mardi 10 juin 2008

Camille Claudel: Sinon l'atroce folie...

Camille Claudel au chapeau - César

« Les belles œuvres qui sont les plus hauts témoignages de l’intelligence et de la sincérité humaine, disent tout ce que l’on peut dire sur l’homme et sur le monde, et puis elles font comprendre qu’il y a autre chose qu’on ne peut connaître […] Enigme de l’existence […] A quoi bon la loi qui enchaîne les créatures à l’existence pour les faire souffrir ? A quoi bon ce leurre éternel qui leur fait aimer la vie, pourtant si douloureuse ? Angoissant problème ! […]Ainsi tous les Maîtres s’avancent jusqu’à l’enclos réservé de l’Inconnaissable », déclare Auguste Rodin en 1911 lors d'une série d'entretiens avec Paul Gsell.

Camille Claudel, l'ancienne élève d'Auguste Rodin, sa Galatée, douée, exaltée, vive, sincère, est de ceux-là. Le sculpteur, de vingt-quatre ans son aîné, ne s’y est pas trompé quand, en 1885 absorbé par la Porte de l’Enfer et ses deux cents figurines, il engage cette jeune fille de vingt ans comme praticienne dans son atelier de la rue de l’Université. D'ailleurs, bien vite, entre l’élève prodige et le Maître s’instaure une collaboration intense, fructueuse et passionnelle d’abord toute entière centrée sur la sculpture mais bientôt les corps et les cœurs d'artistes s'emmêleront pour devenir amants.

A la fois, modèle, muse, maîtresse et conseillère, Camille inspire si profondément Rodin que son œuvre connaît une fécondité de plus en plus marquée de son empreinte tandis que Claudel jeune, mais volontaire et tenace, sûre de sa vocation, n’a de cesse de travailler, de tailler la pierre et le marbre, de penser sa propre voie, de bâtir son œuvre personnelle, de s’affranchir de son Pygmalion. Depuis son plus jeune âge, «la sculpture est une passion véhémente qui la possède toute entière»,  écrira le journaliste et poète suisse Mathias Morhardt en 1898 dans le Mercure de France.

Et si l'influence de Rodin sur Claudel est puissante et s’affirme dans une œuvre telle que Homme accroupi, en revanche son groupe monumental Sakountala exposé en 1888 — « œuvre de début » qui laisse certes apparaître de menues maladresses —  est déjà bien une « œuvre de maître», selon Morhardt, « elle en porte les signes d’élection ».

L’année suivante, elle offrira La Prière au monde, un buste de jeune femme en bronze, aux belles formes généreuses et rondes, dont l’expression des traits tranche avec les éléments de mortification, de douleur et de restriction physiques par lesquels la mysticité s’exprimait à l’époque. Au contraire, la tête aux yeux clos renversée vers l’arrière évoque une extase subtile et sereine de la prière qui comble l’Être d’une humble tendresse et d’une paix sincère. La sculptrice en effet semble guidée désormais par son chant intérieur dont elle imprègne de plus en plus son œuvre, à laquelle elle souhaite se consacrer exclusivement, d’autant que ses rapports avec Rodin vont commencer à se dégrader à partir de 1893 et s’acheminer progressivement vers la rupture.

Déjà, elle a déménagé dans le courant de 1892 au 113 boulevard d’Italie afin de travailler dans la solitude de son propre atelier. Là, elle acquiert cette liberté totale de création, peut exprimer ce chant intérieur, incantation de l’âme qui la caractérise. «Camille Claudel est le premier ouvrier de cette sculpture intérieure», écrira son frère Paul en 1905. Elle puise son inspiration dans les rues de Paris où s’inscrivent avec force dans son esprit des scènes et incidents de la vie qu’elle traduira aussitôt rentrée à l’atelier en un peuple de figurines au «tragique caractère de grandeur» et «de groupes d’une inconcevable beauté». 

« C’est la vie elle-même, la vie exaltée à sa plus haute puissance lyrique, qui sort toute frissonnante de ses mains », notera encore Morhardt.

Surgissent ainsi deux œuvres majeures que sont La Valse - dont son grand ami et compositeur Claude Debussy en conservera une version sur son piano jusqu’à la fin de ses jours - et Clotho, inspirée de la mythologie des trois soeurs qui gouvernent la destinée des hommes. Lachésis attribue à chacun sa part de fil, à Clotho revient de filer, quant à Atropos, elle doit couper l’écheveau à l'heure fatidique. L'ouvrage trouve aussi sa source dans La Misère de Jules Desbois qui avait déjà inspiré La Belle Haulmière à Rodin en 1889.

Clotho - Camille Claudel

Camille Claudel donne à sa Clotho, l’apparence d’une vieille femme, nue, squelettique, seins flasques, aux prises avec sa propre chevelure, sorte d’écheveau épais et menaçant qui lui bloque la vue et semble se mouvoir seule pour s’enrouler autour de son corps telles des tentacules d’une pieuvre. La chevelure abondante, symbole de fécondité, associée au corps d'une vieille femme, incarne tout à la fois la jeunesse, la maturité, la vieillesse et la mort, aussi la Clotho de Claudel, cette horrible quenouille, réunit-elle les trois sœurs en une seule figure.

La Parque fera l’objet de multiples études, de soins minutieux apportés au moindre détail et de difficultés techniques relevant de la performance dont l’artiste parviendra à tirer une de ses plus parfaites pièces de modelage.

Rodin, lui, initiera en 1895 une souscription afin de passer commande d’une version en marbre de Clotho pour le musée du Luxembourg laquelle fut déclarée perdue en 1934 et n’a jamais été retrouvée depuis. Elle avait été pour la première fois exposée au Salon de 1899 sous le titre Clotho déroulant le fil de la destinéeClotho signifiant en grec à la fois araignée et destin, une comparaison fut établie avec l’image de l’araignée dans le poème La Folie issu du recueil des Névroses de Maurice Rollinat, sombre fatalité pesant sur le devenir humain et a fortiori sur celui de Camille qui fut internée en 1913 jusqu'à sa mort en 1943.

Vertumne et Pomone - 1905 - Camille Claudel

Les premiers signes de démence vont apparaître au cœur de cette solitude extrême, doublée d'une indigence de plus en plus marquée alors qu’elle refuse tout secours de la part de Rodin au fait de ses difficultés matérielles, et qu’elle est en rupture avec sa mère en raison de cette liaison. Quant à son frère Paul, son confident, il est alors diplomate et réside à l’étranger.

«Un front superbe, surplombant des yeux magnifiques, de ce bleu foncé si rare à rencontrer ailleurs que dans les romans, ce nez où elle se plaisait à plus tard retrouver l’héritage des Vertus, cette grande bouche plus fière encore que sensuelle, cette puissante touffe de cheveux châtains, le vrai châtain que les Anglais nomment auburn, qui lui tombait jusqu’aux reins. Un air impressionnant de courage, de franchise, de supériorité, de gaieté. Quelqu’un qui a reçu beaucoup.»

