dimanche 12 avril 2009

Sebald, Memoria Vertigo


Il Duomo di Milano - 2004 - Marco Anelli 
« Ce 4 août 1987, j’ai descendu la via Moscova, longé S. Angelo, traversé les Giardini pubblici et, par la via Palestro, j’ai gagné la via Marina ; puis traversé la via Senato et la via della Spiga, remonté la via Gesu, une portion de la via Monte Napoleone et, par la via Alessandro Manzoni, rejoint la piazza della Scala, d’où je suis passé sur la place de la cathédrale. A l’intérieur du Dôme, je me suis assis un moment pour défaire mes lacets et tout à coup, il m’en souvient comme si c’était hier, je n’ai plus su où je me trouvais. Malgré des efforts intenses pour retracer le déroulement des journées passées qui m’avaient amené ici, je n’aurais même pas pu dire si je séjournais au pays des vivants ou si je me trouvais déjà dans un autre monde. Cette paralysie de ma mémoire persista encore, une fois que monté à la galerie supérieure j’observai, pris d’incessantes bouffées de vertige, le panorama assombri par la brume de cette ville qui m’était devenue complètement étrangère. Là, où aurait dû surgir le nom de Milan il n’y avait rien qu’un douloureux réflexe d’impuissance. Symbole menaçant de l’obscurité qui gagnait en moi, se dressait à l’ouest une muraille de nuages qui occupait déjà la moitié du ciel et projetait son ombre sur une mer de maisons en apparence infinie. Un vent fort se leva et je dus me tenir pour regarder les gens qui, en bas, avançaient bizarrement penchés sur la piazza comme si chacun d’eux se précipitait vers une fin certaine. Hâtez-vous de courir dans le vent, cette phrase me traversa l’esprit et en même temps me vint l’idée salvatrice que toutes ces petites silhouettes s’agitant en tous sens sur le parvis ne pouvaient être que des Milanaises et des Milanais. »
All'estero, in Vertiges, W.G.  Sebald traduit par Patrick Charbonneau (Ed. Gallimard, Folio)
W. G. Sebald est mort trop tôt. A cinquante-sept ans, ce grand écrivain allemand a perdu la vie, un jour d’hiver 2001, dans un funeste accident de voiture sur une route d’Angleterre, où il vivait et enseignait la littérature depuis les années 60. Il aura légué au monde contemporain une œuvre des plus mystérieuses et originales dont la fatale interruption l’aura privé d’en délivrer quelques menus secrets et surtout d’y verser de nouvelles pièces, plus vertigineuses, étranges et intriquées encore.

Pourtant, sait-on jamais…? N’aurait-il pas découvert la formule pour se fabriquer un double, en tout point semblable, programmé pour apparaître bientôt, arguant qu’il fut pris au piège d’un labyrinthe de l’Argentin Jorge Luis Borges, croisé dans une petite ville de Suisse ?

Les Allemands ne disent-ils pas qu’il écrivait tel un fantôme ?

D’aucuns ne s’étonneraient guère de le découvrir à errer dans les rues de Milan jusqu’au Dôme où il entrerait pour défaire curieusement ses lacets ou de le voir aborder des touristes à Vérone en quête d’une bonne âme qui accepterait de photographier pour lui… la façade d’un insignifiant restaurant voué à l’abandon.

Car de tels vestiges se nourrissent ses Vertiges, son premier roman, où déjà, son lecteur peinait à le croire. Lui narrait-il quelques-unes de ses tribulations issues de sa mémoire, ou avait-il d’ores et déjà laissé échapper cet autre lui-même des méandres de son imagination ? Voire les deux à la fois, victime d’un étrange cocktail, potion magique à l’origine d’incroyables distorsions du temps et de l’espace, d’étonnantes rencontres surgies d’un passé soi-disant révolu, d’incrustations d’images dignes de souvenirs qui ne s’appuient sur nulle réalité. Et de quelle réalité s’agirait-il ? Celle du schizophrène et ami poète Ernst Herbeck, compagnon d’errance, miroir de sa propre démence ? Celle d’un Dante, plus vivant que les vivants que nul ne saurait confondre quand sa présence sur les bords des canaux de Venise apparaît d’évidence, en maître de la Divine comédie qui se poursuit à travers les siècles.

La plupart de ses rencontres, sur les pas du Dr K., toujours enveloppées d’un halo flou, énigmatique, les événements cernés d’une opacité piquante, nés d’un contexte toujours incertain que viennent compliquer des coïncidences tout aussi suspectes tandis que le lecteur tente de tirer les fils de l’affaire croyant en vain pouvoir les démêler pour découvrir bientôt qu’il se trouve au contraire confronté à un inextricable sac de nœuds digne d’une intrigue policière, à jamais irrésolue. Histoire, fiction, témoignage, poésie, journal intime, carnet de voyage, photographie s’imbriquent en une angoissante démonstration du pouvoir de la mémoire, des aléas de son écriture, de la duplicité de sa représentation, de la déperdition de sa transmission, et a fortiori de ses extravagantes répercussions sur le processus de création.

Quand il évoque Henri Beyle, et pas encore Stendhal, qui « essaie d’extraire de sa mémoire les tribulations » du passage des Alpes par les troupes de Napoléon, est-ce en raison de l’admiration qu’il voue au futur écrivain d’alors ou de ses propres questionnements sur la valeur de ce témoignage rapporté des guerres napoléoniennes émaillant ses notes qui justement « révèlent diverses difficultés où achoppe l’exercice du souvenir. Tantôt sa perception du passé se réduit à des champs de grisaille, tantôt il tombe sur des images d’une netteté si exceptionnelle qu’il estime illégitime de leur accorder crédit » ?

Le jeune dragon frappe le narrateur quand il révèle qu’il « n’avait  plus aucune idée précise de l’effroi qui l’avait envahi sur le moment. La violence de l’émotion, lui semblait-il, avait conduit à anéantir celle-ci.»
Il Duomo di Milano - 2004 - Marco Anelli 
Le narrateur s’identifie-t-il à Beyle dont il partage la réflexion - sur la validité du souvenir et la difficulté à donner  foi en ses propres visions - qui porte en elle la nécessité d’une nouvelle approche de la démence et a contrario de la normalité dont la définition demeure une notion à géométrie variable.

Beyle « écrit que même là où le souvenir dispose d’images plus proches de la vie, on ne peut guère faire fond sur elles », note le singulier narrateur. Le lecteur se trouve là bel et bien prévenu.

« Tombé sur une gravure légendée Prospetto d’Ivrea [il]avait été contraint de s’avouer que l’image gardé par sa mémoire d’une ville baignée dans la lueur du couchant n’était effectivement rien d‘autre qu’une copie de cette gravure […] Une gravure a tôt fait d’occuper tout le champ du souvenir et l’on peut même dire, ajoute-t-il, qu’elle finit par le détruire », poursuit plus loin le narrateur.

