vendredi 26 décembre 2014

Giacometti : le nez de Yanaihara ou la catastrophe de 1956


 
Isaku Yanaihara – 1956 – Alberto Giacometti

En novembre 1955, Isaku Yanaihara, jeune professeur de philosophie à l'université d'Osaka, débarquait à Paris pour compléter ses études et gagnait un peu d’argent en rédigeant des articles pour la presse nippone. C’est ainsi qu’il était entré en contact avec le peintre et sculpteur suisse Alberto Giacometti. Le jeune homme souhaitait rédiger un entretien avec l’artiste que lui avait commandé un magazine japonais. Date fut prise.

Après une première rencontre, ses visites à l’atelier situé au 46 rue Hippolyte Maindron, se succédèrent régulièrement et moins d’un an plus tard, les entretiens s’étaient transformés en séances de pose. Le 2 octobre 1956, Yanaihara avait accepté le rôle de modèle pour Giacometti qui, sachant que le jeune homme devait quitter Paris une semaine plus tard, avait décidé de dessiner son visage en guise de souvenir. Il dessina trois portraits de lui le jour même mais l’invita à revenir poser le lendemain, puis le jour suivant et encore le jour d’après. De fil en aiguille, le jeune homme retrouva tous les jours Giacometti extraordinairement captivé par ce visage singulier au point qu’il lui demanda de repousser son départ. Le modèle le retarda à cinq reprises et ce n’est qu’à la mi-décembre qu’il parvint à s’arracher à l’emprise du maître.

« Peindre votre tête, c’est s’aventurer dans un monde totalement inconnu, […] une aventure sans précédent, la plus grande de toutes », avait déclaré Giacometti qui s’était pris de passion pour les traits du jeune philosophe. C’était la première fois qu’il peignait un visage étranger à son cercle habituel de modèles constitué essentiellement par sa mère, Diego son frère et Annette, son épouse.
Leur « aventure » était alors encore loin d’être terminée. Isaku Yanaihara regagna Paris l’été suivant, et régulièrement chaque année jusqu’en 1961, pour prendre la pose face à Giacometti. Il passa au total 228 jours avec cet artiste fascinant, l’un des plus grands du XXe siècle, auquel il inspira une douzaine de portraits sur toile et un buste en bronze.

Les deux hommes se retrouvaient chaque jour au café en début d’après midi avant d’aller s’enfermer dans l’atelier. Le Japonais ne le quittait qu’en plein cœur de la nuit. 
« J'avais commencé à poser avec l'idée frivole que ce serait un joli souvenir d'avoir mon portrait peint par Giacometti, et à mesure que se succédaient les journées passées avec lui je commençais enfin à comprendre dans quelle expérience fantastique je m'étais engagé : de toute ma vie, je n'avais jamais eu d'expérience aussi précieuse et n'en aurais sans doute jamais plus. J'y avais appris non seulement ce qu'est le travail d'un véritable artiste, mais aussi ce qu'est la véritable liberté humaine. Je découvrais dans le réel une profondeur et une étendue que je ne soupçonnais pas avant, la vérité que j'avais recherchée à l'intérieur de la philosophie ou de l'art m'apparaissait maintenant avec une immédiateté frappante. »
Giacometti œuvrait à voix haute, pestait souvent contre lui-même, puis se calmait, se livrait, partageait ses pensées, évoquait son travail, l’art, l’amour ou la politique tandis que le modèle, qui se faisait l’effet d’une simple pierre, donnait la réplique juste ce qu’il fallait pour le relancer mais surtout l’écoutait avec avidité, prenant des notes mentales. Aussitôt seul, après minuit, il les transcrivait dans un carnet constituant une sorte de « reportage à chaud », témoignage méconnu d’une grande richesse qui s’ajoute à ceux, beaux et célèbres, de Jean Genet, de David Sylvester ou de James Lord. 

