vendredi 9 octobre 2009

Faulkner, l'oeuvre du sang


Mrs County – Mississipi 1935 (c) Arthur Rothstein


« [...] Il y a cet aurait-pu-être qui est l'unique rocher où nous nous cramponnons au-dessus du maelström de l'insupportable réalité ; et ces quatre années pendant lesquelles je croyais qu'elle attendait comme moi j'attendais, tandis que le monde stable qu'on nous avait appris à connaître se dissolvait dans le feu et la fumée jusqu'à ce qu'aient disparus la paix et la sécurité, l'orgueil et l'espoir, et qu'il ne restât plus que les vétérans de l'honneur mutilé, et l'amour. Oui, il faudrait qu'il y ait l'amour et la foi : c'est cela que nous avaient laissé les pères, les maris, les fiancés, les frères, qui portaient l'orgueil et l'espoir de la paix à l'avant-garde de l'honneur comme ils portaient les drapeaux ; il fallait que cela existe, sinon pourquoi les hommes se battent-ils ? pour quoi d'autre mourir ? Oui, mourir non pas pour la vanité de l'honneur, ni pour l'orgueil, ni même pour la paix, mais pour cet amour et cette foi qu'ils laissaient derrière eux. Car il devait mourir, je le sais, je le savais, comme le devaient la fierté et la paix : sinon comment prouver l'immortalité de l'amour ? Mais pas l'amour et la foi eux-mêmes, non. L'amour sans espérance peut-être, la foi avec fort peu de quoi être fier : mais l'amour et la foi au moins au-dessus du meurtre et de la folie, pour sauver au moins de la poussière humiliée et condamnée quelque chose en tout cas de l'ancien enchantement du coeur, désormais perdu. »

Absalon, Absalon !, William Faulkner, traduction de R.-N Raimbault avec la collaboration de Ch.-P Vorce (Ed. Gallimard, L'imaginaire)


Mest avis que William Faulkner ne fut pas ce qu’il fut et qu’il fut ce qu’il ne fut pas, pourtant son grand œuvre est parce que, quand en parlant de son grand œuvre, nous disons était, William Faulkner n’est plus. Mais son grand œuvre est, donc William Faulkner doit être.

Je dis : entre Faulkner et son œuvre, les liens sont ceux du sang. Pas n’importe lequel, le sang du Sud, celui des Snopes, celui qui coule et se répand sur les rives du Mississipi, de celui qui unit Darl, Jewel et les autres, tous les autres, à Addie, elle, qui a cru que « la raison était le devoir envers ce qui vit, envers le sang terrible, le sang amère et rouge qui bout à travers la campagne ». Et qui ne meurt jamais.

Darl sent tout. Il sait tout tandis que la mère agonise. Pas si fou le fils. Il l’avait entendue penser tout haut, se rappelant les mots de son grand-père : « le but dans la vie c’est de se préparer à rester mort très longtemps. »

Il a peut-être même compris qu’Addie pensait qu’il lui faudrait « les regarder jour après jour, chacun et chacune avec leurs secrets et leurs égoïsmes, le sang des uns étranger au sang des autres et au mien », qu’il s’agissait de son seul moyen de « se préparer à rester morte », au point qu’elle en haïssait son propre père de l’avoir engendrée.

Addie en vie était déjà à l’agonie : « Il me tardait de les prendre en faute pour pouvoir les fouetter. Quand la cravache frappait, c’est sur ma chair que je la sentais ; quand la peau se boursouflait, se sillonnait, c’était mon sang qui coulait et à chaque coup de la cravache, je pensais : Maintenant vous remarquez ma présence, maintenant je suis quelque chose dans votre vie secrète et égoïste, moi qui ai marqué votre sang avec le mien pour l’éternité. »

La polyphonie du sang oui j’ai commencé par lire Absalon ! Absalon ! que je lui ai dit Il était devenu tout drôle pas surpris non plutôt un brin désarçonné puis dubitatif Haussement d’épaules réciproque Peut-être bien après tout Qu’est-ce que cela change La vérité C’est vrai M’est avis qu’on peut bien tirer les fils par tous les bouts que l’on trouve je pense L’essentiel c’est de finir par démêler un peu même la mort continue de compliquer la donne Quentin en sait quelque chose. Qu’on en parle avec Caddy un peu, si on ne me croit pas. Benjy peut rien dire. Il revient de loin, le jeune Compson. Enfin… En est-il seulement jamais revenu… ? 


« Tu ne penses pas à une chose finie tu contemples une apothéose dans laquelle un état d’esprit temporaire deviendra symétrique au-dessus de la chair et conscient à la fois de sa propre existence ainsi que de la chair il ne te mettra pas entièrement de côté ne sera même pas mort et moi temporaire et lui tu ne peux pas supporter la pensée qu’un jour tu ne souffriras plus comme ça maintenant nous arrivons au point tu sembles ne voir en tout cela qu’une aventure qui te fera blanchir les cheveux en une nuit si j’ose dire sans modifier en rien ton apparence tu ne le feras pas dans ces conditions-là ce sera une chance à courir et ce qu’il y a d’étrange c’est que l’homme conçu accidentellement et dont chaque respiration est un nouveau coup de dés truqués à son désavantage ne veut pas affronter cette étape finale qu’il sait d’avance avoir à affronter sans essayer d’abord des expédients qui vont de la violence aux chicaneries mesquines expédients qui ne tromperaient pas un enfant  et un beau jour poussé à bout par le dégoût il risque tout sur une carte retournée à l’aveuglette un homme ne fait jamais cela sous l’impulsion du désespoir du remords ou du deuil il ne le fait qu’après avoir compris que même le désespoir, le remords et le deuil n’avaient pas grande importance pour le sombre jeteur de dés et moi temporaire et lui ».

Personne ne sait ce qu’il sait monsieur Quentin et lui Faulkner Ils sont partis avec Sûrement rapport au sang de la mère, elle l’a dit à Jason et à Dilsey. Elle répétait consciencieusement ce qui lui avait été dicté depuis toujours l’obéissance le droit du sang « élevée dans la croyance que les gens devaient se sacrifier pour ceux de leur chair et leur sang » C’est dans le sang ce n’est pas pour rien si Caddy « sent comme les arbres ».

« Rien qu'en imaginant le bouquet d'arbres il me semblait entendre des murmures des désirs secrets sentir le battement du sang chaud sous des chairs sauvages et offertes regarder contre des paupières rougies les porcs lâchés par couples se précipiter accouplés dans la mer et lui il faut se tenir éveiller pour voir le mal s'accomplir.»

M’est avis que c’est ce sang bouillant qui irrigue l’œuvre de Faulkner – d'un puritanisme singulier – substance aussi vitale que mystérieuse, qui charrie tout comme une rivière en crue, le passé, le présent, l’avenir, la vie, la mort je me demandais comment il était possible qu’un simple petit tir de pistolet et une peau trouée le sang versé puisse suffire à basculer dans cet état inacceptable de cadavre, enveloppe d’être disparu et sans que cela ne semble plus jamais étonner les adultes si prompts à le faire couler d’une façon ou d’une autre Ils devaient avoir compris quelque chose qui d’évidence m’échappait Si y’a plus de sang y’a plus de vie C’est la mort odieuse la fin du commencement ou le contraire dont on ne sait rien Quand on tue on va brûler en enfer ils disent pourtant savoir La vie elle c’est blanc sacrée alors le sang rouge c’est sûrement Dieu qui est dedans C’est peut-être qu’ils espèrent tant le voir que les hommes s’entretuent Tais-toi tu dis des bêtises c’est le diable qui te les fait dire M’en fous moi je sais que c’est pas que le mal dans mon  sang je pense à Lautréamont le sain et le malsain, l’en-deçà et l’au-delà. Chaud, froid, visqueux, vigoureux, bleu, rouge, vicié... les mots ne manquent pas pour qualifier l’œuvre du sang, véhicule de l'âme qui contient toutes les empreintes depuis le premier jour du monde, la grande combinaison.

Présence coupable femme maudite bon sang Miss Rosa Eve Créature maléfique qui porte fautes et péchés et les transmet par le sang, de transfusions en transfusions elles participent de l’œuvre du Mal.

