mercredi 31 mars 2010

Bolaño, l'instant en fugue

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« Ils sont assis. Ils regardent l’appareil. Eux, ce sont, de gauche à droite, J. Henric, J.-J. Goux, Ph. Sollers, J. Kristeva, M.-Th. Réveillé, P. Guyotat, C. Devade et M. Devade. »
  


Ils s’étaient installés au cœur d’une existence en noir et blanc, l’espace d’un instant, attentifs à la pause qui devait être fixée, comme telle et à jamais. Du moins le croyaient-ils. Autant nous accorder à affirmer qu’ils n’étaient pas en mesure d’en soupçonner l’extraordinaire dimension. Mais si d’aventure, l’un d’eux eût la fulgurante pensée de ce qu’ils pouvaient représenter en cet instant pour l’avenir, il ne put s’agir alors que d’un écho du lendemain, superficiel, seulement gonflé d’orgueil.

A l’évidence, ils ne se doutaient de rien. Leur vue était trop courte pour saisir la portée de ce qui s'échappait d'eux.

A cet instant T de l’année 1977, en effet, pas un des huit personnages constituant l’assemblée photographiée, n’aura su rencontrer le regard du futur qui se posait pourtant de tout son poids sur chacun d’eux, pour errer, sans état d’âme, entre les murs de leur intimité respective, la plus secrète, imaginée certes, mais dont il est impossible d’exclure absolument qu’elle ne rejoignît jamais leur plus pathétique vérité.

Car ce regard émanant du futur n'est autre que celui de l’écrivain chilien Roberto Bolaño, à la puissance singulière. Inquisiteur de l’instantané qu’il rejette Tel quel, il le recompose en une ironique fugue, repousse les évidences et les facilités de l’interprétation, et attache son lecteur à le suivre dans un dédale d’observations et de déductions aux résonances borgésiennes. La nouvelle ne s’intitule sûrement pas Labyrinthe par hasard.

« Corollaire. Il faut relire Borges une autre fois »,  ne concluait-il pas dans la nouvelle Dérives de la pesada ?

A trente ans de là, donc, Bolaño scrute le moindre détail de chacun de ces personnages, les déshabille et leur taille d'autres costumes sur mesure, les dissèque pour y traquer chaque étincelle de vérité et de mensonge, étudie les regards, considère les possibles sous les noms des sujets, soulève des contre-sujets, réponses, expositions, épisodes, reprises modulées, stretto et pédales. Les diverses parties se répondent toujours de sorte que l'œil les reconnaisse sur quelque degré que ce soit, que le mouvement soit semblable ou contraire. L’écrivain, libre dans son œuvre de voyeur, joue en virtuose sa partition en fugue.
« Combien sont-ils à regarder directement le photographe ? La moitié d’entre eux seulement :  Henric, J.-J. Goux, Sollers et Devade. Marie-Thérèse Réveillé et Carla Devade regardent vers la gauche, vers un endroit au-delà de celui où se trouve Henric. Le regard de Guyotat est légèrement orienté vers la droite, disons fixé à un ou deux mètres du photographe. Et le regard de Kristeva, dans cette tessiture la plus étrange de toutes, est apparemment dirigé vers l’appareil photographique, mais en réalité est en train de contempler l’estomac du photographe ou, plus précisément, l’espace vide qu’il y a entre le bassin du photographe et le néant. »
Kristeva avait-elle repéré une brèche dans le temps par laquelle elle aurait pu, seule et l’espace d’une seconde, rejoindre le regard audacieux de Bolaño qui lui prête un instant les traits d'une Vietnamienne, habile prétexte au réglage du zoom sur sa poitrine généreuse démontant aussitôt l’hypothèse ? Non. Sa pensée flotte seulement, et ne s'évade pas si puissamment et si loin.

Bolaño présuppose « un tissu plus complexe et subtil » pour explorer les relations qui unit ces huit êtres à partir de l’instant T qu’il les oblige d'ailleurs régulièrement à quitter. Rusé, il les entraîne alors dans la nuit, propice à forcer l’intimité de leurs abris de chair, et qu’il livre en pâture au lecteur, désormais complice de l’effraction.

Il dévoile par exemple un J.-J. Goux, qui « nous observe depuis le fond de ses épaisses lunettes sous-marines », avec indifférence. L’homme se révèle alors aux prises avec le drame de sa solitude qu’il noie dans deux verres de cognac et deux tasses de café, assis dans un bar, tandis que les trottoirs germanopratins ruissellent sous les larmes du ciel.
« Si nous nous approchons, nous pouvons remarquer que, autour de ses yeux, une zone de guerre s’est ouverte : ce sont des cernes. Il n’a, à aucun moment, ôté ses lunettes. Son aspect fait peine à voir. » 
Un lapin lui a été posé par Henric, commente l’indiscret romancier, divulguant par là même la nature homosexuelle de la relation unissant ces deux personnages, avant de s’autoriser à reconstruire la nuit et l'existence de ces couples d’intellectuels, afin de mieux en violer le fond caché.
« Dans peu de temps, Sollers et Kristeva se retrouveront ensemble, ils liront après avoir dîné. Cette nuit-là, ils ne feront pas l’amour. Dans peu de temps, Marie-Thérèse Réveillé et Guyotat se retrouveront ensemble, dans le lit, et il la sodomisera. Ils s’endormiront vers cinq heures du matin, après avoir échangé quelques mots dans la salle de bains. Dans peu de temps, Carla Devade et Marc Devade se retrouveront ensemble et elle va crier et lui va crier, puis elle s’en ira dans la chambre et prendra un roman, n’importe lequel […] »
L’œil cynique de l’écrivain plonge au cœur des intérieurs que le mal de vivre habite dans le vide qui se répète en  abîme. Il fouille jusqu’à percer leur sommeil, et pénètre le rêve, seul espace d’où quelque substance s’échappe, implacable et féroce, celle de la vérité du sort qui leur est réservé.
« Dans peu de temps, J.-J. Goux qui a été le premier à s’endormir, aura un rêve dans lequel apparaîtra une photo et où il entendra une voix qui l’avertira de la présence du démon et de la funeste mort.» 
Bolaño a voulu l’effrayer et le réveille « en sursaut » pour le soumettre à l’insomnie pour le reste de la nuit. De ce cauchemar, son lecteur peut bien entendre que le maudit cliché qui agite le sommeil de Goux est bien celui à partir duquel, avec l’auteur, ils se sont acheminés jusqu’aux plus secrètes pensées. Photographie maléfique dont se sert Bolaño, tel le diable en personne, pour s’emparer de ces âmes errantes et les confronter à la seule vérité qui l’occupe, celle de leur voie vers l’enfer, pavée d’apparences, d'intrigues et de mensonges.

Il chemine aussi dans le cauchemar de Sollers qui, sur une plage bretonne, marche « en compagnie d'un savant qui a la clé de la destruction du monde [...]» 

Bolaño assiste le bonhomme à réaliser que  « le savant (celui qui parle et explique) c'est lui, et que celui qui marche à son côté est un assassin [...]»

Le grand écrivain voit plus loin, toujours au-delà, traverse la matière, se joue du temps et de l’espace, se moque des apparences, livre toutes les formes de peur et les vanités que ces vivants éprouvent et entendent dissimuler. Doué de clairvoyance, il traduit l’accomplissement de la funeste prophétie.

