samedi 9 mai 2009

Bacon, la gravité I

Francis Bacon - 1963 - Bill Brandt (c) Bill Brandt Archive

"Un accident en continu, un accident qui se greffe sur un autre"

David Sylvester : N’aviez-vous jamais voulu faire une peinture abstraite ?
Francis Bacon :
 J’avais eu envie de créer des formes, comme à l’origine lorsque j’ai fait les Trois figures à la base de la Crucifixion. Elles étaient influencées par les choses de Picasso de la fin des années 20…

Après le triptyque, vous avez commencé à peindre d’une manière plus figurative : était-ce plutôt la manifestation d’une envie positive de peinture figurative ou le fait que vous n’étiez pas en mesure de développer davantage ce genre de forme organique à ce moment-là ?Et bien, l’un des tableaux que j’ai réalisés en 1946, celui qui ressemble à une boucherie, est arrivé comme un accident. J’étais alors en train de tenter de faire un oiseau qui se pose dans un champ. Et il a peut être été intriqué d’une certaine façon avec les trois figures d'avant, mais soudain les lignes que j’avais dessinées suggérèrent quelque chose de totalement différent et de cette suggestion le tableau a vu le jour. Je n’avais nullement eu l’intention de faire ce tableau; je ne l’avais jamais pensé de cette manière. C’était comme un accident en continu, un accident qui se greffe sur un autre.

L’oiseau qui se pose suggérait-il le parapluie ou autre chose ?Il suggérait soudain une ouverture sur une tout autre zone d’émotion. J’ai alors fait ces choses. Je les ai produites graduellement. Aussi, je ne pense pas que l’oiseau évoque le parapluie; il suggérait soudain cette image dans son ensemble. Et je l’ai réalisé très rapidement, en trois ou quatre jours environ. 

Cela arrive souvent, n’est-ce pas, cette transformation du tableau au cours de son élaboration ?Oui souvent, mais aujourd’hui j’espère toujours que cela se produise plus positivement. Maintenant, j’éprouve l’envie de faire des objets très, très spécifiques, toutefois conçus à partir de quelque chose, ce qui est totalement irrationnel du point de vue de l’état d’une illustration. Je veux faire des choses très spécifiques comme des portraits, et qui seront des portraits de gens, mais au moment de les analyser, vous ne le saurez pas – ou ce sera très difficile de comprendre comment le tableau a bien pu être conçu. Et c’est pourquoi d’une certaine manière, c’est très pénible, car il s’agit véritablement d’un complet accident. Par exemple, l’autre jour, je peignais la tête de quelqu’un et, ce qui faisait les structures des yeux, du nez, de la bouche, n’était, à les étudier, que des figures qui n’avaient rien à voir avec des yeux, un nez ou une bouche; mais le mouvement de la peinture, d’un contour à l’autre, offrait une ressemblance de la personne que je tentais de peindre. Je me suis arrêté; j’ai pensé pendant un moment que j’étais parvenu au plus près de ce que je voulais obtenir. Puis, le jour suivant j’ai tenté d’aller plus loin et de la rendre plus poignante, plus proche puis j’ai complètement perdu l’image. Car cette image relève du funambulisme oscillant entre ce que l’on nomme la peinture figurative et l’abstraction. Elle sera directement issue de l’abstraction, mais sans n’avoir rien à faire avec elle. Il s’agit d’une tentative de porter la chose figurative de façon plus violente et plus poignante au niveau du système nerveux.

En peignant cette Crucifixion, avez-vous conçu les trois toiles simultanément ou les avez-vous travaillées séparément ?J’ai œuvré pour chacune d’elles séparément, et graduellement, et une fois terminées, j’ai travaillé sur les trois réunies dans la même pièce. Ce fut accompli en l’espace d’une nuit, alors que j’étais salement saoul, je les ai faites avec de terribles gueules de bois, sous l’emprise de la boisson ; par moments, je savais à peine ce que je fabriquais. Il s’agit d ‘un des seuls tableaux que j’ai pu faire en état d’ivresse. Je pense que l’alcool m’a aidé à me rendre un peu plus libre.

Avez-vous été capable de recommencer depuis avec un autre tableau ?Non. Mais je m’efforce de penser que je me rends plus libre. Je veux dire, que vous devez le faire avec les drogues ou l’alcool.

Ou une extrême lassitude ?Extrême lassitude ? Possible. Ou de volonté.

La volonté de perdre sa volonté ?Absolument. La volonté de se rendre totalement libre. Volonté n’est pas le bon mot, parce qu’au bout du compte, on pourrait parler de désespoir. Parce que cela provient réellement d’un sentiment absolu qu’il est impossible de faire ces choses, et que je pourrais aussi bien ne rien faire du tout. Et de ce rien, on voit ce qui se produit.

Si les gens n’étaient pas venus vous les enlever, je pense que rien n’aurait jamais quitté l’atelier ; vous poursuivriez jusqu’à tout détruire.C’est probable.

Pouvez-vous dire ce qui vous a poussé à faire le triptyque?J’ai toujours été ému par les images relatives aux abattoirs et à la viande, et à mes yeux, elles appartiennent grandement à toute cette chose de la crucifixion. Il y a eu des photographies extraordinaires de bêtes prises juste avant d’être conduites à l’abattage. L’odeur de mort.  Nous n’en savons rien bien sûr, mais à regarder ces photographies, il semble qu’elles savent ce qui va leur arriver, elles font leur possible d’en réchapper. Je pense que ces tableaux ont été fortement fondées sur ce genre de chose qui à mon sens est très, très proche de toute cette chose de la crucifixion. Je sais que pour les personnes religieuses, pour les chrétiens, la crucifixion a une signification totalement différente. Mais en non-croyant, c’était juste un acte de comportement humain, un comportement en réponse à un autre.

Mais en fait, vous peignez d’autres tableaux liés à la religion puisque, à l’exception de la crucifixion, un thème que vous avez peint et sur lequel vous êtes revenu pendant 30 ans, il y a les Papes. Savez-vous pourquoi vous peignez constamment des images qui touchent à la religion ?Dans les Papes, il n’y a rien de relatif à la religion. Cela vient d’une obsession avec le Pape Innocent X de Velasquez.

Mais pourquoi avoir choisi le Pape ? Parce que je pense que c’est un des meilleurs portraits qui soit.

Mais n’y avait-il pas également d’autres grands portraits de Velasquez qui auraient pu vous obséder ? Etes-vous certain que le fait qu’il s’agisse d’un Pape ne revête pas quelque chose de particulier à vos yeux ? Je pense que c’est la magnificence de sa couleur.

Mais vous avez aussi fait deux ou trois peintures d’un pape moderne, Pie XII, à partir de photographies, comme si l’intérêt pour Velasquez avait été transféré vers le Pape lui-même telle une figure héroïque.C’est vrai, bien sûr. Le pape est unique. Il est placé dans une position unique en étant le Pape et par conséquent, comme dans certaines grandes tragédies, il est pour ainsi dire placé sur un piédestal à partir duquel la grandeur de cette image peut être présentée au monde.
Painting - 1946 -Francis Bacon

Puisque la même unicité est présente bien sûr dans la figure du Christ, ne serait-ce pas un retour à la notion d’unicité et à la situation particulière du héros tragique ? Le héros tragique est nécessairement quelqu’un qui est hissé au-dessus des autres hommes avant tout. 
Et bien, je n’y aurais jamais pensé en ces termes, mais puisque vous le suggérez, je pense que cela se pourrait bien. On a envie de faire cette chose à simplement avancer en bordure du précipice et dans Velasquez, c’est quelque chose de tout à fait extraordinaire qu’il soit parvenu à rester si proche de ce que l’on nomme l’illustration et à la fois, à libérer si intensément les plus grandes et les plus profondes choses ressenties par l’homme. Ce qui fait de lui un peintre étonnamment mystérieux. Car on pense vraiment que Velasquez enregistrait la cour de l’époque et quand on regarde ses tableaux, on regarde probablement quelque chose de très, très proche des choses telles qu’elles paraissaient alors. Mais bien sûr, tant de choses se sont passées depuis Velasquez que la situation est devenue beaucoup plus compliquée et beaucoup plus difficile, pour de très nombreuses raisons. Et l’une d’elles, bien sûr, qui n’a en fait jamais été explorée, est la raison pour laquelle la photographie a complètement altéré toute la peinture figurative, elle l’a totalement altérée.

De manière positive autant que négative ? De façon très positive, je pense. Je pense que Velasquez pensait qu’il enregistrait la cour de cette époque et enregistrait certaines personnes de cette époque; mais un très bon artiste aujourd’hui serait obligé de faire un jeu de pareille situation. Il sait que l’enregistrement peut être un film, de sorte que cet aspect de son activité a été saisi par autre chose et tout ce en quoi il est impliqué fait que la sensibilité s’ouvre grâce à l’image. Aussi, je pense que l’homme à présent a compris qu’il est un accident, qu’il est un être vain, qu’il doit jouer le jeu sans raison. Je pense que même lorsque Velasquez peignait, même lorsque Rembrandt peignait, bizarrement et quelle que fut leur attitude vis-à-vis de l’existence, ils demeuraient légèrement conditionnés par certains types de possibilités religieuses que l’homme aujourd’hui, pourriez-vous dire, a complètement exclu de lui. A présent, bien sûr, l’homme peut seulement tenter de faire quelque chose de très, très positif en essayant de se charmer lui-même pour un temps par la façon dont il se comporte, prolongeant possiblement son existence à s’acheter une sorte d’immortalité grâce aux médecins. Voyez-vous, l’art est à présent complètement devenu un jeu avec lequel l’homme se divertit et vous pouvez arguer que cela a toujours été le cas, mais aujourd’hui c’est totalement un jeu. Et je pense que c’est la façon dont les choses ont changé, et le plus fascinant désormais, c’est que cela va devenir beaucoup plus difficile pour l’artiste, car il doit vraiment approfondir le jeu pour être tout simplement bon.

Pouvez-vous expliquer pourquoi les photographies vous intéressent tant ?Et bien, je pense que la notion d’apparence est tout le temps assaillie par la photographie et le film... A 99%, je trouve que les photographies sont beaucoup plus intéressantes que la peinture qu’elle soit abstraite ou figurative. Elles m’ont toujours hanté.