Mais ce dernier dit-il vrai ? Quand le lecteur n’a pu lui-même vérifier les notes de Beyle et que le narrateur manipule et fait vibrer, d’une bouleversante dextérité, l’intertextualité. Et quand bien même en rapporte-t-il un souvenir fiable, exact ? Ne les soumet-il pas à l'observation via son propre prisme qui dès lors les déforme ?
« La différence entre les images de la bataille qu’il [Beyle] avait en tête et celle, témoignant de la réalité des combats, qui s’étalait sous ses yeux, suscita en lui un sentiment inédit d’excitation s’apparentant au vertige. »
Chaque instant vécu n’est-il pas en soi vertigineux ? Et plus encore son souvenir, pour celui qui nous entraîne si profondément au doute, à l’incertitude, par le biais de constantes digressions spatio-temporelles, d’exils géographiques, d’escapades historiques, de promenades culturelles, de pèlerinages artistiques, de retours aux sources troublées et mélancoliques, entre autres multiples et déboussolantes trajectoires.
« Ces errances de parfois plusieurs heures étaient ainsi cantonnées dans des limites on ne peut plus précises, sans que j’aies jamais pu me faire une idée claire de ce qu’il y avait de plus incompréhensible dans mon comportement d’alors, entre le continuel besoin de marcher et l’impossibilité de transgresser ces frontières invisibles et, force m’est de le croire encore aujourd’hui, totalement arbitraires.» 
Aléatoires, All’estero.

L’auteur sait-il bien où tout cela conduit son narrateur, le narrateur se rend-il vraiment où l’auteur entendait le mener ?
« Combien de plans de villes n’ai-je point déjà achetés ? J’essaie toujours de me faire au moins une idée fiable de l’espace. Avec ce plan de Milan, il me semblait en tout cas que j’avais fait le bon choix […] »
Au dos du plan acquis par le narrateur, juste avant « LA PROSSIMA COINCIDENZA », figurait « la reproduction d’un labyrinthe » que l’auteur reproduira quant à lui sur la page de son manuscrit où le lecteur peut ainsi découvrir une reproduction de la reproduction, sous laquelle se détache cette ironique remarque : « mais au dos, destinée à tous ceux qui n’ignorent pas qu’ils font fausses route, l’assurance prometteuse, voire providentielle : una guida sicura per l’organizzazione de vostro lavoro. »

Il Duomo di Milano - 2004 - Marco Anelli
Avant Milan, le narrateur s’était arrêté dans une auberge isolée, sur la rive ouest du lac de Garde non loin de Riva où Kafka avait été en cure dans sa jeunesse. En chemin, le narrateur avait fait la singulière rencontre de deux jeunes sosies, d’improbables et troublants jumeaux, portraits crachés de l’écrivain de la Métamorphose.

Dans la confusion de l'événement déconcertant, il s'était réfugié dans cette auberge, où finalement il s’était trouvé dans d’excellentes dispositions « pour tenter de relier des événements fort éloignés, mais qui [lui] paraissaient relever d’un même ordre d’idées ».
« L’écriture me coulait de la main avec une facilité qui m’étonnait moi-même. Ligne après ligne je remplissais les pages du bloc que j’avais apporté de la maison. »
 Il était en outre l'objet de l’attention constante et bienveillante de la propriétaire des lieux, Luciana. 
« Une fois elle me demanda si j’étais journaliste ou écrivain. Quand je lui dis ni l’un ni l’autre, elle voulut savoir ce que j’étais en train de rédiger et je ne lui mentis pas en répondant que je ne savais pas trop moi-même mais que j’avais de plus en plus l’impression qu’il s’agissait d’un roman policier. »
De fait, toute sa narration, bizarrement parsemée de petites vignettes photographiques, picturales, ou de coupures de presse, semble revêtir une certaine valeur documentaire, illustrant peut-être la constitution d’un dossier de pièces à conviction.  

Seulement ces pastilles photographiques ne documentent pas toutes; certaines mentent, d’autres divertissent ou attendrissent, détournent l’esprit vers autre chose, se substituent parfois mystérieusement à un mot, si simple en apparence. Elles interrogent.

Aux yeux de l’auteur, le processus de production d’une image photographique, qui semble prétendre à la chose réelle quand elle n’est rien de telle, modifie la perception à la fois de soi-même et de tout un chacun, transfigure la notion d’esthétique, modifie la notion de durée. Il semble dire que le rapport du photographe à la réalité est tout aussi complexe que celle de l’écrivain ; il crée autant qu’il enregistre, dissimule autant qu’il divulgue.

En outre, « l’image a cet effet de toujours interrompre le texte. La narration évolue dans le temps et glisse vers sa propre fin. Les arts visuels ont la capacité de vous tirer hors du temps », avait expliqué Sebald à Joe Cuomo, dans un entretien publié dans The New Yorker, quelques semaines avant sa mort.

Par le biais d’énigmatiques métaphores insinuées au cœur de la fiction, l’auteur se jouait, avec le narrateur et vice-versa, de la réalité au profit d’une reconstruction aléatoire usant des outils mémoire et intelligence qu’il maniait avec la plus légitime, insolente et mélancolique liberté.

« Je trouverais difficile d’écrire quoi que ce soit de confessionnel. Je préfère m’attacher aux trajectoires des autres existences qui croisent sa propre trajectoire – le faire par procuration plutôt que de s’exhiber en public », confiait Sebald en 1999 à James Atlas.

Ainsi se livra-t-il à un jeu de pistes où se perd un lecteur pris de vertiges à la croisée d'une discrète enquête sur les intimes traumatismes, accidents et coïncidences de sa propre existence. Il retorno in patria… Mind the gap. Tout est réel mais rien n'est vrai.

Vertiges,  W. G. Sebald traduit par Patrick Charbonneau (Ed. Gallimard, Folio)

mercredi 25 mars 2009

Aung San Suu Kyi: Burmese days


Bagan Sunset  - 2000 - John Mc Dermott 
A Jan Krogsgaard

Vassa, la retraite de la saison des pluies, a commencé. C'est le moment d'offrir des tuniques aux moines et de déployer des efforts particuliers pour une meilleure compréhension des valeurs bouddhistes. En Birmanie, les membres du sangha (l'ordre religieux bouddhiste) représentent les maîtres qui nous guideront sur le Noble sentier à huit branches. Les bons maîtres ne délivrent guère de sermons savants, ils nous enseignent combien nous devrions mener notre vie quotidienne en harmonie avec la compréhension juste, la pensée juste, la parole juste, l'action juste, la subsistance juste, l'attention juste et la concentration juste.

Peu de temps avant ma détention domiciliaire en 1989, j'avais obtenu une audience auprès du vénérable U Pandita, un maître exceptionnel issu de la meilleure tradition des grands mentors spirituels dont les mots agissent avec constance, en éclaireurs d'une vie meilleure. Hsayadaw (le maître sacré) U Pandita parla de l'importance de la samma-vaca, la parole juste. Nos bouches ne devraient non seulement prononcer que la stricte vérité, mais devraient n'établir qu'harmonie entre les êtres, tou discours devrait être bienveillant et plaisant, devrait être salutaire. Il faudrait suivre le modèle de Bouddha qui n'exprimait que des mots justes et salutaires même dans les moments où tel propos n'était pas toujours pour plaire à l'auditeur.