Et si le jour se lève brièvement sur la photographie -, marquée encore de la lugubre empreinte du démon, et tous semblent en être frappé du sceau, - la nuit  recouvre bientôt de nouveau et curieusement toute sa surface. 
« Et alors la nuit s’achève (ou la partie de la petite nuit, la partie manipulable de la nuit, s’achève) et la nuit enveloppe la photo comme un sparadrap brûlant […] »
L'attention de l’écrivain demeure rivée à ces huit sujets, il en poursuit la fouille. Certains de leurs regards le conduisent au-delà des marges du cliché où il découvre des êtres, en creux, qui appellent leur attention, à l'instar de deux personnages extérieurs et invisibles qui « passeront comme deux ombres partageant brièvement la même surface d’épouvante : le théâtre errant de Paris. »

Il épie le regard de Guyotat qui glisse comme une caresse sur la nuque d’une belle inconnue indifférente à ses « filets en amiante », et bientôt rejointe par son amoureux. Ironie du sort. « La littérature passe à côté d’eux, créatures littéraires, et les embrasse sur les lèvres, sans qu’ils s’en rendent compte. »

Bolaño invite le lecteur à démasquer ce gars d’Amérique centrale, que Carla et Marie-Thérèse connaissent et observent, et « qui pourrait se transformer sans problème en assassin. » Marie-Thérèse ne dirait pas le contraire, elle qui le reconnaît pour l’avoir, par le passé, bousculé sur le palier de la rédaction de Tel Quel et avoir surpris « dans ses yeux, derrière le confortable déguisement du ressentiment, un puits d’horreur et de peur insupportables. »

Et puis, le jour revient, la photo s'est refermée, absorbée par le néant, aspirée « vers le trou noir du hasard ».
 « Aurore boréale. Aube de chiens. Presque transparents, ils ouvrent tous leurs yeux. » 
Chacun s'éveille de son cauchemar, se réajuste à la réalité plus douloureuse encore tant elle demeure unie à lui. Ils tentent de dompter la peur qui souffle à chaque instant face aux événements qui surviennent et se succèdent « sans aucun ordre apparent ». Bolãño peut achever là son cambriolage, Henric lui a livré une malheureuse clé au petit jour, lui qui, « dans son for intérieur, sait que tout obéit à quelque chose, que tout est causalement lié à quelque chose, que ce qui est gratuit ne survient que très rarement, dans la nature humaine. »

Nous n'en maîtrisons rien. Mais l'art et la littérature s'acharnent à lutter. D'ailleurs Bolaño, qui a déjà rejoint la mort, ne s'exprime-t-il pas encore ?

Labyrinthe, in Le secret du mal, Roberto Bolaño (Ed. Christian Bourgois)

mardi 16 mars 2010

Freud, In-Carnation

Painter working Reflection (1993) — Lucian Freud


La peinture de Freud produit un choc. Quand Jean Clair fit face à ses oeuvres pour la première fois en 1978, il en fut aussitôt saisi:
« Le temps semblait aboli : elles assuraient que la peinture n'avait jamais parlé que de cela ; la mort et la jubilation des apparences qui, dans la vie, fait accepter la mort. Le geste du peintre répétait le saut du plongeur étrusque qui prend appui sur l'instant comme sur une planche pour sauter dans la surface lumineuse du mur où les invités prennent part au festin inépuisable des formes et des couleurs.»
Le peintre britannique, âgé de  88 ans, a pétri une œuvre charnelle située dans la lignée de l’Origine du monde, célébrissime toile de Gustave Courbet qui fit scandale en 1866 d’avoir osé ouvrir cette brèche béante par laquelle, la multitude s’est engouffrée si massivement que désormais le chef-d’œuvre semble tout auréolé d'ironique sainteté.

Freud, lui, a voulu l’élargissement du champ, le dévoilement intégral du modèle, en son moindre détail couché sur les toiles. Sa complétude se livre dans une atmosphère dépouillée, à l’abri de tout autre regard que le sien, dans l’atelier où il place, se déplace, devient l’œil de son propre œil, se projette, en abîme. Le peintre fouille la carnation du modèle qui s’abandonne à leur résonnante intimité, en extrait la substance propre à l’incarner au cœur de ses miroirs de toile.

« Mon travail est purement autobiographique. Il n’y est question que de moi et de ce qui m’est proche. C’est une tentative de mise en mémoire. Je travaille à partir des gens qui m’intéressent, qui m’importent, à qui je pense, dans le décor des pièces que j’habite, que je connais. J’invente mes tableaux à partir des gens que je connais. J’invente mes tableaux à partir des gens, et je travaille, plus librement quand ils sont là », clame l’artiste.

Plus qu’un laboratoire, pour Freud, l'atelier est l’extension de son esprit.

« Le dépouillement du lieu frappait, où dominaient les gris. Ciment à nu, briques. Le fauteuil dans lequel le peintre faisait asseoir ses modèles n'avait pas été tapissé : coton brut, couleur bise, avec encore des clous. Un lit métallique avec un vieux matelas à rayures. Près du lit, une table roulante, en métal laqué, dont le plateau était recouvert de centaines de tubes de peinture et de flacons d'essence et de solvants. Dans un angle, une paillasse en porcelaine blanche recueillait l'eau d'un robinet qui gouttait dans le silence, clepsydre improvisée. L'ensemble évoquait plutôt une chambre d'hôpital. Les parois d'ailleurs étaient maculées de peinture, comme des taches de sang, et le long d'un mur, montait du sol une montagne impressionnante de chiffons déchirés comme de la charpie. L'éclairage était zénithal, cru comme un scialytique. Dans ce monde réduit à sa pure fonctionnalité instrumentale, les seuls vivants semblaient être le peintre et la présence de quelques plantes. Il y avait bien sûr, un tableau, sur un chevalet. Un corps y prenait forme. Une tête et un bras s'étaient dégagés; le reste suivrait. [...] ». 

Ainsi Jean Clair revisite l’atelier tel qu’il l'avait découvert à sa seconde rencontre avec le peintre, dans un essai intitulé Lucian Freud, La question du nu en peinture et le destin du moderne.

Ce précieux témoignage est une des clés de l’œuvre singulière qui a pris corps dans l’atelier du maître. Les photographies de son assistant David Dawson en livrent d’autres, comme le cliché de L’admiratrice nue (The admirer), où le modèle encore en pose, assise au centre de l’atelier, s'observe dans le miroir de toile pour s'y découvrir suppliante, agrippée à la jambe du peintre. Pendant ce temps, par la porte entrebâillée, apparaît le chien, à la placidité naturelle de celui qui est chez lui, promenant partout son museau, flatté de maintes odeurs intimes. En certaines occasions, lui aussi, prend la pose auprès de ces montagnes de chair, Leigh Bowery ou Big Sue, modèles emblématiques des grandes compositions Large Interiors.

De son œuvre, la matière grise de l’illustre Sigmund Freud se serait délectée sans conteste. Il reste à imaginer ce qu’auraient pu être les appréciations du père de la psychanalyse sur l’art de son petit-fils. « C’est sur la beauté que la psychanalyse a le moins à nous dire », avait-il admis dans le Malaise de la civilisation. Mais c'est une autre histoire, à la croisée des chemins…

Retour dans l’atelier. Là, dans les effluves d’essence, de solvants et de térébenthine, le peintre érige sa pathétique nudité d’homme frappé de vieillesse, campée dans une vieille paire de chaussures sans lacets évoquant le legs de Van Gogh. Il s’offre à lui-même, debout, accroché au couteau à palette dégoulinant de peinture épaisse, à le brandir en arme, le geste défiant encore, en dépit de l’inéluctable faiblesse qui l’assaille de toutes parts. Il défend, émouvant, sa détermination à figer au milieu de sa toile, cette matière organique, en mutation vers la poussière, de la transmuer en matière artificielle, épaisse, piquée d'ocre, de  gris et de blanc d'argent, qu’il concocte au secret comme un élixir d'immortalité.

« Le peintre rend réel vis-à-vis des autres les sentiments les plus intimes qu’il éprouve pour tout ce qui lui tient à cœur. Celui qui regarde le tableau prend connaissance d’un secret grâce à l’intensité avec laquelle il est ressenti », livre-t-il, en 1954. Comme une morsure. De fait, sur le chevalet, son double de peinture lui fait face sans complaisance, le regard frappé d’un éclat de stupeur résolue, exhibe sa décrépitude physique aux saisissants reliefs, la complexion toute burinée d’une longue existence passée dans cette même attitude, la chair dévorée par son art.

