mardi 10 juin 2008

Camille Claudel: Sinon l'atroce folie...

Camille Claudel au chapeau - César

« Les belles œuvres qui sont les plus hauts témoignages de l’intelligence et de la sincérité humaine, disent tout ce que l’on peut dire sur l’homme et sur le monde, et puis elles font comprendre qu’il y a autre chose qu’on ne peut connaître […] Enigme de l’existence […] A quoi bon la loi qui enchaîne les créatures à l’existence pour les faire souffrir ? A quoi bon ce leurre éternel qui leur fait aimer la vie, pourtant si douloureuse ? Angoissant problème ! […]Ainsi tous les Maîtres s’avancent jusqu’à l’enclos réservé de l’Inconnaissable », déclare Auguste Rodin en 1911 lors d'une série d'entretiens avec Paul Gsell.

Camille Claudel, l'ancienne élève d'Auguste Rodin, sa Galatée, douée, exaltée, vive, sincère, est de ceux-là. Le sculpteur, de vingt-quatre ans son aîné, ne s’y est pas trompé quand, en 1885 absorbé par la Porte de l’Enfer et ses deux cents figurines, il engage cette jeune fille de vingt ans comme praticienne dans son atelier de la rue de l’Université. D'ailleurs, bien vite, entre l’élève prodige et le Maître s’instaure une collaboration intense, fructueuse et passionnelle d’abord toute entière centrée sur la sculpture mais bientôt les corps et les cœurs d'artistes s'emmêleront pour devenir amants.

A la fois, modèle, muse, maîtresse et conseillère, Camille inspire si profondément Rodin que son œuvre connaît une fécondité de plus en plus marquée de son empreinte tandis que Claudel jeune, mais volontaire et tenace, sûre de sa vocation, n’a de cesse de travailler, de tailler la pierre et le marbre, de penser sa propre voie, de bâtir son œuvre personnelle, de s’affranchir de son Pygmalion. Depuis son plus jeune âge, «la sculpture est une passion véhémente qui la possède toute entière»,  écrira le journaliste et poète suisse Mathias Morhardt en 1898 dans le Mercure de France.

Et si l'influence de Rodin sur Claudel est puissante et s’affirme dans une œuvre telle que Homme accroupi, en revanche son groupe monumental Sakountala exposé en 1888 — « œuvre de début » qui laisse certes apparaître de menues maladresses —  est déjà bien une « œuvre de maître», selon Morhardt, « elle en porte les signes d’élection ».

L’année suivante, elle offrira La Prière au monde, un buste de jeune femme en bronze, aux belles formes généreuses et rondes, dont l’expression des traits tranche avec les éléments de mortification, de douleur et de restriction physiques par lesquels la mysticité s’exprimait à l’époque. Au contraire, la tête aux yeux clos renversée vers l’arrière évoque une extase subtile et sereine de la prière qui comble l’Être d’une humble tendresse et d’une paix sincère. La sculptrice en effet semble guidée désormais par son chant intérieur dont elle imprègne de plus en plus son œuvre, à laquelle elle souhaite se consacrer exclusivement, d’autant que ses rapports avec Rodin vont commencer à se dégrader à partir de 1893 et s’acheminer progressivement vers la rupture.

Déjà, elle a déménagé dans le courant de 1892 au 113 boulevard d’Italie afin de travailler dans la solitude de son propre atelier. Là, elle acquiert cette liberté totale de création, peut exprimer ce chant intérieur, incantation de l’âme qui la caractérise. «Camille Claudel est le premier ouvrier de cette sculpture intérieure», écrira son frère Paul en 1905. Elle puise son inspiration dans les rues de Paris où s’inscrivent avec force dans son esprit des scènes et incidents de la vie qu’elle traduira aussitôt rentrée à l’atelier en un peuple de figurines au «tragique caractère de grandeur» et «de groupes d’une inconcevable beauté». 

« C’est la vie elle-même, la vie exaltée à sa plus haute puissance lyrique, qui sort toute frissonnante de ses mains », notera encore Morhardt.

Surgissent ainsi deux œuvres majeures que sont La Valse - dont son grand ami et compositeur Claude Debussy en conservera une version sur son piano jusqu’à la fin de ses jours - et Clotho, inspirée de la mythologie des trois soeurs qui gouvernent la destinée des hommes. Lachésis attribue à chacun sa part de fil, à Clotho revient de filer, quant à Atropos, elle doit couper l’écheveau à l'heure fatidique. L'ouvrage trouve aussi sa source dans La Misère de Jules Desbois qui avait déjà inspiré La Belle Haulmière à Rodin en 1889.

Clotho - Camille Claudel

Camille Claudel donne à sa Clotho, l’apparence d’une vieille femme, nue, squelettique, seins flasques, aux prises avec sa propre chevelure, sorte d’écheveau épais et menaçant qui lui bloque la vue et semble se mouvoir seule pour s’enrouler autour de son corps telles des tentacules d’une pieuvre. La chevelure abondante, symbole de fécondité, associée au corps d'une vieille femme, incarne tout à la fois la jeunesse, la maturité, la vieillesse et la mort, aussi la Clotho de Claudel, cette horrible quenouille, réunit-elle les trois sœurs en une seule figure.