Femme, à la fois victime et bouc émissaire surtout, objet de tous les désirs, de tous les délires, de toutes les bassesses et largesses aussi, artère vitale de l’homme du Sud. Mère, épouse, fille, sœur, nièce, voisine, gamine, chacune responsable, chacune source des plus épouvantables folies, les plus belles aussi, mises en œuvre par l’homme, chacune douée de cet « instinct de la dissimulation » Sanctuaire Epis de maïs Bordel la chair souillée Temple d’un sang impur et venimeux poison de l’âme femme

« Allongée, la tête légèrement soulevée, le menton déprimé, comme une figure détachée d’un crucifix, elle regardait avec horreur quelque chose de noir et de furieux sortir en rugissant de son corps pâle. Elle était ligotée sur le dos, toute nue, sur un wagon-plate-forme roulant à une vitesse vertigineuse sous le tunnel obscur ; au-dessus d’elle les ténèbres coulaient en lignes rigides, le grondement des roues de fer emplissait ses oreilles […] Loin derrière elle, elle pouvait entendre le bruissement léger et furieux de la balle de maïs. »

Et puis, le sang honteux qui ne cesse de couler sur le siège de la passagère de Popeye, révélateur de toute noirceur dissimulée dans le pigment carmin. Temple « assise, les jambes serrées, elle suivait le tiède et insensible écoulement de son sang, et répétait en elle-même avec hébétude : « je saigne toujours. Je saigne toujours. »

William Faulkner - Début des années 1940 - Alfred Eriss
L’œuvre de Faulkner ne fait qu’un avec sa propre existence, avec sa chair du Sud. Il est vivant, organique, y puise son sang qui trempe sa plume et dont s'abreuvent les hommes et femmes assoiffés, autant de vampires, fantômes, démons qui peuplent et gravent de leurs griffes ses pages en-dessous. Ce sont les siens, il les connaît un par un, il les a observés, tant côtoyés, ce sont les siens, ces monstres blancs qui ont peuplé ces terres sauvages, où ils ont mêlé ce sang qu'il a vu battre aux tempes, l’ont souillé, bafoué, déshonoré, vendu, grandi aussi.

La Ligne de chemin de fer La guerre de Sécession Les Nègres Les Femmes Le Sexe les Héros Les Lâches Le Pouvoir La Foi L’Argent ça en fait couler du sang il en faut du sang pour abreuver de telles rivières c'est fou ce qu'un dentier change la vie d'un homme  et tous ceux qui l'entourent folle ironie du sang

Il s'agissait pour Faulkner de « descendre jusqu’au plus obscur et au plus secret de sa mémoire, s’y enfoncer jusqu’au lieu et au temps profonds où elle cesse d’être seulement la sienne pour se confondre avec la mémoire de tous, et remonter ensuite pour l’exorciser et la recréer par la magie du langage, telle sera la quête primordiale », pense André Bleikasten.

M’est avis que c’est bien Une Vie de romans Dans vie il y a sang pas de mémoire sans lui des blessures, violences et morts tout le temps Constat douloureux condamnation sans appel Envie de leur plonger la tête dedans dans tout ce sang sacré mêlé de vin avant de l’en extraire pour les placer devant le miroir où affronter leurs vrais visages non ceux qu’ils s’attendent à voir Absalon ! Absalon ! l'expression d''une pitié infinie.

« Tous deux le frère et la sœur, singulièrement semblables comme si la différence de sexe n’avait fait qu’intensifier dans la communauté de leur sang une effrayante et insupportable ressemblance, échangeant entre eux des phrases brèves laconiques hachées, comme des soufflets, comme s’ils tenaient face à face se frappant tour à tour, sans essayer ni l’un ni l’autre de se garder des coups : 
Maintenant tu ne peux plus l’épouser.
Pourquoi ne puis-je plus l’épouser ?
Parce qu’il est mort.
Mort ?
Oui. Je l’ai tué
»

Certains iront vomir quand ils feront l’amour d’autres riront à gorge déployée qui s'entaille si bien Ce sang ne peut-il engendrer que des lignées de Freaks Partout règne l’odeur du sang maudit les rapaces planent sans relâche où est l’humain où est la bête…

« Alors ce fut tout. C’aurait dû être tout ; cet après-midi quatre ans plus tard aurait dû arriver le lendemain ; les quatre ans, l’intervalle : chute d’intérêt, simple atténuation  et prolongation d’un dénouement déjà prêt à se produire, à cause de la guerre, d’une stupide et sanglante aberration dans la haute (et impossible) destinée des Etats-Unis, peut-être provoquée par cette fatalité familiale qui possédait , comme tout autre événement, cette étrange absence de proportion entre la cause et l’effet  qui caractérise toujours le destin quand il en est réduit à se servir d’êtres humains comme instruments, comme matériaux ».

Rivières de lave aux méandres rougis delta couleur de braises granges enflammées le sang incendié circule entre les cendres et la boue dépose ses sédiments amers marécages de la nuit des temps creuse les lits et les cimetières où reposent les égorgés Lumière d’août

De l’avis de Varner « même une idiote n’aurait pas besoin de venir de l’Etat du Mississipi pour s’apercevoir que l’endroit qu’elle a quitté ne diffère guère de celui où elle est. Même s’il s’y trouve un frère qui objecte à ce que sa sœur coure la nuit. Et en même temps, il pense j’aurais fait tout comme le frère ; le père aurait fait de même. Elle n’a pas de mère, car le sang paternel hait, plein d’amour et d’orgueil, tandis que le sang maternel, plein de haine, aime et cohabite. »

lundi 21 septembre 2009

Duras, le fossé noir de La Douleur


Le charnier de Bergen-Belsen découvert en 1945
La Douleur de Marguerite Duras n’était pas destinée à la publication. Loin de toute fiction, il s’agissait d'une pièce intime, un journal personnel par lequel elle hurlait, à la face monstrueuse de l'Holocauste, l’impuissant cri muet de la femme en souffrance qu’elle était au printemps 1945, comme l’étaient la concierge de l’école, Mme Bordes, et des millions d’épouses, mères, sœurs et filles, unies dans la tragique attente, au moment de la libération, d’un signe de vie des maris, pères, frères et fils engloutis par les ténèbres nazies.

Sa Douleur, Duras, l’avait confiée au cœur de deux cahiers d’écolier, trois mois durant, dans l’attente interminable, obsédante de nouvelles de Robert L. quelles qu’elles puissent être, pourvu qu'elle en obtienne, à l’heure des camps de concentration enfin libérés. Savoir. Elle vivait uniquement dans cette cruelle et folle attente, oscillant à chaque respiration entre l’espoir - de son retour ou celui de sa mort, symbole tour à tour d’horreur et de délivrance - et le désespoir de, peut-être, ne jamais rien connaître de ce qu’il advint de l’être aimé, à l’imaginer soumis à la torture de la faim, du froid, de la cruauté nazie, à sentir jusqu’à l’odeur putride du charnier où des milliers de corps squelettiques gisaient abandonnés, hantée par le sien dans cette mort sans sépulture où perdurait son martyre au creux du fossé noir.
« Dans un fossé, la tête tournée contre la terre, les jambes repliées, les bras étendus, il se meurt. Il est mort. A travers les squelettes de Buchenwald, le sien. Il fait chaud dans toute l’Europe. Sur la route à côté de lui, passent les armées alliées qui avancent. Il est mort depuis trois semaines. C’est ça qui est arrivé. Je tiens une certitude. Je marche plus vite. Sa bouche est entrouverte. C’est le soir. Il a pensé à moi avant de mourir. La douleur est telle, elle étouffe, elle n’a plus d’air. La douleur a besoin de place […] De l’autre côté aussi c’est le soir. Dans le fossé l’ombre gagne, sa bouche est maintenant dans le noir […] rien ne m’appartient plus, que ce cadavre dans un fossé. »
« Sa mort est en moi. Elle bat à mes tempes. » Les doigts fins et transparents de Dominique Blanc se posent en tremblant de chaque côté de son crâne, assise à cette table de bois, sur la scène dépouillée du Théâtre de l’Atelier, où l’extraordinaire comédienne n’incarne pas seulement Marguerite Duras dans ce rôle taillé sur mesure par Patrice Chéreau, elle est La Douleur universelle.