C’est ainsi que Paul voyait sa sœur avant qu’elle ne sombre dans la folie et dont il tint en partie Rodin pour responsable. «Dehors l'ambulance attendait. Et voilà pour trente ans. Dans l'intervalle, il y avait eu Auguste Rodin.»

Auguste Rodin au chapeau haut de forme - 1862 - Charles Hippolyte Aubry

Pour l’heure, le sculpteur tente de l’aider malgré elle et écrit à ses amis pour leur recommander l'œuvre de son ancienne élève et maîtresse. « Je lui ai montré où elle trouverait de l’or ; mais l'or qu'elle trouve est à elle », précise-t-il alors que Camille l’accusera d’opportunisme à laisser croire que ses créations sont les siennes ou qu’il les lui a inspirées. Vers 1895 Rodin adresse encore à Claudel ses « respectueuses adorations » et lui clame : «Que votre intelligence me plaît».

«Ah ma divine amie, vous serez heureuse, prenez patience, tout se paie ici », lui conseille-t-il en outre. Il l’encouragera à nouveau dans une lettre de 1897. «Montrez  vos œuvres admirables, il y a une justice croyez-le. L’on est puni et l’on est récompensé. Un génie comme vous est rare ». 

Le journaliste Morhardt, lui, estimera qu’à cette période « Mademoiselle Camille Claudel est désormais un maître ». 

En cette année 1895, Claudel vient d’achever une version en argile de son groupe de trois, ou L’Âge mûr, commandé par l’Etat, avant d’en exécuter une seconde en 1898. Une autre version en plâtre verra le jour un an plus tard, puis en 1902, sa fonte révélera enfin l’œuvre magistrale en bronze, qui se voulait, disait Camille « une configuration expressive de l’Idée de la destinée ».

Il s’agit de la représentation symbolique des trois étapes de l’existence personnifiée quand l’Homme ayant atteint la Maturité est entraîné en avant par une vieille créature, la Vieillesse ou la Mort selon les versions de l’oeuvre, tandis qu’une jeune femme à genoux, L’Implorante ou La Jeunesse, supplie de l’épargner. L’axe oblique du groupe, affirmé par la mort dont la force, à laquelle l’Homme aux traits de vieillard tente en vain de se soustraire, s'impose - en dépit de sa lutte manifeste, de sa tension musculaire qui s'exprime vers l'arrière, en direction des mains tendues de la jeune femme, jeunesse passée - symbolise ainsi la fatalité. C’est une déchirante allégorie de la condition humaine, d’autant plus puissante qu’elle est conçue sur un procédé infiniment poétique, sur une parfaite figuration de l’idée.

« Je vais mettre un arbre pour exprimer la destinée », avait-elle un jour confié à Paul. Le poète écrira plus tard dans un touchant hommage à sa sœur, sobrement intitulé Camille Claudel, statuaire, que « ce sont ces trouvailles qui jaillissent, ainsi que du fond même de la nature, d’un cœur de poète : on les voit surgir de franc jet dans l’œuvre de Camille Claudel avec une espèce d’allégresse ingénue, formant, dans tous les sens de ces adjectifs, l’art du monde, le plus animé et le plus spirituel.»


Camille Claudel (1864 - 1943) (Ed Fundacion Mapfre et Musée Rodin)
Camille Claudel Correspondance, édition d'Anne Rivière et Bruno Gaudichon (Ed. Gallimard, Art et Artistes)
Exposition au Musée Rodin jusqu'au 20 juillet 2008

dimanche 8 juin 2008

Brassaï: secrets de Paris, la nuit


Belle de nuit, Paris, 1932, Brassaï

« Je voulais faire de la peinture. Mais la vie de Paris m'intéressait tellement que m'enfermer pour faire de la peinture ne me plaisait pas du tout... J'étais beaucoup plus passionné par toutes ces choses que je voyais la nuit. J'en étais hanté...»
Paris secret des années 30, Brassaï (Ed. Gallimard)

Paris de nuit, promenade dans les rues, dans l'étrangeté de la ville plongée dans l'obscurité, telle que nous la livra Gyula Halasz, alias Brassaï. Les ombres et les lumières jouent à semer le trouble au coeur des brumes et des brouillards. Aux heures où les secrets et les mystères de la Cité s'extraient des profondeurs, remontent à la surface, glissent le long des pavés, serpentent au fil des quais, longent les trottoirs déserts. Tandis que les braves gens dorment à poings fermés, baignent dans le sommeil, rêves et cauchemars s'échappent et laissent les silhouettes du demi-monde vivre et s'exprimer à leur tour.

Au détour d'une rue, les amoureux s'enlacent sur un banc. Sur un trottoir la fille en gouaille, plutôt gironde, cigarette à la bouche, espère le client de ses cent pas nonchalants. Dans la lumière blême des phares d'une automobile se dénouera sans doute, l'arme au poings,  l'intrigue de quelques mauvais garçons. L'homme au chapeau en planque au pied d'une colonne Morris s'assure que sa dulcinée noctambule, s'en retourne sagement au bercail, sans un nouvel amant.

Brassaï
Dans la pénombre de la ville désertée par ses habitants, réfugiés dans la chaleur des foyers, par les familles à l'abri de ses inquiétantes et folles métamorphoses et vilains sortilèges, les yeux se ferment sur ce qui se trame le soir dans les passages obscurs et au-dessous des ponts. 

Brassaï, cet «homme qui possède plus que deux yeux», selon Jean Paulhan, les garde bien grand ouverts et n'en perd pas une miette, lui, le témoin invisible des existences marginales, le spectateur plongé dans l'obscurité de cet étrange théâtre, le voyeur qui se fond dans l'envers du décor sombre et magnifique. Il saisit à merveille Paris la précieuse scandaleuse, ce bijou sans pareil, aux éblouissantes et mystérieuses facettes, scintillant de mille feux au creux de ce profond écrin de velours noir. 
«Je n'invente rien, j'imagine tout [...], affirmait le photographe, je pense que c'est la saisie la plus sincère et la plus humble du réel, du plus quotidien, qui mène au fantastique. »
Cet attachement au réel l'incitera d'ailleurs à demeurer en retrait du mouvement surréaliste, en dépit des appels et des témoignages d'admiration qu'André Breton lui manifestait. 
« Le surréalisme de mes images ne fut autre que le réel rendu fantastique par la vision [...], tenait-il à souligner, Mon ambition fut toujours de faire voir un aspect de la vie quotidienne comme si nous la découvrions pour la première fois, voilà ce qui me séparait des surréalistes.»
Dans la profondeur des nuits parisiennes, Brassaï fixe son objectif sur le drame du non-dit et de l'inconscient dans toute leur ampleur pathétique et livre une méticuleuse chronique de moeurs des années 30, du monde des travailleurs au milieu interlope interdit aux non-initiés. 
« Mes promenades continuelles dans Paris m'ont permis de réaliser une espèce d'étude de moeurs de la faune parisienne nocturne. J'ai fréquenté le milieu et même les voyous de l'époque, les filles, les souteneurs, les bordels...»
Il force le regard sur les exclus, les sans foyers, les vieilles pochardes dans les bistrots et les plus jeunes dans les brasseries, les policiers en commando, les chiffonniers explorant les poubelles. Il immortalise la Môme Bijou au Bar de la Lune à Montmartre, les voyous de la bande du Grand Albert, ou encore la duchesse de Zoé au Bal des invertis du Magic City.

