lundi 10 novembre 2008

Cristina Campo, comment prendre le monde ?

Cristina Campo - date et auteur non identifiés

« Un poète qui prêterait à toute chose visible ou invisible une égale attention, pareil à l’entomologiste qui s’ingénie à formuler avec précision le bleu inexprimable d’une aile de libellule, ce poète-là serait le poète absolu.»
in Les Impardonnables, Cristina Campo


Poésie et liturgie ont constitué les substances essentielles à l’existence et l’œuvre de Cristina Campo, deux émanations à la fois intellectuelle, spirituelle et mystique du langage, parole inspirée et parole divine qui s’enracinent et s’enchevêtrent mystérieusement dans le cœur de l’Homme, et s'épanouirent avec grâce dans le cœur malade de la poétesse italienne, qui répondait à la véritable identité de Vittoria Guerrini. Elle était Vie pour ses proches.

Vie est née à Bologne le 29 avril 1923, dans une famille aisée d’intellectuels, de médecins et musiciens. L'enfant, qui souffrait d’une malformation cardiaque congénitale, était enveloppée de l’intense attention de ses parents. Son oncle Putti, médecin, tenta de rassurer sa mère Emilia,  affirmant que son « joli petit cœur » n’était qu’ « une petite machine un peu abîmée qui a besoin de ne pas trop travailler pour se remettre dans le droit chemin. »

Aussi l'enfant avait été retirée de l’école, et son érudit de père, « qui ne respire que pour elle », directeur du conservatoire Cherubini à Florence, surnommé le Maestro, guida dès lors son éducation, assisté de professeurs particuliers et veilla à lui transmettre son amour de la littérature et sa passion de la musique.

A l’enfance de Cristina, passée au milieu des adultes, se « superpose avec une indicible paix, une autre enfance déjà parcourue, celle de [ses] grandes cousines et de leurs frères : (…) à qui le monde n’avait pas encore volé leur enfance ».

A l’adolescence, elle découvrit les œuvres classiques, qu’elle devait lire dans leur langue originale. Elle apprenait ainsi le français avec Proust, l’allemand avec Mann, l’anglais avec Shakespeare, l’espagnol avec Cervantes.

L’exception fut accordée aux Russes, dont elle fut autorisée à lire les œuvres en traduction.

« Tu peux tous les lire, ce sont les Russes. Tu y trouveras de quoi beaucoup souffrir, mais rien qui puisse te faire du mal », avait déclaré son père en lui ouvrant le rayonnage de sa bibliothèque qui leur était consacré.

Quand la deuxième guerre mondiale éclata, Vittoria était déjà entrée en poésie depuis quelques années avec son amie Anna Cavaletti, une lettrée incroyablement précoce et douée, de deux ans sa cadette, qu'elle aimait de toute sa jeune âme pure. Un bombardement anglo-américain vint brutalement priver de vie son amie Anna, en septembre 1943. Elle venait d’avoir 18 ans.

« Une existence : l’exacte division de l’air ; avec la mort, l’air se rassemble et se referme. Personne ne devrait s’apercevoir de la différence. Moi je voudrais occuper peu de place», avait noté Anna quelques mois avant sa fin, dans son journal intime dont Cristina fit publier des extraits en 1953 dans la revue Corriere dell’Adda.

«[…] J’ai tant souffert que je ne sais pas si je pourrai parler distinctement aux autres : quand je relis mes dernières notes elles me semblent si seules et fermées ! Mais je veux tout tenter, papa chéri et si Dieu le veut, je ne te décevrai pas. J’ai tant de choses à dire ! Je dirais presque à sauver : toute la tragique beauté de ce qui, en nous, est à la fois lointain et près de nous – des choses que je sais être la seule à avoir vues et senties jusqu’à la souffrance et qui ne doivent absolument pas mourir […]», avait confié Cristina au Maestro quelques mois après le décès de son amie.

Elle avait entretenu une correspondance à clef avec Anna, cette âme sœur dont elle admirait tant le talent poétique qu’elle décida de la faire figurer aux côtés de Sappho, Emily Dickinson et Vittoria Colonna, dans son  manuscrit Anthologie des 80 poétesses, qui ne sera jamais publié.

Peu après, l’univers de la famille de Cristina bascula, péniblement entraînée dans la débâcle du régime du Duce. Après la victoire alliée, le Maestro paya ses sympathies fascistes par un séjour de sept mois en prison bien qu’il affirma « n’avoir rien commis, qui puisse même de loin justifier une sanction de ce genre ou une arrestation ».

 Ses « chers collègues ont tissé un filet de calomnies à mailles serrées », écrivit-il. Il perdit son travail. Sa réputation entachée, ses amis l’abandonnèrent.

Son retour en grâce eut lieu en 1947, la commission d’épuration avait examiné son dossier, il pouvait recommencer à travailler. La direction du conservatoire de Bologne lui fut accordée. A partir de 1950, il dirigea celui de Rome.

Les années d’après-guerre furent pour Cristina celles de sa véritable entrée en littérature, conduite par son amant, le poète Leone Traverso. Elle lui devait la découverte de Hugo von Hofmannsthal auquel elle voua une passion éternelle et qu'elle traduisit bientôt en professionnelle.

Elle fréquentait les salons littéraires, se lia au poète Mario Luzi qui l’introduisit à la pensée de Simone Weil, lui offrant en 1950 La pesanteur et la grâce, cette révélation décisive qui bouleversa à jamais son existence.

« Simone me rend tangible tout ce que je n’ose pas croire. Ainsi nous devons devenir l’idiot du village, nous devons devenir deux génies, elle et moi. Je sentais obscurément en quelque partie de moi-même que l’on pouvait devenir des génies (et non des personnes de talent) mais jusqu’à aujourd’hui, personne ne m’avait dit que c’était possible », expliqua Cristina à propos de cette découverte dans laquelle elle puisait force et matière à nourrir son mysticisme grandissant.
« Si je pouvais me rappeler toujours, toujours, toujours, la phrase de Simone Weil : 'nulle chose ne peut avoir pour destination ce qu’elle n’a pas pour origine'. Toute peur s’évanouirait pour toujours. »
Cristina s’attacha aussi à Ernst Bernhard, qui introduisit Jung en Italie, et à Roberto Calasso, élève de Elemire Zolla, l’homme de sa vie à venir. Elle traduisit William Carlos Williams, autre lumineuse étoile dans son firmament, auquel elle se lia d'amitié.

Mais le lien le plus puissant est celui qu’elle entretint à partir de l’automne 1952 avec Margherita Pieracci, sa chère Mita qui « ressemble à la laitière de Vermeer ». Une amitié essentielle, scellée par l'admiration commune de Simone Weil, et marquée par une époustouflante correspondance, de toute beauté, interrompue seulement par la mort de Vie en 1977.

En juin 1956, dans une lettre, elle lui avoua être « un peu en colère » à son égard « pour plusieurs raisons, et celle des lectures n’est pas la moindre. Un peu d’hygiène sentimentale, au nom du Ciel ! Les Anglais et les Russes, si vous avez envie de lire, ou les Français du XVIIIe siècle, jusqu’à Stendhal et pas au-delà. Et beaucoup de vers – de musique, veux-je dire. (J’espérais que vous vous passionneriez au moins un peu pour Eliot…) Je vous ai déjà dit que je pouvais accepter votre silence. Le comprendre m’est plus difficile. Je vous écrivais du fond de la mer Morte, du désert de Nitire, du noir Tartare. Je parlais de je ne sais quoi, mais je parlais. Au son de sa propre voix, on retrouve le sens des mesures, l’ampleur du monde où s’agite notre petite histoire. Je ne vous demande pas de me parler de vous : je vous demande de ne pas perdre la voix (c’est-à-dire le sens précis des choses : 'Et que le centre est ailleurs') …»

En outre, sa relation amoureuse avec Traverso se révélait de plus en plus tumultueuse et lui valut « dépression, avec désespoir, larmes, etc. », comme s'en inquiéta son père dans son journal.

Pourtant elle se refusait à blâmer son amant, même si elle le soupçonnait de vivre d'autres liaisons.
 «[…] la gloire d’être trahi. Moi je le fus pendant des années, par moi-même, évidemment, parce que personne d’autre ne peut vous trahir réellement. En effet, M. de Clèves n’est trahi ni par lui-même ni par Mme de Clèves. Vivant et mort, c’est lui qui gagne la partie. Il n’est d’amour vrai que partagé. Je pense que le mot trahison, il faut le réserver aux Arnolphe de Molière, aux marchands ou aux trafiquants d’amour. »
Et si leur amour s'étiola, il ne s'éteint jamais totalement, alimenté par une intime et féconde complicité littéraire jusqu’à la mort de Traverso en 1968. «[…]Tu vois, Vie, tu m’entrouvres chaque fois de nouvelles avenues, tu fais vibrer en moi la possibilité d’autres illusions, qu’une grande lassitude suffit ensuite à détruire », lui écrivit-il.

« Toute ma force, c’est ma solitude, ma façon de m’en aller seule dans ces lieux, la liberté comme un couteau entre les dents », admit-elle de son côté.

