste Rodin.»

Auguste Rodin au chapeau haut de forme - 1862 - Charles Hippolyte Aubry

Pour l’heure, le sculpteur tente de l’aider malgré elle et écrit à ses amis pour leur recommander l'œuvre de son ancienne élève et maîtresse. « Je lui ai montré où elle trouverait de l’or ; mais l'or qu'elle trouve est à elle », précise-t-il alors que Camille l’accusera d’opportunisme à laisser croire que ses créations sont les siennes ou qu’il les lui a inspirées. Vers 1895 Rodin adresse encore à Claudel ses « respectueuses adorations » et lui clame : «Que votre intelligence me plaît».

«Ah ma divine amie, vous serez heureuse, prenez patience, tout se paie ici », lui conseille-t-il en outre. Il l’encouragera à nouveau dans une lettre de 1897. «Montrez  vos œuvres admirables, il y a une justice croyez-le. L’on est puni et l’on est récompensé. Un génie comme vous est rare ». 

Le journaliste Morhardt, lui, estimera qu’à cette période « Mademoiselle Camille Claudel est désormais un maître ». 

En cette année 1895, Claudel vient d’achever une version en argile de son groupe de trois, ou L’Âge mûr, commandé par l’Etat, avant d’en exécuter une seconde en 1898. Une autre version en plâtre verra le jour un an plus tard, puis en 1902, sa fonte révélera enfin l’œuvre magistrale en bronze, qui se voulait, disait Camille « une configuration expressive de l’Idée de la destinée ».

Il s’agit de la représentation symbolique des trois étapes de l’existence personnifiée quand l’Homme ayant atteint la Maturité est entraîné en avant par une vieille créature, la Vieillesse ou la Mort selon les versions de l’oeuvre, tandis qu’une jeune femme à genoux, L’Implorante ou La Jeunesse, supplie de l’épargner. L’axe oblique du groupe, affirmé par la mort dont la force, à laquelle l’Homme aux traits de vieillard tente en vain de se soustraire, s'impose - en dépit de sa lutte manifeste, de sa tension musculaire qui s'exprime vers l'arrière, en direction des mains tendues de la jeune femme, jeunesse passée - symbolise ainsi la fatalité. C’est une déchirante allégorie de la condition humaine, d’autant plus puissante qu’elle est conçue sur un procédé infiniment poétique, sur une parfaite figuration de l’idée.

« Je vais mettre un arbre pour exprimer la destinée », avait-elle un jour confié à Paul. Le poète écrira plus tard dans un touchant hommage à sa sœur, sobrement intitulé Camille Claudel, statuaire, que « ce sont ces trouvailles qui jaillissent, ainsi que du fond même de la nature, d’un cœur de poète : on les voit surgir de franc jet dans l’œuvre de Camille Claudel avec une espèce d’allégresse ingénue, formant, dans tous les sens de ces adjectifs, l’art du monde, le plus animé et le plus spirituel.»


Camille Claudel (1864 - 1943) (Ed Fundacion Mapfre et Musée Rodin)
Camille Claudel Correspondance, édition d'Anne Rivière et Bruno Gaudichon (Ed. Gallimard, Art et Artistes)
Exposition au Musée Rodin jusqu'au 20 juillet 2008

dimanche 8 juin 2008

Brassaï: secrets de Paris, la nuit


Belle de nuit, Paris, 1932, Brassaï

« Je voulais faire de la peinture. Mais la vie de Paris m'intéressait tellement que m'enfermer pour faire de la peinture ne me plaisait pas du tout... J'étais beaucoup plus passionné par toutes ces choses que je voyais la nuit. J'en étais hanté...»
Paris secret des années 30, Brassaï (Ed. Gallimard)

Paris de nuit, promenade dans les rues, dans l'étrangeté de la ville plongée dans l'obscurité, telle que nous la livra Gyula Halasz, alias Brassaï. Les ombres et les lumières jouent à semer le trouble au coeur des brumes et des brouillards. Aux heures où les secrets et les mystères de la Cité s'extraient des profondeurs, remontent à la surface, glissent le long des pavés, serpentent au fil des quais, longent les trottoirs déserts. Tandis que les braves gens dorment à poings fermés, baignent dans le sommeil, rêves et cauchemars s'échappent et laissent les silhouettes du demi-monde vivre et s'exprimer à leur tour.