Bal des invertis - Brassaï
Il lève le voile impudique sur la réalité crue des filles de joie dans les bordels. Il brise le tabou de l'homosexualité affichée dans les cabarets spécialisés où des couples de garçons ou de filles s'enlacent et s'embrassent, vivent leur désir sans vergogne à l'écart des bien-pensants. « Au fond, estimait-il, j'ai fait un grand reportage sur la vie humaine.»

Il poursuit et explore une réalité mouvante qu'il photographie sans complaisance, ni fausse pudeur, mais en subtilité, alors qu'elle évolue sans masque tout au long de ses voyages jusqu'au bout de la nuit. Il découvrira des clochards couchés en rang d'oignon sur des fétus de paille aux portes de la Bourse du Commerce. Il jettera un oeil à travers une fenêtre où lui sera révélé l'horloger aux prises avec le temps, minutieusement affairé, en dépit de la lumière que diffuse faiblement une vieille lampe sur son ouvrage.
« Je suis un reporter qui n'aime pas les photos négligées... Il y a deux dons qui font l'homme d'image, le créateur : une certaine sensibilité pour la vie, pour la chose vivante et, d'autre part, un art de saisir celle-ci d'une certaine façon »
Brassaï l'Universel, Jean-Claude Gautrand (Ed. Taschen)
Paris secret des années 30, Brassaï (Ed. Gallimard)

vendredi 6 juin 2008

Baudelaire: Any where out of the world

Jeune orpheline au cimetière - vers 1824 - Eugène Delacroix

« Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis/Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits/Il arrive souvent que sa voix affaiblie/Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie/Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts/Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts »
La cloche fêlée, in Fleurs du mal, Spleen et idéal, Charles Baudelaire (Ed. Gallimard, Pléiade)

« J’ai trouvé la définition du beau – de mon Beau. C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture. Je vais, si l’on veut, appliquer mes idées à un objet sensible, à l’objet, par exemple, le plus intéressant dans la société, à un visage de femme. Une tête séduisante et belle, veux-je dire, c’est une tête qui fait rêver à la fois – mais d’une manière confuse – de volupté et de tristesse ; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété – soit une idée contraire, c'est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associé à une amertume refluante, comme venant de privation ou de désespérance. Le mystère, le regret, sont aussi des caractères du Beau. »
Fusées X, Charles Baudelaire (Ed. Gallimard, Pléiade)

La mort s'est installée dans l'âme de l'Amoureux du beau. Les ténèbres ont  investi l'âme du poète endeuillé par la perte de l'idéal, la fin absolue du sublime et de la majesté, en ce monde où le rêve, l'imagination et la beauté sont désormais voués à l'agonie, où il n'est plus guère possible de vivre. Au chevet de son âme suffoquant dans les miasmes morbides, comme dans un cachot humide, Baudelaire, enveloppé de sa solitude énigmatique, regarde les nuages, les merveilleux nuages qu'elle aime tant. Il songe qu'une invitation au voyage ferait peut-être merveille.

Il laisse alors son esprit vagabonder en arrière du secret douloureux qui le faisait languir, et remonte quelque peu le long du fil de sa mémoire. Le poète se souvint de ce gazetier philanthrope qui jetait, sans vergogne, les amoureux de la solitude et du mystère au ban des accusés, leur faisant uniquement le reproche de ne jamais éprouver le besoin de partager leur jouissance. Quel subtil envieux, un hideux trouble-fête ! Il ne fut pas le seul pauvre d'esprit sur son chemin.
Les charlatans, les génies absurdes, les critiques complaisants et les faux procès ne manquent pas à l'appel. Une lettre qu'il a écrite à son ami Barbey d'Aurevilly en juillet 1860, lui revient soudain à l'esprit, quand il était question entre eux de la peinture religieuse de la Renaissance et des peintres modernes, dans laquelle il s'était étonné qu'il n'ait "pas pensé à faire par analogie, un parallèle entre la peinture soi-disant religieuse de ce temps-ci (véritable saloperie d'album) avec la vieille peinture religieuse (Michel-Ange lui-même), écrasante de majesté»

En matière de peinture, Eugène Delacroix, est un des rares élus à trouver grâce aux yeux de Baudelaire qui en fait encore l'éloge. Il admirait son oeuvre et notamment sa toile Dante et Virgile à bord de cette barque voguant sur les eaux sombres du Styx, conduite par le Diable en personne jusqu'aux Enfers.

Ce tableau, «vrai signal d'une révolution», avait jeté « un trouble profond» dans les esprits d'alors, se souvient Baudelaire, et «de l'étonnement, de l'abasourdissement, de la colère, du hourra, des injures de l'enthousiasme et des éclats de rire insolents qui entourèrent ce tableau».

Le poète avait soutenu dans son Salon de 1846, que « pour pareil homme, doué d'un tel courage et d'une telle passion, les luttes les plus intéressantes sont celles qu'il a à soutenir contre lui-même; les horizons n'ont pas besoin d'être grands pour que les batailles soient importantes; les révolutions et les événements les plus curieux se passent sous le ciel du crâne, dans le laboratoire étroit et mystérieux du cerveau ». 

Oui, il l'avait alors bien qualifié de nouveau génie tombé dans la disgrâce académique, cible de critiques amères et ignorantes et, à quelques rares exceptions, remarquables et courageuses.
« Les oeuvres de Delacroix, sont des poèmes et de grands poèmes naïvement* conçus, exécutés avec insolence, accoutumés du génie".(*Il faut entendre par la naïveté du génie la science du métier combinée avec le gnôti séauton, mais la science modeste laissant le beau rôle au tempérament) »
Quant à la pauvreté de l'Art qu'il n'a eu de cesse de récrier, de dénoncer, elle ne traduit rien d'autre à ses yeux offensés que la perte de l'Idéal à servir Dieu. «De jour en jour l'art diminue le respect de lui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu'il rêve, mais ce qu'il voit. Cependant c'est un bonheur de rêver, et c'était une gloire d'exprimer ce qu'on rêvait ; mais que dis-je ! connaît-il encore ce bonheur? »

A l'époque des Caprichos, le peintre espagnol Francisco Goya, disait que «l'imagination abandonnée par la raison, produit d’impossibles monstres ; unie à elle, elle est la mère des arts et source de leurs merveilles». Il fut en ce sens, et à quelques nuances près, rejoint par Delacroix qui soutenait qu'à la source de tout génie créateur se trouvait bien l'imagination, qu'il définissait telle «la finesse des sens qui voit ce que les autres ne voient pas, ou le voit en manière diverse»

Baudelaire aime tant la peinture, il a brûlé du désir de peindre d'ailleurs... Ah oui, il a rêvé de peindre une femme qui lui «est apparue rarement et a fui si vite».