Et tandis qu’elle se séparait de Traverso, elle se rapprocha peu à peu de Luzi, « son grand amour et le seul de sa vie […] un amour impossible », affirma une autre intime la poétesse Margherita Dalmati, « la personne aimée avait toutes les qualités chantées par les poètes ; mais elle était libre et lui ne l’était pas ».

« Que jamais je ne veuille te demander de l’amour devrait être le vœu réciproque des amants, la formule sacramentelle des noces », clama Cristina avec ferveur.

« Elle connaissait la joie, je l’ai vue sur son visage, dans ses yeux. Le bonheur, c’est autre chose, un état durable que Cristina n’a jamais connu », déclara Luzi.

Le poète suisse Remo Fasani, qui lui avait fait découvrir La Divine Comédie, conservait d'elle le souvenir d'« une forte personnalité, un peu excessive. A la fois heureuse et malheureuse. Heureuse parce qu’elle avait une intelligence prodigieuse, malheureuse parce qu’elle visait trop haut ».

Sur les conseils du Maestro, subjugué par le talent de sa fille qu'il n'hésitait pas à élever au rang du sublime Rainer Maria  Rilke, Cristina avait fait paraître ses premières traductions, Conversations avec Sibelius de B. von Törne en 1943 et Une tasse de thé et autres nouvelles de Katherine Mansfield, l'année suivante.

A partir de 1951, elle participa à la création de la Posta letteraria du Corriere dell'Adda, où sont alors publiés Luzi, Giuseppe De Robertis, Piero Bigongiari, et plusieurs de ses premières traductions de textes de Emily Dickinson et de Simone Weil en italien.

Baldassare Castiglione - Hiver 1514-1515 - Raphaël
L'exigence, la pureté, la beauté, la perfection caractérisaient sa pensée et son oeuvre, quand un seul mot suffisait à les définir pour qui connaît la sprezzatura, concept-clé qu'elle devait à la lecture de Baldassare Castiglione dont elle fit sa devise  : « J’ai trouvé une règle […], fuir autant que l’on peut, et comme un âpre et périlleux écueil, l’affectation ; et, pour prononcer une parole nouvelle, user en toute chose d’une certaine sprezzatura, qui cache l’art et montre que ce que l’on fait et dit, est fait sans fatigue, et comme sans y penser. »

Elle n'avait de cesse d'écrire, comme elle respirait, elle écrivait encore, écrivait toujours, et souffrait tant quand sa santé venait s'y opposer.
 « Certaines fois, je ne sais comment résister, allongée pendant tant d'heures sans écrire, ni lire, sans dire un mot. »
Le coeur fragile et douloureux dans la poitrine, alors qu'elle s'efforçait de « travailler avec soin, un peu chaque jour, en pensant toujours, toujours à la beauté ».

Elle lisait et relisait des œuvres favorites, de tout son cœur, de toute son âme, dans lesquelles elle puisait sans se lasser les pièces de son intime quête. Il y a la Bible, « trésor inépuisable de ces jours de Passion », ou encore les lettres de Van Gogh à son frère Théo qui pouvaient lui tirer des larmes « une journée entière », et aussi T. E. Lawrence, dont « les Sept piliers de la sagesse, était le livre de chevet tant de S.W que d'Hofmannsthal [...] Simone appelle ce diable déchaîné ‘une espèce de saint’. »

« Cristina déposait dans sa mémoire comme dans un écrin les joyaux de ses lectures ; c’était des pierres précieuses que d’autres ne voyaient pas ou ne savaient pas apprécier », avait observé Luzi.

En 1956, elle publia son premier livre, un recueil de ses douze premiers poèmes, intitulé Passo d’Adio (Pas d’adieu), du nom que donnent les ballerines à l’examen qui clôt leur formation. Elle le signa Cristina Campo.

« La véritable difficulté, c’est que pour la comprendre il faut s’ouvrir au monde-autre dont on parlait. C’est exactement comme pour les mystiques que l’on ne comprend pas si l’on n’est pas disposé à vivre comme eux. Aussi, les rares personnes à qui elle s’adresse ne sont-elles pas les privilégiés de la culture mais les quelques personnes qui font passer la vérité avant tout », déclara Mita, l'amie chérie.
« Personne n’échappe au charme de ceux qui appartiennent au monde-autre. Cependant, pour que le rapport se maintienne, il faut vouloir les suivre dans ce monde ; peu importe combien de fois on trébuche, ce qui compte c’est de continuer à vouloir : le bien, disait Simone Weil, est une orientation de l’âme. »   
En juillet de cette même année, à Rome où Cristina Campo vivait depuis un an, la révélation mystique du style nu, du dépouillement absolu  lui pénétra le cœur alors qu’elle était en prière dans la petite église du Christ-Roi, avenue de Los Angeles.

Elle qui croyait « l’avoir toute dans le sang cette idée de style nu », après six années passées dans l’intense intimité textuelle de Simone Weil, elle conclut à la nécessité du « symbole concret pour saisir une idée comme on saisit un morceau de pain » en tant qu’« autre chose qui indique obliquement, et à une certaine heure propice... »

De la prière aussi, elle saisit autre chose qui l'éclaira à la faveur de l’étincelle jaillissant du propos du docteur Schlemmer:
 « C’est comme une longue respiration avant d’entrer dans la chambre du malade. »
« Partir de la tabula rasa d’un temps où l’on a tout perdu […] pour se rappeler que vraiment on a tout perdu, sauf la vérité qui habite en ce lieu – et que nous ne pourrons jamais retrouver sans nous être dépouillés de tout ornement – sans accepter l’anonyme, la nudité de ce temps qui est sa seule force. Ce n’est pas autrement que nous pourrons refermer ce cercle, renouer la fin de notre temps avec ce commencement perdu…» confia-t-elle à sa précieuse Mita, dans cette « véritable note, la note secrète » à peu près telle qu’elle « devrait être écrite ».

De l’origine scellée dans la finitude, en une éternelle et impérieuse alliance, comme « aux racines de la race, qui sont enfin l’autre bout du cercle, là où l’enfance interroge la mort », releva-t-elle à la lecture d’un passage de l’essai de Boris Pasternak sur Frédéric Chopin.

Elle n’était pas de celles qui aiment les enfants mais les observaient avec intérêt, les étudiait. L’enfance l’intriguait, elle ne l’avait guère côtoyée, elle la convoitait dans les contes de fées qui ne cessèrent de la fasciner.

Cette nécessité de dépouillement absolu, de style nu, la poétesse la rapprocha en une autre occasion de « la simplicité et [de] l’unité d’intentions de l’enfance » à laquelle il faudrait pouvoir revenir, de cette « totalité de but et d’attention qui rend l’enfant invincible Maître du Royaume des Cieux ».

A ses yeux, « le talent que nous avons, pour de nombreuses activités et des disciplines diverses, est une riche pâture pour le diable. »

Deux ans plus tard, elle affirma avoir revisité toutes les choses qu’elle savait avoir d’abord « jugé sévèrement », en vue de mieux réintégrer son centre - autrement dit « vie, attention, réponse, tentative de reconduire tout ce qui est possible vers la vie et la réponse à la vie, à partir de l’état de narcose qui enserre tout de plus en plus près » - ce centre dès lors plus « ferme et nécessaire » pour « ne pas laisser seul le malade en narcose, sans risquer de tomber dans la même anesthésie que lui. »

C’est « la noix d’or (…) qu’il faut écraser entre les dents au moment du danger suprême », celle des contes de fées…car « l’important, c’est de ne pas changer la pitié en complaisance. »

Cristina Campo - date et auteur non identifiés
Il n’existe que peu d’images de Cristina Campo, elle n’aimait guère être photographiée. Le Suisse Fasani avait en 1952 emporté d’elle un cliché. Elle en fut parcourue de frissons d’angoisse. Aussi préféra-t-elle lui en envoyer un autre qui lui convenait mieux pour le remplacer.

Subtilement altière, sa beauté rayonnait avec grâce, tout auréolée d’intelligence. Regard profond et sourire lointain offraient à son visage aux traits délicats un charme mystérieux, qui pourtant ne lui plaisait jamais sur les photographies qu’elle fuyait, car il y voyait un masque, un mensonge.

« Il arrive tant de choses dans l’étrange territoire qui se trouve entre l’âme et le corps. Entre ciel et terre, disait Shakespeare» , précisa-t-elle, se référant souvent à l’auteur anglais qu’elle admirait.

Elle publia un texte intitulé La pesanteur et la grâce dans Richard II, imaginant que « si elle n’était pas morte si tôt » Simone Weil aurait sans doute « écrit un petit essai » sur cette tragédie, « la plus silencieuse de toute l’œuvre de Shakespeare […] Une histoire racontée les yeux baissés, dirait-on, dans l’obscurité : en una noche oscura ». Zone de profond mystère. « Jamais je crois, la pesanteur et la grâce ne furent plus exactement contenues dans une représentation », pensait-elle.

En outre, elle méditait profondément sur « le destin des solitaires, des vagabonds » qui était aussi le sien, selon elle. « J’ai essayé d’accepter avec humilité mon destin de vagabonde qui ne sait trouver nulle part le repos » et « d’en faire peu à peu un devoir, une discipline intime ». Or, les déracinés déracinent, et non sans faire de mal.