Jean Clair, dans le remarquable essai Freud, biologiste qu’il signe dans le catalogue de l’exposition de Beaubourg, met l’accent sur la crudité qui jaillit de son œuvre et atteint son paroxisme dans le bouleversant autoportrait de 1993, Painter working Reflection.

« Tout aussi cru, à rapporter  ce mot à son origine, cruor, la chair crue, le sanglant, le sang qui coule d’une blessure qui se rouvre, l’autoportrait du Peintre au travail de 1993, dit Clair, Plus nu que nu, il s’offre au regard comme une sorte d’écorché, ou plutôt à souligner le mouvement de retour d’une plaie qui s’est rouverte, le sentiment qu’on éprouve à la vue d’un nourrisson au sortir du ventre de sa mère, fripé et souillé de sang. « Cru » en effet, non encore poli et lissé par la vie, tel est le corps de ce vieillard si semblable, soixante-dix ans plus tard, au corps de l’enfant nouveau-né : désarmé, dépouillé, vulnérable. »

En 1981- 1982, Freud se toisait du coin de l’œil, d’où s’échappait une ironique défiance qui annonçait la confrontation, buste de profil prêt à bondir, exécuté dans une huile singulièrement sèche et épaisse, in Reflection. Trois ans plus tard, le face-à-face a lieu, il s’affronte avec brutalité, que trahit la quantité de matière qui lui fronce les sourcils, busque son nez, au point que son visage semble s'extraire de la toile, tandis que ses yeux, au contraire, se creusent de cernes, ternis dans leurs orbites. Le regard tourné vers l'intérieur, d’où toute trace d’ironie a disparu, impose la vérité du drame. La peinture est sa langue.

Leigh under the skylight (1994) — Lucian Freud
« Il y a une langue de la vérité, dans laquelle les derniers secrets, à dessein desquels peine tout penser, absente toute tension, elle-même gardant le silence, sont conservés», écrivait Hannah Arendt dans un essai consacré à Walter Benjamin. Elle y affirmait qu'il s'agissait de ce qui peut se nommer la langue vraie « dont nous présupposons le plus souvent sans le pressentir l’existence, dès que nous traduisons d’une langue dans une autre».

La peinture de Freud est une langue de la vérité. Il est de ceux qui, dans cette langue, gravent des chefs-d’œuvre dans la mémoire de l'Homme, à la suite de ses maîtres Watteau, Chardin, Cézanne, Van Gogh, Picasso ou Bacon, auxquels il rend hommage, à sa façon.

Il importe ici d’entendre Walter Benjamin affirmer que « jamais encore une œuvre d’art véritable n’a été comprise, à moins d’avoir été inéluctablement  perçue comme mystère. Car est-il d’autre mot pour définir une réalité à laquelle, en dernière instance, le voile est essentiel ? Puisque le beau est la seule réalité qui puisse être essentiellement et voilante et voilée, c’est dans le mystère que réside le divin fondement ontologique de la beauté. En elle, l’apparence est donc justement ceci : non point un voile inutilement jeté sur les choses en soi, mais le voile que doivent revêtir les choses pour nous. Divine quelquefois est la nécessité qui leur impose ce voile,  et c’est aussi par décision des dieux que, pour peu qu’elle se dévoile à contre-temps, on voit fuir et s’anéantir cette réalité peu apparente que la révélation substitue au mystère. »

De fait, l’œuvre de Freud pose la question de la création en accomplissant sans relâche, ce travail du regard et de la peinture, qui avait été aussi crucial pour Alberto Giacometti.
« Je dois peindre ce que je ressens sans être un expressionniste. »
A bien peser le sens des mots de Freud rapportés par William Feaver et que rappellent Jean Clair, le peintre sait que dans ses toiles figurent l’Invisible qu’il traque, et même si l’issue de la quête reste insaisissable, il avance à sa rencontre, le doigt tendu vers lui comme un aimant vers son pôle opposé. Michelangelo, avec La création d’Adam, vers laquelle il faut lever les yeux dans la chapelle Sixtine, peignait déjà le modèle, nu allongé, le doigt pointé avec nonchalance teintée d’impuissance vers celui de son créateur, lui, manifestement en pleine tourmente face à l'oeuvre qu’il ne contrôle plus et ne peut plus atteindre.

Et lorsque les yeux de l’impressionnant Leigh Bowery s’ouvrent tout grands, dans Nude with Leg up (1992) et pétillent d’un regard d'enfant, voilé d'une pureté bleu ciel, ils semblent n'invoquer que le regard du créateur,  lui affirmer que rien d'autre n'a d'importance. Et de songer aux mots de Merleau-Ponty tirés de L'oeil et l'esprit  que soufflent Cécile Debray et qui résonnent à merveille : « La vision du peintre est une naissance continuée.»
« Dans la création d’une œuvre d‘art, l’instant de bonheur parfait n’existe jamais. La promesse de cet instant est perceptible dans l’acte de création, mais elle disparaît à mesure que s’achève l’œuvre. Car c’est alors que le peintre comprend que ce qu’il peint, c’est juste une image. Jusque-là, il avait presque osé espérer que le tableau puisse devenir brusquement vivant. S’il n’en allait pas ainsi, le tableau parfait pourrait être peint et le peintre prendre sa retraite après l’avoir achevé. C’est cette profonde insuffisance qui le pousse à continuer. Ainsi, les procédés de création deviennent nécessaires au peintre, peut-être plus que ne l’est le tableau. Les procédés créent en fait une accoutumance. » 
C’est sur ces mots que Freud avait conclu ses Quelques réflexions sur la peinture, publiées en 1954 dans la revue britannique Encounter.

Dans l’atelier, il se livre à l’alchimie. La peinture y règne, omniprésente, omnipotente. Elle recouvre, comme de la roche, les murs qui le cernent lui et ses modèles. La peinture, comme unique vêtement en mesure de voiler et dévoiler la nudité des êtres. Divans, lits, matelas, étoffes, chiffons, la toile dans la toile, la veste du peintre accrochée au mur, sont autant de vêtements que le peintre oppose à la nudité des êtres, chiens, plantes, poils, peau, chair, qu'il scrute à en pénétrer les veines.

Loin de toute pornographie, cette nudité crue saute toutefois bien à la gorge, inonde de sa plus imposante et terrible carnation chacune de ses toiles. L’être humain s’y abandonne dans son édénique tenue, celle d’après la chute et la perte du vêtement de grâce, sa fragilité seulement recouverte d’une tunique de peau. Etres épidermiques, qui n’inspirent pas le désir, et ne l’appellent pas non plus, alanguis dans cette nudité de nouveau-né évoquée par Jean-Clair, ils incarnent la solitude éperdue commune à tous, la place infinitésimale qu’ils occupent dans ce monde avec peine. L'enfant à l’heure de sa venue au monde ne ressent pas de honte, seulement de la douleur.

Face à ces adultes étendus, offerts dans toute leur parfaite imperfection à crue, souvent ensommeillés, l’esprit voguant sur l’ailleurs dont nous ignorons tout, ils sont saisis pareils à des nourrissons, mais l’innocence en moins que suggère la laideur des corps. Le peintre poursuit le grand œuvre de l’art. Il incarne la perte, à l’origine de cette gêne diffuse qui prend aux tripes à la vue de ses monstres endormis, se fait l'écho de la honte que n’éprouvaient pas, avant le péché, les deux premiers êtres façonnés à l’image de Dieu, selon les textes sacrés.