 Il se souvient de l'avoir comparée à «un soleil noir, si l'on peut concevoir un astre versant la lumière et le bonheur», tout ce qu'elle lui inspirait était nocturne et profond, elle était comme «la lune arrachée au ciel, vaincue et révoltée». Une femme rare qui fait «rêver au miracle d'une superbe fleur éclose dans un terrain volcanique» et  «donne le désir de mourir lentement sous son regard».

Oui, l'âme de Charles Baudelaire était la proie de l'ombre, de la mélancolie, de la passion du néant, de la bile noire. Son âme s'était évadée aux confins des «royaumes brumeux du spleen». L'Idéal perdu, banni, elle chutait inexorablement, à la suite de ce monde déserté par le sublime, au nom de la modernité et du progrès.

Baudelaire soupire, l'âme prisonnière de cet inquiétant brouillard. Il faudrait sans doute qu'il lui offre l'ivresse du vin et de l'absinthe, du haschich et de l'opium, de la poésie et de la vertu, lui ouvre les portes de paradis artificiels en somme, ne serait-ce que pour ne plus la voir souffrir du temps qui passe, cet horrible fardeau, ce perpétuel défilé d'aiguilles, tic-tac de l'horloge inlassable.

Cataclysmes insurmontables, le temps voleur de rêves, l'idéal assassiné poussent le poète jusqu'au bord de l'abîme. Désormais mangeur d'opium, il ne résiste plus à l'attraction du néant, à l'envoûtement au crépuscule du soir«Ö nuit ! ô rafraîchissantes ténèbres ! vous êtes pour moi le signal d'une fête intérieur, vous êtes la délivrance d'une angoisse ! Dans la solitude des plaines, dans les labyrinthes pierreux d'une capitale, scintillement des étoiles, explosion des lanternes, vous êtes le feu d'artifice de la déesse Liberté».

L'évasion, un ailleurs seraient-ils remèdes miraculeux qui guériraient enfin son âme du spleen qui l'assaille ? Qu'il faille «plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel qu'importe ?Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau! ». De nouveaux horizons, Lisbonne, Batavia, Tornéo ou le pôle nordique, autant d'exils au coeur de l'utopie, de retours au bout de l'ennui, de fatales errances sous de tristes tropiques que le poète en recueillement soumet à son âme:
 « Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici, Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années, Sur les balcons du ciel en robes surannées; Surgir du fond des eaux le Regret souriant; Le Soleil moribond s'endormir sous une arche, Et, comme un long linceul traînant à l'Orient, Entends, ma chère, entends la douce nuit qui marche. »
Il est temps de la fuir cette existence immonde ignorant la beauté, cette humanité déchue abandonnée de Dieu, ce grand hôpital dénué de médecine, quel mouroir en vérité !

«N'importe où! n'importe où! pourvu que ce soit hors du monde! ». Coeur mis à nu, Baudelaire dont l'âme à vif, en souffrance, dénuée d'espérance lui colle au corps tel un suaire, se hissera alors dans la barque de la Delacroix pour s'en aller voguer jusqu'au fond des Enfers. Là, à prendre de longs bains de ténèbres, l'âme plongée en cette fange fertile, le poète maudit cultivera son jardin idéal sculpté de ses immortelles Fleurs du Mal.

Oeuvres complètes de Charles Baudelaire (Ed. Gallimard, Pléiade)

mercredi 4 juin 2008

Giacometti: Qu'est-ce qu'une tête ?

Alberto Giacometti travaillant d'après modèle pour son buste d'Annette (c)
Franco Cianetti

« C'est l'oeuvre de Giacometti qui me rend notre univers encore plus insupportable, tant il semble que cet artiste ait su écarter ce qui gênait son regard pour découvrir ce qui restera de l'homme quand les faux-semblants seront enlevés... l'art de Giacometti me semble vouloir découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu'elle les illumine. »  L'atelier d'Alberto Giacometti, Jean Genet (Ed. Gallimard )

La réalité d'Alberto Giacometti fut une réalité singulière, une réalité en fugue perpétuelle qu’il s’est évertué à poursuivre, sans relâche, de toute son âme, sur toutes ses gammes, en virtuose. Dessinateur, sculpteur et peintre, il a usé de tous les stratagèmes et de toutes les techniques, à en devenir fou, dans l’espoir de la rattraper et de, sinon l’épouser... au moins de «mordre sur». En vain, à ses yeux experts qui ne la lâchaient pas d’une minute, qui la suivaient partout dans l'espoir de voir la cruelle laisser quelque peu de son mystère à la capture. Il prenait des notes, relevait des détails, faisait des croquis. Sans cesse.