Le Hsayadaw m'a exhortée aussi à cultiver le sati, l'attention. Des cinq principes spirituels, saddah (foi), viriya (énergie), samadhi (concentration) et panna (sagesse), seul le sati ne saurait jamais se trouver en excès.

Une foi excessive sans une sagesse suffisante aboutit à une foi aveugle, à l'inverse une sagesse excessive dépourvue d'une foi suffisante conduit à quelque indésirable zèle. Trop d'énergie mêlée à une faible concentration empêche le repos alors qu'une puissante concentration accompagnée d'une faible énergie suscite l'indolence. Tandis que de sati, on ne peut en être jamais trop pourvu, elle ne se trouve “jamais en excès, mais toujours en déficit”. La vérité et la valeur de ce principe bouddhiste que le Hsayadaw U Pandita s'est donné tant de mal à m'inculquer est devenu évident tout au long de mes années de résidence surveillée.

Temple birman - 2000 - John Mc Dermott
A l'instar de mes compagnons bouddhistes, j'ai décidé de faire bon usage de mon temps passé en détention par la pratique de la méditation. Ce ne fut pas un processus simple. Il me manquait un maître et mes premières tentatives furent plus que frustrantes. Il y eut des jours où l'échec à discipliner mon esprit en accord avec les pratiques de méditations prescrites me rendait si furieuse que je sentais que je me faisais plus de mal que de bien. Je pense que j'aurais abandonné sans le conseil d'un célèbre maître bouddhiste selon lequel, que l'on veuille ou non pratiquer la méditation, il faut agir pour son propre bien. Alors, je serrai les dents et continuai, plutôt souvent avec morosité. Puis mon époux m'offrit un exemplaire du livre de Hsayadaw U Pandita Dans cette vie même, les enseignements de la libération de Bouddha. L'étude attentive de cet ouvrage m'enseigna comment dépasser les difficultés de la méditation et d'en saisir les bénéfices. J'ai appris combien la pratique de la méditation conduisait à une attention accrue au quotidien; là, encore et encore les mots du Hsayadaw reviennent à ma mémoire, avec reconnaissance et gratitude, quant à l'importance du principe du sati.

Dans mon oeuvre politique, j'ai trouvé le soutien et la force dans les enseignements dispensés par les membres du sangha. Lors de mon tout premier voyage de campagne à travers la Birmanie, j'ai reçu les conseils inestimables des moines de toutes les régions du pays. A Prome, un Hsayadaw m'a conseillée de me souvenir de l'ermite Sumedha, qui renonça à la possibilité d'une libération prématurée qui n'était offerte qu'à lui seul et endura plusieurs vies de lutte pour pouvoir sauver les autres de la souffrance. Alors il faut vous tenir préparée à souffrir aussi longtemps que cela sera nécessaire en vue de parvenir au bien et à la justice, m’exhorta le vénérable Hsayadaw.

Dans un monastère de Pakokku, le conseil qu’un supérieur avait donné à mon père lorsqu'il avait visité cette ville, plus de quarante ans en arrière, m’a aussi été rappelé : "ne t’effraye pas à chaque fois que se révèle une tentation de t’effrayer mais ne sois pas pour autant entièrement dénuée de crainte. Ne succombe pas au ravissement à chaque fois que tu es l'objet d'éloges, mais ne fais pas preuve d'un total défaut d'enthousiasme". En d'autres termes, tout en faisant toujours preuve de courage et d'humilité, il ne faut pas pour autant se débarrasser de toute prudence et d'un sain respect de soi.

Lorsque j'ai visité Namauk, la ville d'origine de mon père, je me suis rendue au monastère où, garçon, il avait étudié. Là, le supérieur a donné un sermon sur les quatre causes du déclin et de la décadence : l'échec à retrouver ce qui a été perdu; l'omission de la réparation de ce qui a été abîmé; l'indifférence à la nécessité d'une économie raisonnable; et l'élévation au niveau d'autorité d'êtres dénués de moralité ou de savoir. Le supérieur poursuivit l'explication de l'interprétation à donner à ces traditionnels concepts bouddhistes afin de nous aider à bâtir une société juste et prospère dans l'ère moderne.

Parmi ces mots de sagesse glanés lors de mon voyage au coeur de la Birmanie, ceux du Hsayadaw de Sagaing, âgé de 90 ans, sont en particulier mémorables. Il avait délivré avec concision une esquisse de ce que serait qu'oeuvrer en faveur de la démocratie en Birmanie. "Vous serez attaquée et insultée pour votre engagement à l'honnêteté", dit le Hsayadaw, "mais vous devrez persévérer. Versez une obole de dukka (souffrance) et vous récolterez le sukka (félicité)."

Teachers, in Letters from Burma, Aung San Suu Kyi - Prix Nobel de la Paix 1991 (Ed. Penguin Books)
Maîtres, in Lettres de Bimanie, Traduction de Zoé Balthus

Shrine and Archway - Shwedagon Pagoda - Yangon  - 2000 - John Mc Dermott  
Vassa, the rainy season retreat, has begun. It is time for offering robes to monks and for making special efforts towards gaining a better understanding of Buddhist values. In Burma we look upon members of the sangha (the Buddhist religious order) as teachers who will lead us along the Noble Eightfold Path. Good teachers do not merely give scholarly sermons, they show us how we should conduct our daily lives in accordance with right understanding, right thought, right speech, right action, right livelihood, right mindfulness and right concentration.

Not long before my house arrest in 1989, I was granted an audience with the venerable U Pandita, an exceptional teacher in the best tradition of great spiritual mentors whose words act constantly as an aid to a better existence. Hsayadaw (holy teacher) U Pandita spoke of the importance of samma-vaca or right speech. Not only should one speak one truth, one’s speech should lead to harmony among beings, it should be kind and pleasant and it should be beneficial. One should follow the example of the Lord Buddha who only spoke words that were truthful and beneficial even at times such speech was not always pleasing to the listener.

The Hsayadaw also urged me to cultivate sati, mindfulness. Of the five spirirtual faculties, saddah (faith), viriya (energy), samadhi (concentration) and panna (wisdom), it is only sati that can never be in excess.

Excessive faith without sufficient wisdom leads to blind faith, while excessive wisdom without sufficient faith leads to undesirable cunning. Too much energy combined with weak concentration to restlessness while strong concentration without sufficient energy leads to indolence. But as for sati, one can never have too much of it, it is “never in excess, but always in deficiency”. The truth and value of this Buddhist concept that Hsayadaw U Pandita took such pains to impress in me became evident during my years of house arrest.