Une très personnelle et récurrente configuration dans votre œuvre est l’emboîtement de l’imagerie de la crucifixion avec celle de la boucherie. Le lien avec la viande doit avoir une immense signification pour vous. Eh bien oui. Si vous pénétrez dans l’un de ces fantastiques commerces, vous traversez simplement d’immenses espaces de mort, où vous avez sous les yeux de la viande et du poisson, des oiseaux et tout le reste, le tout gisant là, mort. Et, bien sûr, il est bon de rappeler  en tant que peintre la grande beauté de la couleur de la viande.

La conjonction de la viande avec la crucifixion semble se produire de deux façons – par la présence de morceaux de viande sur les lieux et la transformation de la figure crucifiée, elle-même carcasse de viande suspendue.Et bien, évidemment, nous sommes de la viande, nous sommes de potentielles carcasses. Lorsque je rentre dans une boucherie, je suis toujours surpris de ne pas m’y trouver à la place de l’animal. Mais une utilisation aussi singulière de la viande est peut-être comme celle que l’on ferait de la colonne vertébrale, puisque nous voyons constamment des images du corps humain grâce aux radiographies et que d’évidence cela joue sur les façons avec lesquelles on peut se servir du corps. Vous devez connaître ce magnifique pastel de Degas à la National Gallery d’une femme qui s’essuie le dos. Vous découvrirez qu’à son extrémité, la colonne vertébrale sort quasiment toute entière de la peau. Et cela lui offre une telle tenue, une telle torsion que vous prenez davantage conscience de la vulnérabilité du reste du corps que s’il s’était contenté de dessiner naturellement la colonne jusqu’au cou. Il la brise pour que cette chose semble s’extraire de la chair. Maintenant que Degas l’ait voulu ou non, cela en fait un tableau bien meilleur, car vous prenez soudainement conscience de la colonne et aussi de la chair, qu’il peignait habituellement telle qu’elle couvrait simplement les os. Dans mon cas, ces choses ont certainement été influencées par les radiographies.

Il est clair qu’une grande part de votre obsession à peindre la viande est liée au souci de la forme et de la couleur – c’est clair de par vos œuvres elles-mêmes. Pourtant la crucifixion a sûrement été parmi celles qui ont fait que les critiques ont mis l’accent sur ce qu’ils appellent l’élément d’horreur dans votre œuvre. Et bien, ils ont en effet toujours insisté sur sa part d’horreur. Pourtant je ne la ressens pas particulièrement dans mon œuvre. Je n’ai jamais tenté d’être atroce.

Les bouches ouvertes, ont-elles toujours le cri pour signification ? La plupart d’entre elles, mais pas toutes. Vous savez combien la bouche peut changer de forme. J’ai toujours été très ému par les mouvements de la bouche, par la forme de la bouche et des dents. Les gens disent que cela a toutes sortes de connotations sexuelles et j’ai toujours été fort obsédé par l’apparence véritable de la bouche et des dents et peut-être ai-je perdu cette obsession à présent, mais ce fut quelque chose de très fort à une époque. J’aime, pourriez-vous dire, l’éclat et la couleur qui jaillissent de la bouche, et j’ai toujours espéré dans un sens parvenir à peindre la bouche comme Monet a peint le coucher de soleil.

Le Pape ... est-ce papa ?Et bien, je n’y avais certainement pas pensé ainsi mais je ne sais pas – c’est difficile de savoir ce qui fait les obsessions. Mon père avait un esprit très obtus. C’était un homme intelligent qui n’a jamais développé son intellect, du tout. Comme vous le savez, c’était un éleveur de chevaux de course. Et il ne connaissait que la dispute avec les gens. Il n’avait pas d’amis du tout, vraiment, car il se disputait avec tout le monde, son attitude tellement opiniâtre. Et il ne s’entendait assurément pas avec ses enfants...

Et quels étaient vos sentiments pour lui ?Et bien, je ne l’aimais pas, mais j’étais sexuellement attiré par lui quand j’étais jeune. Quand je l’ai détecté pour la première fois, j’ai à peine compris que c’était sexuel. Ce n’est que plus tard, grâce à des palefreniers et garçons d’écurie avec lesquels j’eus des relations que j’ai réalisé qu’il s’agissait de quelque chose de sexuel dont mon père était l’objet.
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Alors peut-être que l’obsession avec le Pape de Velasquez avait une forte signification personnelle ?Et bien, c’est un des plus beaux tableaux au monde et je pense que je ne fais pas du tout exception en tant que peintre à en être obsédé. Je pense que nombre d’artistes ont reconnu  à quel point il est tout à fait remarquable.

La plupart des gens semblent ressentir qu’il y a en quelque sorte une présence distincte ou la menace de violence [dans votre œuvre] Et bien, il doit y avoir une raison à cela, bien sûr. Je suis né en Irlande en 1909. Mon père, parce qu’il était éleveur de chevaux de course, ne vivait pas très loin de Curragh où se trouvait un régiment de cavalerie britannique et je me souviendrai toujours d’eux, juste avant que la guerre de 1914 n’ait commencé, au galop sur l’allée de la maison que mon père possédait, et où ils faisaient des manœuvres. Et puis, je fus conduit à Londres pendant la guerre où j’ai passé pas mal de temps car mon père était alors au Bureau de la guerre, et on m’avait éveillé à ce qui s’appelle la possibilité de danger, même à un très jeune âge. Puis, je suis retourné en Irlande où j’ai grandi, à l’époque du mouvement du Sinn Fein. Et j’ai vécu un temps avec ma grand-mère, qui avait épousé le commissaire de police de Kildare, entre autres  nombreuses noces, et nous vivions dans une maison cernée de sacs de sables, et lorsque je sortais, des tranchées étaient creusées en travers de la route pour y faire tomber, une voiture, une carriole ou tout autre chose du même genre, alors que des tireurs embusqués y guettaient en bordure. Et puis quand j’ai eu 16 ou 17 ans, je suis allé à Berlin et bien sûr j’ai connu le Berlin de 1927 et 1928, une ville grande ouverte qui était d’une certaine façon très, très violente. Après Berlin, je me suis rendu à Paris et là, j’ai passé toutes ces années troublées, entre ce moment-là et la guerre qui commença en 1939. Aussi, pourrais-je probablement dire que j’ai été accoutumé à toujours vivre dans des cadres de violence.

Nous avons déjà parlé de la roulette et de la sensation que l’on éprouve parfois à la table quand on se sent en parfaite harmonie avec la roue et que rien ne peut arriver de mal. Comment est-ce lié au processus de la peinture ?Et bien, je suis sûr qu’il y a bien une très forte relation. Après tout, Picasso avait dit une fois : « Je n’ai pas besoin de jouer à des jeux de hasard, moi-même, je travaille toujours avec lui. »

Et avec la peinture ?Ey bien, encore, je ne pense pas que l’on sache vraiment s’il s’agit d’un coup de chance ou s’il s’agit du travail de l’instinct en votre faveur ou si c’est l’instinct et la conscience et tout qui s’en mêlent et travaillent en votre faveur.

Votre goût pour la roulette, tel qu’il fut, ne s’étend pas à celui de la roulette russe.Non. Parce que ce que je veux faire signifie, si possible, vivre. Cependant, l’autre jour, quelqu’un me parlait de Staël – qu’il était obsédé par la roulette russe et que très souvent, il allait faire un tour en voiture sur la corniche, de nuit et à une vitesse folle, roulant du mauvais côté de la route, exprès pour vérifier s’il pouvait éviter ou  non la chose. Je sais comment il est censé avoir trouvé la mort, que de désespoir, il s’est suicidé. Mais pour moi, l’idée de la roulette russe serait vaine. Pour autant, je ne suis pas doté de ce genre de chose que l’on nomme le courage. Je suis toutefois sûr que le danger physique peut être extrêmement excitant. Mais je pense que je suis bien trop lâche pour le braver moi-même. Et puis aussi, comme je veux continuer à vivre, comme je veux améliorer mon œuvre, sans vanité aucune, autant dire, je dois vivre, je dois exister.

Où avez-vous été à l’école ? Ou n’y êtes-vous pas allé ? Je suis allé pendant une courte période dans un endroit appelé Dean Close, à Cheltenham. Il s’agissait d’une sorte d’école secondaire publique et je ne m’y suis pas plu. Je m’enfuyais constamment, alors ils ont fini par m’en retirer. Je n’y suis resté environ qu'un an, à peine. Donc, mon éducation fut très limitée. Ensuite, à l’âge d’environ 16 ans, ma mère m’a alloué trois pounds par semaine, suffisants à l’époque pour en vivre. Je me suis rendu à Londres, et puis à Berlin. On trouve toujours de l’aide quand on est jeune car les gens aiment les jeunes et j’ai accompagné quelqu’un qui m’avait ramassé – ou comme vous l’entendrez -  à l’hôtel Adlon. L’hôtel le plus somptueux qui soit. Je me souviendrai toujours de ce chariot au petit déjeuner – ces merveilleux trolleys avec d’énormes cous de cygnes jaillissant aux quatre coins. La vie nocturne de Berlin était tout à fait sensationnelle pour moi, venu directement d’Irlande. Mais je ne suis pas resté très longtemps à Berlin. Je suis alors parti à Paris pour une brève période. Là, j’ai vu chez Rosenberg, une exposition de Picasso et à ce moment-là j’ai songé : eh bien je vais essayer de peindre aussi.

Comment vos parents ont-ils réagi quand vous leur avez parlé de cette idée ?Ils furent horrifiés à l’idée que je puisse vouloir devenir artiste.

Vous avez souvent dit que lorsque vous peigniez, vous préfériez infiniment être seul – que par exemple, quand vous faites un portrait, vous n’aimez pas que le sujet soit présent. Je me sens beaucoup plus libre si je suis seul mais je suis sûr que beaucoup de peintres au contraire seraient peut-être même plus inventifs avec du monde autour d’eux. Cela ne fonctionne pas dans mon cas. Je trouve que seul, je peux autoriser la peinture à me dicter les choses. Les images que je dépose sur la toile m’imposent la chose qui graduellement se construit et progresse. C’est la raison pour laquelle j’aime être seul – abandonné à mon propre désespoir d’être capable de ne rien faire du tout sur la toile. 