Son désir prégnant, exacerbé, jamais satisfait, source de constantes frustrations et des exaltations les plus élevées, l’encourageait davantage encore à lui courir après. Aux aguets de l’inépuisable réalité, Giacometti se jetait avec avidité et curiosité sur toute chose qui s’offrait à son regard, de toute chose, il s’abreuvait d’une vision nouvelle. Dans son modeste atelier de la petite rue Hippolyte-Maindron, près de la rue d’Alésia, dans le quartier du Montparnasse, où il s’est installé en 1927 et qu’il ne quittera plus, l’artiste a travaillé ardemment, sans confort, le plus souvent la nuit, dont l’ombre et le mystère l’inspirent, s’est livré à un corps à corps magistral et impitoyable avec la matière, à l’affût des «vérités de son temps». Il s’est entêté, obstiné, acharné, à dessiner, à peindre, à sculpter, «d’après nature». Enfin, plutôt d’après la forme gravée «par le modèle dans sa mémoire», et même s’il reste là offert à son regard. La réalité se fait toujours la belle.
« Lorsque je regarde le verre, de sa couleur, de sa forme, de sa lumière, il ne me parvient à chaque regard qu’une toute petite chose très difficile à déterminer, qui peut se traduire par un tout petit trait, par une petite tache, chaque fois que je regarde le verre, il a l’air de se refaire, c’est-à-dire que sa réalité devient douteuse, parce que sa projection dans mon cerveau est douteuse, ou partielle. On le voit comme s’il disparaissait… ressurgissait… c’est-à-dire qu’il se trouve bel et bien toujours entre l’être et le non-être. Et c’est cela qu’on veut copier […]»
L’Art, la peinture sont entrés dans la vie de Giacometti en même temps que l’oxygène, grâce à Giovanni, son père, peintre lui-même, à Stampa, en Suisse. Au cœur de sa «plus lointaine enfance», la peinture surgit en art majeur, et le dessin, essentiel au développement de sa vision, le dessin qui «est partout», essentiel, fondamental «la base de tout», s’impose déjà au bout de sa main novice.
« J’avais l’impression que je dominais tellement mon affaire que je faisais exactement ce que je voulais. J’étais d’une prétention, à dix ans… Je m’admirais, j’avais l’impression de pouvoir tout faire, avec ce moyen formidable : le dessin ; que je pouvais dessiner n’importe quoi. (…) Je dominais ma vision, c’était le paradis et cela a duré jusque vers 18-19 ans.»
Nu debout sur un cube (1963)
Ses « plus anciens souvenirs » charrient l’empreinte déterminante des œuvres d’art qui lui ont indiqué la voie qu’il allait résolument suivre.
 «J’ai eu l’envie immédiate de copier toutes celles qui m’attiraient le plus et ce plaisir de copier ne m’a en fait jamais plus quitté.»
Une œuvre de maître, une gravure majeure du XVIe siècle fascinera ad vitam le jeune Giacometti, âgé de 12 ans quand il la découvre et décide d’en exécuter une copie en tous points fidèle : Le Chevalier, la Mort et le Diable (1513) une gravure sur cuivre d’Albrecht Dürer. Il se consacrera ainsi pendant plusieurs jours, dans un état de concentration absolue, faisant montre d’une violente obstination et d’une exigence prodigieuse, à reproduire, au plus exact, la mystérieuse estampe, l’une des plus célèbres pièces du maître allemand avec Saint Jérôme dans sa cellule (1514) et La Mélancolie (1514). Le jeune artiste fut-il sans doute fasciné par la symbolique de l’œuvre, l’adresse méticuleuse de Dürer à mettre en scène le sens caché des choses, sensible déjà aux résonances métaphysiques et mystiques, à la représentation du monde obscur, de la tension entre la vie et la mort, de l’affrontement entre le mal et le bien.

Pour Giacometti, alors adolescent, il est aussi possible d’imaginer que la reproduction de cette œuvre, fut un tel acte de bravoure, qu'il s’est peut-être identifié dans le même temps à ce preux chevalier, pour affronter les multiples défis et obstacles, tels que la mort, le mal, le temps dressés sur le chemin qu’il avait déjà choisi de suivre envers et contre tout.
Il ne cessera jamais de copier et de reproduire les œuvres d’art, y compris celles de ses contemporains et amis, une pratique à valeur d’exercice nécessaire à défier l’acuité tant de sa vision que de sa réflexion. 

Giacometti peu à peu va orienter ses travaux sur la reproduction de la réalité qu’il scrutera essentiellement dans le portrait en prenant dès ses débuts les membres de sa famille pour modèles. Son frère et fidèle compagnon de route Diego, sa mère se prêteront volontiers à son art et resteront ses modèles de prédilection tout au long de leur existence, puis sa femme Annette, ses amis tels que l’écrivain-poète Jacques Dupin.


Ses portraits, peints ou sculptés, au réalisme au sens le plus élevé et le plus large, dur et tranchant, confrontent à l’Être inexplicable, à son destin tragique, toujours seul, éperdu, au milieu du néant angoissant dont il est le prisonnier, la victime, auquel il ne peut jamais se soustraire.   

« C’est bien [mon visage] mais aussi celui d’un autre qui, de loin, surgit des profondeurs et qui recule dès qu’on essaie de le saisir. L’interrogation inlassable du modèle lui enlève en fin de compte tout ce qu’il a de connu pour révéler l’inconnu, cet inconnu que libèrent les profondeurs », ressentait Jacques Dupin assis face à lui dans l’atelier poussiéreux, où dominaient les instruments de son art, tubes de peinture, pinceaux, bouteilles de térébenthine, burins et couteaux, œuvres en suspens qui composent le décor entre ces murs, eux-mêmes, devenus au fil du temps des oeuvres à part entière de Giacometti. Homme fidèle, obstiné.

Un pinceau fin, entre l’index et le majeur, avec délicatesse, presque en caresses, trace des lignes noires sur la toile par-dessus le dessin, et laisse apparaître les traits d’un visage, va chercher de la couleur marron foncé sur la palette, avant d’y puiser une pointe de blanc qu’il apposera par de légères touches sous la pommette de la joue, tout proche de l’oreille. Il puisera ensuite du gris souris dont il badigeonnera le fond, avant de revenir au noir qui affirmera davantage la bouche et le contour des yeux. Il précisera l’expression du visage.

«Je pose pour lui, je dois rester absolument immobile à deux mètres du peintre, je le regarde dans les yeux, ses yeux qui me fixent, qui m’interrogent si intensément, qui exigent de moi la même intensité comme si je prenais une part active à son travail, comme si nous étions étrangement liés», relevait alors Dupin.

Et cette réalité toujours en fugue. Par trop de souffrance, il la fuira un temps d’ailleurs, pour une période d’escapade surréaliste, par «goût de l’imaginaire», pendant laquelle il va produire des sculptures, des constructions et oeuvres abstraites, aussi d’influence cubiste ou océanienne. D’autres figures mystérieuses, stylisées prendront aussi naissance, il explorera en outre les thèmes de la douleur et de la cruauté, parfois d’un érotisme violent tel que La femme égorgée. Pourtant, il sera bientôt rappelé à l’obsédante réalité, au défi du modèle. Apparaissent alors ses figurines petites, comme les silhouettes dans le lointain, si petites qu’il peut transporter toute son œuvre dans ses poches et la perdre aussi… et puis elles vont soudain s’allonger de façon inquiétante, pour devenir des géantes démesurément longilignes. 
« Les sculptures si minces ne sont pas faites d’après nature, mais de mémoire, voulant faire au plus près de ce que je voyais mais tout de même de mémoire. »
Portrait de Jean Genet (1955)
A l’instar du poète ou l’écrivain qui dans son sommeil continue d’écrire et accomplit en songe l’œuvre parfaite, trouve dans son rêve la combinaison magique, couche sur le papier onirique les mots qui le fuient et le désespèrent à la lumière du jour, Giacometti n’est jamais satisfait, d'ailleurs c'est bien pour cela qu’il «continue à travailler».  
« Quand je ne travaille pas, je crois savoir ce que je veux faire, et même, j’ai l’impression de voir la tête devant moi comme si elle était déjà faite. Et puis une fois que je commence, tout le sens se perd de ce qui m’intéresse le plus. » 

La vision devient peu à peu indéchiffrable, tel le rêve qui s’évanouit et ne laisse au petit matin qu’une traînée de sensations floues, d’images vagues, disparaît dans les limbes. Et l'artiste ne broye plus que ce noir rimant d'une si belle harmonie avec le désespoir.

«Si seulement quelqu’un pouvait peindre ce que je vois, soupire-t-il un jour, auprès du critique posant pour lui, l’Américain James Lord, ce serait merveilleux, parce qu’alors je pourrais cesser de travailler.» 