Au détour d'une rue, les amoureux s'enlacent sur un banc. Sur un trottoir la fille en gouaille, plutôt gironde, cigarette à la bouche, espère le client de ses cent pas nonchalants. Dans la lumière blême des phares d'une automobile se dénouera sans doute, l'arme au poings,  l'intrigue de quelques mauvais garçons. L'homme au chapeau en planque au pied d'une colonne Morris s'assure que sa dulcinée noctambule, s'en retourne sagement au bercail, sans un nouvel amant.

Brassaï
Dans la pénombre de la ville désertée par ses habitants, réfugiés dans la chaleur des foyers, par les familles à l'abri de ses inquiétantes et folles métamorphoses et vilains sortilèges, les yeux se ferment sur ce qui se trame le soir dans les passages obscurs et au-dessous des ponts. 

Brassaï, cet «homme qui possède plus que deux yeux», selon Jean Paulhan, les garde bien grand ouverts et n'en perd pas une miette, lui, le témoin invisible des existences marginales, le spectateur plongé dans l'obscurité de cet étrange théâtre, le voyeur qui se fond dans l'envers du décor sombre et magnifique. Il saisit à merveille Paris la précieuse scandaleuse, ce bijou sans pareil, aux éblouissantes et mystérieuses facettes, scintillant de mille feux au creux de ce profond écrin de velours noir. 
«Je n'invente rien, j'imagine tout [...], affirmait le photographe, je pense que c'est la saisie la plus sincère et la plus humble du réel, du plus quotidien, qui mène au fantastique. »
Cet attachement au réel l'incitera d'ailleurs à demeurer en retrait du mouvement surréaliste, en dépit des appels et des témoignages d'admiration qu'André Breton lui manifestait. 
« Le surréalisme de mes images ne fut autre que le réel rendu fantastique par la vision [...], tenait-il à souligner, Mon ambition fut toujours de faire voir un aspect de la vie quotidienne comme si nous la découvrions pour la première fois, voilà ce qui me séparait des surréalistes.»
Dans la profondeur des nuits parisiennes, Brassaï fixe son objectif sur le drame du non-dit et de l'inconscient dans toute leur ampleur pathétique et livre une méticuleuse chronique de moeurs des années 30, du monde des travailleurs au milieu interlope interdit aux non-initiés. 
« Mes promenades continuelles dans Paris m'ont permis de réaliser une espèce d'étude de moeurs de la faune parisienne nocturne. J'ai fréquenté le milieu et même les voyous de l'époque, les filles, les souteneurs, les bordels...»
Il force le regard sur les exclus, les sans foyers, les vieilles pochardes dans les bistrots et les plus jeunes dans les brasseries, les policiers en commando, les chiffonniers explorant les poubelles. Il immortalise la Môme Bijou au Bar de la Lune à Montmartre, les voyous de la bande du Grand Albert, ou encore la duchesse de Zoé au Bal des invertis du Magic City.

Bal des invertis - Brassaï
Il lève le voile impudique sur la réalité crue des filles de joie dans les bordels. Il brise le tabou de l'homosexualité affichée dans les cabarets spécialisés où des couples de garçons ou de filles s'enlacent et s'embrassent, vivent leur désir sans vergogne à l'écart des bien-pensants. « Au fond, estimait-il, j'ai fait un grand reportage sur la vie humaine.»

Il poursuit et explore une réalité mouvante qu'il photographie sans complaisance, ni fausse pudeur, mais en subtilité, alors qu'elle évolue sans masque tout au long de ses voyages jusqu'au bout de la nuit. Il découvrira des clochards couchés en rang d'oignon sur des fétus de paille aux portes de la Bourse du Commerce. Il jettera un oeil à travers une fenêtre où lui sera révélé l'horloger aux prises avec le temps, minutieusement affairé, en dépit de la lumière que diffuse faiblement une vieille lampe sur son ouvrage.
« Je suis un reporter qui n'aime pas les photos négligées... Il y a deux dons qui font l'homme d'image, le créateur : une certaine sensibilité pour la vie, pour la chose vivante et, d'autre part, un art de saisir celle-ci d'une certaine façon »
Brassaï l'Universel, Jean-Claude Gautrand (Ed. Taschen)
Paris secret des années 30, Brassaï (Ed. Gallimard)

vendredi 6 juin 2008

Baudelaire: Any where out of the world

Jeune orpheline au cimetière - vers 1824 - Eugène Delacroix

« Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis/Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits/Il arrive souvent que sa voix affaiblie/Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie/Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts/Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts »
La cloche fêlée, in Fleurs du mal, Spleen et idéal, Charles Baudelaire (Ed. Gallimard, Pléiade)