Un extrait des Entretiens réalisés avec Francis Bacon par David Sylvester en 1963, 1966 et 1979
The Guardian, Jeudi 13 Septembre 2007 - 
Traduction de Zoé Balthus


Untiled (David Sylvester walking) - 1954 - Francis Bacon
    
'One continuous accident mounting on top of another'

David Sylvester:  Have you ever had any desire at all to do an abstract painting?
Francis Bacon:
  I've had a desire to do forms, as when I originally did Three Forms at the Base of the Crucifixion. They were influenced by the Picasso things which were done at the end of the 20s ...

After that triptych, you started to paint in a more figurative way: was it more out of a positive desire to paint figuratively or more out of a feeling that you couldn't develop that kind of organic form further at that time?
Well, one of the pictures I did in 1946, the one like a butcher's shop, came to me as an accident. I was attempting to make a bird alighting on a field. And it may have been bound up in some way with the three forms that had gone before, but suddenly the lines that I'd drawn suggested something totally different, and out of this suggestion arose this picture. I had no intention to do this picture; I never thought of it in that way. It was like one continuous accident mounting on top of another.

Did the bird alighting suggest the umbrella or what?It suddenly suggested an opening-up into another area of feeling altogether. And then I made these things; I gradually made them. So that I don't think the bird suggested the umbrella; it suddenly suggested this whole image. And I carried it out very quickly, in about three or four days.

It often happens, does it, this transformation of the image in the course of working?It does, but now I always hope it will arrive more positively. Now I feel that I want to do very, very specific objects, though made out of something, which is completely irrational from the point of view of being an illustration. I want to do very specific things like portraits, and they will be portraits of the people, but, when you come to analyse them, you just won't know - or it would be very hard to see how the image is made up at all. And this is why in a way it is very wearing, because it is really a complete accident. For instance, the other day I painted a head of somebody, and what made the sockets of the eyes, the nose, the mouth were, when you analysed them, just forms which had nothing to do with eyes, nose or mouth; but the paint moving from one contour into another made a likeness of this person I was trying to paint. I stopped; I thought for a moment I'd got something much nearer to what I want. Then the next day I tried to take it further and tried to make it more poignant, more near, and I lost the image completely. Because this image is a kind of tightrope walk between what is called figurative painting and abstraction. It will go right out from abstraction, but will really have nothing to do with it. It's an attempt to bring the figurative thing up on to the nervous system more violently and more poignantly.

In painting this Crucifixion, did you have the three canvases up simultaneously, or did you work on them quite separately? I worked on them separately, and gradually, as I finished them, I worked on the three across the room together. I did in about a fortnight, when I was in a bad mood of drinking, and I did it under tremendous hangovers and drink; I sometimes hardly knew what I was doing. And it's one of the only pictures that I've been able to do under drink. I think perhaps the drink helped me to be a bit freer.

Have you been able to do the same in any picture that you've done since?I haven't. But I think with great effort I'm making myself freer. I mean, you either have to do it through drugs or drink.

Or extreme tiredness? Extreme tiredness? Possibly. Or will.

The will to lose one's will?Absolutely. The will to make oneself completely free. Will is the wrong word, because in the end you could call it despair. Because it really comes out of an absolute feeling of it's impossible to do these things, so I might as well just do anything. And out of this anything, one sees what happens.

If people didn't come and take them away from you, I take it, nothing would ever leave the studio; you'd go on till you'd destroyed them all. Probably so.

Can you say what impelled you to do the triptych ?I've always been very moved by pictures about slaughterhouses and meat, and to me they belong very much to the whole thing of the crucifixion. There've been extraordinary photographs, which have been done of animals just being taken up before they were slaughtered; and the smell of death. We don't know, of course, but it appears by these photographs that they're so aware of what is going to happen to them, they do everything to attempt to escape. I think these pictures were very much based on that kind of thing, which to me is very, very near this whole thing of the crucifixion. I know for religious people, for Christians, the crucifixion has a totally different significance. But as a nonbeliever, it was just an act of man's behaviour, a way of behaviour to another.

But you do, in fact, paint other pictures which are connected with religion, because, apart from the crucifixion, which is a theme you've painted and returned to for 30 years, there are the Popes. Do you know why you constantly paint pictures which touch on religion?In the Popes it doesn't come from anything to do with religion; it comes from an obsession with Velasquez's Pope Innocent X.
 Head VI - 1949 - Francis Bacon 
  
But why was it you chose the Pope?Because I think it is one of the greatest portraits that have ever been.

But aren't there other equally great portraits by Velasquez which you might have become obsessed by? Are you sure there's nothing special for you in the fact of its being a Pope?I think it's the magnificent colour of it.

But you've also done two or three paintings of a modern Pope, Pius XII, based on photographs, as if the interest in the Velasquez had become transferred on to the Pope himself as a sort of heroic figure.It is true, of course; the Pope is unique. He's put in a unique position by being the Pope, and therefore, like in certain great tragedies, he's as though raised on to a dais on which the grandeur of this image can be displayed to the world.

Since there's the same uniqueness, of course, in the figure of Christ, doesn't it really come back to the idea of the uniqueness and the special situation of the tragic hero? The tragic hero is necessarily somebody who is elevated above other men to begin with.
Well, I'd never thought of it in that way, but when you suggest it to me, I think it may be so. One wants to do this thing of just walking along the edge of the precipice, and in Velasquez it's a very, very extraordinary thing that he has been able to keep it so near to what we call illustration and at the same time so deeply unlock the greatest and deepest things that man can feel. Which makes him such an amazingly mysterious painter. Because one really does believe that Velasquez recorded the court at that time and, when one looks at his pictures, one is possibly looking at something which is very, very near to how things looked. But of course so many things have happened since Velasquez that the situation has become much more involved and much more difficult, for very many reasons. And one of them, of course, which has never actually been worked out, is why photography has altered completely this whole thing of figurative painting, and totally altered it.

In a positive as well as a negative way?I think in a very positive way. I think that Velasquez believed that he was recording the court at that time and recording certain people at that time; but a really good artist today would be forced to make a game of the same situation. He knows that the recording can be done by film, so that that side of his activity has been taken over by something else and all that he is involved with is making the sensibility open up through the image. Also, I think that man now realises that he is an accident, that he is a completely futile being, that he has to play out the game without reason. I think that, even when Velasquez was painting, even when Rembrandt was painting, in a peculiar way, they were still, whatever their attitude to life, slightly conditioned by certain types of religious possibilities, which man now, you could say, has had completely cancelled out for him. Now, of course, man can only attempt to make something very, very positive by trying to beguile himself for a time by the way he behaves, by prolonging possibly his life by buying a kind of immortality through the doctors. You see, all art has now become completely a game by which man distracts himself; and you may say it has always been like that, but now it's entirely a game. And I think that that is the way things have changed, and what is fascinating now is that it's going to become much more difficult for the artist, because he must really deepen the game to be any good at all.

Can you say why photographs interest you so much? Well, I think one's sense of appearance is assaulted all the time by photography and by film ... 99% of the time I find that photographs are very much more interesting than either abstract or figurative painting. I've always been haunted by them.

One very personal recurrent configuration in your work is the interlocking of crucifixion imagery with that of the butcher's shop. The connection with meat must mean a great deal to you. Well, it does. If you go to some of those great stores, where you just go through those great halls of death, you can see meat and fish and birds and everything else all lying dead there. And, of course, one has got to remember as a painter that there is this great beauty of the colour of meat.

The conjunction of the meat with the crucifixion seems to happen in two ways - through the presence on the scene of sides of meat and through the transformation of the crucified figure itself into a hanging carcass of meat.Well, of course, we are meat, we are potential carcasses. If I go into a butcher's shop I always think it's surprising that I wasn't there instead of the animal. But using the meat in that particular way is possibly like the way one might use the spine, because we are constantly seeing images of the human body through x-ray photographs and that obviously does alter the ways by which one can use the body. You must know the beautiful Dégas pastel in the National Gallery of a woman sponging her back. And you will find at the very top of the spine that the spine almost comes out of the skin altogether. And this gives it such a grip and a twist that you're more conscious of the vulnerability of the rest of the body than if he had drawn the spine naturally up to the neck. He breaks it so that this thing seems to protrude from the flesh. Now, whether Dégas did this purposely or not, it makes it a much greater picture, because you're suddenly conscious of the spine as well as the flesh, which he usually just painted covering the bones. In my case, these things have certainly been influenced by x-ray photographs.

It's clear that much of your obsession with painting meat has to do with matters of form and colour - it's clear from the works themselves. Yet the Crucifixion paintings have surely been among those which have made critics emphasise what they call the element of horror in your work.Well, they certainly have always emphasised the horror side of it. But I don't feel this particularly in my work. I have never tried to be horrific.

The open mouths - are they always meant to be a scream?Most of them, but not all. You know how the mouth changes shape. I've always been very moved by the movements of the mouth and the shape of the mouth and the teeth. People say that these have all sorts of sexual implications, and I was always very obsessed by the actual appearance of the mouth and teeth, and perhaps I have lost that obsession now, but it was a very strong thing at one time. I like, you may say, the glitter and colour that comes from the mouth, and I've always hoped in a sense to be able to paint the mouth like Monet painted a sunset.

The Pope ... is it Papa?Well, I certainly have never thought of it in that way, but I don't know - it's difficult to know what forms obsessions. My father was very narrow-minded. He was an intelligent man who never developed his intellect at all. As you know, he was a trainer of racehorses. And he just fought with people. He really had no friends at all, because he fought with everybody, because he had this very opinionated attitude. And he certainly didn't get on with his children ...

And what were your feelings towards him? Well, I disliked him, but I was sexually attracted to him when I was young. When I first sensed it, I hardly knew it was sexual. It was only later, through the grooms and the people in the stables I had affairs with, that I realised that it was a sexual thing towards my father.

So perhaps the obsession with the Velasquez Pope had a strong personal meaning?Well it's one of the most beautiful pictures in the world and I think I'm not at all exceptional as a painter in being obsessed by it. I think a number of artists have recognised it as being something very remarkable.