Depuis toujours, elle était perçue dans la fragilité en raison de sa maladie cardiaque, sa « sinistre griffe », mais aussi dans la sensibilité exacerbée avec laquelle elle accueillait toute blessure. Mais selon Mita, « son intense et vibrante force vitale a été égale à sa vulnérabilité jusqu'à la dernière ou avant-dernière année, où elle céda brusquement», avant de mourir dans un silence assourdissant en 1977.

Elle avait collaboré régulièrement à un programme radio de la RAI, grâce à un appui de Traverso, ainsi qu’à quelques revues littéraires Paragone, Letteratura, l’Approdo, Il Punto et Il Mundo. Mais plus rarement. Si sûre de ce qu’elle livrait, elle ne supportait pas que ses textes puissent être retouchés. Elle avait recours à de multiples noms de plumes, outre celui de Cristina Campo, masculins le plus souvent, et invoquait à cela différentes raisons dont le respect du nom du Maestro. Elle n’éprouvait guère le désir de fréquenter les rédactions.

Cristina n’écrivait pas de littérature, affirmait qu’elle ne voulait pas paraître :
« La parole est un terrible danger, surtout pour ceux qui l’utilisent, et il est écrit que nous devrons rendre compte de chacune d’elles. » 
De fait, que l'on sache, elle n’écrivit jamais de romans, ni de nouvelles, ni de longs essais, seulement de brèves proses et de courts poèmes.

« Infiniment plus délicate et terrible est la présence de l’immense dans le petit que la dilatation du petit dans l’immense », croyait la poétesse, à la maîtrise parfaite et souveraine de la mesure. D’autant qu’à ses yeux, « en face de la réalité, l’imagination recule. L’attention, au contraire, la pénètre, directement et par le symbole. »

Il y a tant de choses qu’elle ne comprenait pas, disait-elle, tant de choses « qui d’un jour à l’autre changent de visage et de voix. Un jour tout nous est indifférent même la mort – les feuilles sont déjà rassemblées en tas, par terre – un autre jour la terreur de vivre s’ouvre comme un aster rouge. Et puis l’on connaît déjà tout, on sait plus ou moins ce qui adviendra ; et pourtant tout s’obscurcit et s’éclaire avec un désespoir toujours nouveau. »

L’écriture de poèmes, « ma seule tentative de comprendre et de supporter », avait-elle confié à Mita. Car son axe était autre. La jeune femme de plus en plus sensible aux causes perdues les épousait peu à peu, jusqu’à faire bientôt corps avec les victimes. Elle souffrit avec des mineurs à l’agonie après un terrible coup de grisou en août 1956.
« On me demande comment je vais. Je suis au fond de la mine de Marcinelle, un point c’est tout. »
A partir de l’automne 1956, elle entendit se consacrer aux sans langues. 


« Désormais rien d’autre ne me fait vivre – et c’est encore une vie derrière les barreaux de la liberté. Ce n’est que dans la maison de redressement, que dans l’asile de fous que je serais vraiment libre…»
Ce fut au point que parfois elle souhaitât vivre parmi les âmes en souffrance que sont les pauvres, les déshérités, les orphelins et surtout les malades psychiatriques qui en particulier, fascinée par tout ce qui a trait à l’esprit, l’interpellaient. 
 « Je dois donc aimer cette lame froide qui vint un jour s’encastrer dans les gonds de mon âme pour la maintenir bien ouverte aux paroles des sans langues – ce soir j’arrive à la voir comme une épée d’or. Peut-être que lorsque tout ce cri muet y aura pénétré et que je le connaîtrai au point de ne pas pouvoir me tromper (en leur posant la question d’Amfortas), Dieu voudra bien enlever l’épée, et me laisser un moment de silencieuse chaleur. » 
Cette épée est « la lame qui discerne du cœur les terribles intentions, les violentes hésitations ». Tout ce qu’elle gagnait à la RAI et grâce à ses publications dans les revues littéraires, elle le livrait désormais à la cause des sans langues.

« Je voudrais écrire certains vers que j’ai dans l’esprit depuis longtemps. Une sorte de Cantique des Cantiques à l’envers, écrivit-elle à Mita, ‘J’irai de par les places et les rues, je chercherai ceux que personne n’aime. […]’ Je voudrais l’écrire dans la langue la plus moderne, presque sur le rythme d’un blues, mais il faudrait que ce soit en même temps solennel et pur – et aussi quelque chose de terriblement vivant - comme un petit Goya. C’est le Cantique des sans langues […]»

Fresque de San Antonio de Florida (détail) - 1798 - Francisco Goya 
La peinture de Francisco Goya y Lucientes, et surtout les fresques de Saint-Antoine de la Floride à Madrid, furent « la chose la plus importante » qu’elle ait découverte en 1956, avait-elle déclaré, « une ronde de sans langues, mon poème déjà tout écrit. Goya avait compris les malheureux ; surtout le malheur hideux, à la fois grotesque et sinistre, dont les gens ont horreur ».

En 1957, le Russe Boris Pasternak devint le nouveau phare littéraire de Cristina Campo, celui qui à ses yeux, avec Simone Weil, offrait en termes les plus justes et absolus les définitions du beau et du bien. Il régna jusqu’en 1967, quand Fiodor Dostoïevski finit par remporter sa préférence.

« […] Ce qui au cours des siècles a élevé l’homme au-dessus de la bête et l’a porté si haut, ce n’est pas le bâton, c’est la musique : la force irréfutable de la vérité désarmée, l’attraction de son exemple », releva-t-elle dans Le Docteur Jivago qui résonna dans l’âme de Cristina tel un chant, sensible à la musique plus qu’à aucun autre art, symbole de beauté à l’état pur, de perfection divine.

La musique fut une évidence qui exclut tout le reste, qui imprégna toute son existence, jusque dans ses textes. Son écriture était mélodique, celle d’une musicienne. A son oreille, Mozart était celui « qui sait tout et dit tout » mais Chopin était son favori, il incarnait à merveille la sprezzatura, il œuvrait si « facilement, facilement ».

 Dans une lettre datée de septembre 1973 que Mita perçut comme un testament, Cristina lui demanda :
« Avez-vous L’Idiot sous la main ? Relisez le passage, dans le premier volume où Muichkine voit pour la première fois la photo de Nastasia, dans la maison d’Aglaé, je crois : ce visage qui exprime un orgueil infini et une innocence infinie, "beauté terrible, presque menaçante" ou quelque chose de ce genre. Là, il y a tout le sens de ce que je vous ai dit que je voudrais écrire un jour. Dost [oïevski] appelait les choses par leur nom et il est peut être le seul à l’avoir fait parmi les modernes. Et pourtant il a aussi dit, justement lui : "Mir spastët krasota", "la beauté sauvera le monde". Et Soljenitsyne a fondé sur ces trois mots son merveilleux discours d’Uppsala. »
Cette perception de l’identité du bien et du beau constitua l’unité fondamentale du cœur de Cristina, deux notions toujours alliées qui s’épousent dans l’harmonie, qui jamais ne s’opposent, comme l’âme et la chair jamais ne sont adversaires, au contraire elles demeurent solidaires.

A chaque étape de son destin, cette « beauté terrible, presque menaçante » fut pour Cristina l’essence et le signe de ce monde-autre, vers lequel elle se sentait appelée corps et âme, grâce auquel, et en dépit de la violente blessure infligée, elle fut en mesure d’appréhender le vide et les faillites de ce monde-ci, qu’elle éleva au rang divin du poème.

Aussi, la destruction de l’illusion fondamentale selon laquelle il est possible de se sentir pleinement satisfait dans ce monde constitua pour Cristina une progression vers le salut.
« Deux mondes et moi je viens de l’autre »
« Cristina croyait que la perfection existait et comme ceux qui l’ont cru, elle n’avait que faire de la perfectibilité. C’était cela et uniquement cela qu’il fallait viser, et ne se contenter de rien qui soit en dessous »,  expliqua le poète Mario Luzi.

Sur les ondes de la RAI où elle rendait compte de littérature et de poésie, elle eut besoin d’un collaborateur et se tourna alors vers Elemire Zolla, qui l’avait fortement marquée lors de leur rencontre en 1957. « Son intransigeance est un miracle qui me suffit », dit-elle.

Il avait trois ans de moins qu’elle et vibrait d’une grande érudition. Il était sur le point de se marier avec une poétesse qui les avait présentés l’un à l’autre.

Cristina fut fascinée par son intelligence, « éblouissante, de loin la plus remarquable » jamais rencontrée dans sa génération. Elle était en outre infiniment séduite par son insolence sans bornes. Ce qu’il écrit « plairait à Simone », avait-elle noté et puis « à 60 ans, [il] pourrait avoir le visage de Pasternak ».