« J’ai trouvé la définition du beau – de mon Beau. C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture. Je vais, si l’on veut, appliquer mes idées à un objet sensible, à l’objet, par exemple, le plus intéressant dans la société, à un visage de femme. Une tête séduisante et belle, veux-je dire, c’est une tête qui fait rêver à la fois – mais d’une manière confuse – de volupté et de tristesse ; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété – soit une idée contraire, c'est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associé à une amertume refluante, comme venant de privation ou de désespérance. Le mystère, le regret, sont aussi des caractères du Beau. »
Fusées X, Charles Baudelaire (Ed. Gallimard, Pléiade)

La mort s'est installée dans l'âme de l'Amoureux du beau. Les ténèbres ont  investi l'âme du poète endeuillé par la perte de l'idéal, la fin absolue du sublime et de la majesté, en ce monde où le rêve, l'imagination et la beauté sont désormais voués à l'agonie, où il n'est plus guère possible de vivre. Au chevet de son âme suffoquant dans les miasmes morbides, comme dans un cachot humide, Baudelaire, enveloppé de sa solitude énigmatique, regarde les nuages, les merveilleux nuages qu'elle aime tant. Il songe qu'une invitation au voyage ferait peut-être merveille.

Il laisse alors son esprit vagabonder en arrière du secret douloureux qui le faisait languir, et remonte quelque peu le long du fil de sa mémoire. Le poète se souvint de ce gazetier philanthrope qui jetait, sans vergogne, les amoureux de la solitude et du mystère au ban des accusés, leur faisant uniquement le reproche de ne jamais éprouver le besoin de partager leur jouissance. Quel subtil envieux, un hideux trouble-fête ! Il ne fut pas le seul pauvre d'esprit sur son chemin.
Les charlatans, les génies absurdes, les critiques complaisants et les faux procès ne manquent pas à l'appel. Une lettre qu'il a écrite à son ami Barbey d'Aurevilly en juillet 1860, lui revient soudain à l'esprit, quand il était question entre eux de la peinture religieuse de la Renaissance et des peintres modernes, dans laquelle il s'était étonné qu'il n'ait "pas pensé à faire par analogie, un parallèle entre la peinture soi-disant religieuse de ce temps-ci (véritable saloperie d'album) avec la vieille peinture religieuse (Michel-Ange lui-même), écrasante de majesté»

En matière de peinture, Eugène Delacroix, est un des rares élus à trouver grâce aux yeux de Baudelaire qui en fait encore l'éloge. Il admirait son oeuvre et notamment sa toile Dante et Virgile à bord de cette barque voguant sur les eaux sombres du Styx, conduite par le Diable en personne jusqu'aux Enfers.

Ce tableau, «vrai signal d'une révolution», avait jeté « un trouble profond» dans les esprits d'alors, se souvient Baudelaire, et «de l'étonnement, de l'abasourdissement, de la colère, du hourra, des injures de l'enthousiasme et des éclats de rire insolents qui entourèrent ce tableau».

Le poète avait soutenu dans son Salon de 1846, que « pour pareil homme, doué d'un tel courage et d'une telle passion, les luttes les plus intéressantes sont celles qu'il a à soutenir contre lui-même; les horizons n'ont pas besoin d'être grands pour que les batailles soient importantes; les révolutions et les événements les plus curieux se passent sous le ciel du crâne, dans le laboratoire étroit et mystérieux du cerveau ». 