Most people seem to feel there's somehow a distinct presence or threat of violence [in your work].Well, there might be one reason for this, of course. I was born in Ireland, in 1909. My father, because he was a racehorse trainer, lived not very far from the Curragh, where there was a British cavalry regiment, and I always remember them, just before the 1914 war was starting, galloping up the drive of the house which my father had, and carrying out manoeuvres. And then I was brought to London during the war and spent quite a lot of time there, because my father was in the War Office then, and I was made aware of what is called the possibility of danger even at a very young age. Then I went back to Ireland and was brought up during the Sinn Fein movement. And I lived for a time with my grandmother, who married the commissioner of police for Kildare among her numerous marriages, and we lived in a sandbagged house, and as I went out, these ditches were dug across the road for a car or horse-and-cart or anything like that to fall into, and there would be snipers waiting on the edges. And then, when I was 16 or 17, I went to Berlin, and of course I saw the Berlin of 1927 and 1928 where there was a wide open city, which was, in a way, very, very violent. And after Berlin I went to Paris, and then I lived all those disturbed years between then and the war which started in 1939. So I could say, perhaps, I have been accustomed to always living through forms of violence.

We've talked before about roulette and about the feeling one sometimes has at the table that one is kind of in tune with the wheel and can do nothing wrong. How does this relate to the painting process?Well, I'm sure there certainly is a very strong relationship. After all, Picasso once said: 'I don't need to play games of chance, I'm always working with it myself.'

And with the painting?Well, again, I don't think one really knows whether it's a run of luck or whether it's instinct working in your favour or whether it's instinct and consciousness and everything intermingling and working in your favour.

Your taste for roulette doesn't, as it were, extend to Russian roulette. No. Because to do hat I want to do would mean, if possible, living. Whereas the other day somebody was telling me about De Stael - that Russian roulette was an obsession with him and that very often he would drive round the corniche at night at tremendous speed on the wrong side of the road, purposely to see whether he could avoid the thing or not avoid it. I do know how he's supposed to have died, that out of despair he committed suicide. But for me the idea of Russian roulette would be futile. Also, I haven't got that kind of what's called bravery. I'm sure physical danger actually can be very exhilarating. But I think I'm too much of a coward to court it myself. And also, as I want to go on living, as I want to make my work better, out of vanity, you may say, I have got to live, I've got to exist.

Where did you go to school? Or did you not? I went for a short time to a place called Dean Close, in Cheltenham. It was a kind of minor public school and I didn't like it. I was continually running away, so in the end they took me away. I was there only about a year. So I had a very limited education. Then, when I was about 16, my mother made me an allowance of £3 a week, which in those days was enough to exist on. I came to London, and then I went to Berlin. One is always helped when one is young because people always like you when you are young, and I went with somebody who had picked me up - or whatever you like to say - to stay at the Adlon Hotel. It was the most wonderful hotel. I always remember the wheeling-in of the breakfast in the morning - wonderful trolleys with enormous swans' necks coming out of the four corners. And the nightlife of Berlin was very exciting for me, coming straight from Ireland. But I didn't stay in Berlin very long. I went to Paris then for a short time. There I saw at Rosenberg's an exhibition of Picasso, and at that moment I thought, well I will try and paint too.

How did your parents react when they heard about that idea? They were horrified at the thought that I might want to be an artist.

You often said that when you're painting you very much prefer to be alone - that, for instance, when you are doing a portrait you don't like to have the subject actually there. I feel that I am much freer if I'm on my own, but I'm sure that there are a lot of painters who would perhaps be even more inventive if they had people round them. It doesn't happen in my case. I find that if I am on my own I can allow the paint to dictate to me. So the images that I'm putting down on the canvas dictate the thing to me and it gradually builds up and comes along. That is the reason I like being alone - left with my own despair of being able  to do anything at all on the canvas.

An excerpt from Interviews with Francis Bacon by David Sylvester in 1963, 1966 and 1979
The Guardian, Thursday 13 September 2007

Lawrence: L'homme nature



Thomas Edward Lawrence - 1918 - ¨Photographe non identifié
People come into the army often, not because it is brutal and licentious, but because they haven't done very well in the fight of daily living, and want to be spared the responsibility of ordering for themselves their homes and food and clothes and work - or even the intensity of their work. Regard it as an asylum for the little-spirited. 
You suggest that I'm not genuine in the ranks: but I am: just as good, now, as the others. Not very good, I'm afraid (I will be if I can) since I'm slow, having to learn to do all the daily trifles which others used to do for me. If it wasn't that I've been somebody or something else the authorities would have a fair opinion of what I am.
Your picture of my ending up to find that I am a soldier, by dint of much playing at it, comforts me: for it's the end I want, and am wanting with deadly seriousness. The peace of finding that my horizon was grown so near! If I could be happy drunk I'd drink: but so to take the control off myself might be to loose myself out again: and I want not to be big any more.

Thomas Edward Lawrence to Bernard Shaw, 20 December 1923


Le colonel T. E. Lawrence - que le grand public reconnaît davantage dès lors que Lawrence d’Arabie, surnom donné à ce héros de l’Histoire britannique, est avancé, lui attribuant pour la postérité la beauté des traits de Peter O’Toole qui l’incarna avec majesté au cinéma, sous la romanesque direction de David Lean en 1962 – connût un destin aussi fulgurant qu’exceptionnel et complexe, mû par son intime quête de l’Homme nature, à laquelle il s’employa avec la minutie et la foi de l’archéologue qu’il fut aussi.

Né en 1888 au Pays de Galles, Lawrence grandit à Oxford où il se passionna en effet tôt pour l’Archéologie et l’Histoire, en particulier celle des Croisades et de leurs forteresses auxquelles il consacra une thèse qui le conduisit en 1909, équipé de son précieux appareil photographique, sur les traces des Croisés, en Palestine et en Syrie, lors d’une marche en solitaire qu’il mena pendant plusieurs mois dans le désert, « vivant comme un Arabe parmi les Arabes ».

De retour au Jesus College, sa thèse y fut validée avec les honneurs en 1910. Aussitôt, Lawrence partit faire un tour de France à bicyclette avec son jeune frère Frank, où sa passion des châteaux médiévaux mais aussi de la littérature furent amplement contentées. « Chaque fois que je prends un bain, [Lawrence] préfère aller s’acheter un livre », conta un Frank moqueur dans une lettre à leurs parents.

Mais les terres arides d’Orient agissaient encore sur l'âme du jeune voyageur tel un charme envoûtant. Il rêvait d’y retourner un jour pour y découvrir notamment les forteresses qu’il n’avait pu visiter lors de son premier séjour et demeurait aux aguets de la moindre opportunité. En 1911, Lawrence parvint à se faire admettre, grâce à ses connaissances de la langue arabe, de la région et à son expertise en céramique, au sein d’une équipe archéologique du British Museum conduite par David George Hogarth pour entamer des fouilles à Carchemish, sur les rives de l’Euphrate, en Syrie, à la frontière turque.

Le jeune homme y œuvra avec ardeur jusqu’en 1914 quand, après avoir été enrôlé pour une mission de cartographie par le renseignement britannique dans le Sinaï, la Première guerre mondiale éclata. Lawrence allait alors sur ces vingt-six ans et ses qualités qui firent sa gloire par la suite s’imposaient d’ores et déjà, fort remarquablement. Ainsi, fut-il intégré à la section géographique de l’Etat major à Londres, avant d’être affecté, en 1916, au Caire en tant qu’officier du renseignement militaire où, rapidement et notamment, il allait devenir expert des mouvements nationalistes arabes et sceller bientôt son entrée dans l’Histoire.

« La première fois que je quittai l’Angleterre [en 1906] fut un rêve délicieux […] le début de mes propres voyages, indépendants, libres. En France, principalement. Puis, encore plus loin, franchissant lentement les étapes jusqu’à ce que la Guerre écourte ce cheminement qui était en train de faire de moi un Hogarth : une sorte d’homme de voyage et d’archéologie, la géographie et le crayon pour seules ressources », écrivait-il en décembre 1927 à Dick Knowles, non sans mélancolie à évoquer ce chemin ô combien détourné.

Entre 1916 et 1918, il était en effet devenu Al Lawrence, un des chefs de la révolte arabe contre l’empire ottoman, un héros de légende, jeune et vivant, qui s’était rendu maître de Damas.

« Autour des soldats [britanniques] traînaient les Arabes. Ces hommes au regard grave venaient d’une autre planète. Mon tortueux devoir m’avait exilé chez eux pendant deux ans. Ce soir-là, j’étais plus proche d’eux que des troupes. J’en éprouvais de la rancœur et de la honte. Ce contraste se mêlait en intrus à un brûlant mal du pays, aiguisait mes facultés, fécondait mon dégoût », se souvint-il dans son admirable récit de campagne Les Sept Piliers de la Sagesse.

En 1922, Lawrence venait d’achever une nouvelle version de cette grandiose épopée qu’il fit tirer à quelques exemplaires afin de l’éprouver auprès de quelques critiques littéraires et de compagnons de guerre. Pourtant le colonel de 34 ans était loin de savourer sa gloire encore fraîche. Au contraire, après les horreurs d’une guerre au cours de laquelle l'homme avait en outre été victime d’un viol, puis de trois années de bataille politique épuisante passées aux Affaires coloniales, le chaos mental menaçait de l'ébranler.

Lawrence prit alors la décision de s’enrôler dans la prestigieuse Royal Air Force en quête du salut, et dans cette perspective, entreprit de faire ses classes incognito, sous la fausse identité de John Hume Ross. Tout au long d’un «noviciat» pénible au Dépôt, qui se déroula entre août et décembre 1922, «le simple soldat Ross, matricule 352 087» consignera ses notes et observations personnelles dans des cahiers qu’il mettra en forme en 1927 et 1928 pour en livrer La Matrice (The Mint), un document intimiste, quasi confessionnel en même temps que portrait de la R.A.F. Cet ouvrage avait bouleversé la grande poétesse italienne Cristina Campo qui admirait Lawrence pour avoir déjà lu et aimé ses Sept Piliers, au point d’en faire un de ses livres de chevet.