Like many of my Buddhist colleagues, I decided to put my time under detention to good use by practising Hsayadaw U Pandita’s book, In this Very Life : The Liberation teachings of Buddha. By studying this book carefully, I learnt how to overcome the difficulties of meditation and to realize its benefits. I learnt how to practising meditation led to increased mindfulness in everyday life, and again and again I recalled the Hsayadaw’s words on the importance of sati with appreciation and gratitude.
meditation. It was not an easy process. I didn’t have a teacher and my early attempts were more than a little frustrating. There were days when I found my failure to discipline my mind in accordance with prescribed meditation practices so infuriating I felt I was doing myself more harm than good. I think I would have given up but for the advice of a famous Buddhist teacher, that whether or not one wanted to practise meditation, one should do so for one’s own good. So I gritted my teeth and kept at it, often rather glumly. Then my husband gave me a copy of

In my political work I have been helped and strengthened by the teachings of members of the sangha. During my very first campaign trip across Burma, I received invaluable advice from monks in different parts of the country. In Prome a Hsayadaw told me to keep in mind the hermit Sumedha, who sacrificed the possiblity of early liberation for himself alone and underwent many lives of striving that he might save others from suffering. So must you be prepared to strive for as long as might be necessary to achieve good and justice, exhorted the venerable Hsayadaw.
   
In a monastery at Pakokku, the advice that an abbot gave to my father when he came to that town more than forty years ago was repeated to me : "Do not be frightened every time there is an attempt to frighten you, but you do not be entirely without fear. Do not become elated every time you are praised, but do not entirely lacking in elation". In other words, while maintaining courage and humility, one should not abandon caution and healthy self-respect.

When I visited Namauk, my father's home town, I went to the monastery where he studied as a boy. There the abbot gave a sermon on the four causes of decline and decay : failure to recover that which has been lost, omitting repair that which has been damaged; disregard of the need for reasonable economy; and the elevation to leadership of those without morality or learning. The abbot went on to explain how these traditional Buddhist views should be nterpreted to help us build a just and prosperous society in modern age.
Of the words of wisdom I gathered during that journey across central Burma, those of a ninety-one-year-old Hsayadaw of Sagaing are particularly memorable. He sketched out for me tersely how it would be to work for democracy in Burma. "You will be attacked and reviled for engaging in honest policy" pronounced the Hsayadaw"but you must persevere. Lay down an investment in dukka (suffering) and you gain sukka (bliss)."

Teachers, in Letters from Burma, Aung San Suu Kyi - 1991 Nobel Peace Prize (Ed. Penguin Books)

vendredi 20 mars 2009

Jouve: divine pécheresse de la chambre bleue


Michelina endormie - 1975 - Balthus
« J'avais rêvé l'unité, l'unité dans la maison, j'avais rêvé la maison conservée et unique, où tout aurait été engrangé selon la loi du temps. Il semble que l'ironie du dieu se soit exercée, pour produire exactement l'inverse. »
Disjecta membra, in Moires, Pierre Jean Jouve 

« Le secret est intime à l'oeuvre car il n'y a pas une oeuvre de quelque importance qui veuille vraiment livrer son fond, et expliquer son but avec son origine. »
En Miroir, Pierre Jean Jouve

Pierre Jean Jouve publie Paulina 1880 en octobre 1925, un texte qui semble vouloir répondre à une nouvelle poétique. Dès la parution de ce roman, Jouve s'empresse de l'envoyer à Rainer Maria Rilke - qui a quitté Paris pour le Valais, en Suisse, depuis le mois d'août, en compagnie de Baladine Klossowska, la mère du jeune peintre Balthus et du futur écrivain Pierre Klossowski,- dont il recevra bientôt les impressions.

Jouve tient précieusement au sentiment que Paulina 1880 peut inspirer au poète autrichien avec lequel il partage un équivalent degré d'exigence et d'élévation dans sa conception de la poésie et la littérature. Rilke lui fait savoir, dans une lettre datée du 12 novembre 1925, qu'il en a achevé  «une première lecture » et se réjouit par avance « à l'idée de la seconde ». Le roman ne saurait en effet en connaître qu'une seule, aussi lente et attentive fut-elle.

«Vous avez accompli, il me semble, une tâche extrêmement difficile, lui écrit Rilke, et vous y avez pleinement réussi, grâce à la forme que vous avez adoptée ; cette forme s'est montrée apte à saisir (servie par votre incomparable attention) tour à tour l'image et l'absence, le trop plein et l'invisible; à cela s'ajoute cette singulière et rapide émotion du narrateur qui constamment propose ces éléments, les mêle, et, poussé par d'autres faits les emporte. En face du lecteur qui apprend, il est vraiment ici celui qui sait et qui fait prodigieusement valoir son inévitable et complète supériorité [...]»

Peu de temps après, Jouve reçoit une missive de Baladine à laquelle Rilke avait transmis Paulina 1880 vantant son écriture « remarquable, de très courts chapitres rapides, étonnamment plastiques, comme des images vues dans un stéréoscope; en lisant cela on y collabore, cela se passe en Italie, tous les sens du lecteur sont en action, même l'odorat. Vous allez voir ». Elle avait vu et aimé aussi.

« Je le relis toujours de nouveau. C'est presque trop beau », écrit-elle à son tour à Jouve, manifestant en outre le désir d'oeuvrer à la traduction allemande du texte. La Nouvelle Revue française lui donna son accord, toutefois le projet resta lettre morte et l'oeuvre ne verra le jour en allemand qu'en 1964, et ce sera la traduction d'une autre.

C'est dans La chambre bleue que le lecteur est invité d'emblée par un énigmatique narrateur à pénétrer l'univers de Paulina. Il est introduit au coeur de cette pièce étrange, de belle taille et pourtant lugubre et austère, éclairée du seul jour que laisse passer « une fenêtre étroite emprisonnée d'un grillage », aux parois de pierres, d'une «épaisseur mélancolique», qui émettent des « sonorités bleu sombre » alors qu'elles sont couvertes des dessins d'un «feuillage gros bleu peint sur un fond couleur bleu ciel», et qu'une fresque en trompe-l'oeil ouvre tout grand un mur, derrière un faux rideau doré, sur un «ciel étoilé» d'où se détache « un ange grassouillet » et souriant, peut-être même narquois, parfois. 

« La chambre bleue est silencieuse, ayant beaucoup d'histoire », affirme le narrateur. Cet on indéfini précise, un peu plus loin, qu'elle se niche au sein d'une ancienne villa dans laquelle « bien des âmes ont ouvert et fermé leurs yeux », avant d'inciter le lecteur à y observer d'un peu plus près certains détails tels des indices collectés sur la piste d'un crime encore inconnu, ce meuble nommé « serviteur muet » ou encore ce cahier jaune, peut-être un journal intime, où se lit l'inscription Visitation; puis de susciter le frisson à évoquer l'impression d'une « ombre [qui] glissait », ou encore d'« un fantôme de l'imagination », mais présence invisible bientôt quasi palpable qui s'affirmait davantage dans «une odeur féminine» témoignant qu'un «être se reformait », quand « l'air s'épaississait autour d'une forme jeune et désirable, et défunte, transparente toutefois, que la main tendue pouvait traverser »...