De discrètes larmes coulent de ses yeux cernés, hagards, sans cesse plongés au fond du fossé noir, tout au long de ce terrible monologue, sur des joues creusées, couleur de cendres, sa parole ne s’exprime pas seulement par ses lèvres pâles, non. Le tourment funeste, obscur, épouvantable, émane de tout son être, jaillit de chaque parcelle de sa peau,  accompagne chacun de ses gestes. Le spectateur, de plus en plus meurtri, - en prise directe avec cette âme brisée dans une chair fragile, guettée par la folie et la mort -, sent ses propres larmes déborder du cœur même, dans le violent chaos intérieur que doit produire à jamais l’écho de l’effroyable vérité de la Shoah.
« De Gaulle n’attend plus rien, que la paix, il n’y a que nous qui attendions encore, d’une attente de tous les temps, de celle des femmes de tous les temps, de tous les lieux du monde : celle des hommes au retour de la guerre. Nous sommes de ce côté du monde où les morts s’entassent dans un inextricable charnier. C’est en Europe que ça se passe. C’est là qu’on brûle les juifs, des millions. C’est là qu’on les pleure. L’Amérique étonnée regarde fumer les crématoires géants de l’Europe. (…) Nous appartenons à l’Europe, c’est là que ça se passe, en Europe, que nous sommes enfermés ensemble face au reste du monde. Autour de nous les mêmes océans, les mêmes invasions, les mêmes guerres. Nous sommes de la race de ceux qui sont brûlés dans les crématoires et des gazés de Maïdanek, nous sommes aussi de la race des nazis. Fonction égalitaire des crématoires de Buchenwald, de la faim, des fosses communes de Bergen-Belsen, dans ces fosses nous avons notre part, ces squelettes si extraordinairement identiques, ce sont d’une famille européenne. Ce n’est pas dans une île de la Sonde, ni dans une contrée du Pacifique que ces événements ont eu lieu, c’est sur notre terre, celle de l’Europe. Les quatre cent mille squelettes des communistes allemands qui sont morts à Dora de 1935 à 1938 sont aussi dans la grande fosse commune européenne, avec des millions de juifs et la pensée de Dieu, avec à chaque juif, la pensée de Dieu, chaque juif. »
Marguerite attend, plus que jamais résistante dans la violence de la révolte face à l’inacceptable réalité, puis vacille à bout de forces, à bout d’espoir, à contempler la libération de l’attente par une mort, la sienne propre, qu’elle espère, qu’elle appelle pour mettre l'attente à mort, avant de mieux lui tenir tête, se relèvant à nouveau, et recommence à trembler, à redouter le retour de Robert L. de crainte de ne pas le reconnaître, de peur qu’il n’en meure s'il n'est déjà mort, dans le fossé noir, au bord duquel elle passe de cruelles heures à veiller sa dépouille.
« L'horreur monte lentement dans une inondation, je me noie. Je n'attends plus tellement j'ai peur. C'est fini, c'est fini ? Où es-tu ? Comment savoir ? Je ne sais pas où il se trouve. Je ne sais plus non plus où je suis. Je ne sais pas où nous nous trouvons. quel est le nom de cet endroit-ci ?»  
Les ténèbres, Marguerite, l'autre nom du fossé noir.

La littérature ? Les livres ? Aucun secours ne saurait désormais se puiser là. Désarmée, elle n'a plus que sa douleur sur les os et la charrie dans l'effondrement.
« Il n’y a plus la place en moi pour la première ligne des livres qui sont écrits. Tous les livres sont en retard sur Mme Bordes et moi. Nous sommes à la pointe d’un combat sans nom, sans armes, sans sang versé, sans gloire, à la pointe de l’attente. Derrière nous s’étale la civilisation en cendres, et toute la pensée, celle depuis des siècles amassée (...)ce n'est que souffrances partout, saignements et cris, c'est pourquoi la pensée est empêchée de se faire, elle ne participe pas au chaos mais elle est constamment supplantée par ce chaos, sans moyens face à lui. »
Ses cahiers, Duras les a retrouvés au fond d’une armoire bleue, bien des années après le retour de Robert L., où elle les avait secrètement confinés, sans doute pour épargner à son homme une nouvelle épreuve, celle de croiser sa propre douleur.

Robert L., oui, a été retrouvé et reconduit auprès de Marguerite. Il a parlé de charité sur le chemin du retour avant de déclarer dans une observation obscure, laissée en suspens : «quand on me parlera de charité chrétienne, je dirai Dachau.» 

Aux yeux de la jeune femme à fleur de peau,le face-à-face est effrayant sur l'instant, Robert L. est méconnaissable. Elle ne supporte pas cette vision de la mort qui encore le cerne de toutes parts, le suit à la trace, ombre de lui-même. Un revenant au devant duquel elle s'enfuit. 
« Je ne sais plus exactement, il a dû me regarder, me reconnaître et sourire. J'ai hurlé que non, que je ne voulais pas voir. Je suis repartie, j'ai remonté l'escalier. Je hurlais, de cela je me souviens. La guerre sortait dans ces hurlements. Six années sans crier. »
Marguerite revient à la réalité pour reprendre bientôt le dessus. 
« Une fatigue surnaturelle se montre dans son sourire, celle d'être arrivé à vivre jusqu'à ce moment-ci. C'est à ce sourire que tout à coup, je le reconnais, mais de très loin, comme si je le voyais au fond d'un tunnel. » 
Elle repart aussitôt au combat contre la mort de Robert L. qui s'acharne à coups de boutoir. 
« Il fallait y aller doux avec elle, avec délicatesse, tact, doigté [...] Il y avait encore un moyen de l'atteindre lui, ce n'était pas grand, cette ouverture par où communiquer avec lui mais la vie était quand même en lui, à peine une écharde, mais une écharde quand même. »
Duras n’avait plus le souvenir de les avoir jamais écrits ces cahiers déchirants. Elle reconnut bien son écriture et les détails de ce qu’elle exprimait, mais elle avait oublié ces instants où elle s’était trouvée face à ces pages, à les noircir de sa souffrance, elle ne se voyait plus dans ces heures de supplice au fond du fossé noir qu’elle aura vécue, en quelque sorte, telle une insondable et infernale transe.
« La Douleur est une des choses les plus importantes de ma vie. Le mot « écrit » ne conviendrait pas. Je me suis trouvée devant des pages régulièrement pleines d’une petite écriture extraordinairement régulière et calme. Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m’a fait honte. »
La Douleur, mise en scène par Patrick Chéreau et la collaboration de Thierry Thieû Niang, avec Dominique Blanc, jusqu'au 11 octobre au Théâtre de l'Atelier
La Douleur, in Duras, Romans, cinéma, théâtre, un parcours 1943-1993 (Ed. Gallimard, Quarto)

dimanche 23 août 2009

Conrad, le culte du mystère

Marlon Brandon dans Apocalypse Now (1979), film de Francis Ford Coppola, adaptation libre du roman de Conrad Au Coeur des ténèbres

« L'artiste aussi bien que le penseur ou l'homme de science, recherche la vérité pour la mettre en lumière.Il parle à cette part intime de notre être qui ne dépend point de la sagesse, à ce qui est en nous un don, et non pas une acquisition, et qui est par conséquent, plus constamment durable. Il parle à notre capacité pour la joie et l'admiration, il s'adresse au sentiment du mystère qui entoure nos vies, à notre sens de la pitié, de beauté et de souffrance, au sentiment de ce qui nous rattache à toute la création ; et à la conviction subtile mais invincible de la solidarité qui unit la solitude d'innombrables coeurs : à cette solidarité dans les rêves, dans le plaisir, dans la tristesse, dans les aspirations, dans les illusions, dans l'espoir et l'effroi, qui relie chaque homme à son prochain et qui unit toute l'humanité, les morts aux vivants, et les vivants à ceux qui sont encore à naître. »
***
« Un roman - quand il s'efforce le moins du monde d'atteindre à l'oeuvre d'art - s'adresse au tempérament. Et ce doit être, en vérité, comme en matière de peinture, ou de musique, ou de toute espèce d'art, l'appel d'un tempérament à tous les autres innombrables tempéraments, dont le pouvoir subtil et irrésistible doue les événements éphémères de leur véritable sens, et crée l'atmosphère morale et émotionnelle du lieu et du temps. Un tel appel, pour produire son effet, doit être une impression transmise par les sens ; et, en fait, il ne saurait en être autrement , car le tempérament, qu'il soit individuel ou collectif, n'est point soumis à la persuasion. Tout art doit s'adresser d'abord aux sens, et une conception artistique qui s'exprime à l'aide de mots écrits doit s'adresser aux sens, si son intention profonde est d'atteindre la source même de nos émotions. Il lui faut de toutes ses forces aspirer à la plasticité de la sculpture, à la couleur de la peinture, à la suggestion magique de la musique, cet art des arts. Et ce n'est que par une dévotion complète et inébranlable au parfait accord de la forme et de la substance, ce n'est que par un soin incessant apporté au contour et à la sonorité des phrases qu'on peut atteindre à la plasticité et à la couleur, et que la lumière de la suggestion magique peut jouer furtivement à la surface banale des mots, des vieux, des vieux mots épuisés et défigurés par des siècles d'un insouciant usage. »
Extraits de la préface de Joseph Conrad au Nègre du Narcisse (traduction de Robert d'Humières), in Hommage à Joseph Conrad 1857 - 1924 (Ed. NRF, La Nouvelle Revue Française N°135, 1er décembre 1924)