Elle avait ressenti à la lecture de ses terribles pages que Lawrence manifestait une « anxiété nerveuse de spoliation et de purgation totales, unie à une nature qui n’est que trop consciente de sa turbidité obscure et de son altière macération. »

A un sergent qui s’était enquis de sa présence dans les rangs de la R.A.F, le soldat Ross avait expliqué avoir « abusé de la vie imaginative, telle qu’elle se manifeste pour l’étude » et argué qu’il avait alors ressenti le « besoin de rester en friche un moment, au grand air. »

« Cela signifiait : gagner ma vie de mes mains, puisque j’étais sans ressources et que mes mains d’universitaire ne valaient pas un repas, quel que fût mon métier », dit-il aussi, avant de souligner qu’il ne lui avoua toutefois pas l’essentiel sans doute : son  torturant « besoin d’abaissement ».
« A la recherche où j’étais d’une position sûre, d’où je ne pourrais tomber plus bas ; ni de l’indispensable obligation où j’étais de réapprendre la pauvreté, ce qui est dur quand on a eu de l’argent pendant quelques années. J’ai le sentiment d’avoir obtenu ce que je souhaitais en ce qui concerne l’abaissement et la pauvreté. »
Profondément marqué par sa lecture de Nietzsche, Lawrence prenait pourtant là le contre-pied de la pensée de Zarathoustra : « C’est vers en bas que la hauteur aspire à la puissance ! »

Au contraire, « j’aimais ce qui était au-dessous de moi, je prenais mes plaisirs, je cherchais mes
Thomas Edward Lawrence - 1919 - Augustus Edwin John
aventures au-dessous de moi. La dégradation contenait à mes yeux une certitude, une sécurité définitive. L’homme pouvait s’élever à n’importe quelle hauteur, mais il ne pouvait tomber au-dessous d’un certain seuil d’animalité »,
 confiait-il dans un chapitre des Sept Piliers où il peignit, avec sincérité et sévérité profondes, un troublant Autoportrait.

Avec La Matrice, il se livrait en outre à une critique, sans complaisance, de cette école de la R.A.F, ce « purgatoire de corvées »,  telle qu’elle était alors. 
« La façon dont ici on nous traite est de la cruauté caractérisée. Tandis que ma bouche en est encore toute brûlante, je veux consigner que ceux qui, jour après jour, exercent leur autorité  sur nous le font par appétit de cruauté. »
Pourtant, il avait voulu que ce sévère témoignage ne soit jamais publié avant 1950 quoi qu’il arrive, ne souhaitant pas porter préjudice à ce corps qu’il aimait en réalité comme une famille, qu'il avait pénétré dans l’état d’esprit d’un être qui entre dans les Ordres.
« Des hommes en uniforme ont trop d’importance l’un pour l’autre : point n’ont besoin de Paraclets. Chacun d’entre nous est une petite part de tout le reste et tout le reste, de nous. »
Il s’était soustrait au monde des «civils» avec lequel il avait désiré mettre de la distance. Ainsi séparé des vivants et après avoir prêté serment d’allégeance au roi George et à la R.A.F, Lawrence sentit la paix descendre sur ses camarades aux « moi inconscients espérant, dans leur révolte, qu’un accident [les] éliminerait ».
« C’était comme si nous mourrions notre mort. Pour notre raison, le tombeau ouvre sur la paix : l’instinct lui s’y refuse. »
« Ce qui nous a conduits en ce lieu, ce sont nos instincts innés et nous offrons à la R.A.F, ce qu’il y a de meilleur en nous », écrivait-il. 
« La R.A.F  est plus grande que soi. »
Lawrence s’était « dépouillé de tout cela – de tout confort, de tout ce qu’ [il possédait] – pour plonger sans ménagements au milieu d’hommes qui ne [le] ménageraient pas et pour [se] découvrir [lui-même] durant ce qui [lui] restait à vivre de la fleur de l’âge.»

« Les horreurs qui torturaient Lawrence, l’ignominie, la promiscuité permanente, les impitoyables exercices physiques trouvent leur miroir inversé dans la prière obligatoire, le silence inviolable, la délation encouragée, le langage hagiographique des sacristies », avait relevé Campo dans la préface qu’elle consacra au Jésuite Parfait de Furio Monicelli et dans laquelle l’Italienne avait proposé un subtil parallèle entre l’engagement du soldat Ross et celui du novice Andrea.

La décision de ce dernier de se consacrer à la vie religieuse n'avait pas clairement été dictée par un appel impérieux et mystique mais au contraire par cette même sorte de désespoir mystérieux et froid qu’éprouvait Lawrence quand il estimait que «tout homme qui s’engage reconnaît pourtant qu’il est vaincu par la vie» à la façon dont Blanche la Carmélite de Georges Bernanos avait admis n’avoir «d’autre refuge en effet».

Le soldat Ross ne se supportait pas, ne supportait pas sa chair. Il émettait l’hypothèse que « toute existence physique» est pour l’homme « une épuisante souffrance : ce n’est que durant le jour que son esprit vigilant, obstiné, refuse d’en convenir ».

Thomas Edward Lawrence - 1929 - Augustus Edwin John 
Auparavant déjà, dans les Sept Piliers, Lawrence avait relevé que le fait que nous soyons dotés d’un corps, ce cercueil, lui paraissait suffisamment dégradant pour qu’il fasse en outre l’objet de discussions relatives à ses différents états, affections, plaisirs, maladies et autres. Il se sentait honteux que l’on puisse ainsi « se vautrer dans l’existence physique qui ne pouvait que glorifier la croix de l’homme ».

 « En vérité, je le dis franchement, je n’aimais pas l’ego que je pouvais voir et entendre. »

De tels mots traduisaient les tourments qui submergeaient Lawrence depuis toujours, victime d’un intense conflit intérieur dominé par le sentiment d’échec, « d’impuissance à atteindre la véritable intellectualité », ainsi qu’il le laissa entendre pudiquement dans une lettre à l’artiste Eric Kennington en 1934 : 
« L’une des choses les plus pénibles de l’existence est d’en venir à se rendre compte qu’on n’est pas tout à fait à la hauteur. »
« J’ai voulu m’assurer que tout exercice, toute exhibition délibérée du corps est une prostitution ; nos formes créées ne sont que nos accidents, jusqu’à ce que, par le plaisir ou la peine  que nous y prenons, elles deviennent  notre faute. Aussi, l’attention que je dois porter à mes bras, à mes jambes, est la part la plus amère de la facture que je paie pour l’avantage d’être engagé », confessait plus clairement encore le soldat Ross dans La Matrice. 

Ses camarades du Dépôt « avaient trop de santé pour saisir cette malsaine et grecque antithèse de la chair et de l’esprit. La vie qu’on ne discute pas est une harmonie, encore qu’elle ne soit plus du tout chrétienne », jugeait Lawrence qui, au contact de ces hommes nature, redécouvrait le fondement même de la vie.
« Leurs esprits ne voyaient aucune contradiction entre leur vie et leur piété. Leurs mots purs, leurs mots sales, n’avaient pour eux aucun sens. Les mots étaient comme nos bottes, sales dehors, propres à l’intérieur ; une convention quotidienne, nullement un index de l’esprit de ces types. On ne leur avait pas appris à parler. L’aveugle aumônier se donnait encore du mal pour arracher aux muets une réponse. La servile humilité de sa confession générale, son affreuse feintise d’absolution lancées sur cette bleue congrégation, produisaient une discordance aussi stridente que serait un de nos jurons dans une église silencieuse. Il n’y avait simplement aucun contact entre ces deux mondes. Les types n’avaient point de masques et dans leur transparence n’hésitaient pas à publier leur propos le plus secret, tout leur propos pratiquant ainsi l’honnêteté irréprochable de toute chose faite dans la lumière. Tant de franchise était sainte. »
The Letters of T. E. Lawrence, edited by David Garnett (Ed. Spring Books)
Lawrence of Arabia, The Authorised Biography of T. E. Lawrence, Jeremy Wilson (Ed. Heinemann)
Les Sept Piliers de la Sagesse, T. E. Lawrence, traduction de Renée et André Guillaume (Ed. Le Livre de Poche, La Pochotèque)
La Matrice, T. E. Lawrence, traduction de René Etiemble (Ed. Gallimard, L'Imaginaire)

dimanche 12 avril 2009

Sebald, Memoria Vertigo


Il Duomo di Milano - 2004 - Marco Anelli 
« Ce 4 août 1987, j’ai descendu la via Moscova, longé S. Angelo, traversé les Giardini pubblici et, par la via Palestro, j’ai gagné la via Marina ; puis traversé la via Senato et la via della Spiga, remonté la via Gesu, une portion de la via Monte Napoleone et, par la via Alessandro Manzoni, rejoint la piazza della Scala, d’où je suis passé sur la place de la cathédrale. A l’intérieur du Dôme, je me suis assis un moment pour défaire mes lacets et tout à coup, il m’en souvient comme si c’était hier, je n’ai plus su où je me trouvais. Malgré des efforts intenses pour retracer le déroulement des journées passées qui m’avaient amené ici, je n’aurais même pas pu dire si je séjournais au pays des vivants ou si je me trouvais déjà dans un autre monde. Cette paralysie de ma mémoire persista encore, une fois que monté à la galerie supérieure j’observai, pris d’incessantes bouffées de vertige, le panorama assombri par la brume de cette ville qui m’était devenue complètement étrangère. Là, où aurait dû surgir le nom de Milan il n’y avait rien qu’un douloureux réflexe d’impuissance. Symbole menaçant de l’obscurité qui gagnait en moi, se dressait à l’ouest une muraille de nuages qui occupait déjà la moitié du ciel et projetait son ombre sur une mer de maisons en apparence infinie. Un vent fort se leva et je dus me tenir pour regarder les gens qui, en bas, avançaient bizarrement penchés sur la piazza comme si chacun d’eux se précipitait vers une fin certaine. Hâtez-vous de courir dans le vent, cette phrase me traversa l’esprit et en même temps me vint l’idée salvatrice que toutes ces petites silhouettes s’agitant en tous sens sur le parvis ne pouvaient être que des Milanaises et des Milanais. »
All'estero, in Vertiges, W.G.  Sebald traduit par Patrick Charbonneau (Ed. Gallimard, Folio)
W. G. Sebald est mort trop tôt. A cinquante-sept ans, ce grand écrivain allemand a perdu la vie, un jour d’hiver 2001, dans un funeste accident de voiture sur une route d’Angleterre, où il vivait et enseignait la littérature depuis les années 60. Il aura légué au monde contemporain une œuvre des plus mystérieuses et originales dont la fatale interruption l’aura privé d’en délivrer quelques menus secrets et surtout d’y verser de nouvelles pièces, plus vertigineuses, étranges et intriquées encore.