Zolla était un brillant essayiste, le premier à introduire en Italie « la notion d’homme-masse et d’industrie culturelle » notamment dans son essai L’Eclipse de l’intellectuel publié en 1959. Il collabora à de nombreuses revues. Il écrivit aussi deux romans Minuetto all’inferno, une intrigue satanique qui parut en 1956 et Cecilia o la Disattenzione, en 1961, dont Cristina, dira qu’il ne pouvait « inspirer que de l’horreur. C’est le côté nocturne, saturnien de Zolla, celui de la narration. Il est clair que moi je choisis son côté spéculatif où, curieusement, il est mille fois plus humain ». 

Zolla, comme l’« archange fatigué par son perpétuel va-et-vient entre les sphères », venait de se marier sans conviction, choisissant de ne pas vivre sous le même toit que son épouse. A cette époque le divorce n’existait pas. Cristina et lui se virent une année durant en amis. «Puis a commencé la procédure de séparation entre ma femme et moi. Vittoria et moi étions un peu clandestins», se souvint-il.

« Un étrange rapport s’est établi entre nous, confia Zolla. En réalité, nous nous sentions parfaitement unis, mais nous faisions semblant de ne pas l’être. Nos lectures étaient différentes, d’une certaine façon opposées ; nous tenions pour acquis que de très vastes espaces mentaux nous séparaient. Puis on a considéré la chose avec plus de sérieux, on a laissé tomber les sujétions qui nous séparaient et la décision de vivre ensemble a presque été instantanée (…) Pendant une période extraordinaire, Cristina et moi avons vécu en nous révélant l’un à l’autre tout ce que nous avions découvert dans la vie. »

Cristina ne se résolut pas à quitter le toit familial mais imposa régulièrement la présence de son amant à ses parents dont elle s’occupa jusqu’à leur fin. Dès que ce Z arrive, « la paix est finie », se plaignait le Maestro qui ne l’aimait pas.

Pourtant, Zolla métamorphosa bellement l’existence de Vittoria. Elle fut heureuse de découvrir que l’on pouvait « accepter l’un de l’autre la partie inconnue, enfantine, blessée. La partie ténébreuse qui ne demande qu’à être libérée ».

Tous deux récusaient l’univers bourgeois, le «tueur de cygnes» dénoncé par Baudelaire qui domine et les cerne. Curieux, vifs, aux aguets, érudits, ils s’enrichissaient mutuellement et s’attiraient tels deux aimants par leurs pôles opposés. Complice, ils œuvraient souvent ensemble. Cristina, l’oreille absolue, apportait surtout à son écriture. « Zolla l’appréciait beaucoup plus qu’elle ne le savait, conta leur ami commun John Lindsay Opie. […] Un jour où je lui disais que j’avais lu un texte de Cristina Campo et que je cherchais à définir le style, il s’est arrêté et m’a dit : ‘Voici ce qu’il est : parfait. Cristina est la styliste la plus importante de notre demi-siècle italien’. Quand je le lui ai rapporté. Elle est restée bouche bée de surprise.»

Zolla lui ouvrit de nouvelles perspectives, la guida au sein des milieux littéraires de Rome et surtout, partagea avec elle la lecture des mystiques dont il préparait une anthologie qui parut en 1963. Y figurent John Donne et Saint-Jean de la Croix, dont naîtront des traductions signées Campo.

« Quand Vittoria, ou Cristina, si l’on veut, entrait dans son royaume, elle percevait la réalité avec une plénitude radicale de ce genre, que l’on peut éventuellement appeler magique. Il s’agissait de recueillir cette plénitude dans un style, mais dans le fond, elle était elle-même un style : limpide et frémissant, révolutionnaire. La page qui en sortait était d’une nouveauté déconcertante, comme une déclaration de vérité inattaquable, sans le moindre rapport avec le monde que l’on croit habituellement connaître. Cette incursion dans l’hyper-réalité et dans le style inexorable pouvait être à la fois rassurante et terrifiante pour Vittoria. Quoi qu’il en soit, elle n’était pas volontaire, elle arrivait parce qu’elle arrivait.», avait déclaré Zolla.

Avec la mort de ses parents à six mois d’intervalle en 1965, et après avoir quitté la maison familiale pour s’en aller nicher sur l’Aventin aux abords de l’abbaye Sant’Anselmo, le rapport de Cristina entre poésie et liturgie se métamorphosa pour ne faire plus qu’une, unies en une seule et même musique du monde-autre. Lentement, secrètement, elle s’achemina vers une profonde conversion, aux confins de la sainteté, et à laquelle Dieu la préparait amoureusement.

« Il m’avait donné Elemire. Il s’était surtout donné lui-même. Depuis un an, ces deux choses formaient, en un certain sens, une seule histoire », confia-t-elle à une proche Anna Bonetti.

Dans un essai, elle avait dit savoir que « l’étincelle peut jaillir d’un seul geste liturgique parfait ; quelqu’un s’est converti en voyant deux moines s’incliner profondément, ensemble, d’abord devant l’autel, puis l’un devant l’autre pour se retirer ensuite dans la profondeur du chœur. »

Elle passait désormais des heures dans les églises à prier, dans son abbaye Sant’Anselmo à célébrer les cérémonies grégoriennes, encore sur les traces de Simone Weil. En février 1966, face à la menace de réforme de la liturgie latine et du chant grégorien, Cristina s’engagea dans une lutte acharnée et fonda la société internationale Una Voce pour les défendre.

Elle adressa une pétition - signée par 37 intellectuels, dont Jorge Luis Borges, Jacques Maritain, François Mauriac - au pape Paul VI le suppliant de veiller à leur maintien dans les monastères. Et son appel fut pris en compte un temps. Elle fit un don suprême à Mita pour le Carême 1966, en lui confiant un important secret de mystique qu'elle venait de saisir  : 
« Je voudrais tant que vous découvriez dans le Bréviaire un secret qui ne s’est éclairci dans mon esprit que ces jours-ci : que c’est la prière qui fait tout et que l’homme n’est comme toujours qu’un vase en hupomonè, C’est la prière qui s’empare peu à peu de l’homme et non l’homme de la prière, c’est elle qui boit l’homme et s’en désaltère, et c’est seulement dans cette seconde instance que la chose est réciproque. L’expression "absorber par la prière" est littéralement exacte. La méthode, la constance nécessaires ont pour seul but de produire le vide qui rende possible cette absorption […]C’est la prière (opus Dei) qui veut être priée, c’est-à-dire nourrie par nous. »

Belinda et le monstre, Cristina de Stefano, traduit par Monique Baccelli (Ed. du Rocher, Biographie)
Lettres à Mita, Cristina Campo, traduit par Monique Baccelli, post-face de Marguerita Pieracci (Ed. Gallimard, L'Arpenteur)
La Noix d'Or, Cristina Campo, traduit par Monique Baccelli et Jean-Baptiste Para (Ed. Gallimard, L'Arpenteur)
Note sur la liturgie, in Entre deux mondes, Cristina Campo, traduit par Franck Quoëx (Ed. Ad Solem)
Le Tigre Absence, Cristina Campo, traduit par Monique Baccelli (Ed. Arfuyen)

mardi 4 novembre 2008

Borges, le seigneur des labyrinthes


Jorge Luis Borges - Hôtel Villa Igea - Basile Room - A Palerme, en Sicile - 1984 - Ferdinando Scianna
« Les bons lecteurs sont des oiseaux rares encore plus ténébreux et singuliers que les bons auteurs. » 
Histoire universelle de l’infamie, in Œuvres complètes, Jorge Luis Borges (Ed. Bernés), in Borges Une Biographie de l'éternité, Jean-Clet Martin (Ed. L'éclat, Philosophie imaginaire)

« Je n’écris pas pour une petite élite dont je n’ai cure, ni pour cette entité platonique adulée qu’on surnomme la Masse. Je ne crois pas à ces deux abstractions, chères au démagogue. J’écris pour moi, pour mes amis, pour adoucir le cours du temps. » 
Le Livre de Sable, Jorge Luis Borges (Ed. Gallimard, Folio)

Chaque œuvre de l’Argentin Borges ouvre un dédale d’univers denses, profonds, poétiques et oniriques voués à l’appréhension de la puissante, subtile, éternelle portée de la littérature et du langage, aux mystères qui en jaillissent inexorablement, à l’infini.