Il y a 85 ans, le matin du 3 août 1924, à huit heures et demie précisément, la littérature perdait un de ses plus essentiels génies. La mort venait de lui arracher Joseph Conrad. Il était âgé de 67 ans. Un de ses amis intimes, Richard Curle - ayant eu le triste privilège de se trouver auprès de lui quand l’heure fatidique le frappa contre toute attente - livra un bouleversant témoignage de ses ultimes instants d’existence, dans un texte d’hommage, sobrement intitulé La fin de Conrad.
A la découverte du corps de l’écrivain qui venait de « gliss[er], mort, de son fauteuil sur le plancher », Curle avait été saisi par la beauté et la noblesse de ses traits, où désormais « s’inscrivaient une sérénité et un détachement profonds. »

Il parut alors « si retiré » aux yeux de Curle, que lui revinrent des mots de Miroir de la Mer dans lesquels à présent Conrad se reflétait avec une intensité funestement rayonnante.
 « Personne ne peut dire avec quelles pensées, avec quels regrets, avec quels mots sur les lèvres ils moururent. Mais il y a quelque chose de beau dans le brusque passage de ces cœurs du paroxysme de la lutte et de l’effort et de l’effroyable vacarme, - du vaste emportement tumultueux de la surface, à l’immense paix des profondeurs qui dorment inviolées depuis le commencement des siècles. »
Cet ancien marin détestait se voir qualifié de romancier de la Mer et même s’il savait la peindre comme personne, en évoquer les plus puissantes lames, les plus indifférents remous, les plus hostiles houles dans « la stratégie des tempêtes », il s’agissait surtout d’un « thème de lutte et de délivrance » sur lequel il naviguait sans relâche.

« Son héros n’est pas l’Océan, mais l’homme en conflit avec cet élément traître et cruel », souligna cet autre proche, John Galsworthy qui avait pris la mer de nombreuses fois à ses côtés.
« Les bateaux oui, il les aimait, mais la mer, non. Il ne l’a jamais maudite ; il n’a pas parlé d’elle avec aversion ; il l’acceptait, comme il acceptait l’inscrutable indifférence de la nature. »
Dans l’inoubliable Typhon, le Nan-Shan et les hommes à son bord, à l’image de l’humanité toute entière, n’avaient en effet guère le choix que celui de la soumission et l’attente du coup fatal.
« A travers l’obscurité, les lames semblaient de toutes parts se ruer pour le repousser à sa perte. Dans leur acharnement on sentait de la haine, de la férocité dans leurs coups. On eût dit une créature vivante en proie à une foule enragée, victime offerte, brutalisée, bousculée, culbutée, roulée à terre et piétinée. Le capitaine et Jukes, bâillonnés par le vent ; et ce grand tumulte physique qui secouait leurs corps atteignait et désemparait l’âme comme eût fait la passion déchaînée.»
Conrad avait bien connu cet ensorcèlement du « cercle de l’horizon marin », éprouvé par son capitaine au long cours, Marlow, dont la nouvelle Jeunesse marqua la « première apparition dans le monde ». Son gentleman avait hanté ses heures de solitude, avouait-il dans sa préface affleurée par une touchante tendresse à l’égard du personnage qu'il avait créé.
« De toutes mes créations, il est bien la seule qui ne m’ait jamais tourmenté l’esprit. Homme des plus avisés et des plus compréhensifs… »
Il ressemblait comme un frère à ce marin à l’infaillible mémoire, l’esprit d’une activité vive, incessante, tumultueuse, magistrale. Ils avaient en commun le souvenir de leur jeunesse enveloppée du « sentiment qui ne reviendra plus jamais», celui de l’immortalité dans l’éternité qu’ils avaient ressentie face à l’immensité mouvante de la mer, à l’insondable étendue des cieux.
« Le sentiment que je pourrais durer à jamais, survivre à la mer, à la terre, à l’humanité ; ce sentiment trompeur qui nous attire fallacieusement vers les joies, les périls, l’amour, les vains efforts – vers la mort ; la conviction triomphante de la force, la chaleur de la vie dans une poignée de poussière, l’ardeur au cœur qui chaque année s’affaiblit, se refroidit, diminue et s’éteint – s’éteint trop tôt, trop tôt – avant la vie même. »
Il avait bien tôt compris que « rien ne dure en ce monde, au moins sans changer de visage » ainsi qu'il le formula dans le conte philosophique Victoire.

Galsworthy avait rencontré Conrad en 1893, dans le port australien d’Adélaïde, à bord d’un voilier anglais dont notre auteur était premier lieutenant dans la Marine marchande. Il fascinait par « sa vivacité énergique et savoureuse, […] son cœur si profondément affectueux, […] son esprit subtil aux larges intérêts. Il avait une extraordinaire puissance de percevoir et de sentir ».

Le jeune marin aimait passer son tour de quart à ses côtés sur la dunette, car Conrad – sans doute à la façon si peu typique de Marlow – racontait « des histoires de bateaux et de tempêtes, histoires de la révolution polonaise, histoires des mers de Malaisie, du Congo, histoires d’hommes et d’autres hommes encore […] »

Il avait vu ces lieux secrets de l’Orient et, comme Marlow, ce marin étrangement errant, l’avait peut-être « fouillé jusqu’au tréfonds de son âme même ». Et en même temps qu'elle, la sienne.

Conrad avait réservé à son héros le soin de rapporter d’Afrique noire l’invraisemblable et sombre légende qu’était Kurtz, l’homme aux « ténèbres […] impénétrables » et lui laissait l’insigne honneur de se retrouver placé « pour ainsi dire au rang des morts ».

Joseph Conrad – 1923
Du Congo, on sait encore par Galsworthy que l’auteur avait rapporté des accès de fièvre qui ébranlèrent à jamais sa santé et, depuis, charriait aussi une « profonde et fantastique mélancolie ».

« Il y avait chez Conrad un côté mystérieux, mystérieux non point par affectation, mais par essence, et qui donnait une excitation perpétuelle », se souvint par ailleurs Curle, convaincu qu’« il y avait un Conrad que personne n’a jamais approché, un Conrad solitaire et silencieux, inexplicablement écarté de tout être humain. L’assise dernière de son âme échappait de bien loin à la vue. »

C’est qu’il devait porter, enfouie au plus profond de lui, « toute cette vie mystérieuse des solitudes, qui s’agite dans les forêts, dans la jungle dans le cœur de l’homme sauvage » et dissimulait cette « fascination […] de l’abominable » qui faisait « son œuvre sur [l’] homme » comme disait Marlow alors plongé Au cœur des ténèbres. Elle s’était ainsi infiltrée au cœur de son être même, à jamais. « Imaginez les regrets grandissants, le désir obsédant d’échapper, le dégoût impuissant, la capitulation, la haine [...] Prenez-y garde », avertissait-il par la bouche de son héros.

Comme JeunesseAu cœur des ténèbres, c'« est de l’expérience aussi, mais c’est de l’expérience poussée un petit peu (juste un petit peu) au-delà des faits réels de l’affaire […] », avait admis Conrad.

Quand Marlow navigue « dans la nuit des premiers âges » à travers la jungle résonnant de ces étranges manifestations de vie primitive criante de vérité brute, les pensées que Conrad lui prête le rangent au côté de la poignante unité humaine, blanche et noire, civilisée et sauvage, dans sa paradoxale condition, prisonnière nue de l’insondable mystère dont le cœur se trouve pourtant bien planté en son sein.
 « Oui, c’était assez hideux. Mais si on se trouvait assez homme on reconnaissait en soi tout juste la trace la plus légère d’un écho à la terrible franchise de ce bruit, un obscur soupçon qu’il avait un sens qu’on pouvait – si éloigné qu’on fût de la nuit des premiers âges – comprendre. Et pourquoi pas ? L’esprit de l’homme est capable de tout – parce que tout y est, aussi bien tout le passé que tout l’avenir. Qu’y avait-il là après tout ? – Joie, crainte, tristesse, dévouement, courage, colère – qui peut dire ? – mais vérité, oui – vérité dépouillée de sa draperie de temps. Que le sot soit bouche bée et frissonne – l’homme sait, et peut regarder sans ciller. Mais il faut qu’il soit homme, au moins autant que ceux là sur la rive. Il faut qu’il rencontre cette vérité là avec la sienne, - avec sa force intérieure. Les principes ne collent pas. Les acquis ? Vêtements, jolis oripeaux, - oripeaux qui s’envoleraient à la première bonne secousse. Non : il faut une croyance réfléchie. Un appel qui me vise dans ce chahut démoniaque – oui ? Fort bien. J’entends. J’admets, mais j’ai une voix, moi aussi, et pour le bien comme le mal elle est parole qui ne peut être réduite au silence. Naturellement le sot – c’est affaire de peur panique et de beaux sentiments – est toujours sauf. »
Conrad avait en conscience « l’inconcevable mystère d’une âme qui ne connaissait contrainte ni foi ni crainte, et qui pourtant luttait à l’aveugle avec elle-même ». Aussi ne craignait-il guère de fustiger la courte vue de la bêtise, la sauvagerie de l’ignorance.