On confronte bien là le lecteur à une rencontre spectrale - l'Ombre indissociable de la chambre bleue qu'elle « n'avait pas quittée depuis une certaine heure solennelle jadis » - et l'invite à prendre garde, à ne pas tirer de conclusions trop hâtives quant à la qualité de cette mystérieuse manifestation, tentés que nous serions de l'interpréter « selon les notions évidemment simplistes que nous avons de la mort ». Nul ne peut savoir. En revanche, à l'instar de Gaston Bachelard à cette lecture, pouvons-nous ne cesser de trembler.

D'autant qu'on se fraye bientôt un passage dans le temps où retourner, avec le lecteur, sous d'autres cieux, en apparence cléments, ceux de l'enfance puis de l'adolescence de la ravissante italienne Paulina Pandolfini à la chevelure d'un « noir bleu », aux yeux « un peu troubles, d'un reflet nocturne » et la trouvons à Torano, soumise à l'austérité d'une « atmosphère confite, conventionnelle et immuable » de l'aristocratie milanaise, ainsi qu'à l'étroite et jalouse surveillance du père et de trois frères.

Dès lors, on s'efface discrètement devant l'expression de la voix intérieure, intime, secrète de Paulina à laquelle on mêle encore parfois la sienne pour aiguiller un lecteur désorienté face aux paradoxes d'une jeune fille à la foi exaltée et sensuelle, aux aspirations ambiguës, de nature mystique et qui pourtant «croissait en violence et en esprit souterrain», si bien que la chute semblait inévitable. Peu à peu, un trouble charnel rayonna si intensément autour de Paulina que « l'honneur de [sa] famille morose se sentait déjà menacé»; bien «trop belle et surtout trop vivante », elle en inquiétait les hommes incestueusement.

Jeune fille à la chemise blanche - Balthus
Au long de tendres et subtiles tableaux poétiques, Paulina s'est éveillée, révélée sous de délicates touches, tantôt narcissiques tantôt mystiques. A treize ans, elle « avait naturellement la notion du péché et vivre même lui semblait inséparable d'une certaine faute obscure et capitale, celle que le père Bubbo son confesseur appelait "originelle"».

Elle a si bien acquis, depuis longtemps déjà, que «dieu a besoin de notre souffrance et ne nous aime que si nous souffrons» que dans les églises la jeune fille est captivée par le martyr des saints, dont elle fomente son destin tant elle aime les «regarder souffrir», par dessus toutfascinée par le sang qui coule de la chair crucifiée du Christ.

Puéril et doux écho au sublime Cantique des cantiques, Paulina admire sa poitrine déjà pleine, «O Madonna. Mes seins. Mes petits seins vous êtes des biches». Elle mire et contemple la fraîcheur de sa chair de dix-neuf ans, à l'heure de son premier bal, se sent devenir femme, désirée et désirable, «adorée adorable», rêve de conquêtes, s'en amuse et s'en effraye à la fois. 
« J'ai peur d'être trop belle. Couvre ta poitrine. »
Mais déjà, d'une coupable innocence, convoite-t-elle, le «remarquable» comte Michele Cantarini, ami de son père; il a quarante ans, il est le plus riche, le plus beau, le plus érudit, promis au pouvoir. Elle se prend à le rêver, il est «dans l'obscurité». Elle joue à se faire peur, éprouve ses charmes dans la volupté et la chasteté tour à tour.
 « Je serai aussi pure que la glace et l'acier. Je n'aurai plus de corps. »
Elle est séduite et s'émeut d'un sourire du comte qui, songe-t-elle, rappelle son confesseur. «Quelle idée ridicule!». Telle la vigie, l'inconscient vient là surtout sonner l'alarme. Le sourire de Michele n'est autre qu'un aveu de convoitise en réponse à sa propre disposition glorieuse à succomber.

Son âme se joue d'elle-même, se sait déjà divisée, oscille encore un peu entre le bien et le mal, sent bien de quel côté son corps la tient prête à basculer toute entière, en appréhende l'absolu danger pour mieux se précipiter vers son singulier destin. Soeur Blandine tentera sa rédemption. Paulina versera le sang. Marietta serait-elle une sainte ?
« Mon père, venez à mon secours: je veux être pure, comme l'acier et comme l'eau. Entrer dans les ordres, me mortifier; blesser mon corps, élever mon âme. Non pas encore. Je suis trop folle. Je veux avoir le monde à moi. Milan, les hommes, tout. C'est trop beau, c'est trop beau! ah! quelle pécheresse je suis. »

Paulina 1880, Pierre Jean Jouve (Ed. Mercure de France)
Correspondance, Oeuvres 3, Rainer Maria Rilke, (Ed. Seuil, Le don des langues)
Balthus et Jouve, in Balthus, dirigé par Jean Clair (Ed. Flammarion)

vendredi 20 février 2009

Weil: un homme qui marche dans la nuit


Simone Weil 
« Un être aimé me déçoit. Impossible qu’il ne me réponde pas ce que je me suis dit moi-même en son nom. […] Accepter qu’ils soient autres que les créatures de notre imagination, c’est imiter le renoncement de Dieu. Moi aussi, je suis autre que ce que je m’imagine être. Le savoir, c’est le pardon. »
La Pesanteur et la Grâce, Simone Weil (Ed Plon, Agora)

« Elle n’était prévenue contre rien sinon contre la cruauté ou la bassesse, qui revient au même. Elle ne méprisait rien sinon le mépris lui-même. Et à la lire, on se dit que la seule chose dont fut incapable sa surprenante intelligence était la frivolité. On lui demande en 1943 un rapport sur la situation morale de la France et elle écrit le livre publié aujourd’hui sous le titre L’Enracinement, véritable traité de civilisation. Tel est le personnage qui allait toujours, et comme naturellement, à l’essentiel. »

Simone Weil, Albert Camus (Bulletin de la NRF, juin 1949)

Normalienne, professeur agrégée de philosophie, militante d'extrême gauche, ouvrière, mystique, la femme d’exception que fut Simone Weil (1909 - 1943) dont la réflexion a exploré tous les domaines de la pensée, aura passé toute son existence dense aussi bien que précoce et éphémère, à tenter d’éclairer de sa quête indéfectible, solitaire, surnaturelle, le voyage de l’homme de bonne volonté qui marche dans la nuit.

Simone Weil a notamment partagé, quelques mois durant, l’existence des humbles au labeur à l’usine et épouser leur profond et silencieux désespoir qu’elle s’est attachée à dénoncer dans L’Enracinement, portée par sa soif immodérée de justice et de vérité. Dans cet ouvrage, le plus capital de la philosophe, elle fournira les clés à ses yeux susceptibles d’ouvrir sur une société meilleure et juste, c’est-à-dire bâtie sur la satisfaction des besoins fondamentaux de l’âme humaine, sur la lutte contre le déracinement – équivalent à la perte des liens avec l’héritage culturel et spirituel, à l’effacement du passé et a fortiori à la destruction de la relation au surnaturel – et  sur l’enracinement.