En Dieu bibliothécaire, qui n’a que sa mémoire pour tout document, il confronte lecteur et auteur, plaçant le premier en nécessité absolue devant le second, enchevêtre les âges et les langages égarés au cœur des labyrinthes et des spirales de la Bibliothèque de Babel, sous les arcades et les passages de Buenos Aires, qu’il aime avec ferveur ainsi que sa lumière blanche que des murs roses réfléchissent sur des rythmes rouges de mythiques tangos, milongas en archétypes, quand le temps et l’espace ne sont que fictions tandis que dans une simple cave, se niche, sous la marche de l’escalier, l’univers tout entier, tenant au sein de quelques tout petits centimètres qui composent l’aleph, l’original ou son reflet kaléidoscopique, surgissant d’une infinité de miroirs pour une mise en abyme perpétuelle de l’existence qui n’est peut-être que le rêve commun à tous les rêveurs que nous sommes, ce rêve de l’éternel retour dans ce jardin d’Eden aux sentiers qui bifurquent où notre seul instant de liberté se manifeste dans le choix de la direction à suivre, déterminée selon les circonstances, par la découverte d’une rose profonde, éternelle, ressuscitée, souvenir palpable et pourtant insaisissable du Paradis, à la suite de Coleridge, et à poursuivre notre chemin - un  livre, un poème, une nouvelle, un conte toujours à l’esprit, les chants accrochées au cœur, La Parole irradiant l’âme - en avant ou sur le côté dans l’espoir de parvenir bientôt en son centre où se tiendra le minotaure charriant tout le poids de la terrible culpabilité de notre monstrueuse origine.
« Lent dans l'obscur, j'explore la pénombre/Creuse avec une canne incertaine. »
Jean-Clet Martin s’est engouffré à la suite du seigneur des labyrinthes, à l’affût des empreintes et traces qu’il aurait laissées derrière lui comme autant d’indices semés pour qu’à l’avenir un philosophe parvienne à déchiffrer le miracle secret. L’épithète, le vers, le nom unique ? Aurait-il abandonné sur une étagère de la Bibliothèque de Buenos Aires un texte inédit lourd du secret ?   

Jorge Luis Borges à 21 ans
Jean-Clet Martin aura exploré ses Oeuvres complètes, multiples Fictions, contes et nouvelles fantastiques, examiné ses étranges bestiaires, l'or de ses tigres, sondé ses rêves hexamétriques et ses métaphores, examiné son Livre de Sable, remontant le cours de l'histoire de l'infamie et celle de l'éternité, allant jusqu’à analyser le prisme de la blancheur de sa cécité même, avant d’emprunter une à une, à tâtons, le regard tourné vers l’intérieur tel l’aveugle lui-même, dix-sept bifurcations essentielles qu'il aura déterminées parmi une infinité d’autres afin d’atteindre le centre névralgique de la pensée du maître argentin, d’en dévoiler les pans splendides aux nuances de pourpre pour enfin composer Une biographie de l’éternité, à la richesse et la force tout aussi vertigineuses et labyrinthiques que l’œuvre borgésienne elle-même.

« Borges est ma plus belle rencontre », confiait récemment Jean-Clet Martin.

Une intense dimension se déploie dans l’œuvre du maître argentin, « aux yeux sans lumière qui ne peuvent lire/qu'aux bibliothèques des rêves les paragraphes/déments que concèdent les aubes/ A leur avidité», frappé par cette merveilleuse ironie de Dieu qui lui fit «à la fois don des livres et de la nuit ».

Un don terrible qui allait lui permettre pourtant de mieux sonder l’âme des hommes, d’être davantage en prise avec leurs faiblesses, leur misère, et de sculpter dans toute cette boue, une humanité d’une tout autre dimension, « au nécessaire destin littéraire », à la hauteur de ses rêves de perfection divine.

« Quelque chose que je sais que ne désigne/pas le mot hasard gouverne ces choses», écrivait Borges dans son autobiographique Poème des Dons (el Hacedor).

Borges était doté, selon Jean-Clet Martin, « d’une optique spéciale, d’une vision dont nous ne savons pas si elle donne sur un dehors ni si elle réalise une fenêtre sur cour. Sauf à supposer que la vitre la plus mince aura besoin d‘un temps infini pour se laisser traverser, figeant en son épaisseur comme une biographie de l’éternité portant les empreintes de tous ceux qui y ont gravé leurs fleurs rhétoriques.»

En 1920, le jeune et touchant Borges membre du mouvement ultraïste avait souhaité « voir avec des yeux neufs » avant d’affirmer un an plus tard dans la revue madrilène Ultra désirer voir « comme un rouge sabbat plein d’une féconde fébrilité devant la blanche terreur des étoiles ». Il inscrivait ces deux couleurs fondamentales profondément dans sa mémoire tandis que la lumière qui faiblissait déjà résolument depuis sa tendre enfance cédait peu à peu place à l’obscurité dans l'attente de son heure pour prendre le pouvoir total. Ce sera chose faite en 1938.

La décision d’épouser la littérature prise dès l’âge de six ans, à sept il s’applique à l’écriture d’un texte sur Don Quichotte et à neuf traduit un texte de Wilde. Son premier recueil de poèmes Ferveurs de Buenos Aires publié en 1923 (300 exemplaires), alors qu’il est à peine rentré d’Europe où il avait vécu en famille sept années durant, annonce déjà toutes les grandes directions qui orienteront le reste de son œuvre. Il rencontre en outre le philosophe Macedonio Fernandez, un ami de son père, dont l’œuvre le marquera profondément.

Déjà, l'inquiétude suscitée par l’hypothèse de la fantaisie du monde transparaît à travers cette question jaillissant des Lignes que j’aurais pu écrire ou égarer vers 1922 : « Suis-je ces choses et les autres /ou sont-elles clés secrètes et algèbres ardues de ce que nous ne saurons jamais ? » s'interroge alors le jeune poète.

Borges a 24 ans. Son profond amour de la capitale argentine commence également à s’exprimer à pleine puissance pour donner bientôt naissance à une mythologie urbaine.    
« Cette ville que je croyais appartenir à mon passé, est mon avenir, mon présent ; les années que j’ai vécues en Europe sont illusoires, j’ai toujours été et resterai de Buenos Aires. »
Sur, N°33, Buenos Aires, janvier 1937 (Collection Sergio Baur)
De la lumière éblouissante émanant de la capitale argentine, Jean-Clet Martin entend retenir la blancheur qui « constitue l’énorme sphère de l’aveugle », où toutes les couleurs sont présentes, potentielles, « non encore différenciées dans le visible ». Tandis qu’à l’autre extrême, il fait correspondre «l’assomption du rouge en lequel se réunissent toutes les tonalités mélangées» en se souvenant du Traité des couleurs de Goethe où « le pourpre, désigne l’arche de la couleur, le point précis où elles se reflètent les unes dans les autres ». La plus belle, la plus mystique et la plus précieuse des couleurs, n’est autre ici que le double du blanc.
« […] Je suis aveugle et ne sais rien/ Pourtant je prévois qu’il y a d’autres chemins/ Chaque chose est des choses infinies/ Tu es musique, tu es firmaments/ Tu es palais et rivières et anges/ Tu es rose profonde, illimitée, intime,/ Qu’à mes yeux morts, le Seigneur montrera. »
Autre chose entend révéler l'écrivain dans son conte There are more things, dédié à la mémoire de Howard P. Lovecraft, «pour la paix de mon destin», dira Borges en épilogue du Livre de Sable, confiant aussi qu’il l’avait toujours considéré comme le «pasticheur involontaire» d’Edgar Allan Poe. L’auteur admettra en outre y avoir comme à l’accoutumée cédé à la tentation d’introduire dans le conte de nombreux traits biographiques.

« L’homme oublie qu’il est un homme qui converse avec les morts », songe le narrateur, tel un jeune Borges étudiant en philosophie, et dont la curiosité sera éveillée bientôt par la mystérieuse Maison Rouge et son étrange acheteur avant de lui inspirer le rêve « d’un labyrinthe, en fait un amphithéâtre … sans portes ni fenêtres … mais une rangée infinie de fentes verticales et étroites », tandis que muni d’une «loupe [il] cherchait le minotaure ». Quand enfin, il le découvrit, c’était le « monstre d’un monstre (…) allongé par terre,  il semblait rêver. »

Borges se livre alors à une de ses récurrentes bifurcations, du rêveur qui rêve d’un rêveur, à la faveur d'une notion de rêve unique, universel qui, tel que le formule Jean-Clet  Martin, «englobe et inclut en les embrassant tous les rêveurs qui vont en dépendre», comme une mise en abyme du rêve de Coleridge.

A l’instar de  Jean-Clet Martin, verrons-nous alors s’imposer « la part rouge de la vision borgésienne, l’image pourpre ensemencée d’empreintes communautaires, d’indices collectifs ».

Le monde borgésien n’est qu’un seul et même rêve, commun à tous, « inspiré par l’empreinte d’une écriture qui serait celle de dieu, d’un dieu bibliothécaire erratique », dont il serait la manifestation. 

Aux yeux de Jean-Clet Martin, cette empreinte pourrait être « une formule mathématique constituant le témoignage d’un monde intelligible qui porte avec elle, le monde dont elle est extraite, en authentifiant son existence. »
« Les écritures représentent le drame secret prémédité par un dieu en un langage oublié que nous épelons à peine, déposé dans l’algèbre des choses comme dans un miroir usé indéchiffrable qui livreraient les caractères à l’envers. Les choses seraient la trame secrète d’une écriture à déchiffrer. »
De même que « l’amour du prochain doit bien être donné en moi avant sa rencontre, sans quoi je ne saurais le reconnaître», toujours selon Jean-Clet Martin.

L’auteur fictif de The god of the labyrinth dans l’Examen de l’œuvre d’Herbert Quain, participe de cette hypothèse d’approche inversée lorsqu’il évoque « le monde inverse de Bradley dans lequel la mort précède la naissance, la cicatrice précède la blessure et la blessure précède le coup.»
Jorge Luis Borges - Palerme - 1984 - Ferdinando Scianna
Là, le narrateur bifurquera pour aller plus loin encore soulignant en note qu’il est « plus intéressant d’imaginer une inversion du temps : un état dans lequel nous nous rappellerions l’avenir et nous ignorerions, ou pressentirions à peine le passé ».