« Quand il parlait de choses qui l’intéressaient, qu’il rappelait ses expériences propres ou qu’il exhalait son dédain ou son mépris pour des objets misérables ou pour des écrivains que le souhait d’un succès facile flattait le mauvais goût du public, un feu intérieur semblait couver en lui, prêt à éclater comme le feu qui si longtemps avait couvé sur ce navire en perdition à bord duquel il avait fait son premier voyage en Extrême-Orient », s'était souvenu l’écrivain R. B. Cunninghame Graham au lendemain de la mort de son ami.

« Ce qui, avant tout et d’abord frappait chez lui, c’était le génie », avait-il assuré à l’heure des funérailles, tout recueilli sur l’âme avec laquelle il échangeait depuis trente ans. Il avait le génie de ces hommes qui révèlent le secret au moyen du secret. Loin de toute trahison.

A l’évidence, l’écrivain inspirait le niveau le plus élevé du respect. Il émanait de lui la majesté naturelle de l’élégance intérieure, il portait si haut le sens de l’honneur et de la loyauté, son génie lui conférait une telle image d’homme inaccessible, qu’il était souvent considéré, à tort, comme un aristocrate. Pourtant ces proches étaient unanimes à évoquer la prégnance chez lui d’une simplicité déconcertante, d’une touchante humilité.

André Gide – qui compta parmi ses amis grâce à Paul Claudel qui les avaient présentés – ne s’était pas trompé sur la nature altière de cette âme d’exception. D’ailleurs, ce qu’il aimait le plus chez lui, disait-il, « c’était une sorte de native noblesse, âpre, dédaigneuse, et quelque peu désespérée, celle même qu’il prête à Lord Jim et qui fait de ce livre un des plus beaux que je connaisse, un des plus tristes aussi, encore qu’un des plus exaltants. »

Issu d’une famille de propriétaires terriens polonais, selon Galsworthy, « le mot aristocrate est beaucoup trop sec pour convenir à Conrad ; il n’avait rien de commun avec les classes dirigeantes, il n’en avait pas le sentiment, sauf peut-être ce qu’il en faut pour commander un voilier. Il était avant tout vagabond et artiste, avec une connaissance si directe des hommes et des choses, qu’il ne pouvait supporter les étiquettes et les casiers, ni les théories à bon marché, ni les débauches verbales. Il regardait la vie en face et se méfiait des gens qui ne le font pas. »

Gide renchérissait, sur ce point, alors que « si grande fut [la] curiosité [de Conrad] pour les replis ténébreux de l’âme humaine, il détestait tout ce que l’homme pouvait présenter de sournois, de louche ou de vil. »

Il souffrait d’une blessure profonde, intime, infligée par le sentiment puissant de culpabilité à l’égard de sa terre de Pologne que, l'orphelin qu'il était devenu à dix ans,  avait choisi de quitter à dix-sept ; une décision que d’aucuns là-bas avaient accueillie comme une trahison. Un tel soupçon torturait cette âme à la fidélité sans faille.

« La part de l’inexplicable est à considérer quand on juge la conduite des hommes dans un monde où nulle explication n’est définitive. On ne devrait jamais accuser personne à la légère d’avoir trahi sa foi… la voix intérieure peut rester très fidèle dans son secret conseil. La fidélité à une tradition particulière peut subsister à travers les événements d’une existence sans rapport avec elle, et qui suit, fidèlement aussi, la voie tracée par une impulsion inexplicable », avait-il plaidé dans son Personal record.

La culpabilité résonne aussi au coeur du mystère cernant l'existence de Nostromo qui, à l'article de la mort, entend être « le seul à blâmer », résolu et libre dans le secret, n'ayant « pas à répondre de ces choses devant quiconque ici-bas, homme ou femme ».

« Les magasins de son moi subconscient étaient probablement le plus intéressant et le plus riche musée du monde », s’émerveillait Galsworthy qui notait en outre que Conrad aimait Flaubert, Maupassant, Tourgueniev, Henry James.

En revanche, se souvint son vieil ami, « le nom de Dostoïevski agissait sur lui comme un chiffon rouge ; on me dit qu’il reconnut une fois que Dostoïevski était profond comme la mer. Peut-être était-ce pour cela qu’il ne pouvait pas le supporter. »

Son érudition phénoménale – nourrie par les multiples existences qu’il avait vécues grâce à ses aventures douloureuses de l’exil, périlleusement initiatiques à traverser les mers, par la littérature qu’il dévorait, en trois langues, avec avidité – servait son grand œuvre à la perfection acharnée, auquel il se voua avec la passion d’un forcené jusqu’à son dernier souffle.

 « Il écrivait vraiment avec son sang et ses larmes et ne pouvait travailler que dans la retraite », témoigna encore Galsworthy.

« Je n’aime pas le travail – personne ne l’aime – mais ce que le travail recèle – la chance de se trouver », avait confié Marlow sur les rives du fleuve noir, attelé à la pénible tâche de remettre à flots son rafiot en fer-blanc.

Le travail et a fortiori l’œuvre faisaient figure de don, dans le sens de révélation pour l'écrivain qui découvrait « sa réalité propre – pour soi-même, pas pour les autres – ce que personne d’autre ne pourra jamais savoir. Ils ne sauraient jamais voir que la seule apparence, sans jamais pouvoir dire ce qu’elle signifie vraiment ».
 
Ce texte a été ultérieurement publié par le philosophe et écrivain Jean-Clet Martin sur son site Strass de la Philosophie.

Hommage à Joseph Conrad 1857 - 1924 (Ed. NRF, La Nouvelle Revue Française N°135, 1er décembre 1924)
Jeunesse, Joseph Conrad, traduction de G. Jean Aubry (Ed. Gallimard, Folio)
Typhon, Joseph Conrad, traduction de André Gide (Ed. Gallimard, Folio)
Au coeur des ténèbres, Joseph Conrad, traduction de J.-J. Mayoux (Ed. Flammarion, GF)
Victoire, Joseph Conrad, traduction de Paul Le Moal et Sylvère Monod (Ed. Gallimard, Folio)
Nostromo, Joseph Conrad, traduction de Paul Le Moal (Ed. Gallimard, Folio)

mercredi 12 août 2009

Kandinsky, philosophe de l'abstraction

Lac Stanberg (1908) Wassily Kandinsky
Paru en décembre 1911, Du Spirituel dans l’art, est un ouvrage théorique signé par le peintre russe Wassily Kandinsky dans lequel il avance une riche palette de propositions composant un précis des formes et des couleurs. Il y mêle physiologie et psychologie, détaille sa conception de l’art total, évoque le tournant spirituel à l’œuvre dans l’approche syncrétique des religions, propose l’analyse formelle et pointue d’œuvres plastiques, littéraires, musicales, anciennes et contemporaines.

L’ambition théorique se réfère aux traités humanistes du XVe siècle et, reconsidérant entièrement les moyens et les fins de l’art, Kandinsky entend ramener l’artiste à l’avant-garde du mouvement de la société.

Le succès de ce texte est immédiat, relayé dans la presse européenne et son principe de nécessité intérieure rallie nombre de peintres et d’artistes en quête d’un langage individuel fondé sur la subjectivité des sensations les plus intimes de l’artiste.

Les concepts antinaturalistes avaient déjà été fouillés dès la fin des années 1880 par les symbolistes français. Joris-Karl Huysmans les évoquait à Paris dès l’ouverture de son roman Là-Bas (1891). Reprochant au naturalisme de Zola notamment « l’immondice de ses idées » et son « esthétique du coffre-fort », Huysmans faisait au contraire appel au « suprasensible », cet « élan vers le surnaturel et l’au-delà », qu’il qualifiait de « naturalisme spiritualiste […] autrement fier, autrement complet, autrement fort ».

« Du Spirituel dans l’art implique spiritualisme. Il y a spirituel dans l’art avant tout parce qu’il y a spirituel », souligne dans sa préface le philosophe et critique d’art Philippe Sers.
« Kandinsky se place dans une tradition qui traverse l’histoire de notre pensée. Dans cette tradition l’Esprit préside à la connaissance. L’âme est un acquis. Il y a un itinéraire d’union à l’Etre et le monde lui-même est en progrès vers une apocalypse que nous pouvons déjà entrevoir. Le message judéo-chrétien à quelques nuances, à quelques pudeurs près. Kandinsky reste fidèle à sa foi de chrétien orthodoxe russe. La question est bien le spirituel dans l’art. La présence du spirituel dans l’art et l’art au service du spirituel, cela non par attribution mais par essence, car l’essence de l’art se trouve-là même. »
Les textes théoriques de Kandinsky tout d’abord s’offrent en une réflexion sincère multiforme, à la fois claire et distincte de la question de l’art abstrait. Sincère, en ce qu’elle sous-tend un engagement personnel dont l’authenticité ne saurait être contestée tant elle prend sa source au cœur d’une quête vive, intime et passionnée, née dès sa plus tendre enfance.