Pourtant, sait-on jamais…? N’aurait-il pas découvert la formule pour se fabriquer un double, en tout point semblable, programmé pour apparaître bientôt, arguant qu’il fut pris au piège d’un labyrinthe de l’Argentin Jorge Luis Borges, croisé dans une petite ville de Suisse ?

Les Allemands ne disent-ils pas qu’il écrivait tel un fantôme ?

D’aucuns ne s’étonneraient guère de le découvrir à errer dans les rues de Milan jusqu’au Dôme où il entrerait pour défaire curieusement ses lacets ou de le voir aborder des touristes à Vérone en quête d’une bonne âme qui accepterait de photographier pour lui… la façade d’un insignifiant restaurant voué à l’abandon.

Car de tels vestiges se nourrissent ses Vertiges, son premier roman, où déjà, son lecteur peinait à le croire. Lui narrait-il quelques-unes de ses tribulations issues de sa mémoire, ou avait-il d’ores et déjà laissé échapper cet autre lui-même des méandres de son imagination ? Voire les deux à la fois, victime d’un étrange cocktail, potion magique à l’origine d’incroyables distorsions du temps et de l’espace, d’étonnantes rencontres surgies d’un passé soi-disant révolu, d’incrustations d’images dignes de souvenirs qui ne s’appuient sur nulle réalité. Et de quelle réalité s’agirait-il ? Celle du schizophrène et ami poète Ernst Herbeck, compagnon d’errance, miroir de sa propre démence ? Celle d’un Dante, plus vivant que les vivants que nul ne saurait confondre quand sa présence sur les bords des canaux de Venise apparaît d’évidence, en maître de la Divine comédie qui se poursuit à travers les siècles.

La plupart de ses rencontres, sur les pas du Dr K., toujours enveloppées d’un halo flou, énigmatique, les événements cernés d’une opacité piquante, nés d’un contexte toujours incertain que viennent compliquer des coïncidences tout aussi suspectes tandis que le lecteur tente de tirer les fils de l’affaire croyant en vain pouvoir les démêler pour découvrir bientôt qu’il se trouve au contraire confronté à un inextricable sac de nœuds digne d’une intrigue policière, à jamais irrésolue. Histoire, fiction, témoignage, poésie, journal intime, carnet de voyage, photographie s’imbriquent en une angoissante démonstration du pouvoir de la mémoire, des aléas de son écriture, de la duplicité de sa représentation, de la déperdition de sa transmission, et a fortiori de ses extravagantes répercussions sur le processus de création.

Quand il évoque Henri Beyle, et pas encore Stendhal, qui « essaie d’extraire de sa mémoire les tribulations » du passage des Alpes par les troupes de Napoléon, est-ce en raison de l’admiration qu’il voue au futur écrivain d’alors ou de ses propres questionnements sur la valeur de ce témoignage rapporté des guerres napoléoniennes émaillant ses notes qui justement « révèlent diverses difficultés où achoppe l’exercice du souvenir. Tantôt sa perception du passé se réduit à des champs de grisaille, tantôt il tombe sur des images d’une netteté si exceptionnelle qu’il estime illégitime de leur accorder crédit » ?

Le jeune dragon frappe le narrateur quand il révèle qu’il « n’avait  plus aucune idée précise de l’effroi qui l’avait envahi sur le moment. La violence de l’émotion, lui semblait-il, avait conduit à anéantir celle-ci.»
Il Duomo di Milano - 2004 - Marco Anelli 
Le narrateur s’identifie-t-il à Beyle dont il partage la réflexion - sur la validité du souvenir et la difficulté à donner  foi en ses propres visions - qui porte en elle la nécessité d’une nouvelle approche de la démence et a contrario de la normalité dont la définition demeure une notion à géométrie variable.

Beyle « écrit que même là où le souvenir dispose d’images plus proches de la vie, on ne peut guère faire fond sur elles », note le singulier narrateur. Le lecteur se trouve là bel et bien prévenu.

« Tombé sur une gravure légendée Prospetto d’Ivrea [il]avait été contraint de s’avouer que l’image gardé par sa mémoire d’une ville baignée dans la lueur du couchant n’était effectivement rien d‘autre qu’une copie de cette gravure […] Une gravure a tôt fait d’occuper tout le champ du souvenir et l’on peut même dire, ajoute-t-il, qu’elle finit par le détruire », poursuit plus loin le narrateur.

Mais ce dernier dit-il vrai ? Quand le lecteur n’a pu lui-même vérifier les notes de Beyle et que le narrateur manipule et fait vibrer, d’une bouleversante dextérité, l’intertextualité. Et quand bien même en rapporte-t-il un souvenir fiable, exact ? Ne les soumet-il pas à l'observation via son propre prisme qui dès lors les déforme ?
« La différence entre les images de la bataille qu’il [Beyle] avait en tête et celle, témoignant de la réalité des combats, qui s’étalait sous ses yeux, suscita en lui un sentiment inédit d’excitation s’apparentant au vertige. »
Chaque instant vécu n’est-il pas en soi vertigineux ? Et plus encore son souvenir, pour celui qui nous entraîne si profondément au doute, à l’incertitude, par le biais de constantes digressions spatio-temporelles, d’exils géographiques, d’escapades historiques, de promenades culturelles, de pèlerinages artistiques, de retours aux sources troublées et mélancoliques, entre autres multiples et déboussolantes trajectoires.
« Ces errances de parfois plusieurs heures étaient ainsi cantonnées dans des limites on ne peut plus précises, sans que j’aies jamais pu me faire une idée claire de ce qu’il y avait de plus incompréhensible dans mon comportement d’alors, entre le continuel besoin de marcher et l’impossibilité de transgresser ces frontières invisibles et, force m’est de le croire encore aujourd’hui, totalement arbitraires.» 
Aléatoires, All’estero.

L’auteur sait-il bien où tout cela conduit son narrateur, le narrateur se rend-il vraiment où l’auteur entendait le mener ?
« Combien de plans de villes n’ai-je point déjà achetés ? J’essaie toujours de me faire au moins une idée fiable de l’espace. Avec ce plan de Milan, il me semblait en tout cas que j’avais fait le bon choix […] »
Au dos du plan acquis par le narrateur, juste avant « LA PROSSIMA COINCIDENZA », figurait « la reproduction d’un labyrinthe » que l’auteur reproduira quant à lui sur la page de son manuscrit où le lecteur peut ainsi découvrir une reproduction de la reproduction, sous laquelle se détache cette ironique remarque : « mais au dos, destinée à tous ceux qui n’ignorent pas qu’ils font fausses route, l’assurance prometteuse, voire providentielle : una guida sicura per l’organizzazione de vostro lavoro. »

Il Duomo di Milano - 2004 - Marco Anelli
Avant Milan, le narrateur s’était arrêté dans une auberge isolée, sur la rive ouest du lac de Garde non loin de Riva où Kafka avait été en cure dans sa jeunesse. En chemin, le narrateur avait fait la singulière rencontre de deux jeunes sosies, d’improbables et troublants jumeaux, portraits crachés de l’écrivain de la Métamorphose.

Dans la confusion de l'événement déconcertant, il s'était réfugié dans cette auberge, où finalement il s’était trouvé dans d’excellentes dispositions « pour tenter de relier des événements fort éloignés, mais qui [lui] paraissaient relever d’un même ordre d’idées ».
« L’écriture me coulait de la main avec une facilité qui m’étonnait moi-même. Ligne après ligne je remplissais les pages du bloc que j’avais apporté de la maison. »
 Il était en outre l'objet de l’attention constante et bienveillante de la propriétaire des lieux, Luciana. 
« Une fois elle me demanda si j’étais journaliste ou écrivain. Quand je lui dis ni l’un ni l’autre, elle voulut savoir ce que j’étais en train de rédiger et je ne lui mentis pas en répondant que je ne savais pas trop moi-même mais que j’avais de plus en plus l’impression qu’il s’agissait d’un roman policier. »
De fait, toute sa narration, bizarrement parsemée de petites vignettes photographiques, picturales, ou de coupures de presse, semble revêtir une certaine valeur documentaire, illustrant peut-être la constitution d’un dossier de pièces à conviction.  

Seulement ces pastilles photographiques ne documentent pas toutes; certaines mentent, d’autres divertissent ou attendrissent, détournent l’esprit vers autre chose, se substituent parfois mystérieusement à un mot, si simple en apparence. Elles interrogent.

Aux yeux de l’auteur, le processus de production d’une image photographique, qui semble prétendre à la chose réelle quand elle n’est rien de telle, modifie la perception à la fois de soi-même et de tout un chacun, transfigure la notion d’esthétique, modifie la notion de durée. Il semble dire que le rapport du photographe à la réalité est tout aussi complexe que celle de l’écrivain ; il crée autant qu’il enregistre, dissimule autant qu’il divulgue.

En outre, « l’image a cet effet de toujours interrompre le texte. La narration évolue dans le temps et glisse vers sa propre fin. Les arts visuels ont la capacité de vous tirer hors du temps », avait expliqué Sebald à Joe Cuomo, dans un entretien publié dans The New Yorker, quelques semaines avant sa mort.

Par le biais d’énigmatiques métaphores insinuées au cœur de la fiction, l’auteur se jouait, avec le narrateur et vice-versa, de la réalité au profit d’une reconstruction aléatoire usant des outils mémoire et intelligence qu’il maniait avec la plus légitime, insolente et mélancolique liberté.

« Je trouverais difficile d’écrire quoi que ce soit de confessionnel. Je préfère m’attacher aux trajectoires des autres existences qui croisent sa propre trajectoire – le faire par procuration plutôt que de s’exhiber en public », confiait Sebald en 1999 à James Atlas.