Car il n’avait plus aucun doute, il courait bien après une chimère, il savait désormais complètement exclus, impossible de faire une tête rigoureusement telle qu’il la voyait, un fantasme que «de faire les choses d’après nature qui puissent finir».
« Il ne peut pas y avoir de fin possible, parce qu’au fur et à mesure que tu t’approches de ce que tu vois, tu en vois davantage, donc ma tête recule, à mesure que je m’approche, elle recule. Donc la distance, entre ce que je veux faire et ce que je fais, reste au fond au moins permanente […]»
Aussi, n’y aura-t-il aucun motif de changer constamment de modèle à ses yeux, au contraire :
 « Mon seul souci serait de me restreindre le plus possible sur le même sujet et tâcher de le pousser le plus loin possible sans me demander à quoi cela abouti. Parce que, que cela aboutisse à un échec ou à une réussite, en réalité c’est exactement la même chose. Ou plutôt, il n’y a réussite qu’à la mesure de l’échec. Plus ça échoue, plus ça réussit, car on a l’impression d’avancer uniquement quand on ne sait presque plus le geste qu’il faudrait faire, ou on ne sait plus, ou on perd tous ses moyens, ou on ne sait plus par exemple comment tenir le couteau, qu’on est complètement perdu. Si là, au lieu d’abandonner, on insiste et là - on peut dire qu’il faut avoir une certaine dose de bêtise pour insister, ou le contraire, c’est équivalent - si on insiste, c’est le seul moment où il y a quelque chose d’avancé, un petit peu...ce n’est pas seulement que l’on a l’impression d’avancer un tout petit peu…mais soudainement…on a quelquefois l’impression, - même si ça n’est qu’une illusion-, …d’une immense ouverture. »

L'atelier d'Alberto Giacometti (Ed. Centre Georges Pompidou, La Fondation Annette et Alberto Giacometti)
Alberto Giacometti, film de Ernst Scheidegger (Ed. Maeght)
Rétrospective Alberto Giacometti au Centre Georges Pompidou - 17 octobre 2007 - 11 février 2008

lundi 2 juin 2008

Balthus, dernier peintre du Sacré


Autoportrait (1940) Balthus


« Ce qu’il y a d’effrayant aujourd’hui, d’ailleurs surtout en France, c’est l’indifférence des gens devant la manifestation de l’Esprit (…) Au secours ! Au secours ! C’est tous des mannequins ! Des morts ! »
Lettre de Balthazar Klossowski à Antoinette de Watteville, le 1er janvier 1934


Balthus a vécu ses débuts de peintre d'âge adulte dans la souffrance, dans une détresse psychologique extrême, s’estimant honni de ses contemporains, au point qu’il en était devenu fort agressif. Le jeune peintre, l'ami du grand poète Rilke, voyait son art évoluer sous des cieux moins radieux qu'au temps béni de Mitsou et en voulait à la planète entière. 
«Je regardais dernièrement des photos de moi, je vois un personnage agressif, solitaire et contre tout le monde», confie le comte Balthazar Klossowski de Rola, dans son chalet suisse de Rossinière, quelques mois avant de s’éteindre en février 2001.

Le peintre, devenu vieux et fort affaibli, au visage émacié, fume comme il respire sa cigarette blonde rivée aux lèvres alors qu’il évoque ses souvenirs de jeunesse, le regard tourné vers l'intérieur, sur ces images d’amis peintres, sculpteurs, écrivains et poètes, de ses fantômes illustres issus d’un passé déjà lointain, des années 30.

«Paris à cette époque était vraiment le centre du monde, dit-il, on se retrouvait au Flore ou sur la terrasse des Deux Magots avec Derain, et d’autres. Giacometti lui travaillait la nuit on le voyait jamais.» 
Là, il vécut une des scènes les plus marquantes de son existence. Alors qu’il entre un jour dans la salle des Deux magots, se jette sur lui cet homme qu’il n’a jamais vu, au regard halluciné qui le transperce. Cet homme, c’est Antonin Artaud, frappé par la ressemblance qui l’unit à cet inconnu dans la brasserie. Le poète a reconnu en Balthus son double dont il échafaudera tout une théorie avant d'en être hanté jusqu’au délire.

«Ce fut un grand ami à moi. C’était très curieux parce que par hasard je suis entré dans cette pièce et quand Artaud m’a vu il s’est dirigé vers moi en me pointant du doigt comme ça, c’était la première fois qu’on se voyait», explique le peintre, gorge un peu nouée. Artaud jouissait encore de toute sa plénitude mentale. Cet événement fut le point de départ d’une profonde amitié. Dès lors, les deux artistes se fréquentèrent assidûment.

«Balthus a commencé par la misère crasse, la misère noire et crasse, non celle du vêtement mais celle du sentiment. C’était l’époque où l’on allait découvrir un peintre, on allait de nouveau découvrir un nouveau grand peintre», témoignait Antonin Artaud en 1934.

Un lien étrange les unissait, croyait Balthus, d'autant qu'il lui devait d'être encore en vie. Cette année 34 justement, en juillet, le poète sauva de justesse le peintre du suicide qu'il venait de mettre à exécution, victime d’une intense dépression.

« Curieusement, il est arrivé ce jour-là en courant dans mon atelier au moment où j’allais déjà très mal, et il s’est précipité sur moi et comme il avait lui-même pris beaucoup de drogues dans sa vie, il a tout de suite compris.» 

Artaud avait été pris d’un besoin impérieux d’aller à la rencontre de son ami, d'aller le trouver dans son atelier où il l’avait découvert « dans un état presque de délire ». Comme s’il avait pu percevoir sa détresse à distance. « C’était étrange », s'étonne encore le vieux Balthus, reconnaissant. Un des événements les plus mystérieux de son existence, peut-être, inoubliable en tout cas.

Il a collaboré à la réalisation des décors d’une pièce de théâtre d'Artaud. Elle fut un vrai fiasco. Il a peint aussi deux portraits du poète. Artaud, lui, a consacré plusieurs ouvrages à l’œuvre de Balthus qu’il admirait infiniment.

« On peut dire qu’il y a une couleur, une lumière, une luminosité à la Balthus. Et la caractéristique de cette luminosité est avant tout d’être invisible. Les objets, les corps, les visages sont phosphorescents sans que l’on puisse dire d’où vient la lumière », selon Artaud.

Antonin Artaud - 1926 - Man Ray
Profondément catholique, Balthus voyait dans l’acte de peindre un engagement individuel d’ordre religieux, quasi mystique. Son travail était toujours associé au Sacré et son exécution requiert une certaine lenteur propice à sa quête de vérité. Il aura peint quelque 350 toiles dans sa vie. C'est peu en comparaison de la production frénétique et pléthorique de Pablo Picasso.