L’ordre humain véritable est « le premier des besoins » déterminés par Simone Weil qui l’estimait « même au-dessus des besoins proprement dits », arguant que « pour pouvoir le penser, il faut une connaissance des autres besoins » que sont la liberté, l’obéissance, la responsabilité, l’égalité, la hiérarchie, l’honneur, le châtiment, la liberté d’opinion, la sécurité, le risque, la propriété privée, la propriété collective et la vérité.

Ainsi la philosophe pose comme postulat de base, celui de l’obligation qui « ne lie que les êtres humains » et prime sur la notion de droit, dans la mesure où « un droit n’est pas efficace par lui-même, mais seulement par l’obligation à laquelle il correspond ».  Dès lors,  expliquait-elle, « il y a obligation envers tout être humain, du seul fait qu’il est un être humain, sans qu’aucune autre condition ait à intervenir, et quand même lui n’en reconnaîtrait aucune ».

Pour Simone Weil, l’homme qui marche dans la nuit, dans le respect de l’ordre humain véritable, fait bien route vers son salut. Il est un homme de bonne volonté car ceux qui en manquent « ou restent puérils, ne sont jamais libres dans aucun état de la société ».

Il est capable d’obéissance qu’il recherche, « celle qui suppose le consentement, et non pas la crainte du châtiment ou l’appât de la récompense », se doit d’être responsable, de jouir du « sentiment d’être utile et même indispensable ».

Il est un homme doté du sentiment d’égalité en termes d’espérance, s’agissant de « la reconnaissance publique, générale, effective, exprimée réellement par les institutions et les mœurs, que la même quantité de respect et d’égards est due à tout être humain, parce que le respect est dû à l’être humain comme tel et n’a pas de degrés.»

Il doit se méfier de l’argent constituant « le mobile ou presque de tous les actes, la mesure unique ou presque de toutes choses » ; il s’agit du « poison de l’inégalité » infiltré partout.

Il respecte le sens de la hiérarchie, loin de tout culte de la personnalité ou du pouvoir, mais en tant que valeur de symbole de « ce domaine qui se trouve au-dessus de tout homme et dont l’expression en ce monde est constituée par les obligations de chaque homme envers ses semblables ».

Il comprend et exige que l’honneur, outre le respect dû à chaque homme, soit un « rapport à un être humain considéré, non simplement comme tel, mais dans son entourage social ».
 « Le crime seul doit placer l’être qui l’a commis hors de la considération sociale, et le châtiment doit l’y intégrer. » 
A cet égard, pour l'homme de bonne volonté, la notion de châtiment est acceptée en tant qu’honneur puisqu’il signe non seulement le retour du criminel dans la communauté des hommes qui « efface la honte du crime » mais permet de faire « entrer la justice dans l’âme du criminel par la souffrance de la chair ».

Il est soucieux de «la liberté d’expression totale, illimitée, pour toute opinion quelle qu’elle soit, sans aucune restriction ni réserve»
, conscient qu’il s’agit d’un « besoin absolu pour l’intelligence » dans la mesure où si celle-ci est « mal à l’aise, l’âme entière est malade ».

En revanche, il l’exerce dans le respect de ses « obligations éternelles envers l’être humain, une fois que ces obligations ont été solennellement reconnues par la loi ».

Il sait l’importance de la sécurité pour avancer dans la nuit, son âme ne doit pas être toute entière et constamment soumise à la peur ou la terreur, à l’exception « de circonstances accidentelles dans des moments rares et courts », il ne soumet personne à des menaces ou tout autre malheur, « la peur permanente […] est toujours une maladie. C’est une demi-paralysie de l’âme ».

Toutefois, il se doit de prendre des risques, en vue de forger son courage et ainsi de doter son âme des défenses nécessaires pour affronter la peur.
Il est inéluctablement porté à, au moins, « s’approprier par la pensée tout ce dont il a fait longtemps et continuellement usage pour le travail, le plaisir ou les nécessités de la vie », notion qui s’apparente aussi à une revendication symbolique de la propriété des biens de la collectivité. 

Il aime la Vérité qu’il juge sacrée par dessus tout.

La grâce, placée au cœur de la philosophie de Simone Weil dont l’affirmation impose en même temps la Vérité, implique un processus essentiel de «décréation», soit la capacité à se vider de soi-même qu'elle encourage elle-même, ainsi «se produit un appel d’air» afin qu’elle s’y engouffre, s’y love et comble l’être. L’acceptation d’ «un vide en soi même, cela est surnaturel», révélait-elle.

Selon Simone Weil, le monde est régi par ces deux forces antagonistes : La Pesanteur et la Grâce.
« La création est faite du mouvement descendant de la pesanteur, du mouvement ascendant de la grâce et du mouvement descendant de la grâce à la deuxième puissance.»
Aussi, l’homme qui marche dans la nuit fait-il route en quête du Salut, et ce faisant, il tente d’échapper à ce qui en lui relève du mouvement de la pesanteur pour tendre vers la grâce, « secrète, silencieuse, presque invisible, infiniment petite, mais décisive » dont la définition paraît impossible tant elle appartient à l’ordre abstrait de la lumière, la transcendance, l’amour. « Si on en fait un objet, on l'abaisse », mettait en garde Simone Weil.

« Si elle n'existait pas, l'intelligence ne pourrait se prononcer sur elle », avançait-elle, implacable, affirmant que «tous les mouvements naturels de l’âme sont régis par les lois analogues à celles de la pesanteur matérielle. La grâce seule fait exception ».

Albert Camus
Simone Weil, «n’a rien cherché à conquérir. Mais dès l’instant de ce renoncement, la voilà qui persuade, estimait Camus qui l’admirait intensément, c’est ainsi, je suppose, que la vraie grandeur, sur laquelle Simone Weil a dit tant de choses profondes, s’obtient. Grande par un pouvoir honnête, grande sans désespoir, telle est la vertu de cet écrivain. C’est ainsi qu’elle est encore solitaire. Mais il s’agit cette fois de la solitude des précurseurs, chargée d’espoir.»

« Se réduire à la place qu’on occupe dans l’espace et dans  le temps. A rien », s’intimait-elle dans ce souci d'humilité qui la caractérisait. Rares ont été ceux à le mettre en doute.

Cioran, lui, était de ceux-là. Dans ses Cahiers (1957-1972),  alors qu'il qualifiait Simone Weil de femme extraordinaire, et admit l’admirer, il tint toutefois à faire état de quelques sévères bémols jugeant «qu’elle n’était pas une sainte, […]qu’elle avait en elle trop de cette passion et intolérance qu’elle détestait dans l’Ancien Testament dont elle est sortie et auquel elle ressemble malgré le mépris où elle le tenait. C’est un Ézéchiel ou un Isaïe féminin. Sans la foi, et les réserves que celle-ci implique et impose, elle aurait été d’une ambition effrénée. Ce qui ressort chez elle, c’est la volonté de faire accepter à tout prix son point de vue, en brusquant, en violentant même l’interlocuteur. J’ai dit encore au poète magyar qu’elle avait en elle autant d’énergie, de volonté et d’acharnement qu’un Hitler […]»

Selon Cioran, en réalité, Simone Weil était habitée d’un «orgueil sans précédent, et qui se croyait sincèrement modeste. Une telle méconnaissance de soi chez un être aussi exceptionnel est confondant. En fait de volonté, d’ambition, et d’illusion (je dis bien, illusion) elle aurait pu rivaliser avec n’importe quel grand délirant de l’histoire contemporaine.»