En 1956, trois portraits avaient été mis en œuvre, celui de l’après-midi qui les occupait de deux heures à cinq heures, un autre de six heures à huit heures et puis, celui du soir auquel ils travaillaient de huit heures à minuit. Entre cinq et six, ils retournaient au café où ils poursuivaient leurs échanges. 

Giacometti dormait peu, il pensait sans cesse à son travail, c’était une idée fixe. Il était bien sûr toujours épuisé.

« Tous les jours, j’ai noté avec le plus de précision son travail et ses propos », révéla Yanaihara plus tard dans un premier texte qu’il consacra en 1958 à Alberto Giacometti s’appuyant sur ses notes. Il s’agissait de la première monographie en japonais. Il publia son journal de 1956 dans un deuxième recueil en 1969, intitulé Giacometti to tomo ni (En compagnie de Giacometti). Il avait compris très vite que « ses nombreux propos tenus au travail ou au café étaient des trésors trop précieux pour être perdus ».

Vers la fin du mois de novembre 1956, alors qu’ils étaient tous deux réunis à l’atelier et concentrés sur la toile de l’après-midi, Yanaihara assis à 2,50 mètres de Giacometti, ce dernier hurla soudain : « ‘’Merde ! Merde !’’, il retira subitement son bras tendu vers la toile. ‘’Merde !’’ Les dents serrées, me fixant d’un air terrifiant, il essayait le bras tendu, de toucher la toile. » 

Il tenta à trois ou quatre reprises de toucher la toile du bout de son pinceau, il n’y parvenait plus, il était pris de panique, manquait de « courage ». C’était la première fois de toute sa vie qu’il se retrouvait dans l’incapacité de tracer une ligne, il s’était écroulé en pleurs, le visage caché dans ses mains: « Tout va se foutre en l’air ».

Désespéré devant sa toile et son modèle. Il gémissait.  
« Tout s’écroule, non seulement cette toile mais ma peinture toute entière. Pareil pour la sculpture, je ne pourrai plus faire ni peinture, ni sculpture. Non seulement mon travail mais ma vie aussi s’écroule, elle se désintègre et tout fuit. »
Annette avait déclaré à Yanaihara que Giacometti avait toujours travaillé très difficilement mais qu’elle ne l’avait jamais vu plonger dans un tel désarroi.

Cet événement inédit que l’artiste qualifia de « catastrophe » bouleversa le cours intense et incessant de sa réflexion.  Son processus de création, après la « crise Yanaihara » prit un nouvel essor fondé sur deux obsessions, celle de parvenir à copier exactement ce qu’il voyait, une nécessité « pour mieux comprendre ce qui l’entoure », et de rendre la profondeur de la réalité au portrait. La ressemblance frontale était, selon lui, le plus grand défi qu’un peintre avait à relever.

Un jour au café, il confia à son modèle Japonais qu’il avait travaillé toute la nuit, dans propre sommeil : « Tout était exactement  pareil au point que je ne voyais pas de limite entre la réalité et le rêve. J’avais beau m’acharner, j’arrivais pas à peindre votre tête telle que je la voyais. J’étais acculé, étranglé et je ne pouvais pas respirer. Alors j’ai tout effacé. Au réveil, je sentais encore une douleur à la gorge. Je n’ai encore rien compris ». 

Le jeune homme s’était mué en « objet impossible à saisir » et l'artiste souffrait comme une bête. Après cette crise, le peintre modifia la distance qui le séparait de son modèle. De 2,50 m en 1956, il se rapproche à 1, 50 m en 1960 et va désormais se concentrer uniquement sur la tête, éliminant le décor derrière lui et même les détails du buste, devenu inutiles à ses yeux.

Le critique d’art britannique David Sylvester avait observé qu’à partir de cette période « l’atmosphère poétique de l’espace de l’atelier avait été remplacée par une confrontation directe avec une présence qui domine l’espace au premier plan du tableau ».