Oui, il l'avait alors bien qualifié de nouveau génie tombé dans la disgrâce académique, cible de critiques amères et ignorantes et, à quelques rares exceptions, remarquables et courageuses.
« Les oeuvres de Delacroix, sont des poèmes et de grands poèmes naïvement* conçus, exécutés avec insolence, accoutumés du génie".(*Il faut entendre par la naïveté du génie la science du métier combinée avec le gnôti séauton, mais la science modeste laissant le beau rôle au tempérament) »
Quant à la pauvreté de l'Art qu'il n'a eu de cesse de récrier, de dénoncer, elle ne traduit rien d'autre à ses yeux offensés que la perte de l'Idéal à servir Dieu. «De jour en jour l'art diminue le respect de lui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu'il rêve, mais ce qu'il voit. Cependant c'est un bonheur de rêver, et c'était une gloire d'exprimer ce qu'on rêvait ; mais que dis-je ! connaît-il encore ce bonheur? »

A l'époque des Caprichos, le peintre espagnol Francisco Goya, disait que «l'imagination abandonnée par la raison, produit d’impossibles monstres ; unie à elle, elle est la mère des arts et source de leurs merveilles». Il fut en ce sens, et à quelques nuances près, rejoint par Delacroix qui soutenait qu'à la source de tout génie créateur se trouvait bien l'imagination, qu'il définissait telle «la finesse des sens qui voit ce que les autres ne voient pas, ou le voit en manière diverse»

Baudelaire aime tant la peinture, il a brûlé du désir de peindre d'ailleurs... Ah oui, il a rêvé de peindre une femme qui lui «est apparue rarement et a fui si vite».

 Il se souvient de l'avoir comparée à «un soleil noir, si l'on peut concevoir un astre versant la lumière et le bonheur», tout ce qu'elle lui inspirait était nocturne et profond, elle était comme «la lune arrachée au ciel, vaincue et révoltée». Une femme rare qui fait «rêver au miracle d'une superbe fleur éclose dans un terrain volcanique» et  «donne le désir de mourir lentement sous son regard».

Oui, l'âme de Charles Baudelaire était la proie de l'ombre, de la mélancolie, de la passion du néant, de la bile noire. Son âme s'était évadée aux confins des «royaumes brumeux du spleen». L'Idéal perdu, banni, elle chutait inexorablement, à la suite de ce monde déserté par le sublime, au nom de la modernité et du progrès.

Baudelaire soupire, l'âme prisonnière de cet inquiétant brouillard. Il faudrait sans doute qu'il lui offre l'ivresse du vin et de l'absinthe, du haschich et de l'opium, de la poésie et de la vertu, lui ouvre les portes de paradis artificiels en somme, ne serait-ce que pour ne plus la voir souffrir du temps qui passe, cet horrible fardeau, ce perpétuel défilé d'aiguilles, tic-tac de l'horloge inlassable.

Cataclysmes insurmontables, le temps voleur de rêves, l'idéal assassiné poussent le poète jusqu'au bord de l'abîme. Désormais mangeur d'opium, il ne résiste plus à l'attraction du néant, à l'envoûtement au crépuscule du soir«Ö nuit ! ô rafraîchissantes ténèbres ! vous êtes pour moi le signal d'une fête intérieur, vous êtes la délivrance d'une angoisse ! Dans la solitude des plaines, dans les labyrinthes pierreux d'une capitale, scintillement des étoiles, explosion des lanternes, vous êtes le feu d'artifice de la déesse Liberté».

L'évasion, un ailleurs seraient-ils remèdes miraculeux qui guériraient enfin son âme du spleen qui l'assaille ? Qu'il faille «plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel qu'importe ?Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau! ». De nouveaux horizons, Lisbonne, Batavia, Tornéo ou le pôle nordique, autant d'exils au coeur de l'utopie, de retours au bout de l'ennui, de fatales errances sous de tristes tropiques que le poète en recueillement soumet à son âme:
 « Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici, Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années, Sur les balcons du ciel en robes surannées; Surgir du fond des eaux le Regret souriant; Le Soleil moribond s'endormir sous une arche, Et, comme un long linceul traînant à l'Orient, Entends, ma chère, entends la douce nuit qui marche. »
Il est temps de la fuir cette existence immonde ignorant la beauté, cette humanité déchue abandonnée de Dieu, ce grand hôpital dénué de médecine, quel mouroir en vérité !