Il est vrai que la jeune philosophe, qui cherchait et questionnait sans cesse, éprouvait et livrait d’intimes certitudes empreintes d’une puissance et d'une nature exclusives et absolues, sa pensée coulait avec la limpidité d’une source pure et claire aux profondeurs fangeuses maîtrisées, qui ne saurait connaître le moindre trouble, ni aucune altération portée par les vents d’où qu’ils soufflent.

« Puissé-je ne rien souillé, quand je serais entièrement transformée en boue. Ne rien souiller même dans la pensée. Même dans les pires moments je ne détruirais pas une statue grecque ou une fresque de Giotto. » priait-elle dans La Pesanteur et la Grâce.

« Dans le temps de la puissance et au siècle de l’efficacité, ces vérités sont provocantes. Mais il s’agit d’une provocation tranquille: ce sont les certitudes de l’amour. Imaginons seulement la solitude d’un pareil esprit dans la France d’entre les deux guerres. » aimait à souligner Camus.

« Elle ignorait apparemment le doute et, si ses opinions pouvaient changer, elles étaient toujours aussi catégoriques […]» notait pour sa part Raymond Aron dans ses Mémoires.

Ce dernier avait pressenti le caractère surnaturel que prenait le cheminement intellectuel de Simone Weil un jour, au jardin du Luxembourg, à l’occasion d’une promenade avec son épouse, et leur enfant. « Sous un soleil glorieux. Le jardin était si beau que l’on respirait pour ainsi dire le bonheur », se souvint-il quand Simone vint à leur rencontre, « le visage bouleversé, proche des larmes. À notre question, elle répondit: 'Il y a une grève à Shanghai et la troupe a tiré sur des ouvriers.' Je dis à Suzanne que Simone devait aspirer à la sainteté; prendre sur soi toutes les souffrances du monde n’a de sens que pour un croyant ou même, plus précisément, pour un chrétien. »

La perception de Raymond Aron se révélait infiniment sensible, puisque l’existence de Simone Weil avait bel et bien été bouleversée de fond en comble en raison de l’expérience concrète du « Christ lui-même » venu la prendre.

« Je n'avais pas prévu la possibilité de cela, confia-t-elle, d'un contact réel, de personne à personne, ici bas, entre un être humain et Dieu. »

La Pesanteur et la Grâce, Simone Weil (Ed. Plon, Agora)
L’Enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain, Simone Weil (Ed. Gallimard, Idées)

mercredi 18 février 2009

Bernhard: Oui, hors du monde



«Comme tout ce qui se passe, tout ce qui existe pour l'homme ne se passe et n'existe immédiatement que dans sa conscience; c'est évidemment la qualité de la conscience qui sera le prochainement essentiel, et dans la plupart des cas tout dépendra de celle-là bien plus que des images qui s'y représentent. Toute splendeur, toutes jouissances sont pauvres, réfléchies dans la conscience terne d'un benêt, en regard de la conscience d'un Cervantès, lorsque, dans une prison incommode, il écrivait son Don Quijote (…), l'individualité de l'homme a fixé par avance la mesure de son bonheur possible. Ce sont spécialement les limites de ses forces intellectuelles qui ont déterminé une fois pour toute son aptitude aux jouissances élevées. Si elles sont étroites, tous les efforts extérieurs, tout ce que les hommes ou la fortune feront pour lui, tout cela sera impuissant à le transporter par delà la mesure du bonheur et du bien-être humain ordinaire, à demi animal: il devra se contenter des jouissances sensuelles, d'une vie intime et gaie dans sa famille, d'une société de bas aloi ou de passe-temps vulgaires. L'instruction même, quoiqu'elle ait une certaine action, ne saurait en somme élargir de beaucoup ce cercle, car les jouissances les plus élevées, les plus variées et les plus durables sont celles de l'esprit, quelque fausse que puisse être pendant la jeunesse notre opinion à cet égard; et ces jouissances dépendent surtout de la force intellectuelle. Il est donc facile de voir clairement combien notre bonheur dépend de ce que nous sommes, de notre individualité, tandis qu'on ne tient compte le plus souvent que de ce que nous avons ou de ce que nous représentons.» Aphorismes sur la sagesse dans la vie,  Arthur Schopenhauer, trad. J-A Cantacuzène, (Ed. Livre de Poche)
Oui, publié en 1978, est une intime fiction de l'Autrichien Thomas Bernhard, par laquelle il dialogue avec lui-même et son histoire, lui qui s’était reclus en 1965, dans une maison délabrée et isolée, à l’abri du monde, afin de se consacrer exclusivement à son art. 

Le narrateur depuis des dizaines d’années, lui aussi retranché de toute société, ne vit que pour son travail intellectuel auquel il s’est voué avec la plus extrême et sacrificielle obsession, possédé corps et âme par son travail scientifique sur les anticorps (sic), au point de n’avoir plus en tête que son esprit – dont le diagnostic qu’il établit lui-même avec la rigueur froide et lucide du scientifique, le juge bel et bien malade - à étudier, tel l’antigène de lui-même, pour tenter de faire surgir l’anticorps qui lui permettrait d’échapper à la folie, avant que de devoir faire appel en dernier ressort, à la solution radicale du suicide.

Ainsi, sa narration est-elle une navigation rétrospective en eaux troubles et profondes, au gré des courants sombres et tourmentés de sa pensée dont «les symptômes d’altération» sont exposés scientifiquement au fil de son «auto-observation».

« La privation de contacts, je le savais, était finalement ma catastrophe », se rend-il à l’évidence. Quand autrefois elle n’avait été que nécessité et joie, cette véritable discipline - dictée sans nul doute par sa seule idole, le philosophe du pessimisme Schopenhauer, adoptant à la lettre sa sentence : « la vie est une si triste affaire que j’ai décidé de la passer en y réfléchissant » - s’était sournoisement et peu à peu muée « en maladie mentale ». 