« Je fais toujours une prière avant de peindre. Ce fut toujours une façon de sortir de soi-même, je rejoignais l’univers plutôt que rester dans le quotidien. La prière est un excellent moyen de sortir de soi-même, de redevenir humble, d’oublier qui on est, comme le ver de terre de la bible. »

De la peinture de Balthus jaillit pourtant une profonde révolte intérieure, au contraire de la sérénité, voire une certaine violence, qu’il reconnaît, saisit dans ses modèles, et partage notamment avec Artaud.

« J’ai repensé souvent à vous et à l’esquisse de mon portrait, lui écrit Artaud en 1936, votre terrible inconscient a su parfaitement me situer exactement avec la lassitude et le dégoût de mon profil féminin gauche qui laisse derrière moi un écoeurant passé. »

Avant le voyage d’Artaud au Mexique, cette année-là les deux artistes se voyaient tous les jours, et puis à son retour, Balthus se souvient qu’« il a commencé à divaguer », peu à peu.

« J’ai reçu une fois une lettre qui était vraiment une lettre délirante dans laquelle il m’accusait de toutes sortes de choses. »

Commençant « à devenir fou », selon le peintre, Artaud en proie à un délire de persécution s’en prend en effet de plus en plus souvent à celui qu'il considère comme son double. Le poète, malade, s'est persuadé que son autre lui-même lui « porte malheur » et lui écrit « des lettres terribles ».

Profondément affecté, Balthus supporte mal cette situation et se verra contraint de prendre quelque distance. Quand Artaud «est revenu de Rodez à Paris, c’était tout de même un malade », dit-il avec une infinie compassion, sourcils froncés face à la gravité du souvenir. Et puis, « les surréalistes sont retombés sur lui et ont profité de sa folie. A ce moment pour les surréalistes, le pauvre Artaud était comme un taureau dans une arène ».

Opposé au mouvement d’André Breton, Balthus s’était lié à Alberto Giacometti. Ce dernier s’était justement brouillé avec le groupe, se souvint le peintre. Il « a commencé à s’intéresser à moi parce qu’il avait les mêmes idées qu’il fallait travailler d’après nature», raconte Balthus soulignant que ses rapports avec Breton avaient toujours été « un peu troubles ».

« J’ai toujours pensé qu’il avait un côté un peu bête, benêt en tout cas, il avait un côté flic au fond », avoue-t-il en souriant malicieusement, d'un air soulagé d'avoir enfin pu livrer le fond de sa pensée.

Au Mexique, en 1936, Artaud écrivit dans la revue El Nacional, un papier intitulé La jeune peinture française et la tradition, dans lequel il soulignera que la peinture de Balthus a cela de révolutionnaire qu’elle tend vers « une mystérieuse tradition » en opposition avec le mouvement surréaliste sévissant déjà depuis les années 20.

« Balthus reprend le monde à partir des apparences : il accepte les données des sens, il accepte celles de la raison ; il les accepte, mais les réforme ; je dirais encore mieux qu’il les refond », pose Artaud. Le poète a compris que le mystère dont est empreinte la peinture de Balthus découle de sa relation au caractère sacré avec lequel le peintre n’a pas voulu rompre.

Artaud a senti tout de suite qu’il était confronté à une œuvre «qui dégage une odeur de pourriture, une charogne qui sent les épidémies et les catastrophes.»

 « Il a très bien vu ça et c’est pourquoi il aimait Balthus bien plus que les provocations plus ou moins faciles de ses amis surréalistes, qui n’allaient jamais très loin », insiste l’historien de l’Art, Jean Clair.

Les surréalistes ne produisaient que des images, ajoute-il,  «dont on se choquait deux minutes et dont on se lassait au bout de cinq minutes. Voilà toute la différence entre une grande peinture qui retrouve le sens du sacré et, disons une imagerie, une imagerie qui se veut sacrilège et qui se voulant sacrilège retombe dans le domaine du divertissement le plus profond. »

Balthus est un peintre qui a épousé la tradition canonique. Et à ceux qui l’accusent de perversité arguant de la jeunesse douteuse de ses modèles et du scabreux des thèmes traités dans ses toiles, Clair sourit et rétorque qu’ils ignorent tout de l’histoire de l’Art. 

Traditionnellement, le plus bel âge pour les modèles se situe entre l’adolescence et la maturité sexuelle. «Les corps les plus beaux sont toujours des corps très juvéniles», souligne l’expert. La peinture sacrée ou le sentiment du Sacré imprègne toute l’œuvre de Balthus, surtout «si on accepte de rappeler que la définition originelle du Sacré est exactement le contraire de celle du Saint.»

« Le Saint est ce qui rapproche, quand le Sacré est à la fois ce qui divise et ce qui unit, explique Clair, le Saint est ce qui participe déjà à la pré-jouissance du paradis, or le Sacré, lui, on ne sait jamais s’il s’agit du paradis ou de l’enfer, de ce qui est désirable et de ce qui est repoussant. Le Sacré c’est à la fois ce que l’on désire le plus, ce qui est le plus fascinant et en même temps le plus tabou, le Sacré c’est ce qui nous donne le désir de la possession et en même temps ce qui repousse étant du domaine de l’immonde et de la souillure. Et en ce sens, oui, Balthus fait une peinture qui relève du Sacré.»

Balthus - Man Ray

Le peintre saura en jouer, et confiera des années plus tard, avoir orchestré un « petit scandale », car c’était le seul moyen à l’époque de se faire connaître rapidement. Il s’en ouvrit à sa future épouse Antoinette, le 1er décembre 1933 dans une lettre, accompagnée de vers de Lesbos :

« Je prépare une nouvelle toile. Une toile plutôt féroce […] c’est une scène érotique. Mais comprends bien, cela n’a rien de rigolo, rien de ces petites infamies usuelles que l’on se montre clandestinement en se poussant du coude. Non je veux déclamer au grand jour avec sincérité et émotion tout le tragique palpitant d’un drame de la chair, proclamer à grands cris les lois inébranlables de l’instinct. Revenir ainsi au contenu passionné d’un art. Mort aux hypocrites ! Ce tableau représente une leçon de guitare, une jeune femme a donné une leçon de guitare à une petite fille, après quoi elle continue à jouer de la guitare sur la petite fille. Après avoir fait vibrer les cordes de l’instrument, elle fait vibrer un corps.»

Balthus, l’insurgé, fait en effet grand cas de la maturation de l’être, laquelle ne peut pas aller à ses yeux sans l’intervention et du mal et du bien. A ce titre, sa fascination pour Baudelaire et les Fleurs du mal n’est-elle pas innocente, comment le serait-elle ? Dans son œuvre, se joue toujours un théâtre d’ombre et de lumière, où l’enchantement des contes, le merveilleux splendide se mêlent aux histoires terrifiantes, d’une cruauté et d’un sadisme stupéfiants, propres à l’univers de l’enfance.