«N'importe où! n'importe où! pourvu que ce soit hors du monde! ». Coeur mis à nu, Baudelaire dont l'âme à vif, en souffrance, dénuée d'espérance lui colle au corps tel un suaire, se hissera alors dans la barque de la Delacroix pour s'en aller voguer jusqu'au fond des Enfers. Là, à prendre de longs bains de ténèbres, l'âme plongée en cette fange fertile, le poète maudit cultivera son jardin idéal sculpté de ses immortelles Fleurs du Mal.

Oeuvres complètes de Charles Baudelaire (Ed. Gallimard, Pléiade)

mercredi 4 juin 2008

Giacometti: Qu'est-ce qu'une tête ?

Alberto Giacometti travaillant d'après modèle pour son buste d'Annette (c)
Franco Cianetti

« C'est l'oeuvre de Giacometti qui me rend notre univers encore plus insupportable, tant il semble que cet artiste ait su écarter ce qui gênait son regard pour découvrir ce qui restera de l'homme quand les faux-semblants seront enlevés... l'art de Giacometti me semble vouloir découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu'elle les illumine. »  L'atelier d'Alberto Giacometti, Jean Genet (Ed. Gallimard )

La réalité d'Alberto Giacometti fut une réalité singulière, une réalité en fugue perpétuelle qu’il s’est évertué à poursuivre, sans relâche, de toute son âme, sur toutes ses gammes, en virtuose. Dessinateur, sculpteur et peintre, il a usé de tous les stratagèmes et de toutes les techniques, à en devenir fou, dans l’espoir de la rattraper et de, sinon l’épouser... au moins de «mordre sur». En vain, à ses yeux experts qui ne la lâchaient pas d’une minute, qui la suivaient partout dans l'espoir de voir la cruelle laisser quelque peu de son mystère à la capture. Il prenait des notes, relevait des détails, faisait des croquis. Sans cesse.

Son désir prégnant, exacerbé, jamais satisfait, source de constantes frustrations et des exaltations les plus élevées, l’encourageait davantage encore à lui courir après. Aux aguets de l’inépuisable réalité, Giacometti se jetait avec avidité et curiosité sur toute chose qui s’offrait à son regard, de toute chose, il s’abreuvait d’une vision nouvelle. Dans son modeste atelier de la petite rue Hippolyte-Maindron, près de la rue d’Alésia, dans le quartier du Montparnasse, où il s’est installé en 1927 et qu’il ne quittera plus, l’artiste a travaillé ardemment, sans confort, le plus souvent la nuit, dont l’ombre et le mystère l’inspirent, s’est livré à un corps à corps magistral et impitoyable avec la matière, à l’affût des «vérités de son temps». Il s’est entêté, obstiné, acharné, à dessiner, à peindre, à sculpter, «d’après nature». Enfin, plutôt d’après la forme gravée «par le modèle dans sa mémoire», et même s’il reste là offert à son regard. La réalité se fait toujours la belle.
« Lorsque je regarde le verre, de sa couleur, de sa forme, de sa lumière, il ne me parvient à chaque regard qu’une toute petite chose très difficile à déterminer, qui peut se traduire par un tout petit trait, par une petite tache, chaque fois que je regarde le verre, il a l’air de se refaire, c’est-à-dire que sa réalité devient douteuse, parce que sa projection dans mon cerveau est douteuse, ou partielle. On le voit comme s’il disparaissait… ressurgissait… c’est-à-dire qu’il se trouve bel et bien toujours entre l’être et le non-être. Et c’est cela qu’on veut copier […]»
L’Art, la peinture sont entrés dans la vie de Giacometti en même temps que l’oxygène, grâce à Giovanni, son père, peintre lui-même, à Stampa, en Suisse. Au cœur de sa «plus lointaine enfance», la peinture surgit en art majeur, et le dessin, essentiel au développement de sa vision, le dessin qui «est partout», essentiel, fondamental «la base de tout», s’impose déjà au bout de sa main novice.
« J’avais l’impression que je dominais tellement mon affaire que je faisais exactement ce que je voulais. J’étais d’une prétention, à dix ans… Je m’admirais, j’avais l’impression de pouvoir tout faire, avec ce moyen formidable : le dessin ; que je pouvais dessiner n’importe quoi. (…) Je dominais ma vision, c’était le paradis et cela a duré jusque vers 18-19 ans.»
Nu debout sur un cube (1963)
Ses « plus anciens souvenirs » charrient l’empreinte déterminante des œuvres d’art qui lui ont indiqué la voie qu’il allait résolument suivre.
 «J’ai eu l’envie immédiate de copier toutes celles qui m’attiraient le plus et ce plaisir de copier ne m’a en fait jamais plus quitté.»
Une œuvre de maître, une gravure majeure du XVIe siècle fascinera ad vitam le jeune Giacometti, âgé de 12 ans quand il la découvre et décide d’en exécuter une copie en tous points fidèle : Le Chevalier, la Mort et le Diable (1513) une gravure sur cuivre d’Albrecht Dürer. Il se consacrera ainsi pendant plusieurs jours, dans un état de concentration absolue, faisant montre d’une violente obstination et d’une exigence prodigieuse, à reproduire, au plus exact, la mystérieuse estampe, l’une des plus célèbres pièces du maître allemand avec Saint Jérôme dans sa cellule (1514) et La Mélancolie (1514). Le jeune artiste fut-il sans doute fasciné par la symbolique de l’œuvre, l’adresse méticuleuse de Dürer à mettre en scène le sens caché des choses, sensible déjà aux résonances métaphysiques et mystiques, à la représentation du monde obscur, de la tension entre la vie et la mort, de l’affrontement entre le mal et le bien.