« Je ne suis pas trop tourné vers l’introspection, mais comme j’étais timide, j’ai essayé de surmonter cela en devenant exhibitionniste », avait-il confié à Feaver. L’expression, dans son sens le plus large, s’entend et s'il l’use toujours avec malice, ici elle est aussi empreinte de flegme mêlé d’humilité.

Le peintre, créateur tout puissant, visible ou invisible, règne sur les sommeils de ses modèles, en protecteur. Sur ces divans freudiens, ils figurent lovés au creux de la vérité qui lui échappe, comme bercés par un chant évanoui qui ne livre plus qu'une poignante mélancolie. A ses yeux,  « l'effet que les modèles créent dans l'espace est tout aussi étroitement lié à eux que pourrait l'être la couleur de leur peau ou leur odeur [...] Le peintre doit par conséquent se soucier tout autant de l'air qui entoure son sujet que son sujet lui-même. »


Lucian Freud - L'Atelier, catalogue de l'exposition (Ed. Centre Pompidou)
Some Thoughts on Painting, Lucian Freud, Quelques réflexions sur la peinture, traduit par Christian Diebold (Ed. Centre pompidou)
Autoportrait au visage absent, Jean Clair (Ed. Gallimard, Nrf)
Walter Benjamin, Hannah Arendt (Ed. Allia)
Les Affinités électives de Goethe, in Oeuvres I, Walter Benjamin, (Ed. Gallimard, Folio/Essais)

lundi 8 mars 2010

Agamben, nudité perdue

Femme nue étendue - Edgar Degas


« Les yeux dans les yeux, dans la fraîcheur,
Commençons aussi cela par exemple :
Respirons
Ensemble le voile
Qui nous cache l’un à l’autre,
Quand le soir se dispose à mesurer
Tout ce qui sépare encore chacune
De ses propres figures
De chacune de celles
Qu’il nous a à tous deux prêtées.»
Lointains, in De seuil en seuil, Choix de poèmes réunis par l'auteur, Paul Celan traduit par Jean-Pierre Lefebvre (Ed. Nrf, Poésie/Gallimard)

Nudité. Le mot aussitôt lâché, lu ou prononcé et s’exhibe déjà, au secret de nos esprits, le corps dénudé, celui de l’être aimé, ou peut-être d’un nouveau-né, d’une poupée de chair publicitaire, d’un déporté, décharné, à Auschwitz, d’une Vénus sur talons hauts cambrée par Newton, d’une créature aux couleurs de Schiele, du Percée glorieux de Cellini.

La nudité du corps, telle que nous la connaissons, l’aimons, la désirons, la haïssons, soumise à tous les fantasmes et outrages, toutes les splendeurs et profanations, s’est révélée complexe et grave dès les premiers instants du monde. Dans notre culture, son appréhension demeure éminemment théologique, prisme fondateur par lequel l’observer.

Ainsi le théologien allemand, Erik Peterson, dans son ouvrage  Pour la théologie du vêtement, pose que  « le corps, avant la chute, existait d’une toute autre façon pour l’homme, parce que l’homme existait d’une tout autre façon pour Dieu. Le dérangement de la nature par la chute mène à la découverte du corps, à la conscience de sa nudité ».

A ses yeux, la relation qui s’établit entre l’homme, le vêtement et son dépouillement, n’est «pas principalement un problème moral » mais bien un champ de métaphysique et de théologie.
 « On ne voit pas la question dans toute son acuité tant qu’on ne s’en prend qu’au costume contraire aux bonnes mœurs ; mais dès l’instant qu’on cherche plus loin et qu’on pose la question de nudité en général, des questions métaphysiques et religieuses surgissent. »
A partir de la pensée de Peterson en particulier, le philosophe italien Giorgio Agamben s’est attaché à soulever et explorer à son tour ces questions, en un court et passionnant essai intitulé Nudités dont ce pluriel d’importance interpelle déjà. A la suite du théologien qui établissait que la nudité, singulière, originelle était en soi « vêtement de lumière », grâce divine, qui parait les corps d’Adam et Eve avant la chute, le penseur s’accorde à la « théologie du vêtement » avant d’en étendre la portée.
« […] Nos aïeux, au Paradis, n’ont connu la nudité qu’à deux reprises : une première fois, dans l’intervalle, certainement très bref, qui sépare la perception de leur nudité et la fabrication de la culotte de feuilles de figuier, et une deuxième fois, quand ils ont enlevé cette dernière pour endosser les tuniques de peau. Et dans ces deux instants fugitifs, la nudité s’est donnée pour ainsi dire d’une manière seulement négative, comme privation du vêtement de grâce et comme présage de l’habit resplendissant de gloire que les béats recevront au paradis. Une nudité pleine  ne se trouve peut-être qu’en Enfer, quand le corps des damnés est offert aux tourments éternels de la justice divine. Il n’existe donc pas en ce sens dans le christianisme une théologie de la nudité, mais une théologie du vêtement. »
Peterson et Agamben abondent bien dans le sens de Jean Chrysostome, Père de l’Eglise, pour qui Adam et Eve, avant que d’être  tentés, « jouissaient d'une telle confiance qu'[il] en était effectivement, comme s'ils n'avaient pas été nus : la gloire d'en haut les vêtait mieux que n'importe quel vêtement ».

Le théologien canadien André Guindon, dans son essai L’habillé et le nu, désapprouve émettant cette appréciation dissonante, jugeant que  « E. Peterson, à [son] avis, s’est laissé séduire par l’image du vêtement à un point tel qu’il n’a pas compris qu’après le baptême, comme avant la chute, la nudité elle-même est costume de gloire, le vêtement, costume du péché. La seule nudité honteuse est celle que recouvrent les tuniques de peau ».

« Les tuniques de peau, souligne-t-il, des peaux de brebis mortes, symbolisent la mortalité et la corruptibilité de la chair dont Adam, Eve et leur descendance furent affligés à la suite du péché. »

Dans la perception de Guindon, « le grand symbole patristique du péché et de la misère humaine n’est pas la nudité, comme l’ont soutenu E. Peterson et les nombreux auteurs qui l’on cité, mais bien les tuniques de peau, ces vêtements de honte, vêtements étrangers, violence faite à la nature humaine. Le péché abaissa à ce point la créature créée à l’image de Dieu qu’elle eût besoin de vêtements, marque de dissemblance d’avec Dieu, après la faute. Vêtements de péché, de mort et de corruptibilité, comme ceux que le Christ ressuscité abandonné dans le tombeau. »

Guindon oppose donc que la nudité originelle n’était en soi que pure grâce et non vêtement recouvrant le corps rejetant par là l’idée même de « corporéité nue » chère à Peterson, mais qu’Agamben épouse d’autant mieux que le texte biblique ne renseigne, à cet égard, qu' une seule chose, celle qu’avant le péché, « l’homme et sa femme étaient nus et n’éprouvaient pas de honte. »

Courbet and me, Musée d'Orsay - Helmut Newton - 1996
A décortiquer l’articulation de la « connexion essentielle » entre chute, nudité et dépouillement, qu’a tentée Peterson, Agamben s’engouffre par la logique dans une brèche où désormais cette « corporéité nue » s’appréhende dans la perspective de son antériorité en vertu du péché lui-même.
« Si donc, dès avant le péché, il fallait couvrir le corps humain du voile de la grâce, cela signifie qu’une autre nudité préexistait à la béate et innocente nudité paradisiaque : cette « corporéité nue » que le péché, en ôtant le vêtement de grâce, a fait apparaître impitoyablement. »
Ainsi admise, par le penseur italien, dans son antériorité au péché,  la « corporéité nue », repoussée par Guindon, pose en évidence que « le problème de la nudité est bien, alors, celui de la nature humaine dans sa relation avec la grâce. »

Et d’Agamben de poursuivre sa réflexion sollicitant le renfort de la pensée d’Augustin selon laquelle la grâce « a été donnée quand il n’y avait pas encore ceux à qui elle devait être donnée » et de pouvoir admettre, à la suite de Peterson, que « la nature humaine toujours déjà constituée comme nue : est toujours déjà corporéité nue ».