Ainsi se livra-t-il à un jeu de pistes où se perd un lecteur pris de vertiges à la croisée d'une discrète enquête sur les intimes traumatismes, accidents et coïncidences de sa propre existence. Il retorno in patria… Mind the gap. Tout est réel mais rien n'est vrai.

Vertiges,  W. G. Sebald traduit par Patrick Charbonneau (Ed. Gallimard, Folio)

mercredi 25 mars 2009

Aung San Suu Kyi: Burmese days


Bagan Sunset  - 2000 - John Mc Dermott 
A Jan Krogsgaard

Vassa, la retraite de la saison des pluies, a commencé. C'est le moment d'offrir des tuniques aux moines et de déployer des efforts particuliers pour une meilleure compréhension des valeurs bouddhistes. En Birmanie, les membres du sangha (l'ordre religieux bouddhiste) représentent les maîtres qui nous guideront sur le Noble sentier à huit branches. Les bons maîtres ne délivrent guère de sermons savants, ils nous enseignent combien nous devrions mener notre vie quotidienne en harmonie avec la compréhension juste, la pensée juste, la parole juste, l'action juste, la subsistance juste, l'attention juste et la concentration juste.

Peu de temps avant ma détention domiciliaire en 1989, j'avais obtenu une audience auprès du vénérable U Pandita, un maître exceptionnel issu de la meilleure tradition des grands mentors spirituels dont les mots agissent avec constance, en éclaireurs d'une vie meilleure. Hsayadaw (le maître sacré) U Pandita parla de l'importance de la samma-vaca, la parole juste. Nos bouches ne devraient non seulement prononcer que la stricte vérité, mais devraient n'établir qu'harmonie entre les êtres, tou discours devrait être bienveillant et plaisant, devrait être salutaire. Il faudrait suivre le modèle de Bouddha qui n'exprimait que des mots justes et salutaires même dans les moments où tel propos n'était pas toujours pour plaire à l'auditeur.

Le Hsayadaw m'a exhortée aussi à cultiver le sati, l'attention. Des cinq principes spirituels, saddah (foi), viriya (énergie), samadhi (concentration) et panna (sagesse), seul le sati ne saurait jamais se trouver en excès.

Une foi excessive sans une sagesse suffisante aboutit à une foi aveugle, à l'inverse une sagesse excessive dépourvue d'une foi suffisante conduit à quelque indésirable zèle. Trop d'énergie mêlée à une faible concentration empêche le repos alors qu'une puissante concentration accompagnée d'une faible énergie suscite l'indolence. Tandis que de sati, on ne peut en être jamais trop pourvu, elle ne se trouve “jamais en excès, mais toujours en déficit”. La vérité et la valeur de ce principe bouddhiste que le Hsayadaw U Pandita s'est donné tant de mal à m'inculquer est devenu évident tout au long de mes années de résidence surveillée.

Temple birman - 2000 - John Mc Dermott
A l'instar de mes compagnons bouddhistes, j'ai décidé de faire bon usage de mon temps passé en détention par la pratique de la méditation. Ce ne fut pas un processus simple. Il me manquait un maître et mes premières tentatives furent plus que frustrantes. Il y eut des jours où l'échec à discipliner mon esprit en accord avec les pratiques de méditations prescrites me rendait si furieuse que je sentais que je me faisais plus de mal que de bien. Je pense que j'aurais abandonné sans le conseil d'un célèbre maître bouddhiste selon lequel, que l'on veuille ou non pratiquer la méditation, il faut agir pour son propre bien. Alors, je serrai les dents et continuai, plutôt souvent avec morosité. Puis mon époux m'offrit un exemplaire du livre de Hsayadaw U Pandita Dans cette vie même, les enseignements de la libération de Bouddha. L'étude attentive de cet ouvrage m'enseigna comment dépasser les difficultés de la méditation et d'en saisir les bénéfices. J'ai appris combien la pratique de la méditation conduisait à une attention accrue au quotidien; là, encore et encore les mots du Hsayadaw reviennent à ma mémoire, avec reconnaissance et gratitude, quant à l'importance du principe du sati.

Dans mon oeuvre politique, j'ai trouvé le soutien et la force dans les enseignements dispensés par les membres du sangha. Lors de mon tout premier voyage de campagne à travers la Birmanie, j'ai reçu les conseils inestimables des moines de toutes les régions du pays. A Prome, un Hsayadaw m'a conseillée de me souvenir de l'ermite Sumedha, qui renonça à la possibilité d'une libération prématurée qui n'était offerte qu'à lui seul et endura plusieurs vies de lutte pour pouvoir sauver les autres de la souffrance. Alors il faut vous tenir préparée à souffrir aussi longtemps que cela sera nécessaire en vue de parvenir au bien et à la justice, m’exhorta le vénérable Hsayadaw.

Dans un monastère de Pakokku, le conseil qu’un supérieur avait donné à mon père lorsqu'il avait visité cette ville, plus de quarante ans en arrière, m’a aussi été rappelé : "ne t’effraye pas à chaque fois que se révèle une tentation de t’effrayer mais ne sois pas pour autant entièrement dénuée de crainte. Ne succombe pas au ravissement à chaque fois que tu es l'objet d'éloges, mais ne fais pas preuve d'un total défaut d'enthousiasme". En d'autres termes, tout en faisant toujours preuve de courage et d'humilité, il ne faut pas pour autant se débarrasser de toute prudence et d'un sain respect de soi.

Lorsque j'ai visité Namauk, la ville d'origine de mon père, je me suis rendue au monastère où, garçon, il avait étudié. Là, le supérieur a donné un sermon sur les quatre causes du déclin et de la décadence : l'échec à retrouver ce qui a été perdu; l'omission de la réparation de ce qui a été abîmé; l'indifférence à la nécessité d'une économie raisonnable; et l'élévation au niveau d'autorité d'êtres dénués de moralité ou de savoir. Le supérieur poursuivit l'explication de l'interprétation à donner à ces traditionnels concepts bouddhistes afin de nous aider à bâtir une société juste et prospère dans l'ère moderne.

Parmi ces mots de sagesse glanés lors de mon voyage au coeur de la Birmanie, ceux du Hsayadaw de Sagaing, âgé de 90 ans, sont en particulier mémorables. Il avait délivré avec concision une esquisse de ce que serait qu'oeuvrer en faveur de la démocratie en Birmanie. "Vous serez attaquée et insultée pour votre engagement à l'honnêteté", dit le Hsayadaw, "mais vous devrez persévérer. Versez une obole de dukka (souffrance) et vous récolterez le sukka (félicité)."

Teachers, in Letters from Burma, Aung San Suu Kyi - Prix Nobel de la Paix 1991 (Ed. Penguin Books)
Maîtres, in Lettres de Bimanie, Traduction de Zoé Balthus

Shrine and Archway - Shwedagon Pagoda - Yangon  - 2000 - John Mc Dermott  
Vassa, the rainy season retreat, has begun. It is time for offering robes to monks and for making special efforts towards gaining a better understanding of Buddhist values. In Burma we look upon members of the sangha (the Buddhist religious order) as teachers who will lead us along the Noble Eightfold Path. Good teachers do not merely give scholarly sermons, they show us how we should conduct our daily lives in accordance with right understanding, right thought, right speech, right action, right livelihood, right mindfulness and right concentration.

Not long before my house arrest in 1989, I was granted an audience with the venerable U Pandita, an exceptional teacher in the best tradition of great spiritual mentors whose words act constantly as an aid to a better existence. Hsayadaw (holy teacher) U Pandita spoke of the importance of samma-vaca or right speech. Not only should one speak one truth, one’s speech should lead to harmony among beings, it should be kind and pleasant and it should be beneficial. One should follow the example of the Lord Buddha who only spoke words that were truthful and beneficial even at times such speech was not always pleasing to the listener.

The Hsayadaw also urged me to cultivate sati, mindfulness. Of the five spirirtual faculties, saddah (faith), viriya (energy), samadhi (concentration) and panna (wisdom), it is only sati that can never be in excess.

Excessive faith without sufficient wisdom leads to blind faith, while excessive wisdom without sufficient faith leads to undesirable cunning. Too much energy combined with weak concentration to restlessness while strong concentration without sufficient energy leads to indolence. But as for sati, one can never have too much of it, it is “never in excess, but always in deficiency”. The truth and value of this Buddhist concept that Hsayadaw U Pandita took such pains to impress in me became evident during my years of house arrest.

Like many of my Buddhist colleagues, I decided to put my time under detention to good use by practising Hsayadaw U Pandita’s book, In this Very Life : The Liberation teachings of Buddha. By studying this book carefully, I learnt how to overcome the difficulties of meditation and to realize its benefits. I learnt how to practising meditation led to increased mindfulness in everyday life, and again and again I recalled the Hsayadaw’s words on the importance of sati with appreciation and gratitude.
meditation. It was not an easy process. I didn’t have a teacher and my early attempts were more than a little frustrating. There were days when I found my failure to discipline my mind in accordance with prescribed meditation practices so infuriating I felt I was doing myself more harm than good. I think I would have given up but for the advice of a famous Buddhist teacher, that whether or not one wanted to practise meditation, one should do so for one’s own good. So I gritted my teeth and kept at it, often rather glumly. Then my husband gave me a copy of

In my political work I have been helped and strengthened by the teachings of members of the sangha. During my very first campaign trip across Burma, I received invaluable advice from monks in different parts of the country. In Prome a Hsayadaw told me to keep in mind the hermit Sumedha, who sacrificed the possiblity of early liberation for himself alone and underwent many lives of striving that he might save others from suffering. So must you be prepared to strive for as long as might be necessary to achieve good and justice, exhorted the venerable Hsayadaw.
   
In a monastery at Pakokku, the advice that an abbot gave to my father when he came to that town more than forty years ago was repeated to me : "Do not be frightened every time there is an attempt to frighten you, but you do not be entirely without fear. Do not become elated every time you are praised, but do not entirely lacking in elation". In other words, while maintaining courage and humility, one should not abandon caution and healthy self-respect.