Une notion de cruauté qui rejoint bien celle de son ami Artaud, auteur de plusieurs manifestes du Théâtre de la cruauté, dans la digne lignée des Chants de Maldoror de Lautréamont. Le poète la définit ainsi dans une lettre à Jean Paulhan :

« Il ne s’agit pas du tout de la cruauté vice, de la cruauté bourgeonnement d’appétits pervers et qui s’expriment par des gestes sanglants, telles des excroissances maladives sur une chair déjà contaminée ; mais au contraire d’un sentiment détaché et pur, d’un véritable mouvement d’esprit, lequel serait calqué sur le geste de la vie même ; et dans cette idée que la vie, métaphysiquement parlant et parce qu’elle admet l’étendue, l’épaisseur, l’alourdissement et la matière, admet par conséquence directe, le mal et tout ce qui est inhérent au mal, à l’espace, à l’étendue et à la matière. Tout ceci aboutissant à la conscience et au tourment, et à la conscience dans le tourment. Et quelque aveugle rigueur qu’apportent avec elles toutes ces contingences, la vie ne peut manquer de s’exercer, sinon elle ne serait pas la vie ; mais cette rigueur, et cette vie qui passe outre et s’exerce dans la torture et le piétinement de tout, ce sentiment implacable et pur, c’est cela la cruauté.» 

L'autre côté du miroir.

Balthus intime, film de Christine Lenieff et Xavier Lefevre (Ed. Montparnasse)
Balthus, de l’autre côté du miroir, film de Damian Pettigrew (Ed. Arte Vidéo)
Œuvres complètes, Antonin Artaud (Ed. Gallimard, )
Balthus, Jean Clair (Ed. Flammarion)

dimanche 1 juin 2008

Supervielle, de gravitations en débarcadères

Jules Supervielle et son épouse Pilar Saavedra à Punta del Este, en Uruguay, en 1907 - Photographe non identifié

Nous cueillons et recueillons du céleste romarin,
De la fougère affranchie qui se passe de racines,
Et comme il nous est poussé dans l'air pur des ailes longues
Nous mêlons notre plumage à la courbure des mondes.
Apparition, in Gravitations, Jules Supervielle 


Jules Supervielle, poète à l'âme de proue, est né à Montevideo, en Uruguay, où ses parents - lui béarnais, elle basque - s’étaient expatriés. A huit mois, il traverse l'Atlantique une première fois et le traverse en sens inverse deux ans plus tard, alors qu’il a perdu père et mère, brutalement orphelin, va rejoindre la famille paternelle dans le pays de la pampa et des gauchos. Il fera à nouveau cette traversée à l'âge de dix ans et ne cessera plus de partager son existence de part et d’autre de l’océan, entre la France et l'Amérique du Sud, lié d'amour aux deux planètes.

«Né sous les signes jumeaux du voyage et de la mort», il oscille dans l’entre deux, de gravitations en débarcadères, il évolue entre le monde des vivants et celui des morts, passe et repasse de la lumière à la nuit, sans cesse errant de rêves en poèmes, au gré de son Oublieuse mémoire, la poésie fût pour lui un perpétuel périple intérieur.

« J'aurai rêvé ma vie à l'instar des rivières

Vivant en même temps la source et l'océan
Sans pouvoir me fixer même un mince moment
Entre le mont, la plaine et les plages dernières.

Suis-je ici, suis-je là ? Mes rives coutumières

Changent de part et d'autre et me laissent errant;
Suis-je l'eau qui s'en va, le nageur descendant
Plein de trouble pour tout ce qu'il laissa derrière?

Ou serais-je plutôt sans même le savoir

Celui qui dans la nuit n'a plus que la ressource
De chercher l'océan du côté de la source
Puisqu' est derrière lui le meilleur de l'espoir ?»


Supervielle est cet homme confronté au drame de la perte, du deuil et de l’errance. Et quand il s’agit pour lui de tenter de vivre, son désir de dialogue avec la mort prend le pas, dans et en dépit du temps. Il entend voyager contre l’oubli, mettre les voiles vers l’origine, lieu de fécondité et tel un mangeur d’opium, il est aussi « l’homme revenu des batailles de la vie ; […] c’est le voyageur qui se retourne le soir vers les campagnes franchies le matin, et qui se souvient, avec attendrissement et tristesse, des mille fantaisies dont était possédé son cerveau pendant qu’il traversait ces contrées. »

Dans son Retour à l’estancia, en Uruguay, il interpelle la grande faucheuse, surpris qu’elle lui ait permis de revenir boire à la source.
 « Ô mort ! Me voici revenu. J'avais pourtant compris que tu ne me laisserais pas revoir ces terres, une voix me l'avait dit qui ressemblait à la tienne et tu ne ressembles qu'à toi-même. »
Hanté par la mort, personnage familier, universel, en même temps qu’inconnu, qui s’est introduite dans son existence aux premières heures de son enfance, il trouve dans la poésie le langage qui la tient en respect, le verbe et l'écriture lui permettent de l’apprivoiser et l’exorciser, de faire « un grand bûcher des angoisses 
de la terre /Pour le vouer à la mort qui s'éloignera de nous,/Et remonterons sans remords les plus secrètes rivières/Où se reflètent les coeurs qui ne tremblent plus que d'amour.» 
 «Nous passons les uns près des autres, cachant mal nos étoiles, nos vertiges»
Le poète dont « la science gît en [lui] derrière [ses] paupières » et qui « n’en sai[t] pas plus que [son] sang ténébreux » parvient ainsi à instaurer une complicité avec la mort dans un recours en grâce, dans l’attente que la nuit « trouve en nous sa confidente,/grâce à mille reflets et secrets mouvements/ et qu’elle nous attire à ses mains de fourrure,/ nous les enfants perdus, maltraités par le jour et la grande lumière. »

Supervielle, dont le «cœur découvre en soi tropiques et banquises, voyageant d’île en cap et de port en surprise» pour démêler «un intime écheveau d’horizons», évolue ainsi en gravitation entre la nuit et la lumière, flotte clandestinement sur ses rivières souterraines, ses morceaux d’infini, aux eaux lumineusement sombres entre les rives poétiques du rêve et symboliques de l’existence, vogue entre les débarcadères du passé et de l’avenir, nage vers «un horizon monocorde qui coïncide sans bavures avec les horizons précédents », éloignés des écueils du présent.

En pays étranger, Supervielle, ce forçat innocent, interroge alors notre corps frissonnant: 
« Cet homme est-il vivant comme il semble le croire,/Avec sa voix, avec cette fumée aux lèvres ?/Chaises, tables, bois dur, vous que je peux toucher/Dans ce pays neigeux dont je ne sais la langue,/Poêle, et cette chaleur qui chuchote à mes mains,/Quel est cet homme devant vous qui me ressemble/Jusque dans mon passé, sachant ce que je pense,/Touchant si je vous touche et comblant mon silence,/Et qui soudain se lève, ouvre la porte, passe/En laissant tout ce vide où je n'ai plus de place ?»