« Comme dans le mythologème politique de l’homo sacer, , qui pose comme un présupposé impur et sacré, et pour cette raison susceptible d’être mis à mort, une vie nue qui n’est en réalité que son propre produit, de la même manière, affirme Agamben, fidèle à des cheminements antérieurs, la corporéité nue de la nature humaine est seulement le présupposé opaque de ce supplément qu’est le vêtement de grâce et qui, caché par ce dernier, refait surface, quand la césure du péché sépare à nouveau la nature et la grâce, la nudité et le vêtement. […]  La nudité, « corporéité nue », est le résidu gnostique irréductible qui insinue dans la création une imperfection constitutive et qu’il s’agit, en tout état de cause, de couvrir.»

Autrement dit, le péché ne figure pas l’introduction du mal dans le monde, mais bien plutôt sa révélation, ce qu’induisait l’idée même de tentation à laquelle se rapporte alors la naissance du sentiment de « honte », celle d’y avoir céder en dépit de l’avertissement de Dieu. Ce dernier leur fabriquera des tuniques de peau qui ne l’effaceront pas mais auront pour vertu de l’atténuer, et même parfois de l’oublier, quand pourtant il ne reste plus qu'elle.

Aux yeux d’Agamben, - qui avait introduit son essai par l’évocation d’une performance de l’artiste Vanessa Beecroft mettant en scène une centaine de femmes nues, statiques et impassibles, pareilles à des statues de marbre, « anges implacables et sévères » en dépit de la foule de visiteurs qui les observaient et incarnaient « les ressuscités en attente du jugement », en attente de ce qui aurait pu arriver et qui n’arriva pas -,  « la nudité n’est pas un état mais un événement. », elle n’est « jamais forme ou possession stable. En tout cas, difficile à saisir et impossible à retenir ».

« La simple nudité », perle du Paradis, comme lui, fatalement, demeure perdue. Reste le corps humain, abandonné dans « sa simplicité inapparente ».

Nudités, Giorgio Agamben, traduit par Martin Rueff (Ed. Payot & Rivages, Bibliothèque Rivages)
L'habillé et le nu, André Guindon (Ed. Cerf)

samedi 20 février 2010

Pignol: le chant sacré de Gaïa

Vénus X - Bronze - 1999 -Paul de Pignol


« Je suis seul, semble dire l’objet, donc pris dans une nécessité contre laquelle vous ne pouvez rien. Si je ne suis ce que je suis, je suis indestructible. Etant ce que je suis, et sans réserve, ma solitude connaît la vôtre. »
L’atelier d’Alberto Giacometti, Jean Genet (Ed. L’Arbalète)

Gaïa engendre nos solitudes depuis la nuit des temps. De ses entrailles mystérieuses, nous venons au jour soumis à la nuit, seulement ornée de l'impérieuse absence au précieux rayonnement de l'invisible présence. Tenus par la nostalgie de sa chair  –, celle de cette mère indifférente à notre misérable errance, de son ventre protecteur dont il ne nous reste que la certitude d’en être issus, expulsés dans l'amnésie de sa matrice inaccessible, maintenus dans l’ignorance absolue et révoltante du sens de nos existences de monstres, – il ne nous reste plus qu’à guetter les signes qui nous rassureraient, ceux que la déesse-mère ne saurait manquer d’adresser à ses enfants, plongés dans l’obscurité, afin qu’ils s’orientent sur un chemin qui les ramènerait enfin à elle, Gaïa, et trouver en son sein pleine lumière.

Le sculpteur Paul de Pignol l’invoque et la provoque, sans relâche, par la sculpture et le dessin, lui voue un culte inébranlable. Elle est plus que sa muse, elle est son obsession. Il la nomme Vénus, mère et amante. Il tente de la faire apparaître, de lui offrir corps et âme, chair et parole, cellule par cellule, goutte de sang par goutte de sang, sous des doigts assurés d’une émouvante obstination, fous de délicatesse amoureuse, parfois tremblants de l’impatience et la puissance du désir. Seulement, entre les griffes des ténèbres, la femme absolue, la déesse-mère qui jamais ne se dévoile, demeure l'essentielle prisonnière, vouée à la reproduction perpétuelle. De haute lutte, l’artiste entend bien l’y soustraire ne serait-ce qu'un instant et s’il parvient à tirer de cette profonde nuit d’extraordinaires créatures, comme autant d’ombres tragiques de Gaïa, le mystère de sa Vénus ne s’en épaissit que davantage et l’obsession décuple.

De fait, ces formes totémiques de bronze, d’une beauté sans visage, terrible et parfois menaçante, extraites du néant, exhibant une multitude d’excroissances, de courbes et de rondeurs organiquement féminines, toutes figées sur leur base, enracinées dans le ventre de la terre mais résolument dressées vers le ciel, isolées ou en groupes, toutes imposent la présence surnaturelle, solennelle, inquiétante de la mère originelle.

Elles bruissent, elles chuchotent, certaines crient, d’autres rient ou pleurent, chacune appelle et s’exprime en ce langage pur et majestueux qui se passe des mots et que nous comprenons, que nous portons ancré dans les tréfonds de l’être. Immanentes à Gaïa, elles sont ses messagères venues adresser à Paul de Pignol, qui convoque avec fascinante ferveur l’éternel féminin, son hymne  de Profundis*.

« Au monticule
Décharges
Tout s’écoule
Tout fuit
Le monticule s’écroule
Décharges au-dedans
Décharges au-dedans
Tout s’écoule
Tout m’échappe
Je m’écroule
Au-dedans mes larmes coulent
Je m’écroule au-dedans
Le flux d’en-dedans
Coule et germe
Je m’écoule et je donne
Au-dedans le germe
Pousse la larme au-dedans
Du germe
Je m’écoule
Le germe
La larme coule au-dedans
Et germe
La bave des germes
Lave les larmes des larves. »

Lacrima - 2002 - Paul de Pignol
Par la grâce des Vénus, l’artiste fond dans le bronze le chant sacré de Gaïa, hymne à la vie, louange du chaos de l’origine, célèbre la fécondation divine, grave, l’union sacrée du ciel et de la terre, essentiel équilibre de l’organisme unique, l’unicité de l’Etre universel.

« Au fil de l’œuvre, la béance utérine de sa matrice enfle, s’élargit, creusant un sillon profond de ses entrailles jusqu’au haut du corps, sillon bordé de lèvres tuméfiées, géantes dans lesquelles semble s’engouffrer le Vide (Chaos) », entend Fabrice Lebée dans un ouvrage qu’il a consacré à l’œuvre de Paul de Pignol qu’il collectionne avec passion et confronte à la Vénus de Sandro Botticelli.

« L’homme moderne de Botticelli s’envisageait au centre; Paul de Pignol le remet dans l’axe, écrit-il plus loin, un champ nouveau se libère dans la matière informe des Vénus et déborde infiniment celui d’une problématique ontologique. Ici, l’essence divine se porte dans l’altérité qui nous prédispose au sens. Et son expression révélée, phénoménologie, est la Vie. »

Attentif aux moindres signes tel un aveugle, le sculpteur poursuit l’exploration de l'étrange voie qui le conduit à Gaïa, y pénètre par la faille sensuelle et vertigineuse ouverte par ses émissaires à son dessin.

D’une élégante dévotion, le trait habile du maître s’immisce, fouille l’intimité même de leur matière et dévoile encore et toujours cette foison de cercles fondamentaux, parfaite rondeur de l’enfantement d’un monde, sans cesse renouvelé. Il s’insinue au sein de cette mystérieuse gestation de vie, bouillonnante, vouée aux métamorphoses jusqu’à la mort, ultime nécessité à la résurrection, inhérente à la conception de l’Un infini.