Pour Giacometti, alors adolescent, il est aussi possible d’imaginer que la reproduction de cette œuvre, fut un tel acte de bravoure, qu'il s’est peut-être identifié dans le même temps à ce preux chevalier, pour affronter les multiples défis et obstacles, tels que la mort, le mal, le temps dressés sur le chemin qu’il avait déjà choisi de suivre envers et contre tout.
Il ne cessera jamais de copier et de reproduire les œuvres d’art, y compris celles de ses contemporains et amis, une pratique à valeur d’exercice nécessaire à défier l’acuité tant de sa vision que de sa réflexion. 

Giacometti peu à peu va orienter ses travaux sur la reproduction de la réalité qu’il scrutera essentiellement dans le portrait en prenant dès ses débuts les membres de sa famille pour modèles. Son frère et fidèle compagnon de route Diego, sa mère se prêteront volontiers à son art et resteront ses modèles de prédilection tout au long de leur existence, puis sa femme Annette, ses amis tels que l’écrivain-poète Jacques Dupin.


Ses portraits, peints ou sculptés, au réalisme au sens le plus élevé et le plus large, dur et tranchant, confrontent à l’Être inexplicable, à son destin tragique, toujours seul, éperdu, au milieu du néant angoissant dont il est le prisonnier, la victime, auquel il ne peut jamais se soustraire.   

« C’est bien [mon visage] mais aussi celui d’un autre qui, de loin, surgit des profondeurs et qui recule dès qu’on essaie de le saisir. L’interrogation inlassable du modèle lui enlève en fin de compte tout ce qu’il a de connu pour révéler l’inconnu, cet inconnu que libèrent les profondeurs », ressentait Jacques Dupin assis face à lui dans l’atelier poussiéreux, où dominaient les instruments de son art, tubes de peinture, pinceaux, bouteilles de térébenthine, burins et couteaux, œuvres en suspens qui composent le décor entre ces murs, eux-mêmes, devenus au fil du temps des oeuvres à part entière de Giacometti. Homme fidèle, obstiné.

Un pinceau fin, entre l’index et le majeur, avec délicatesse, presque en caresses, trace des lignes noires sur la toile par-dessus le dessin, et laisse apparaître les traits d’un visage, va chercher de la couleur marron foncé sur la palette, avant d’y puiser une pointe de blanc qu’il apposera par de légères touches sous la pommette de la joue, tout proche de l’oreille. Il puisera ensuite du gris souris dont il badigeonnera le fond, avant de revenir au noir qui affirmera davantage la bouche et le contour des yeux. Il précisera l’expression du visage.

«Je pose pour lui, je dois rester absolument immobile à deux mètres du peintre, je le regarde dans les yeux, ses yeux qui me fixent, qui m’interrogent si intensément, qui exigent de moi la même intensité comme si je prenais une part active à son travail, comme si nous étions étrangement liés», relevait alors Dupin.