L’inquiétude de Borges quant à la fantaisie du monde se révèlera aussi dans cette appréhension du temps de son jeune philosophe de There are more things, son Orphée, qui longtemps avait pensé qu’il n’y avait « pas d’autre énigme que le temps, que cette trame sans fin du passé, du présent, de l’avenir du toujours et du jamais ».

Il consacrait justement son temps à lire Schopenhauer ou Royce avant de s’en aller tourner autour de la Maison Rouge qui le hantait. Parfois, il distinguait à « l’étage supérieure une lumière très blanche », véritablement aveuglante à l’intérieur même.
« Pour voir une chose il faut la comprendre […] Si nous avions une vision réelle de l’univers, peut-être pourrions nous le comprendre. »
L’écrivain aveugle le sait mieux que personne. 

 Aussi en dépit de la logique cartésienne, n’existe-t-il « plus aucun point du réel qui n’échappe au doute », dans le regard borgésien, note Jean-Clet Martin. Borges n’a de cesse de poser une essentielle non-existence du phénomène concret-individuel. La seule certitude qu’il reste est que nous ignorons tout, l’essence de l’existence nous est inconnue en même temps que nous échappe son sens. Quelles que soient les bifurcations empruntées, nous nous heurtons à un mur infranchissable quand elles ne nous ont pas entraînés à travers de nouvelles voies, et toujours sans issues.   

La révélation que procure toutefois à l’écrivain Borges le travail de son imagination créatrice l’encourage à élaborer la théorie « qu’il n’est lui-même que le rêve d’un autre ». 

Comme un jeu d’une multitude de miroirs «qui multiplie la nature des choses, dissout, trouble l’espace, éloigne le temps et disperse l’être original.» Un système de rêves gigognes qui se dérouleraient à l’infini, sans livrer jamais de sujet originel.

Les jeux de miroirs ont quelque chose de monstrueux qui inquiètent Borges depuis l’enfance, puisqu’ils guettent pour réfléchir et reproduire aveuglément à l’infini, en inversée. L’Encyclopédie de Tlön Uqbar Orbis Tertius ne prévient-elle pas que «l’univers visible est une illusion (ou plus précisément un sophisme). Les miroirs et la paternité sont abominables […] parce que précisément ils le multiplient et le divulguent ».

Le poète, lui, «charrie le secret», il en est l’émetteur. Quand les images persistantesles métaphores se perpétuent d’une œuvre à une autre, d’un poème à l’autre, d’un siècle à l’autre, à notre insu même, à l’instar de métaphore de la rose du Paradis de Coleridge. Elles suivent un archétype comme Pierre Ménard, dans ses Ruines circulaires, où tout est irréel, qui récrit Don Quichotte, voulant continuer à être Pierre Ménard et arriver au Quichotte à travers Pierre Ménard en ignorant Cervantès. «Il lui suffirait d’être immortel» pour mener l’entreprise jusqu’au bout, ce qui «n’est pas essentiellement difficile.» 

Martin pose là, d’ailleurs avec malice que Borges rejoint Johanne Fichte - un peu à la manière de Ménard en regard de Cervantès – qui émettait l’hypothèse en 1800 qu’« il n’y a pas d’être […] Les images sont », bien qu’il n’eut peut-être jamais lu sa Destination de l’homme. Car pour Borges aussi, seules les images existent.
« La métaphore blanche et immobile/Sa traduction pourpre et infâme. »
Jorge Luis Borges - Hôtel Villa Igea - Basile Room -  1984 - Ferdinando Scianna
« Toute image sera toujours plus riche que son instant», pour l’écrivain. C’est ainsi que selon Jean-Clet Martin, se fait jour pour Borges « l’hypothèse que la vision de tous les poèmes n’est que la partition d’un seul et même vers qui se contracte ici ou là dans le présent  [...]»

Tout peut même être résumé en un seul mot, La Parole comme Undr qui signifie merveille pour les Urniens, ou comme Hadlik dans Le Miracle secret qui n’a plus qu’à « décider d’une seule épithète ».

Aussi, « ce n’est pas seulement le Livre des livres qui importe, c’est le moindre mot qui contient l’ensemble des mondes », souligne encore Jean-Clet Martin.

Ainsi qu’il l’énonçait dans son poème El Truco, le temps est une fiction. Plus tard, il écrira dans l’Eloge de l’ombre que « le temps d’un de nos jours est tout le temps du monde ».

L’inconnu du Livre de Sable lui affirmera que « si l’espace est infini nous sommes dans n’importe quel point de l’espace. Si le temps est infini, nous sommes dans n’importe quel point du temps. »

Le fait qu’il n’existe nulle chronologie, nulle origine, nulle fin, nulle frontière, constitue bien le « problème central… insoluble ».

« Cet objet secret et conjectural, dont les hommes usurpent le nom mais qu’aucun homme n’a jamais regardé : l’inconcevable univers», l’aleph qui, selon Jean-Clet Martin, apparaît alors comme « ce nombre transfini qui affirme la coexistence de tous les fragments d’une combinatoire illimitée et qui, par là, vient réfuter la forme chronologique du temps »,  et notre vision du monde dans son ensemble.

Borges, une biographie de l’Eternité, Jean-Clet Martin (Ed. L’éclat, Philosophie de l’imaginaire)
L'Aleph, Jorge Luis Borges (Ed. Gallimard, L'imaginaire)
Fictions, Jorge Luis Borges (Ed. Gallimard, Folio)
Le Livre des êtres imaginaires, Jorge Luis Borges avec la collaboration de Margarita Guerrero (Ed. Gallimard, L'imaginaire)
L'Amérique latine et la nouvelle revue française 1920-2000 (Ed. Gallimard, Les Cahiers de la Nrf)

dimanche 19 octobre 2008

Rivron: la chair de La Chair


Femme nue allongée aux bas noirs - 1911 - Egon Schiele
« Pas les couleurs mais la mélodie que de l’une à l’autre elles appellent, pas les formes mais l’improbable corps qu’elles cherchent à travers l’infini d’une arbitraire étendue et le corps cherché où est-il ? […]
Car la chair n’est que le devin d’elle-même, et les os qui dans le haut du dessin s’énumèrent et les flammes qui leur répondent en bas signifient cette alchimie de matière où le devin ne vit plus que son corps comme de l’orifice de sa bière sans autre destin que d’avoir corps. Et la prophétie n’est plus que ce trajet de stature où l’âme sanguinolente s’écorche et verdit de la tête aux pieds »
Dépendre corps – L’amour unique, in Œuvres, Antonin Artaud (Ed. Gallimard, Quarto)

La Chair, fruit de jouissances et souffrances crues, mises à nues, est une œuvre pétrie d’un sacré sang mêlé qui s’échauffe et s’enflamme dans les veines, se consume et se consomme dans le sexe, seul ou accompagné, à deux ou plusieurs si affinités, avec ou sans extase, dans les peep-show ou dans les clubs échangistes, à même le sol ou sur la table de la cuisine, dans un bordel péruvien du Callao ou sur une plage de Barcelone, avant, pendant ou après le mariage, avec ou sans alliance, avec ou sans passion, avec ou sans foi…
« Ah ! Les turpitudes du sexe. »
Premiers mots du roman de Serge Rivron, extraits de pages arrachées, sans doute par une main prête à en nourrir le feu qui brûle et qui crépite dans l'âtre de l'âme, dont les flammes aux lueurs incandescentes à faire vibrer profondément se reflètent déjà sur cette toile faite chair, aux veinules bleutées qui s’enchevêtrent en une bouleversante masse organique. Un tableau pornographique, poétique et mystique à la fois.
« Est-ce qu’il y a bien une marine là-dedans, oui ou non, ou bien est-ce simplement une sorte de lèpre dessinée pour suggérer l’organique ? – une marine sombre contre une chair lépreuse… »
Michel, l’homme de La Chair aime la peinture. « On ne se refait pas ». La fatalité...

Il faut croire que ce sont des fresques - de Saint-Michel, la création du monde et de ce Judas pendu face au «démon, cornu et griffu» qui lui arrache «des entrailles un enfant nu (l'âme, selon Paul)» - découvertes dans une petite église du XVe siècle lorsqu’il était enfant, qui ont fait naître en lui au moins le goût de l’art…

Un drôle de bonhomme que ce peintre, devenu pubard, âgé d’une trentaine d’année qui traîne son mal de vivre au début des années 80, en bon spécimen de la génération sida.

Il est né, cet enfant « qui ne voulait pas naître », quand son père, qui l’avait attendu tel le messie, était mort depuis quelque temps déjà, au combat en Algérie. Sa mère Marie était « restée discrète sur les dates ».


Mère morte - 1910 - Egon Schiele
Obscures étaient nombre d'histoires contées par Marie. Dans l’esprit de l’enfant avaient résonné ses mots désespérés et flous.