Le chant sacré de Gaïa trouve sa naturelle délivrance dans cette poignante œuvre de chair.

De Profundis*, Paul de Pignol (Ed. D’En Face)
Vénus ou le Mythe aliéné, Sandro Botticelli – Paul de Pignol, Fabrice Lebée (Ed. D’En Face)

dimanche 7 février 2010

Casas Ros, Enigma

(c) Marc Atkins
  
Enigma, le second roman d’Antoni Casas Ros, est une variation de quatre solitudes entre-croisées, tressées les unes avec les autres. Tels des pieds de lierre, elles se sustentent de l’écorce et la sève d’un seul et même arbre, éternellement puissant, enraciné au plus profond de la terre jusqu’à toucher le ciel. Leur arbre de vie s’appelle Littérature.

Elles rendront alors hommage à son énigme par la voie de la fiction, la plus naturelle façon en soi, laquelle peut bien tout s’autoriser. Elles adresseront ainsi d’extravagants clins d’œil à quelques-uns de ses meilleurs serviteurs tels que Pessoa, Bolaño, Fresan, Kawabata, Vila-Matas mais aussi Sade, Balzac, Barbey d’Aurevilly, Apollinaire pour ne citer que ces écrivains parmi tous ceux qui planent souverainement sur Enigma.

Avec Enigma, Antoni Casas Ros interprète une foisonnante partition de sensibilités au monde qui s’expriment dans la solitude de la pensée et de la création. Nous y pénétrons par les dialogues intérieurs qui animent ces quatre singuliers personnages aux étranges destins qui s’entremêlent au cœur de Barcelone : Joaquim d’abord,  professeur de Lettres, tout entier voué à « sa dissection de la littérature » ; Zoé, exceptionnelle étudiante, érudite et fatale, à la « dynamique volcanique et sensuelle » qui le fascine et qu’il surnomme secrètement Fulvia, la fille aux yeux d’or; Naoki, la Japonaise privée de parole dont « le silence intérieur se lisait comme un poème » et qui se livre à la volupté en haute-technologie grâce au iPod Vibe et au rêve de Nimrod; Ricardo, beau ténébreux, allie toujours la poésie à la mort qu’il sème, d’autant qu’il espère percer un jour, par l’écriture, le mystère d’« une dimension des choses qui demeure », ce même mystère « qui jette son voile sur le visage et les yeux de ceux qui, face à [lui], vivent leurs derniers instants ».

« J'aime les extrêmes, je suis attiré par le monstrueux et par la beauté parce qu'ils se rejoignent, se touchent presque et se cherchent sans fin. Lorsque la beauté est fascinée par la laideur ou l'inverse, il se produit pour moi une sorte d'alchimie que je ne peux expliquer mais qui suscite une sorte de fraîcheur créatrice. Le seul personnage qui ne soit pas ambivalent, c'est Zoé, les trois autres sont soumis à de violents contrastes entre la violence et la beauté », déclarait Antoni Casas Ros dans un entretien publié la semaine dernière par Fluctuat.net.

Enigma est également l’expression d’un paradoxe qui attache, tout au long des pages, les personnages entre eux - chacun aux prises avec ses propres désirs et frustrations, rêves et angoisses, réalités et fictions – et au plus près par le biais d’un projet littéraire fou, en même temps qu’il les délivre de leurs multiples chaînes révélées notamment par leur confrontation fantastique à l’Ange de l’Onyx.

« J’avais envie de lui dire : Ne reviens jamais, ne réapparais plus, mais je me tus, comme si j’avais retrouvé le silence d’avant l’Onyx. » s’émeut Naoki, après sa nuit d’amour avec Ricardo et la découverte d’ « une forme de jouissance qui [la] terrifiait ».

Enigma se distingue également dans la chair que l’art et l’amour transfigurent, renfermant le pouvoir de la libérer de ses tabous, unissant le quatuor plus intimement encore dans la jouissance et la sensualité des corps, surmontées de l’illusion superbe et provocante d’atteindre à la vérité d’un tout.

« Le corps de Zoé est un poème, votre corps est un poème, celui de Ricardo aussi, et c’est un peu comme si nous formions à nous quatre une vérité poétique qui s’exprime à travers la sexualité, qui invente un grand corps où quatre fragments trouvent leur complétude » explique ainsi Naoki à Joaquim.

Antoni Casas Ros, comme dans son premier roman Le Théorème d’Almodovar, prône une sexualité ouverte qui ne doit pas avoir peur d’elle-même, qui exclut la culpabilité d’un désir charnel, profond et intime de l’autre, quel que soit son sexe, et porte en elle la promesse d’une vision du monde renouvelée.

Enigma est une part du secret qui unit Antoni Casas Ros à la fiction en existence, à l’existence en fiction d’Antoni Casas Ros.

Enigma, Antoni Casas Ros (Ed. Gallimard, Nrf) 

mercredi 3 février 2010

Vuillard, d'or monstre

Atahualpa, Fourteenth Inca (1750-1800) Brooklyn Museum

Conquistadors, le dernier roman d’Eric Vuillard, n’est pas le récit de la conquête du Pérou par Pizarre,  ce n’est pas un récit historique, ni un roman épique. Il n’appartient pas à tel genre. Il serait bien trop réducteur de qualifier une œuvre de telle ampleur, d'une portée à toute force mystique. 

Il ne s'agit pas d'un récit. Conquistadors est tout entier vision, au sens théologique du terme. La révélation monstrueuse des ténèbres, par une nuit sombre, faite à Pizarre dont la vision, gravée sous la plume surnaturelle de Vuillard, surgit comme celle des tablettes d'un prophète. Le Pérou pour terre promise,  tel « un sac d’or ».

Pizarre et ses apôtres dont Vasco Nunez de Balboa, Hernando de Soto, Sebastian de Benalcazar, Almagro et Orgonez, au nom du Dieu des chrétiens, marchaient sur l’Empire Inca érigé à la gloire du Dieu Soleil, que symbolisait l’or de son représentant sur terre, Atahualpa.
« Et le soleil, par-delà les choses, fit émaner d’eux la puissance ; par une ironie sanglante, lui, le père des Incas, parla une langue de feu, fit don aux chrétiens du sang de ses fidèles, leur octroya une jouissance inouïe sur la terre d’anéantir et de fonder ; leur permit  même de détruire sa propre idolâtrie, de faire jaillir depuis une source plus profonde le sacré, de parcourir –bêtes nomades – des milliers de collines, de ferrer leurs mules avec de l’or, d’aller – jusqu’aux limites extrêmes de la certitude, aux confins de l’affirmation et de la négation – s’entretuer, s’unir, se séparer comme nul avant, peut-être, n’avait eu l’occasion ni la force de la faire ; libres, profanant tout, d’une iniquité considérable, portant dans le cœur une conception enragée de ce qui est voyant sans cesse la richesse devenir feu et cendres, sa lumière éclairant une fondation et une dévastation sans mesure, la fin d’un monde – la gloire. »
La férocité et la ferveur de la foi des Conquistadors étaient venues sur ces terres andines confronter celles de ces païens, mystérieusement couverts d’or, eux, qui en étaient indignes. Pizarre en avait fait le serment. 
« Il l’aura cet or qui abrite le feu en son centre. Ce premier né du sol et de la lumière, cette primitia, c’est lui qui l’offrira en holocauste à Dieu. Il faut un feu dans son royaume. L’or n’est-il pas le symbole du monde ? »
N’était-ce pas Dieu lui-même qui appelait Pizarre ? « Il pressentait les liens secrets entre l’or, le soleil, l’immense flamme qui consume et dévore – l’amour de Dieu. Des rapports, mystérieux aux autres, lui semblaient d’une telle évidence ! Pour lui Dieu était une énigme qui traverse la vie et réclame un tribut. »

A la tête de sa petite armée de fidèles, Pizarre, le visionnaire, Pizarre, le prophète, marchait depuis des années, mu par une détermination de démon, d'une brutalité sans limites, sur cet empire bâti d'or, afin d'en annihiler l’insulte, d'en faire taire le blasphème. 