« Kandinsky, dès le début homme de combat, est à la recherche de la subjectivité transcendantale, du point fragile de la rencontre entre l’individu et l’universel. Il s’y attache. Il en fait la raison de son combat. Sa découverte n’est à aucun titre limitée à son histoire, refermée sur son existence personnelle. Elle est un acquis collectif qu’il s'épuise à répandre. Comme Diogène il nous interroge. Serons-nous l’être de l’aventure ? Sommes-nous prêts à partir ? Car si Kandinsky est d’avant-garde, il l’est au sens où l’avant-garde est constituée des hommes destinés à marcher en avant, à essuyer les premiers coups. L’avant-garde ouvre le chemin »,  affirme Philippe Sers.

Kandinsky n’omettra d’ailleurs pas de faire valoir que ses travaux sont l'honnête « résultat d’impressions psychiques tout empiriques » assurant ne s'être fondé sur « aucune donnée scientifique positive ».  « Consciemment ou non, explique-t-il, les artistes se penchent peu à peu sur leur matériau, l’essaient, pèsent sur la balance de l’esprit la valeur intérieure des différents éléments par lesquels leur art est en mesure de créer »

Ses études se rapprochaient sans doute davantage de la démarche, que le père de l’anthroposophie Rudolf Steiner détaillait dans sa préface au Traité des couleurs de Goethe, qui consistait à aller « chercher dans les profondeurs de [son] esprit même ce qui [lui] manque en face du monde sensible. S [‘il ne peut] créer la nature supérieure à laquelle [son] esprit aspire devant la nature accessible aux sens, aucune puissance extérieure ne peut […] la [lui] procurer. »

Saluant l’œuvre de Paul Cézanne, placé haut dans son panthéon d’artistes, il y voyait la recherche de « la nouvelle loi de la forme ». Il louait le talent du peintre français à « faire d’une tasse à thé une créature douée d’une âme, ou plus exactement reconnaître dans cette tasse un être. Il élève la  nature morte à un niveau tel que les objets extérieurement morts deviennent intérieurement vivants. Il traite ces objets de la même façon que l’homme, car il avait le don de voir partout la vie intérieure. Il l’exprime en couleurs, qui deviennent une note intérieure picturale et lui donne une forme réductible à des formules à résonance abstraite, rayonnantes d’harmonie, souvent mathématiques. Ce n’est pas un homme, une pomme, un arbre qui sont représentés mais tout ce qui est utilisé par Cézanne pour la création d’une chose peinte à sonorité intérieure que l’on nomme image. C’est aussi de ce nom que l’un des plus grands peintres français désigne lui aussi ses œuvres – Henri Matisse. Il peint des images et dans ces images, il cherche à rendre le divin. Pour atteindre ce but, il ne lui faut rien d’autre que l’objet comme base (un homme ou autre chose peu importe) et la peinture et ses seuls moyens – couleur et forme. »

Einige Kreise - 1926 - Wassily Kandinsky
Car Kandinsky pratique la peinture comme une expérimentation du langage, celui des formes et des couleurs qui placent l’âme en résonance, en vibration, d’où le principe qui lui est essentiel puisqu’il est le fondement même, selon lui, de toute création : la  nécessité intérieure.

« Notre âme a une fêlure et sonne, lorsqu’on parvient à l’atteindre, comme un vase précieux que l’on aurait retrouvé, fêlé, dans les profondeurs de la terre », assure-t-il de cette subtile plume poétique qu’il maniait avec maestria équivalent à son pinceau d'où jaillissait la vie de ses couleurs, autrement dit sa résonance intérieure.

Il avait déjà compris que Picasso prêtait la plus fine attention à ce que la forme produisait en lui, avant toute autre considération, et en déduisait que l’Espagnol « ne recule devant aucun moyen et si la couleur le gêne pour une forme pure de dessin, il la jette par-dessus bord et peint son tableau en brun et blanc. Ces problèmes sont sa force principale. Matisse – couleur, Picasso – forme. Deux indications vers un grand but. »

Kandinsky interroge aussi crucialement le temps qu’il sait secrètement enchevêtré dans le canevas, mystérieusement tissé de couleurs et de formes, entremêlé au cœur des contrastes. « Cette séparation fixe comme par enchantement sur la toile un élément initialement étranger à la peinture et qui paraît difficilement saisissable : le temps ».

Il jugeait en outre que « […] le principe extérieur de l’art ne peut être valable que pour le passé et jamais pour l’avenir. Il ne peut exister une théorie de ce principe pour le reste du chemin, dans le domaine du non-matériel. On ne saurait matérialiser ce qui n’existe pas encore matériellement. L’esprit qui conduit vers le royaume de Demain ne peut être reconnu que par la sensibilité (le talent de l’artiste étant ici la voie). La théorie est la lanterne éclairant les formes cristallisées de « l’hier » et de ce qui précédait l’hier. »

La notion de temps, cette donnée intangible, charrie avec elle celle du mystère de l’ombre et de la lumière, vibre dans chacune de ses œuvres. Kandinsky évoque ainsi le « secret au moyen du secret ».

Ainsi s’entend l'inspiration offerte par Moscou à l'une de ses premières toiles d'adolescent.
« Dans ce tableau encore, j'étais à vrai dire en quête d'une certaine heure, qui était et reste toujours la plus belle heure du jour à Moscou. Le soleil est déjà bas et a atteint sa plus grande force, celle qu'il a cherchée tout le jour, à laquelle il a aspiré tout le jour. Ce tableau n'est pas de longue durée : encore quelques minutes et la lumière du soleil deviendra rougeâtre d'effort, toujours plus rougeâtre, d'un rouge d'abord froid puis de plus en plus chaud. Le soleil fond tout Moscou en une tache, qui comme un tuba forcené, fait entrer en vibration tout l'être intérieur, l'âme toute entière. Non, ce n'est pas l'heure du rouge uniforme qui est la plus belle ! Ce n'est que l'accord final de la symphonie qui porte chaque couleur au paroxysme de la vie et triomphe de Moscou toute entière en la faisant résonner comme le fortissimo final d'un orchestre géant. Le rose, le lilas, le jaune, le blanc, le bleu, le vert pistache, le rouge flamboyant des moissons, des églises - avec chacune sa mélodie propre - , le gazon d'un vert forcené, les arbres au bourdon plus grave ou la neige aux mille voix chantantes, ou encore l'allegretto des rameaux dénudés, l'anneau rouge, rigide et silencieux des murs du Kremlin, et par-dessus, dominant tout, comme un cri de triomphe, comme un Alleluia oublieux de lui-même, le long trait blanc, gracieusement sévère, du clocher d'Ivan-Veliky. Et sur son cou, long, tendu, étiré vers le ciel dans une éternelle nostalgie, la tête d'or de la coupole, qui parmi les étoiles dorées et bariolées des autres coupoles, est le soleil de Moscou. Rendre cette heure me semblait le plus grand, le plus impossible des bonheurs pour un artiste.Ces impressions se renouvelaient à chaque jour ensoleillé. Elles me procuraient une joie qui me bouleversait jusqu'au fond de l'âme, et qui atteignait jusqu'à l'extase. Et en même temps, c'était aussi un tourment, car j'en ressentais l'art en général et mes forces en particulier comme bien trop faibles en face de la nature. »
Il insiste sur le fait que « toute œuvre d’art est l’enfant de son temps et, bien souvent la mère de nos sentiments », avant de prévenir bien vite aussi que l’art « qui ne contient en soi-même aucun potentiel d’avenir », n’est alors qu’ « un art castré. Il est de courte durée et meurt moralement lorsque l’atmosphère qui l’a créé vient à changer. »

Et d’évidence, selon le peintre, si l’art « prend racine dans son époque spirituelle », il « n’en est pas seulement le miroir et l’écho ; bien au contraire, il possède une force d’éveil prophétique qui peut avoir une profonde influence. »