« Tu peux crever pour eux.
Tu peux ressusciter.
Les hommes, tu les rends pas meilleurs »

« Elle insistait tellement à ne pas planter de décor… dans la brume… c’est là qu’il habitait l’Archange », avait confié Michel dans ses pages arrachées… de son maudit livre de chair malade.

 Elle détenait un secret Marie, lourd à porter toutes ces années durant, impossible à confier ni à son fils, ni à personne. Elle  se demandait d’ailleurs souvent « comment elle pourra dire ça un jour à quelqu’un qui ne l’a pas connue avant, sans passer pour une menteuse ou pour une folle ».

la maison des fous, elle séjournera, elle n’y échappera pas. Coulent les larmes irrépressibles sur les destins inexorables. « J’ai trop de feu dedans, pas vous ?», lâche le dément dont le phrasé rappelle celui du Momo de Rodez.

Marie se demande si la folie les « a pris au hasard » ou bien « rôde-t-elle en chacun, prête à tout instant à nous grimer en délirant pantin de chair ?» Pas si folle la mère,  juste l’esprit en fuite devant le cauchemar, devant les démons... sauf possession. Pas exclus après tout.

« Dans quel sang marcher ? » marmonne Marie. « Quelle bête faut-il adorer ? » Elle se le demande.

La tentation, le péché, le mensonge, la démence… s’élaborent dans la chair.

«Le goût du sexe». Marie le redécouvrit avec son second époux qui réveilla sa chair endormie. Michel avait grandi et n'allait pas tarder à y succomber à son tour. Son désir de jouir avait été précoce. L'heure venue, sa jouissance avait été dramatiquement contrastée. Il avait découvert successivement, en un seul et même après-midi, une relation homosexuelle, consentie et développée en une tendre masturbation mutuelle, avant d’être victime d'une fille plus âgée et brutale qui lui fit connaître la complexité du plaisir dans la perversité du désir - à moins que ce ne soit l’inverse, ou les deux à la fois - l’assouvissement d’une jouissance puisée crue dans son propre viol, l'ivresse de l'avilissement flirtant aux frontières du morbide.

Nul n'est innocent. Faut croire.

Vénal aussi était devenu cet homme qui soutint cette étrange sentence : 
« J’aimais l’argent. Il faudrait être Saint. Les questions d’idéal sont ce qu’il y a de plus fragile en nous (…) Qui n’est pas un Saint est un tricheur. Jusqu’à l’abaissement. Jusqu’à la vomissure. »
De son propre mariage, Michel ne fut guère prolixe. Il aura eu une fille, Elodie, chair de sa chair dont il se soucia finalement peu, qui lui rappellera à sa façon ses liens charnels, ses liens du sang. Elle l'obligera à ne pas les oublier, ni elle, ni Marie.
« Toutes folles, complètement folles, toutes autour de lui, un abandon complet, tout seul au milieu des cinglées, elles n’en finiront pas de nous chasser du Paradis, le Paradis, tu parles ! »
Michel  ne s’est pas tué, non qu’il n’ait flirté avec l’idée, seulement il avait trouvé des tas de bonnes raisons de ne pas se laisser aller au suicide dont deux fortement convaincantes parmi tout une longue liste retrouvée dans ses pages arrachées. Il n’en avait pas délibérément terminé avec l’existence, d’abord parce qu’il entretenait « des rapports conflictuels avec l’absolu », ah! Et surtout parce qu’il « n’étai[t] pas né. »

Il ne manquait pas d'humour, ni de cynisme.

Femme nue - 1910 - Egon Schiele
En revanche, il s’était détourné du devoir conjugal, avant de déserter son foyer pour s’installer seul à Paris, ville de la tentation par excellence. La capitale « sentait bien trop la chair à prendre, la concupiscence lascive », dont émanait « tous les désirs du monde », qui suintaient « comme un chant de sirène la sujétion d’être Homme ».

Pas à son premier ni dernier paradoxe, Michel s’adonnera là pourtant au plaisir onaniste, jouira de sa seule chair en se contentant de reluquer de jolis culs payés. Il s'était embarqué dans une pathétique quête d’accomplissement d’«un je ne sais quoi d’inaccompli», menée au petit bonheur la chance dans des peep-show parisiens.

Quand enfin sa chair allait pouvoir exulter, tentée à nouveau de façon inattendue par le contact, la pénétration d’une autre chair, celle de cette créature «aux cheveux d’oisive» qui avait au premier abord «tout de la femme du joueur de golf» qu'elle était. Claire fut sa première passion.

Elle lui révèla « la chair, la vraie, celle qu’on peut toucher, qu’on a envie de respirer, d’entendre bruire. La chair qu’on ne se contente pas de désirer, qui peut désirer en retour […] ».

Alors comme le père, ce sacré père «avait bien éparpillé sa chair» … il y avait « largement de quoi rire » et de quoi pleurer dans toute cette histoire de «chairs de la chair», dans cette densité charnelle, au coeur de toutes ces pages arrachées, à l'écriture sanguine, à la langue riche en amour, au verbe ardent et clair.

« Et ça pouvait bien finir tout autrement... »

Michel était-il un tricheur ? Marie était-elle une Sainte ?

La Chair, Serge Rivron (Ed. Huguet, Les soeurs océanes)

mercredi 1 octobre 2008

Rothko, le prophète

Untitled  1954 – Mark Rothko

Selon ses propres dires, Mark Rothko, né Rothkowitz en 1903 à Dvinsk en Russie, dont la famille polonaise a émigré aux Etats-Unis en 1913, est devenu peintre par accident. Sorti de l’Université de Yale en 1923 et installé à New York, le jeune homme ne savait que faire de sa peau.
« Et puis un jour, dit-il, je me rendis  dans une école d’arts plastiques, pour retrouver un ami qui suivait ce cours. Tous les étudiants faisaient des croquis d’un modèle nu – j’ai aussitôt décidé que cette vie était pour moi. »
Aussi, intégra-t-il pour une courte période les cours de l’Arts Students League où il suivit l’enseignement de Max Weber en 1925 puis, sans doute repu de nudité, il décida de se jeter dans la bataille en solitaire. Il réalisa d’abord des œuvres réalistes, des toiles dans lesquelles plus tard les critiques diraient déceler le témoignage de tendances expressionnistes et surréalistes.

Puis, il monta sa première exposition personnelle à New York en 1933 sans faire de bruit. De fait, ses travaux s'offrirent au silence jusqu’en 1947 quand il développa un style qui commença d’attirer l’attention des critiques, collectionneurs et mécènes et plus encore à partir de ses immenses rectangles dévoilés, aux couleurs étonnamment justes, à l’abstraction vertigineuse et envoûtante, au point qu’ils laissent à penser que le peintre était parvenu à saisir l’insaisissable.

L’épouse du rédacteur en chef du Harper’s Magazine, John Hurt Fischer, avait éprouvé une impression semblable. Elle en avait fait la remarque à Rothko en lui confiant qu’elle le tenait pour un mystique car à ses yeux ses tableaux charriaient « quelque chose de magique et de rituel qui touchait au religieux ».

« Pas un mystique. Un prophète peut-être – mais je ne prophétise pas les catastrophes à venir. Je me contente de peindre celles qui sont déjà là », s’était alors défendu le peintre, qui se faisait appeler Rothko depuis 1940.

Fischer et Rothko s’étaient rencontrés à l’occasion d’un voyage en Italie alors qu’ils étaient accompagnés de leurs familles respectives. A la suite de la visite de Pompéi, le peintre avait confié au journaliste avoir ressenti une profonde affinité entre son propre travail et la Villa des Mystères, il avait été bouleversé par le même « sentiment, les mêmes étendues de couleur sombre ».

Il venait alors d’achever sa série de peintures murales - réalisée tout une année durant pour l’immense salle de restaurant Four Seasons du Seagram building à New York, que lui avait commandée en 1958 l’architecte Mies van der Rohe. Elle lui avait « coûté tant de travail et d’émotion », se souvint Fischer.

« Dans la dernière étape, des masses de couleur – violet et noir comme du sang séché – émanait presque un sentiment palpable de mort. Et en dépit de ses dénégations, il s’en dégageait aussi un mysticisme quasi religieux » qui avait frappé le journaliste.

Rothko avait loué un nouvel atelier, un ancien gymnase, pour se consacrer dans de meilleures conditions à sa nouvelle mission et œuvrer dans le cadre de proportions adaptées au futur environnement des toiles. L’espace du restaurant pouvait accueillir sept de ses grandes toiles rectangles. Il en réalisa une trentaine. Pourtant, il fût bientôt assailli par le doute quant à leur véritable place dans un tel lieu et prit en fin de compte le parti d’annuler le contrat.

Il avait songé que cet ensemble de toiles « méritait un meilleur cadre que celui d’un restaurant à la mode », témoigna Fischer relevant que Peter Selz du Museum of Modern Art (Moma) les avait vues telle que la célébration « de mort d’une civilisation ». Le journaliste ajoutera qu’elles figuraient « une danse de mort moderne » à ses yeux.