A l’heure de son exécution, l’Inca interroge le conquistador sur la destination des chrétiens après la mort. Pizarre, lui, déjà englouti, détaché de la vie, « […] tout seul avec la mort sur son arpent brûlé », dans l'intimité de sa pensée d'homme, chrétien de surcroît, soupèse la nature de l'Indien pour lui refuser aussitôt toute valeur de créature divine.
 « Qu’est-ce que c’est, un Inca ? Un papillon de lumière ? Une toile d’araignée ? »
Les Conquistadors, enfiévrés, aveuglés, poursuivaient leurs campagnes dignes des croisés, grimpaient, campés sur leurs chevaux,— ces montures effrayantes et extraordinaires aux yeux des Indiens—, en direction des sommets où siégeait la précieuse vérité, éblouissante, dans ses scintillements d’or. 

Ils jouissaient même du goût « du sang et de la boue. Mais aussi [d’] une sorte d’étourdissement ou d’ivresse. Une immense fatigue, l’écho des ravins répercutant un unique soupir. Car c’est Dieu, le Dieu du peuple du pardon, celui de la piété mariale, celui des retables et de la lumière, visible dans le cercle posé sur la tête des rois, qui à chaque coup d’arquebuse recueillerait les pluies d’or ».

Ils avançaient encore et toujours, assiégeaient, brûlaient, exterminaient, semaient le chaos, « remportant des victoires sur l’obscurité et le silence ». Et si parfois le doute les assaillait, en une fulgurante brièveté, « Peut-être que Dieu n’approuvait pas ? »,  ils repartaient bientôt, appelés vers l’Invisible aux reflets d’or, irrésistible. Leur Saint Graal. « Dieu a-t-il mis l’or vers le ciel ?»

Pizarre en ignorait la réponse. Et en dépit de « ses angoisses et ses désirs de mort », il avait foi en sa propre vision irréductible, en son « sentiment d’élection ». Il pensait que « l’esprit pouvait peut-être entrevoir avant nous les choses de ce monde » et voulait croire qu’il « était un homme du futur », celui de l’offrande suprême.

Rien ne saurait les arrêter. Les Conquistadors poursuivaient leur mission de droit divin. « Le Déluge n’avait pas englouti toute la race de Caïn, il avait épargné quelques hommes. » Ceux-là, emmenés par Pizarre, « venus du bout du monde, […] se jetteraient sur les peuples, puis, une fois conquises les richesses, ils s’allongeraient dans l’herbe pour mourir. »

En attendant, ils avançaient encore sous l’immense ciel, gravissaient les Andes, se rapprochaient de l’Inca Atahualpa et ses rivières d’or, lui, qui « régnait seul sur l’empire ». Enfin, Pizarre comprit que « sa nuit » survenait, que c’était « depuis cette obscurité, qu’il allait sortir du néant ».
« Il faisait enfin face à l’adversaire qu’il s’était créé. Toutes les trompeuses lumières de la découverte et de la richesse facile s’étaient déjà éteintes. Il ne croyait plus qu’en Dieu et en un incroyable effort pour vivre. Il sentit en lui un arbre épais, frémissant, un mouvement naturel irrésistible. »
La volonté de puissance de Pizarre était bel et bien forgée par Dieu. Il « [voulait] vaincre avec le corps. Il [voulait] vaincre au-delà de la volonté […] ». 

Lui, « l’obscur, il nommait, il baptisait. Seul un exploit pourrait le tirer hors du noir. Pour que le néant cède une place à sa chair, il devait accomplir une chose inouïe. Afin de surplomber l’obscurité de sa naissance, la première marche était si haute que la gravir tenait réellement du prodige ».

Ils sont en nous ces Conquistadors éperdus, et nous avons oublié Eric Vuillard comme lui-même parfaitement habité d'un somptueux souffle poétique, s’est sans doute oublié. Sa main a laissé filer une plume envoûtée, guidée par la vision que lui souffla Pizarre, en une bouleversante confession d’outre-tombe.

Il lui avoua tout de son rêve furieux, de son « ardente passion d’imiter la souveraineté de Dieu. Il voyait une image radieuse dans ses crimes et ses désordres. Il priait avec ferveur au nom d’un orgueil étrange, à la fois terrible et coupable, mais ne passait pas par l’estime de soi. Il implorait sans cesse le secours du Sauveur, mais il ne réprimait pas en lui le désir de conquête car il se disait l’instrument sale et périssable d’une horreur nécessaire. Il savait que lorsque Dieu tarde à nous secourir c’est pour mieux nous éprouver, c’est par une faveur plus extraordinaire que la victoire des armes, afin de nous faire vaincre un mal plus secret et dangereux que le fer. Car tout notre pouvoir vient de Dieu, c’est lui qui forme en nous notre volonté et c’est encore lui qui décide du résultat de notre action. Ainsi, Pizarre brisa et brûla le veau d’or. »

Les Conquistadors, « hommes taillés dans le charbon » à l'instar des gravures de Goya,  avançaient toujours, portés par leur sombre et inlassable désir, fascinés par leur propre souffrance, vers cet or, monstre de Dieu.
« Ils veulent savoir. Ils veulent aller jusqu’à ce mal terrible, jusqu’à se perdre, jusqu’à mutiler en eux la chose humaine. Ils veulent se voir morts, princes de la puissance et de l’air ; ils veulent que les signes s’accomplissent. »
Pizarre et ses Conquistadors œuvraient au sacrifice. « Le goût de l’or était celui du sang. » La maudite alchimie prévaut encore de nos jours.

Conquistadors, Eric Vuillard (Ed. Leo Scheer)

dimanche 13 décembre 2009

Tsvétaeva, d'amour vampiresse

Marina Tsvétaeva - Photographe non identifié

Ce texte a été recomposé pour la série que le philosophe Jean-Clet Martin a consacrée aux Vampires sur son blog Strass de la philosophie

La poétesse russe Marina Tsvétaeva, après avoir lu Le Vampire, conte populaire issu d'un recueil d'Alexandre Nikolaïevitch Afanassiev, s'était longuement demandée pourquoi la jeune héroïne Maroussia, que les histoires de vampires effrayaient tant, avait bien pu refuser d'admettre qu'elle en avait réellement rencontré un, alors qu'elle savait aussi fort bien qu'en le nommant, elle se sauverait sans doute.

« Pourquoi disait-elle "non" à la place de "oui". Par peur ? » s'était interrogée Tsvétaeva qui n'oubliait toutefois pas que, saisi d'épouvante, on pouvait tout « aussi bien se cacher au fond de son lit que se jeter par la fenêtre ». Seulement dans le cas de Maroussia, la poétesse avait compris, en l'occurrence, qu'il s'agissait d'une peur a priori contre-nature, subtile, inattendue, d'une peur transcendée.
« La peur, si vous voulez, mais plus autre chose. La peur plus quoi ? Quand on me dit : fais telle chose et tu seras libre, si je ne fais pas telle chose, c'est que je n'ai pas tellement envie de ma liberté, c'est que la non-liberté m'est plus chère. Et qu'est-ce que la non-liberté si chère aux hommes ? L'amour. »
Ainsi, Marina conclut que la seule explication à l'intrigante option, si lourde de conséquences, était que « Maroussia aimait le vampire, c'est pourquoi elle ne l'a pas nommé et a perdu coup sur coup sa mère, son frère, sa vie. Passion et crime, passion et sacrifice. »

La peur avait été métamorphosée, le dégoût surmonté, la répulsion dépassée dans la fascination de la force surhumaine et la transgression de l'interdit ouvrait dès lors l'horizon exaltant de l'amour éternel, à la fois coupable de complicité avec le Mal et angélique, puisque Maroussia allait révéler au sanguinaire gaillard la tentation du Bien. Elle se livra d'elle-même corps et âme, enivrée de cette passion dévorante, après lui avoir sciemment sacrifié les plus proches membres de sa famille, source originelle de son sang.