When I visited Namauk, my father's home town, I went to the monastery where he studied as a boy. There the abbot gave a sermon on the four causes of decline and decay : failure to recover that which has been lost, omitting repair that which has been damaged; disregard of the need for reasonable economy; and the elevation to leadership of those without morality or learning. The abbot went on to explain how these traditional Buddhist views should be nterpreted to help us build a just and prosperous society in modern age.
Of the words of wisdom I gathered during that journey across central Burma, those of a ninety-one-year-old Hsayadaw of Sagaing are particularly memorable. He sketched out for me tersely how it would be to work for democracy in Burma. "You will be attacked and reviled for engaging in honest policy" pronounced the Hsayadaw"but you must persevere. Lay down an investment in dukka (suffering) and you gain sukka (bliss)."

Teachers, in Letters from Burma, Aung San Suu Kyi - 1991 Nobel Peace Prize (Ed. Penguin Books)

vendredi 20 mars 2009

Jouve: divine pécheresse de la chambre bleue


Michelina endormie - 1975 - Balthus
« J'avais rêvé l'unité, l'unité dans la maison, j'avais rêvé la maison conservée et unique, où tout aurait été engrangé selon la loi du temps. Il semble que l'ironie du dieu se soit exercée, pour produire exactement l'inverse. »
Disjecta membra, in Moires, Pierre Jean Jouve 

« Le secret est intime à l'oeuvre car il n'y a pas une oeuvre de quelque importance qui veuille vraiment livrer son fond, et expliquer son but avec son origine. »
En Miroir, Pierre Jean Jouve

Pierre Jean Jouve publie Paulina 1880 en octobre 1925, un texte qui semble vouloir répondre à une nouvelle poétique. Dès la parution de ce roman, Jouve s'empresse de l'envoyer à Rainer Maria Rilke - qui a quitté Paris pour le Valais, en Suisse, depuis le mois d'août, en compagnie de Baladine Klossowska, la mère du jeune peintre Balthus et du futur écrivain Pierre Klossowski,- dont il recevra bientôt les impressions.

Jouve tient précieusement au sentiment que Paulina 1880 peut inspirer au poète autrichien avec lequel il partage un équivalent degré d'exigence et d'élévation dans sa conception de la poésie et la littérature. Rilke lui fait savoir, dans une lettre datée du 12 novembre 1925, qu'il en a achevé  «une première lecture » et se réjouit par avance « à l'idée de la seconde ». Le roman ne saurait en effet en connaître qu'une seule, aussi lente et attentive fut-elle.

«Vous avez accompli, il me semble, une tâche extrêmement difficile, lui écrit Rilke, et vous y avez pleinement réussi, grâce à la forme que vous avez adoptée ; cette forme s'est montrée apte à saisir (servie par votre incomparable attention) tour à tour l'image et l'absence, le trop plein et l'invisible; à cela s'ajoute cette singulière et rapide émotion du narrateur qui constamment propose ces éléments, les mêle, et, poussé par d'autres faits les emporte. En face du lecteur qui apprend, il est vraiment ici celui qui sait et qui fait prodigieusement valoir son inévitable et complète supériorité [...]»

Peu de temps après, Jouve reçoit une missive de Baladine à laquelle Rilke avait transmis Paulina 1880 vantant son écriture « remarquable, de très courts chapitres rapides, étonnamment plastiques, comme des images vues dans un stéréoscope; en lisant cela on y collabore, cela se passe en Italie, tous les sens du lecteur sont en action, même l'odorat. Vous allez voir ». Elle avait vu et aimé aussi.

« Je le relis toujours de nouveau. C'est presque trop beau », écrit-elle à son tour à Jouve, manifestant en outre le désir d'oeuvrer à la traduction allemande du texte. La Nouvelle Revue française lui donna son accord, toutefois le projet resta lettre morte et l'oeuvre ne verra le jour en allemand qu'en 1964, et ce sera la traduction d'une autre.

C'est dans La chambre bleue que le lecteur est invité d'emblée par un énigmatique narrateur à pénétrer l'univers de Paulina. Il est introduit au coeur de cette pièce étrange, de belle taille et pourtant lugubre et austère, éclairée du seul jour que laisse passer « une fenêtre étroite emprisonnée d'un grillage », aux parois de pierres, d'une «épaisseur mélancolique», qui émettent des « sonorités bleu sombre » alors qu'elles sont couvertes des dessins d'un «feuillage gros bleu peint sur un fond couleur bleu ciel», et qu'une fresque en trompe-l'oeil ouvre tout grand un mur, derrière un faux rideau doré, sur un «ciel étoilé» d'où se détache « un ange grassouillet » et souriant, peut-être même narquois, parfois. 

« La chambre bleue est silencieuse, ayant beaucoup d'histoire », affirme le narrateur. Cet on indéfini précise, un peu plus loin, qu'elle se niche au sein d'une ancienne villa dans laquelle « bien des âmes ont ouvert et fermé leurs yeux », avant d'inciter le lecteur à y observer d'un peu plus près certains détails tels des indices collectés sur la piste d'un crime encore inconnu, ce meuble nommé « serviteur muet » ou encore ce cahier jaune, peut-être un journal intime, où se lit l'inscription Visitation; puis de susciter le frisson à évoquer l'impression d'une « ombre [qui] glissait », ou encore d'« un fantôme de l'imagination », mais présence invisible bientôt quasi palpable qui s'affirmait davantage dans «une odeur féminine» témoignant qu'un «être se reformait », quand « l'air s'épaississait autour d'une forme jeune et désirable, et défunte, transparente toutefois, que la main tendue pouvait traverser »...

On confronte bien là le lecteur à une rencontre spectrale - l'Ombre indissociable de la chambre bleue qu'elle « n'avait pas quittée depuis une certaine heure solennelle jadis » - et l'invite à prendre garde, à ne pas tirer de conclusions trop hâtives quant à la qualité de cette mystérieuse manifestation, tentés que nous serions de l'interpréter « selon les notions évidemment simplistes que nous avons de la mort ». Nul ne peut savoir. En revanche, à l'instar de Gaston Bachelard à cette lecture, pouvons-nous ne cesser de trembler.

D'autant qu'on se fraye bientôt un passage dans le temps où retourner, avec le lecteur, sous d'autres cieux, en apparence cléments, ceux de l'enfance puis de l'adolescence de la ravissante italienne Paulina Pandolfini à la chevelure d'un « noir bleu », aux yeux « un peu troubles, d'un reflet nocturne » et la trouvons à Torano, soumise à l'austérité d'une « atmosphère confite, conventionnelle et immuable » de l'aristocratie milanaise, ainsi qu'à l'étroite et jalouse surveillance du père et de trois frères.

Dès lors, on s'efface discrètement devant l'expression de la voix intérieure, intime, secrète de Paulina à laquelle on mêle encore parfois la sienne pour aiguiller un lecteur désorienté face aux paradoxes d'une jeune fille à la foi exaltée et sensuelle, aux aspirations ambiguës, de nature mystique et qui pourtant «croissait en violence et en esprit souterrain», si bien que la chute semblait inévitable. Peu à peu, un trouble charnel rayonna si intensément autour de Paulina que « l'honneur de [sa] famille morose se sentait déjà menacé»; bien «trop belle et surtout trop vivante », elle en inquiétait les hommes incestueusement.

Jeune fille à la chemise blanche - Balthus
Au long de tendres et subtiles tableaux poétiques, Paulina s'est éveillée, révélée sous de délicates touches, tantôt narcissiques tantôt mystiques. A treize ans, elle « avait naturellement la notion du péché et vivre même lui semblait inséparable d'une certaine faute obscure et capitale, celle que le père Bubbo son confesseur appelait "originelle"».

Elle a si bien acquis, depuis longtemps déjà, que «dieu a besoin de notre souffrance et ne nous aime que si nous souffrons» que dans les églises la jeune fille est captivée par le martyr des saints, dont elle fomente son destin tant elle aime les «regarder souffrir», par dessus toutfascinée par le sang qui coule de la chair crucifiée du Christ.

Puéril et doux écho au sublime Cantique des cantiques, Paulina admire sa poitrine déjà pleine, «O Madonna. Mes seins. Mes petits seins vous êtes des biches». Elle mire et contemple la fraîcheur de sa chair de dix-neuf ans, à l'heure de son premier bal, se sent devenir femme, désirée et désirable, «adorée adorable», rêve de conquêtes, s'en amuse et s'en effraye à la fois. 
« J'ai peur d'être trop belle. Couvre ta poitrine. »
Mais déjà, d'une coupable innocence, convoite-t-elle, le «remarquable» comte Michele Cantarini, ami de son père; il a quarante ans, il est le plus riche, le plus beau, le plus érudit, promis au pouvoir. Elle se prend à le rêver, il est «dans l'obscurité». Elle joue à se faire peur, éprouve ses charmes dans la volupté et la chasteté tour à tour.
 « Je serai aussi pure que la glace et l'acier. Je n'aurai plus de corps. »
Elle est séduite et s'émeut d'un sourire du comte qui, songe-t-elle, rappelle son confesseur. «Quelle idée ridicule!». Telle la vigie, l'inconscient vient là surtout sonner l'alarme. Le sourire de Michele n'est autre qu'un aveu de convoitise en réponse à sa propre disposition glorieuse à succomber.

Son âme se joue d'elle-même, se sait déjà divisée, oscille encore un peu entre le bien et le mal, sent bien de quel côté son corps la tient prête à basculer toute entière, en appréhende l'absolu danger pour mieux se précipiter vers son singulier destin. Soeur Blandine tentera sa rédemption. Paulina versera le sang. Marietta serait-elle une sainte ?
« Mon père, venez à mon secours: je veux être pure, comme l'acier et comme l'eau. Entrer dans les ordres, me mortifier; blesser mon corps, élever mon âme. Non pas encore. Je suis trop folle. Je veux avoir le monde à moi. Milan, les hommes, tout. C'est trop beau, c'est trop beau! ah! quelle pécheresse je suis. »

Paulina 1880, Pierre Jean Jouve (Ed. Mercure de France)
Correspondance, Oeuvres 3, Rainer Maria Rilke, (Ed. Seuil, Le don des langues)
Balthus et Jouve, in Balthus, dirigé par Jean Clair (Ed. Flammarion)