Pour Kandinsky, il ne fait aucun doute que l’art appartient à la vie spirituelle, il en est même « l’un des agents principaux », et en épouse le même mouvement compliqué, à l’instar de la connaissance, qui évolue « vers l’avant et vers le haut » et quelle qu’en soit la forme, il en exprime « le même sens profond et le même but.»
« Lorsqu’une station est atteinte, et que la route est débarrassée de nombreuses pierres perfides, une main invisible vient méchamment y jeter de nouveaux blocs qui parfois, recouvrent alors si complètement la voie qu’on ne la reconnaît plus.
Immanquablement, un homme surgit alors, l’un de nous, en tous points notre semblable, mais doué d’une mystérieuse puissance de « vision ».
Il voit et montre la route. Il voudra parfois se débarrasser de ce don, qui, souvent lui pèse comme une croix. Il ne le pourra pas. Malgré le mépris et la haine, il traîne à sa suite sur le chemin encombré, vers le haut, vers l’avant, le lourd chariot de l’Humanité.»
Improvisation XIX - 1910 - Wassily Kandinsky
Le peintre Paul Klee lui fera écho en affirmant plus tard que « le génie est le meneur de jeu en personne » qui d’ailleurs « se trouve toujours le premier loin en tête. Il bondit en avant des autres, dans la même direction ou dans une autre. Peut-être est-il aujourd’hui même dans un endroit auquel on ne pense guère. Car c’est souvent un hérétique aux yeux du dogme. Il n’a d’autre loi que lui-même ce génie prophétique. »

Et Kandinsky n’a de cesse de vouloir éloigner ces périodes, au cours desquelles l’art se trouve dénué de tels génies, « où nul ne tend le pain sublime, [ce] sont les périodes de décadence spirituelle ».

Dans son ouvrage autobiographique Regards sur le passé, portés avec sublime délicatesse, le peintre confiait croire que « la philosophie future, outre l’Essence des choses, étudiera aussi leur Esprit avec une particulière attention ».

Il attendait de telle méthode « l’atmosphère qui rendra les hommes en général capables de sentir l’esprit des choses, de vivre cet esprit, même tout à fait inconsciemment, de même que les hommes en général vivent aujourd’hui encore l’apparence des choses de façon inconsciente, ce qui explique le plaisir que prend le public à l’art figuratif. Mais c’est la condition pour que les hommes en général aient l’expérience du Spirituel dans les choses grâce à cette nouvelle capacité, qui sera sous le signe de l’Esprit, que l’on arrive à la jouissance de l’art abstrait, c'est-à-dire absolu ».

Le peintre entendait bien, et avec humilité pourtant, « éveiller cette capacité », essentielle à ses yeux, en publiant Du Spirituel dans l’Art. Le développement de l’art est, selon lui, semblable au développement de la connaissance non-matérielle.
 « [Ses] illuminations projettent une lumière aveuglante sur de nouvelles perspectives, de nouvelles vérités qui, au fond, ne sont rien d’autre que l’évolution organique, le développement organique de la sagesse antérieure qui loin d’être annulée par la nouvelle, continue de vivre, et de créer sagesse et vérité. »
Ce qui le préoccupait profondément, ce qu'il souhaitait en réalité, était une sorte de résurrection de la société dans un élan général et de la réunion de tous les moyens et de tous les pouvoirs de l’art. Il croyait avec fermeté à la puissance spirituelle de l'art. Un siècle plus tard, cela reste plus que jamais un vœu pieux.


Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Wassily Kandinsky, traduit par Nicole Debrand et Bernadette du Crest, Préface Philippe Sers (Ed. Denoël, Folio/Essais)
Regards sur le passé et autres textes, Wassily Kandinsky, traduit par Jean-Claude Bouillon (Ed. Hermann)
Traité des Couleurs, Johann Wolfgang Goethe,  traduit par Henriette Bideau, accompagné de trois essais théoriques, Avec introduction et notes de Rudolf Steiner (Ed. Triades)

Rétrospective Kandinsky au Centre du 8 avril - 10 août 2009

dimanche 17 mai 2009

Bacon, la gravité II


Francis Bacon - 1962 - Irving Penn

[...]  Dear Christ! The very prison walls  Suddenly seemed to reel,  And the sky above my head became Like a casque of scorching steel; And, though I was a soul in pain, My pain could not feel.I only knew what hunted thought Quickened his step, and why He looked upon the garish day With such a wistful eye; The man had killed the thing he loved And so he had to die.The Ballad of Reading Gaol, Oscar Wilde (Ed. Thomas B. Mosher)(...) Sweeney: I'll carry you offTo a cannibal isle.Doris : You'll be the cannibal!Sweeney : You'll be the missionary!You'll be my little seven stone missionary!I'll gobble you up. I'll be the cannibal.Doris : You'll carry me off? To a cannibal isle ?Sweeney : I'll be the cannibal.Doris : I'll be the missionary.I'll convert you!Sweeney : I'll convert you!Into a stew.A nice little, white little, missionary stew.Doris : You wouldn't eat me!Sweeney : Yes I'd eat you!In a nice little, white little, soft little, tender little,Juicy little, right little missionary stew [...]
Sweeney agonistes: Fragments of an aristophanic drama, Thomas Stearn Eliot


« Si vous avez un sens profond de la vie, à mon avis, il va de paire avec la mort, elle ne vous quitte jamais, elle n’est que le revers de la médaille », déclarait le peintre irlandais Francis Bacon au critique d’art anglais David Sylvester lors d’une série de remarquables entretiens diffusés par la BBC en 1966.

La peinture de Bacon est une réflexion de profonde gravité, celle de la couleur du sang, un hymne à la beauté et la laideur de cette chair dont il explore l’éphémère existence. Il fouille la réalité, la plus nue, crue, matière humaine dont il exhibe la vaine sacralisation, l’éminente violence et la cruelle futilité, lieu de mémoire du meurtre perpétuel, de l’homme profané, crucifié par l’homme qui hurle sa culpabilité en même temps que sa douleur vive dans l’odeur de sa propre putréfaction.

« De quelle folle ambiguïté, chatoiement fascinant, se pare cette présence réelle, qui se donne à goûter voluptueusement mais, pour savoureux qu’en soit le véhicule pictural, est d’une telle intensité que d’aucuns, rebutés peut-être par semblable brûlure, ne verront là que hideur ! », relevait l’écrivain et critique d’art Michel Leiris qui entretint une étroite relation d’amitié avec le peintre à partir de leur rencontre en 1965 à la Tate Gallery de Londres à l’occasion d’une rétrospective Alberto Giacometti.

Le thème privilégié de Bacon est de toute évidence la réalité vivante de l’être humain dont chaque seconde d’existence est soumise à l’accident qui la nourrit. De ce point de vue, la notion d’immédiateté est essentielle à sa peinture qui en révèle l’impact, en réfléchit toute la gravité dans le sens le plus métaphysique qui soit. « Un tel art nous donne à entendre », soulignait Leiris. 

Bien que Bacon affirme qu’il ne délivre aucun message, ses œuvres traduisent pourtant avec éclat le désenchantement, hurlent l’absence d’illusions de l’homme confronté à son éprouvante existence, à la réelle présence de la mort.

« Ne semble-t-il pas qu’un art de cette espèce, où presque dans chaque image la beauté et sa négation apparaissent souverainement conjuguées, fasse écho à la double nature des moments que nous goûtons comme nos moments les plus spécifiquement humains, ceux dans lesquels – fascinés, séduits jusqu’au vertige – nous croyons toucher à la réalité même, vivre enfin notre vie, mais constatons qu’à notre joie s’associe une étrange dissonance : l’angoisse que suscite cette instance radicalement ennemie, la mort, que toute saisie apparemment plénière de la vie nous dénonce siégeant au plus intime de nous ?», ajoutait Leiris dans Face et Profil.
Head III - 1949 - Francis Bacon

Dénuées de sens et n’ayant pas à être lues au-delà de ce qui est vu, ainsi que l’intimait Bacon lui-même niant avoir cherché dans sa peinture à dire davantage que ce qu’il couchait accidentellement sur la toile, ses œuvres ne donnent rien d’autre à découvrir que cette immédiate réalité, derrière laquelle le peintre lui-même ne se trouvait déjà plus.

« Je travaille avec l’espoir que le hasard et l’accident vont intervenir en ma faveur. Mais je ne m’intéresse pas à l’occulte et n’y crois d'ailleurs pas, disait-il à Sylvester, je suis un être très rationnel. Je fais appel à ma sensibilité quand je peins. Je ne crois pas être de ces individus doués. Mais j’observe tout et pense être profondément critique ; ainsi, grâce à mon sens critique, je suis en mesure de tirer parti de l’accident qui se présente sur mon chemin. »

Alors que Picasso - la révélation qui bouleversa le cours de son existence - semblait chercher à s’affranchir de l’exactitude réaliste, à s’éloigner du sujet pour mieux en extraire la quintessence, Bacon lui s’efforçait de figurer la réalité instantanée, s’entêtait à la « recréation de l’événement plutôt qu’une illustration d’un objet», davantage à la manière de son ami Alberto Giacometti. Ce dernier poursuivait le phantasme «de faire les choses d’après nature qui puissent finir», une réalité en fugue perpétuelle.Il s’agissait de la « tentative de capturer l’apparence avec l’ensemble des sensations que cette apparence particulière suscitait en moi », écrivit Bacon à Leiris.