Ce conte retentit profondément, plus que de raison peut-être, en Marina Tsvétaeva. De fait, Le Vampire allait bel et bien s'emparer d'elle, la posséder, l'obséder au point d'inquiéter son esprit d'où jaillira un poème en 1922. Elle ne s'en sera pas exorcisée pour autant. Suprême Le Gaillard, assoiffé de ses substances vitales, s'était durablement installé au coeur de son être, instillé patiemment dans le flux de ses veines, pleines d'un sang enfiévré.

« Ma rupture avec la vie devient de plus en plus en plus irrémédiable. J'ai émigré, j'émigre, emportant avec moi toute ma passion, tout l'indépensé, non comme une ombre exsangue, mais emmenant tellement de sang que j'en aurais su traire et abreuver tout le royaume d'Hadès. Oh j'aurais su le faire parler moi le royaume d'Hadès ! », écrivit-elle alors à l'autre grand poète russe Boris Pasternak avec lequel elle entretenait depuis plusieurs années une correspondance abondante, riche d'une prose indéfectiblement poétique et passionnée, témoin d'une amitié amoureuse exaltée.

Elle ne cessa cette année-là ses réflexions sur la « non-liberté entre les êtres », avant de revenir, quelques années plus tard, concrètement sur le texte et de s'employer à la traduction de son poème russe en français qui deviendra, après plus de huit mois de travail, Le Gars.

Et ne parvenant toujours pas, sans doute, à se défaire de l'insatiable Gaillard, elle tira de son texte en français, un autre conte cette fois d'une plus grande fidélité à la fable d'origine écrite par Afanassia.

Tsvétaeva conta alors :
 « L'histoire d'une jeune humaine qui aima mieux perdre ses proches, soi-même et son âme, que son amour. Ceci est l'histoire d'un damné qui fit tout pour sauver de soi celle qu'il devait infailliblement perdre. D'une humaine devenue inhumaine. D'un damné devenu humain. Et finalement de deux devenus un. D'une qui, à travers la mort, l'oubli, la maternité – aima. D'un qui à travers la mort, l'oubli, la maternité de l'aimée - aima. Contre lui-même et son damné amour – aima. »
Et tout comme son personnage de fiction, Marina Tsvétaeva avait « peur, à voix haute, peur d'attirer le mauvais sort, j'ai peur d'attirer – quoi ? », avouait-elle le 22 mai 1926, à Pasternak après lui avoir soufflé : « Tu ne connais pas ma vie, précisément cette fréquence du mot vie : Et jamais tu ne l'apprendras dans mes lettres » et cela, aussi puissant qu'était le lien transmental qui les unissait, même si l'encre vitale coulait entre eux, les abreuvant comme un sang, et quand bien même elle vivait chaque seconde avec l'âme du poète, sa vie, sa chair, demeurerait mystère.

Boris Pasternak - Photographe non identifié
« [...] de toutes parts, l'amour, l'amour, l'amour. Et cela ne me fait aucun plaisir [...] Tu as brusquement découvert l'Amérique : moi. Non, fais-moi découvrir l'Amérique », intima-t-elle à Pasternak dans une longue missive.

La jeune femme, — infiniment torturée, aux prises avec son exigeant vampire que, d'évidence, figurait le poète —, se livrait résolument et « peu [lui] import[ait ] où [elle s']envol[ait] ».
« Peut-être est-ce là que réside ma profonde amoralité (non-divinité). Car je suis moi-même Maroussia : honnêtement, comme il convient (étroitement comme il ne se peut pas), tenant parole, me défendant; me protégeant du bonheur, à demi morte (pour les autres, plus qu'à demi, mais je le sais bien, moi), ne sachant pas au juste moi-même pourquoi il en est ainsi. »
Son incantation mystique et enflammée de possédée se poursuivait à l'adresse de son Boris bien-aimé, dans la douleur, incertaine de vouloir lutter contre l'appel ténébreux malgré le chant des anges qui la portait encore, à l'instar de son propre conte :
 « Obéissante alors que je me fais violence et même allant vers cet Hymne des Chérubins, vers une voix, par la volonté d'autrui non par la mienne. »
Elle avait saisi dans l'histoire du Gaillard et de Maroussia un écho intuitif d'Orphée et Eurydice qui la bouleversait. « Orphée est venu la chercher pour vivre, l'autre est venu chercher la mienne [Maroussia] pour ne pas vivre ».

Eurydice, là, dans l'interminable couloir des Enfers, portait, comme Maroussia, « tout ce qui, en elle, aimait encore, dernier souvenir, ombre d'un corps, échancrure du coeur, que le poison de l'immortalité n'a pas encore touché [...] Par le venin de l'immortalité s'achève la passion des femmes. Tout ce qui en elle répondait à son nom de femme le suivait, elle ne pouvait pas ne pas l'imiter, bien qu'elle ne le voulût peut-être plus.»

La poétesse savait son destin de damnée. Elle l'entendait scellé par le pacte de l'amour immortel. 
« Le sang m'est tout de même plus proche que le fluide du sang "abstenu"... Ah ! si le mien avait de quoi s'abstenir ! Tu sais ce que je veux lorsque je veux. L'obscurcissement. L'éclaircissement. La transfiguration. Le cap extrême de l'âme d'autrui - de la mienne. Des mots que l'on n'entendra, que l'on ne dira jamais. De l'inexistant. Phénoménal. Un miracle.»
Elle pria Pasternak de lire Le Vampire original et lui dédia son Gaillard, en prose, « écrit pour la voix » qui tout entier parle d'elle, qui s'entend tel un « moment solennel de messe orthodoxe : prière dite des Chérubins. Fracas de tonnerre, vitres en éclats, nuées, tourbillon, prêtre, et fidèles à terre... nommée par son nom la dormeuse se réveille, l'égarée se retrouve, lève enfin les yeux et tend enfin les bras. Puis c'est le bienheureux envol à deux dans la perdition éternelle. »

Tsvétaeva disait voir les Enfers : « je dois être encore à un très bas degré de l'immortalité. »
« Que feront-ils dans le feu-bleu ? Voler éternellement vers lui ? Aucun satanisme. L'hymne des Chérubins ? [...] Boris, j'ignore ce qu'est le sacrilège. Un péché contre la grandeur, quelle qu'elle soit, car il n'y en a pas beaucoup, il n'y en a qu'une. Toutes les autres ne sont que des degrés d'intensité. L'amour ! Ou peut-être les degrés du feu ? Feu - pourpre (celui d'avec les roses, celui du lit), feu -azur, feu -albe. (Le (dieu) blanc peut-il être blanc par la force, la pureté de l'ignition ? la pureté. Que je vois constamment comme une ligne noire (simplement une ligne). Ce qui brûle sans chaleur est un dieu. Mais ceux-ci, les miens, laissent dans l'espace d'immenses haillons de cendre. Et c'est cela, Le Gaillard.Ce n'est pas pour rien que je t'ai dédié ce poème [...] »
Marina Tsvétaeva règne ici en gloire, sublime gaillarde, vampiresse du verbe aimer, poétesse immortelle.


Le Gars, Marina Tsvetaeva (Ed. Des femmes - Antoinette Fouque)
Correspondance à trois - Rainer Maria Rilke, Boris Pasternak, Marina Tsvétaïva (Ed. Gallimard, L'imaginaire)