En état d’apathie autour de l’auto-observation n’étant plus en mesure de mener son travail intellectuel et scientifique, encore moins de s’adonner à ses seules sources de bonheur que représentaient à ses yeux Le monde comme volonté et comme représentation (1819) de Schopenhauer et la musique de Robert Schumann, il se souvient qu'il se concentrait sur lui-même, pendant des semaines, des mois entiers devant ses feuilles, ses notes, victime d’une paralysie de l’être, qui le plongeait dans une dépression de jour en jour un peu plus profonde, marquée par des activités de plus en plus absurdes, à faire les cent pas au rez-de-chaussée de sa maison, puis à l’étage hanté par son travail intellectuel interrompu et qu'il ressassait, hanté par ses études et ses notes laissées en suspens qui lui « faisaient terriblement peur » et qu’il avait fini par boucler dans une pièce fermée à clé avant de tenter d’oublier leur existence alors que sa pensée y revenait sans cesse, à en tomber malade. Il était pris au piège d’un cercle psychologique vicieux et infernal aux confins de la démence; et cette marche, convenait-il, se poursuivrait aussi longtemps qu'il vivrait.
« Bien qu’ayant en réalité bien compris que la voie que j’avais prise et que je suivais depuis des années déjà n’était pas la bonne voie, qu’elle n’était que la voie menant à l’isolement total, l’isolement non seulement de ma tête et de ma pensée, mais en fait l’isolement de tout mon être, de toute mon existence déjà depuis toujours épouvantée par cet isolement, et je n’avais plus rien entrepris contre cela, j’avais continué sur cette voie bien que toujours épouvanté par l’implacable logique de cette voie, constamment angoissé par cette voie sur laquelle je ne pouvais pourtant pas faire demi-tour. »
Il l’avait pourtant prédite cette catastrophe, et pour cause… Elle « avait déjà eu lieu » sans qu’il ne l’ait néanmoins reconnue « en tant que telle ». Cette « réclusion loin du monde » visant soi-disant à protéger son travail intellectuel avait paradoxalement fini par avoir raison de lui-même, par produire un effet destructeur sur son travail scientifique sur les anticorps.


Ebranlé dans les tréfonds de son être par l’observation scientifiquement funeste que « cette prise de conscience » survenait probablement « trop tard » et « qu’il n’en rest[ait] – s’il en restait] quelque chose- que la désespérance, la conscience immédiate que de ce que cet état destructeur pour l’esprit, les sentiments, et finalement le corps, une fois bien installé ne pourra plus jamais être modifié par rien », dans un sursaut de foi bien qu’il ne prononce jamais ce mot, il parvint à surgir de sa « maison humide et froide et sombre » en quête du salut qu’il entrevoyait alors dans la parole.

Auprès de l’agent immobilier Moritz, son seul contact intellectuel dans le village, il s’en alla ainsi « déballer tout à trac et sans le moindre ménagement la face cachée, pas seulement entamée, mais déjà totalement dévastée par la maladie de [son] existence ».

« En dix ans de relations et d’amitié », si Moritz avait été habitué à une multitude de séances et des crises, le narrateur n’en avait pas pour autant « cherché à lui dissimuler avec une ingéniosité méticuleuse et calculatrice », la véritable décrépitude de son état mental, ne s’agissant jusque-là que de tentatives déplacées et désespérées de « défoulement mental et physique » en quête de soulagement.

 Or, ce jour-là, il avait eu le sentiment de l’entraîner et le plonger au cœur de son « traquenard mental ». Moritz, son seul interlocuteur d’une intelligence très supérieure à la moyenne, était désormais « à la fois victime et sauveteur» aux yeux de cet homme «résolu à tout» ce dont il « espérai[t] le salut ».
« Il est possible qu’on soit sauvé par le simple fait de comprendre clairement un moment décisif et de faire une analyse de tout ce qui implique ce moment. Mais je n’ai pas eu cette possibilité. »  
Pourtant son «seul salut» se présenta, à point nommé, et bien dans ce bureau où il était venu le chercher, et à sa grande surprise non pas en la personne de Moritz, mais en l’épouse d’un architecte suisse bâtissant son «dernier domicile» à la lisière de la forêt de mélèzes, de l’autre côté du cimetière.

«Si les Suisses n’étaient pas entrés à ce moment-là […] je serais sans doute devenu fou cet après-midi-là» et surtout en l’occurrence,  l'épouse qui n’était, elle, pas Suisse mais Persane. Ce sera désormais son surnom, alors qu’elle devient aussitôt sa compagne de promenades hors des sentiers battus de la forêt dense se dressant aux abords du village, et métaphore de leurs inextricables drames intérieurs respectifs. La Persane, en dépit ou grâce à son propre désespoir, curieux double de lui-même tombé du ciel, le régénéra «de fond en comble», à l’occasion de leurs tête-à-tête dans les bois qui eurent dès lors lieu chaque jour, parfois plusieurs fois par jour, durant des mois.
« Avec aucun autre être je n’ai pu parler sur tous les sujets possibles avec plus d’intensité et de disponibilité intellectuelle, et donc réfléchir avec plus d’intensité et de disponibilité intellectuelle sur tous les sujets possibles et imaginables, et aucun ne m’a jamais laissé regarder plus profondément en lui, et il n’y a jamais eu un seul être au monde que j’aie laissé regarder plus profondément et impitoyablement, toujours plus profondément et plus impitoyablement en moi. »
La Persane portait constamment un manteau en peau de « mouton noir », expression qui affuble en allemand aussi celui qui tourne mal. Sans cette pelisse, «il ne lui serait plus possible de vivre», estimait le narrateur, tant elle semblait avoir «pour fonction de l’envelopper et donc de la protéger des chevilles au sommet du crâne.»

Elle lui était apparue irréelle, « presque constamment silencieuse » tel un miroir dans lequel il découvrit l’exact et triste reflet de son âme, alors qu’elle avait passé des années, des dizaines d’années, « presque constamment muette », jusqu’au jour où elle ouvrit les vannes, dans la forêt, à la plus grande stupeur du narrateur qui en ressentit à la fois épouvante et répulsion.

« Quelques jours plus tôt, Moritz avait dû ressentir la même chose que moi en ce moment […] pour tant d’impudeur », songea-t-il,  « mais un être comme elle, déjà complètement perdu, comme je m’en suis rendu compte tout à coup méritait naturellement beaucoup plus ma sympathie ».

« Vous êtes perdu, tout comme je suis perdue, lui avait-elle lancé plus tard avec gravité. Vous pouvez chercher refuge où vous voulez. Votre science est une science absurde, comme toutes les sciences. Vous vous entendez ?C’est vous qui avez dit tout ça. Schumann et Schopenhauer ; ils ne vous apportent plus rien, avouez-le. Dans tout ce que vous avez fait dans votre vie, que vous aimez tant appeler existence, vous avez naturellement échoué ».

Oui, il avait dit tout cela, il pensait bien tout cela, ressentait bien tout cela et plus encore, il savait bien qu'il n'était pas guéri, il savait bien pourquoi elle avait ri. Le dégoût du monde perdurait, s'accentuait et il se disait toujours qu'un jour il se suiciderait, que «continuer encore et toujours cette absurdité complète n'aurait aucun sens.»

La Persane avait bien fini par s'en défaire, elle, de son insupportable peau de mouton noir. Oui. 

Oui, in Récits 1971 – 1982 , Thomas Bernhard traduction de Jean-Claude Hémery (Ed. Gallimard, Quarto)