Le peintre irlandais était subjugué par la pensée de Giacometti dont il admirait surtout l’art du dessin quand l’artiste suisse de son côté jugeait son œuvre infiniment plus audacieuse. « Comparées avec les peintures de Francis Bacon, les miennes semblent avoir été faites par une vieille fille », avait confié Giacometti au biographe de l’Irlandais, Michael Peppiatt.

Aux yeux de Leiris, Bacon cherchait à « transcrire une présence vive et de la transcrire comme telle sans laisser échapper cette vie qui lui est essentielle, c’est chercher à la fixer sans la fixer, chercher paradoxalement à fixer ce qui ne peut pas et ne doit pas être fixé, car le fixer c’est le tuer ! »

Comme si Bacon avait tenté de peindre ce qui en l’homme relève de la pesanteur, de la gravité et malgré lui, par accident, en révélait à la fois la grâce, « secrète, silencieuse, presque invisible, infiniment petite, mais décisive », selon les mots de Simone Weil, sachant que «si on en fait un objet, on l'abaisse».

De l’animalité de l’homme, de cette carcasse en puissance qu’il explore, Bacon s’efforce de saisir la mystérieuse gravité de l’existence, celle de sa propre fin intrinsèque. Son art est résolument existentiel.

 « Si l’on réfléchit à la vie, qu’est-ce que c’est ? avait posé Bacon à Edward Behr. L’inévitabilité de la mort nous colle à la peau, en permanence, dès la naissance. Je ne l’accentue pas. Je l’accepte en tant qu’inhérence à l’existence. On est toujours conscient de la mortalité dans l’existence, même dans la rose qui éclot et puis meurt. Je n’ai jamais compris cet aspect de la critique formulée contre moi, et aujourd’hui, je n’y prête plus attention. Il me semble que les gens qui pensent de cette manière n’ont jamais vraiment réfléchi à la vie. »

De la peinture de cet autodidacte jaillit un cri puissant, poignant, un singulier hurlement de bête qui s’échappe du plus profond de la chair, explose l’effroyable et sanglante tragédie humaine.

« Il n’y a qu’à se tourner vers le grand art du passé, vers Shakespeare, vers les tragédies grecques pour réaliser quelle en était la part habitée par la notion de mort. La violence ne m’intéresse pas. Pendant la guerre du Vietnam, il y avait plus de violence chaque après-midi à la télévision américaine que dans toute mon œuvre réunie. J’accepte la violence, oui, je l’accepte comme inhérence à l’existence »,  soulignait-il dans ses entretiens avec Sylvester.

La tragédie humaine, il l’incarnait littéralement dans toute son horreur, notamment dans le cadre d’allégories bouchères, à l’instar de sa Peinture de 1946, carcasse écartelée, sanglante, suspendue au bout d’un crochet de boucher ou de la Crucifixion de 1933, où un corps squelettique blanc et pathétique est abandonné à sa douloureuse solitude, crucifié dans les ténèbres.

Crucifixion - 1933 - Francis Bacon
« Pitié pour la viande ! Il n'y a pas de doute, la viande est l'objet le plus haut de la pitié de Bacon, son seul objet de pitié, sa pitié d'Anglo-Irlandais, estimait le philosophe Gilles Deleuze. Et sur ce point, c'est comme pour Soutine, avec son immense pitié de Juif. La viande n'est pas une chair morte, elle a gardé toutes les souffrances et pris sur soi toutes les couleurs de la chair vive. Tant de douleur convulsive et de vulnérabilité, mais aussi d'invention charmante, de couleur et d'acrobatie. Bacon ne dit pas "pitié pour les bêtes" mais plutôt tout homme qui souffre est de la viande. La viande est la zone commune de l'homme et de la bête, leur zone d'indiscernabilité, elle est ce "fait", cet état même où le peintre s'identifie aux objets de son horreur ou de sa compassion. Le peintre est boucher certes, mais il est dans cette boucherie comme dans une église, avec la viande pour Crucifié. C'est seulement dans les boucheries que Bacon est un peintre religieux.» 

Athée, refusant résolument toute idée de chrétienté, d’occultisme ou d’un quelconque déterminisme, il disait peindre au hasard comme s’il jouait à la roulette, laissant le sort décider de la figure à s’étendre sur la toile, et laissait entendre que l’image s’imposait d’elle-même au bout de ses pinceaux au gré des contingences, telle une peinture automatique.

Dans le même esprit, Bacon peignait sans modèle dont la présence arguait-il, risquait d’en fausser la figuration, l’empêcher de voir au-delà, de figer par trop l’image, d’entraver son devenir, d’exercer sur la toile une réfraction inopportune, bref de frustrer la liberté du peintre, et préférait dès lors travailler de mémoire ou recourir à la photographie en vue d’obtenir ainsi une figure plus réelle, et néanmoins ouverte sur l’infini, «dans la distorsion et la non-apparence», lesquelles étaient souvent perçues à tort comme des agressions par les sujets. Il s’en était ouvert à Sylvester, dans son atelier londonien où s’amoncelaient des piles de vieilles photographies, de livres aux pages cornées, de magazines, journaux, et autres coupures de presse volantes, à partir desquels il travaillait.

« Bacon avait quelque chose du génie de Picasso à transformer son autobiographie en images d’une mythique envergure », estimait Sylvester.

Lors d’une conférence qu’il consacra au peintre en 2001, ce dernier avait émis l’hypothèse que ce goût pour la photographie pouvait en outre s’expliquer plus prosaïquement par le fait qu’elle permettait à l’autodidacte qu’était Bacon la conceptualisation directe de l’image en deux dimensions, que s’il lui avait fallu le faire par l’observation d’un modèle. La photographie présentait à ses yeux l’avantage d’avoir d’ores et déjà exécuté cette essentielle conversion, et lui permettait bien percevoir « plus immédiatement la réalité ».

La photographie était devenue un outil à part entière, indispensable à l’exercice de son art au point de commander à des photographes des portraits de ses amis proches, à l’instar de d’Henrietta Moraes, Isabel Rawsthorne ou de Lucian Freud, dont il extrayait tel un vampire les forces vitales, la substantifique moelle de ses sujets tout en jouissant librement d’une immédiateté, salutaire et solitaire, autorisant les déformations contingentes.

Francis Bacon - 1952 - Henri Cartier-Bresson 
Il n’était pas seulement sensible à ce que véhiculait l’image mais était aussi attentif à l’état proprement dit de la photographie, à l’histoire propre au cliché, à la rayure près, susceptible d’influencer le cours même de sa peinture. « N’oubliez pas que je vois tout », aimait à souligner le peintre.

Dans les années 1950, il se consacra à des séries de Têtes et de Papes inspirées par le portrait d’Innocent X, exécuté par le grand peintre espagnol du XVIe siècle, Diego Vélasquez, un chef-d’œuvre qui l’obsédait sans n’avoir jamais vu l’original.

« Je suis sûr que chaque artiste se situe quelque part, travaille à partir d'un certain héritage et se trouve placé sur une certaine trajectoire. De même d'ailleurs qu'il s'ingénie à enfoncer avec obstination le même clou, mais cela est une autre histoire » avait déclaré Bacon lors d’entretiens avec Michel Archambaud. 

N’avait-il d’ailleurs pas avoué à Sylvester « rêver de créer l’œuvre totale »,  avoir pour obsession de peindre celle qui les contiendrait toutes ?

Selon Leiris, « Francis  Bacon – homme qui lui-même s’est admirablement expliqué sur ce qu’il est et sur ce qu’il nous apporte en parlant de ce qu’il nomme nietzschéennement son « désespoir joyeux » (exhilarating despair) – ne peut pas ne refléter en rien, si résolu qu’il soit à ne pas faire une peinture tant soit peu discoureuse, le trouble lancinant de quiconque vit dans ce temps d’horreur saupoudré de merveille et le regarde lucidement. »


Face et Profil, Michel Leiris (Ed. Hazan)
Entretiens de David Sylvester avec Francis Bacon diffusé par la BBC en septembre 1966, de Edward Behr publié par Newsweek en janvier 1977 - Traduction de Zoé Balthus
Entretiens avec Michel Archambaud, Préface de Milan Kundera (Ed. Gallimard, Folio)