Le peintre avait sans doute là commencé sa plongée au cœur des ténèbres. Peu avant de se donner la mort en 70, il demanda à ce qu’elles soient accrochées dans un endroit spécialement conçu pour elles - une chapelle non confessionnelle à Houston au Texas, bâtie selon ses recommandations qu’il ne connaîtrait pas une fois finie. Elle fait désormais symbole de testament.

« La mort de Rothko a peut-être été liée au fait que, de nos jours, les artistes ne sont pas encouragés à peindre des temples », suggéra Fischer en juillet 70, arguant qu’il n’avait guère supporté de découvrir que « ses tableaux étaient traités comme de la marchandise ».

Untitled 1969 - Mark Rothko
Pourtant son œuvre était déjà entrée dans les musées les plus prestigieux. A l’occasion d’une rétrospective qui lui fut consacrée au Moma en 1961, il avait sélectionné cinq des toiles du Seagram, les Mural Sections 2–5 et Mural Section 7. Elles font l'objet d'une exposition actuellement à la Tate Modern, à Londres jusqu’en février 2009, où elles ont été accrochées en ordre consécutif. Les autres toiles ont une apparence similaire en termes de format et de degré de finition, à l’exception de deux tableaux au format plus étroit qu’il destinait à l’origine à des emplacements bien spécifiques au sein du Four Seasons.

Au milieu des années 60, Norman Reid, le directeur de la Tate Gallery, avait approché Rothko en vue d’accroître sa présence dans la collection du musée londonien. Rothko avait justement suggéré des pièces de la série du Seagram. En septembre 1969, Reid fournissait alors à Rothko une petite maquette de son musée afin que le peintre puisse se faire une idée exacte des espaces, affiner sa sélection et en suggérer l’accrochage idéal. L’idée aboutit à un don exceptionnel de neuf de ces toiles à la Tate où elles sont depuis exposées dans la salle Rothko.

Cette série Seagram véhicule les stratégies de répétition et les variations sur un thème, chères à Rothko qui estimait que si une chose valait la peine d’être produite une fois, elle valait sans doute d’être produite et reproduite sans cesse – et ainsi afin de mieux l’explorer, la mettre à l’épreuve, la tester, et exiger par sa répétition que le public l’observe alors d’autant plus intensément.

De telles notions avaient déjà émergé dans ses travaux qui semblaient explorer le champ de la couleur dans les années 50. A partir de la fin des années 50 et dans les années 60, elles prirent un nouvel et important essor alors que Rothko se concentrait désormais sur le concept des séries, tout embarqué qu’il était dans une quête personnelle critique, vu comme un moyen d’investigation des possibilités continues de peindre dans un monde et une culture de plus en plus et résolument saturés d’images. La série Seagram fut à ce titre la première manifestation d’un processus qui ne prendra fin qu’avec son suicide en 1970.

Rothko disait appartenir à une génération de peintres qui s’était intéressée « fortement à la figure humaine » qu’il avait étudiée. Puis non sans «quelque réticence», il avait dû convenir qu’elle ne seyait pas à ses besoins, arguant que « quiconque l’employait la mutilait »  et s’attacha dès lors à trouver « une autre voie ».

« La forme suit la nécessité de ce que nous voulons dire. Si vous avez une vision à neuf du monde, vous aurez à trouver de nouvelles manières de l’exprimer », affirmait-il.

En 1958, lors d’une conférence au Pratt Institute, il confia que ses tableaux étaient  avant tout « concernés par l’échelle des sentiments humains, par la dimension du drame humain, autant [qu’il était] en mesure de l’exprimer ».

« La dimension tragique de l’image, est toujours présente à mon esprit lorsque je peins et je sais quand elle est atteinte, mais je ne pourrais pas l’expliquer - montrer où cela est illustré. Il n’y a ni crâne, ni os », avait-il ajouté répondant à une interrogation sur le thème de la mort dans son oeuvre.

« L’échelle des sentiments humains » était essentielle à ses yeux, autrement dit la dimension ou encore le poids. Il était attentif aux différents poids des sentiments affirmant par exemple préférer celui « de Mozart à celui de Beethoven à cause de l’esprit et de l’ironie de Mozart, en appréciant l’échelle », notant que le second avait lui « l’esprit d’une cour de ferme ». Ces questions en amenaient alors une autre à son esprit : « comment un homme peut-il avoir du poids sans être héroïque ?» 

Ses toiles étaient engagées sur de tels questionnements, sur les valeurs humaines et notamment la crédibilité dramatique. « Si le Christ sur la Croix avait ouvert les yeux, aurait-il cru aux spectateurs ? s'interrogeait-il. Je crois que […] les grands formats sont comme des drames auxquels on participe de manière directe. »

Untitled - 1964 - Mark Rothko
Il niait être un maître des harmonies de couleurs, des relations de formes,  et de l’échelle monumentale, disait ne s’être intéressé toujours qu’« à l’expression des émotions humaines fondamentales – tragédie, extase, mort (…) les personnes qui pleurent devant mes tableaux font la même expérience religieuse que celle que j’ai eue lorsque je les ai peints ».

Le peintre relevait que nous faisons appel à des éléments subjectifs lorsque nous voulons exprimer de manière concrète une image de l’intensité du sentiment, que nous invoquons la profondeur de sentiment ou de pénétration à l’intérieur de la connaissance ou de révélation, ce qui a le sens d’un dévoilement, ce qui équivaut à la révélation d’une profondeur dans l’entendement direct ou au dévoilement de ce qui demeurait obscur.
« Ce sont des manières d’exprimer notre dépendance à l’égard des sensations des choses secrètes ou plus éloignées dans le but d’établir une relation réelle… je dirais que mes tableaux ont de l’espace. C’est-à-dire, dans l’effort  d’expression  pour rendre clair l’obscur ou métaphysiquement pour rendre proche l’éloigné afin de les amener dans ma compréhension humaine et intime. »
Rothko estimait faire partie de la même école qu’un Klein, qu’un Still, ou qu’un de Kooning. En revanche, il méprisait Kandinsky.

« Personne ne peut contester, déclara-t-il à Fischer, que mon groupe a accompli une chose. Nous avons détruit le cubisme. Personne ne peut plus faire un tableau cubiste aujourd’hui. Mais nous n’avons pas détruit Picasso – Il reste valide. »

Si Fischer ne lui a pas rappelé que Picasso avait lui-même mis fin au cubisme dès 1917, il ne put résister en revanche à la tentation de lui demander s’il avait une idée de l’identité d’un jeune peintre susceptible de « détruire Rothko & co ».

« Si je le savais, je n’hésiterais pas à le tuer » avait-il répliqué de façon si intense qu’il semblait le penser vraiment avant d’ajouter qu’il ne doutait pas « qu’un tel destructeur » apparaisse tôt ou tard.

Rothko affirmait n’avoir jamais pensé que la peinture puisse être une expression libre, il songeait qu’il s’agissait plutôt « d'une communication sur le monde faite à quelqu’un d’autre. »
« Une fois que le monde est convaincu par cette communication, il change. Le monde n’a plus été le même après Picasso et Miro. La leur fut une vision des choses qui a transformé notre vision des choses.»
Dans un fragment en 1954 consacré à Friedrich Nietzsche qu’il admirait infiniment, notamment après la lecture quelques années auparavant de La Naissance de la Tragédie qui lui laissa «une impression indélébile», il avait écrit que l’artiste avait pour rôle de « fouiller et de remuer au risque de la destruction, possible récompense pour avoir envahi une terre interdite. »

Le peintre était convaincu que l’acte de destruction comme celui de création alimentaient une quête d’immortalité. Une immortalité d’un genre que l’homme « a d’instinct perpétué tout au long de sa vie », il s’agissait selon lui de la notion d’immortalité biologique qui implique le processus de création, le prolongement de soi dans le monde de l’environnement perceptible « tel qu’un Shakespeare l’exprime dans ses sonnets. Elle rattache le processus artistique à chaque autre processus essentiel ; un processus biologique et inévitable ».

L’art en tant qu’accomplissement de la nécessité de s’exprimer, est un langage qui s’inscrit dans l’histoire continue du processus plastique et dont l’étude constitue une démonstration de l’inévitable logique de chaque étape dans la progression de l’art d’un point à un autre.

Pour Rothko, l’œuvre de chaque artiste fait ainsi partie du tout, c’est « une facette différente de chaque étape et fonctionne comme une accrétion corollaire au stade précédent […] l’art doit toujours être dans un état de flux, que le tempo soit lent ou rapide. Mais il doit être en mouvement ».   

Le peintre refusait l’idée que le travail d’un artiste fut l’expression de soi en tant que porteur de valeurs. Pour lui, il s’agissait d’une autre affaire, l’expression de soi donnant « souvent lieu à des valeurs inhumaines […] celui qui affirme quelque chose à propos du monde est à coup sûr engagé dans une expression de soi, mais pas en se dépouillant de sa propre volonté, de sa propre intelligence, de sa propre civilisation, j’insiste sur l’aspect délibéré. La vérité doit se dépouiller elle-même du soi, qui peut être très décevant ».


Mark Rothko, Ecrits sur l'art 1934 - 1969 (Ed. Flammarion, Champs) 
Mark Rothko, La réalité de l'artiste (Ed. Flammarion, Champs)