La Parque fera l’objet de multiples études, de soins minutieux apportés au moindre détail et de difficultés techniques relevant de la performance dont l’artiste parviendra à tirer une de ses plus parfaites pièces de modelage.

Rodin, lui, initiera en 1895 une souscription afin de passer commande d’une version en marbre de Clotho pour le musée du Luxembourg laquelle fut déclarée perdue en 1934 et n’a jamais été retrouvée depuis. Elle avait été pour la première fois exposée au Salon de 1899 sous le titre Clotho déroulant le fil de la destinéeClotho signifiant en grec à la fois araignée et destin, une comparaison fut établie avec l’image de l’araignée dans le poème La Folie issu du recueil des Névroses de Maurice Rollinat, sombre fatalité pesant sur le devenir humain et a fortiori sur celui de Camille qui fut internée en 1913 jusqu'à sa mort en 1943.

Vertumne et Pomone - 1905 - Camille Claudel

Les premiers signes de démence vont apparaître au cœur de cette solitude extrême, doublée d'une indigence de plus en plus marquée alors qu’elle refuse tout secours de la part de Rodin au fait de ses difficultés matérielles, et qu’elle est en rupture avec sa mère en raison de cette liaison. Quant à son frère Paul, son confident, il est alors diplomate et réside à l’étranger.

«Un front superbe, surplombant des yeux magnifiques, de ce bleu foncé si rare à rencontrer ailleurs que dans les romans, ce nez où elle se plaisait à plus tard retrouver l’héritage des Vertus, cette grande bouche plus fière encore que sensuelle, cette puissante touffe de cheveux châtains, le vrai châtain que les Anglais nomment auburn, qui lui tombait jusqu’aux reins. Un air impressionnant de courage, de franchise, de supériorité, de gaieté. Quelqu’un qui a reçu beaucoup.»

C’est ainsi que Paul voyait sa sœur avant qu’elle ne sombre dans la folie et dont il tint en partie Rodin pour responsable. «Dehors l'ambulance attendait. Et voilà pour trente ans. Dans l'intervalle, il y avait eu Auguste Rodin.»

Auguste Rodin au chapeau haut de forme - 1862 - Charles Hippolyte Aubry

Pour l’heure, le sculpteur tente de l’aider malgré elle et écrit à ses amis pour leur recommander l'œuvre de son ancienne élève et maîtresse. « Je lui ai montré où elle trouverait de l’or ; mais l'or qu'elle trouve est à elle », précise-t-il alors que Camille l’accusera d’opportunisme à laisser croire que ses créations sont les siennes ou qu’il les lui a inspirées. Vers 1895 Rodin adresse encore à Claudel ses « respectueuses adorations » et lui clame : «Que votre intelligence me plaît».

«Ah ma divine amie, vous serez heureuse, prenez patience, tout se paie ici », lui conseille-t-il en outre. Il l’encouragera à nouveau dans une lettre de 1897. «Montrez  vos œuvres admirables, il y a une justice croyez-le. L’on est puni et l’on est récompensé. Un génie comme vous est rare ». 

Le journaliste Morhardt, lui, estimera qu’à cette période « Mademoiselle Camille Claudel est désormais un maître ». 

En cette année 1895, Claudel vient d’achever une version en argile de son groupe de trois, ou L’Âge mûr, commandé par l’Etat, avant d’en exécuter une seconde en 1898. Une autre version en plâtre verra le jour un an plus tard, puis en 1902, sa fonte révélera enfin l’œuvre magistrale en bronze, qui se voulait, disait Camille « une configuration expressive de l’Idée de la destinée ».

Il s’agit de la représentation symbolique des trois étapes de l’existence personnifiée quand l’Homme ayant atteint la Maturité est entraîné en avant par une vieille créature, la Vieillesse ou la Mort selon les versions de l’oeuvre, tandis qu’une jeune femme à genoux, L’Implorante ou La Jeunesse, supplie de l’épargner. L’axe oblique du groupe, affirmé par la mort dont la force, à laquelle l’Homme aux traits de vieillard tente en vain de se soustraire, s'impose - en dépit de sa lutte manifeste, de sa tension musculaire qui s'exprime vers l'arrière, en direction des mains tendues de la jeune femme, jeunesse passée - symbolise ainsi la fatalité. C’est une déchirante allégorie de la condition humaine, d’autant plus puissante qu’elle est conçue sur un procédé infiniment poétique, sur une parfaite figuration de l’idée.

« Je vais mettre un arbre pour exprimer la destinée », avait-elle un jour confié à Paul. Le poète écrira plus tard dans un touchant hommage à sa sœur, sobrement intitulé Camille Claudel, statuaire, que « ce sont ces trouvailles qui jaillissent, ainsi que du fond même de la nature, d’un cœur de poète : on les voit surgir de franc jet dans l’œuvre de Camille Claudel avec une espèce d’allégresse ingénue, formant, dans tous les sens de ces adjectifs, l’art du monde, le plus animé et le plus spirituel.»


Camille Claudel (1864 - 1943) (Ed Fundacion Mapfre et Musée Rodin)
Camille Claudel Correspondance, édition d'Anne Rivière et Bruno Gaudichon (Ed. Gallimard, Art et Artistes)
Exposition au Musée Rodin jusqu'au 20 juillet 2008