Et cette réalité toujours en fugue. Par trop de souffrance, il la fuira un temps d’ailleurs, pour une période d’escapade surréaliste, par «goût de l’imaginaire», pendant laquelle il va produire des sculptures, des constructions et oeuvres abstraites, aussi d’influence cubiste ou océanienne. D’autres figures mystérieuses, stylisées prendront aussi naissance, il explorera en outre les thèmes de la douleur et de la cruauté, parfois d’un érotisme violent tel que La femme égorgée. Pourtant, il sera bientôt rappelé à l’obsédante réalité, au défi du modèle. Apparaissent alors ses figurines petites, comme les silhouettes dans le lointain, si petites qu’il peut transporter toute son œuvre dans ses poches et la perdre aussi… et puis elles vont soudain s’allonger de façon inquiétante, pour devenir des géantes démesurément longilignes. 
« Les sculptures si minces ne sont pas faites d’après nature, mais de mémoire, voulant faire au plus près de ce que je voyais mais tout de même de mémoire. »
Portrait de Jean Genet (1955)
A l’instar du poète ou l’écrivain qui dans son sommeil continue d’écrire et accomplit en songe l’œuvre parfaite, trouve dans son rêve la combinaison magique, couche sur le papier onirique les mots qui le fuient et le désespèrent à la lumière du jour, Giacometti n’est jamais satisfait, d'ailleurs c'est bien pour cela qu’il «continue à travailler».  
« Quand je ne travaille pas, je crois savoir ce que je veux faire, et même, j’ai l’impression de voir la tête devant moi comme si elle était déjà faite. Et puis une fois que je commence, tout le sens se perd de ce qui m’intéresse le plus. » 

La vision devient peu à peu indéchiffrable, tel le rêve qui s’évanouit et ne laisse au petit matin qu’une traînée de sensations floues, d’images vagues, disparaît dans les limbes. Et l'artiste ne broye plus que ce noir rimant d'une si belle harmonie avec le désespoir.

«Si seulement quelqu’un pouvait peindre ce que je vois, soupire-t-il un jour, auprès du critique posant pour lui, l’Américain James Lord, ce serait merveilleux, parce qu’alors je pourrais cesser de travailler.» 

Car il n’avait plus aucun doute, il courait bien après une chimère, il savait désormais complètement exclus, impossible de faire une tête rigoureusement telle qu’il la voyait, un fantasme que «de faire les choses d’après nature qui puissent finir».
« Il ne peut pas y avoir de fin possible, parce qu’au fur et à mesure que tu t’approches de ce que tu vois, tu en vois davantage, donc ma tête recule, à mesure que je m’approche, elle recule. Donc la distance, entre ce que je veux faire et ce que je fais, reste au fond au moins permanente […]»
Aussi, n’y aura-t-il aucun motif de changer constamment de modèle à ses yeux, au contraire :
 « Mon seul souci serait de me restreindre le plus possible sur le même sujet et tâcher de le pousser le plus loin possible sans me demander à quoi cela abouti. Parce que, que cela aboutisse à un échec ou à une réussite, en réalité c’est exactement la même chose. Ou plutôt, il n’y a réussite qu’à la mesure de l’échec. Plus ça échoue, plus ça réussit, car on a l’impression d’avancer uniquement quand on ne sait presque plus le geste qu’il faudrait faire, ou on ne sait plus, ou on perd tous ses moyens, ou on ne sait plus par exemple comment tenir le couteau, qu’on est complètement perdu. Si là, au lieu d’abandonner, on insiste et là - on peut dire qu’il faut avoir une certaine dose de bêtise pour insister, ou le contraire, c’est équivalent - si on insiste, c’est le seul moment où il y a quelque chose d’avancé, un petit peu...ce n’est pas seulement que l’on a l’impression d’avancer un tout petit peu…mais soudainement…on a quelquefois l’impression, - même si ça n’est qu’une illusion-, …d’une immense ouverture. »

L'atelier d'Alberto Giacometti (Ed. Centre Georges Pompidou, La Fondation Annette et Alberto Giacometti)
Alberto Giacometti, film de Ernst Scheidegger (Ed. Maeght)
Rétrospective Alberto Giacometti au Centre Georges Pompidou - 17 octobre 2007 - 11 février 2008