Giacometti avait expliqué à Yanaihara qu’il avait eu une discussion instructive avec son ami Balthus à propos de ce rapport plus resserré qu’il avait adopté entre lui et son modèle.  
« Balthus a dit qu’il est absurde de peindre à cette distance, que c’est de la folie d’accroître les difficultés, mais il a tort. Car, même si je réussis de plus loin, cela ne changera rien au fait que je ne réussis pas à cette distance. Ce ne sera d’aucune consolation. En plus, même si je réussis de plus loin, ce sera une perte de temps si je dois recommencer à cette distance. Si je progresse un peu à cette distance, je progresserai davantage de plus loin. L’inverse n’est pas vrai. »
La courte distance qui le séparait de son modèle lui permettait d’observer toute la complexité du visage. « Rien que la tête, ou le nez, est déjà si complexe, alors à l’idée de peindre chaque partie du haut du corps, l’énormité du travail m’effraie. »

Isaku Yanaihara pose pour Alberto Giacometti dans son atelier  – 1960 (c) James Lord
Il aimait à dire auparavant que s’il parvenait déjà à peindre la tête le reste suivait. Il disait aussi qu’à partir du moment où les yeux étaient réalisés, tout le visage se dessinait naturellement. Mais avec Yanaihara, son œil se focalisa sur le nez, sans doute en raison de la nouvelle proximité du modèle.

Il en prit d’ailleurs conscience puisqu’il se souvint, selon Yanaihara, que Paul Cézanne avait écrit dans une lettre qu’il fallait commencer par la partie la plus proche du sujet. Giacometti avait conclu que « tant que le nez n’est pas juste, tout le reste est faux. Il faut d’abord peindre le bout du nez pour peindre une tête. Si j’arrive à peindre le bout du nez, le nez viendra immédiatement, et avec le nez la tête viendra d’elle-même. Mais le bout du nez est un point qui vient vers moi, comment le peindre ? » 

C’est aussi à partir du nez de Yanaihara qui le fascinait tant que s’imposa plus que jamais le désir de profondeur et ses notes sur le sujet furent particulièrement nombreuses à partir de 1960 alors qu’il était en train de sculpter pour la première fois un buste du philosophe.

Le modèle avait relevé que Giacometti cherchait beaucoup plus que les autres peintres à rendre la profondeur en peinture et trouvait d’ailleurs sa peinture proche de sa sculpture. L’artiste avait approuvé cette remarque et affirmé que « la recherche de la profondeur relève du travail du peintre. Tous les grands peintres ont cherché à rendre la profondeur. » 

Giacometti lui avait fait remarqué aussi que la plupart des portraits classiques étaient peints de trois quarts afin de contourner la difficulté que représentait justement le nez. Et comme l’artiste était un obstiné, il acceptait le challenge. Le nez du jeune japonais était devenu le symbole de cette profondeur à atteindre, comme le serait l’Everest pour un alpiniste. C’était « comme peindre un visage complexe où se succèdent monts et vallées », le visage de Yanaihara représentait le défi par excellence. « Ca à l’air impossible, mais ça doit être possible, sinon je n’aurais pas une  telle idée. » 

Il admirait les ruses employées dans les mosaïques byzantines et les portraits merveilleux du Fayoum « qui s’en approchaient un peu mais restaient toujours plats ». A ses yeux, la difficulté était contournée par de l’artifice qui n’aboutissait qu’à une profondeur factice et il ne se résolvait pas à s'en contenter. Il avait d’ailleurs raclé au canif une épaisseur de peinture sur le portrait « catastrophe » de Yanaihara. Il se refusait à toute illusion de profondeur.

L'artiste avait fustigé la tricherie que représentait, pour lui, l’amas de peinture auquel avait eu recours Georges Rouault pour donner du relief à un petit portrait de femme et la profondeur faussée à laquelle il était parvenu. « La peinture doit réaliser la profondeur sur une surface plate », avait-il asséné. Il ne voulait pas renoncer comme tant de ses contemporains à représenter le monde extérieur.

Dans une lettre adressée à Yanaihara un jour de 1959, Giacometti s'était en fin de compte dit reconnaissant de la catastrophe de novembre 1956 : « C’est grâce à vous que j’ai atteint ce point et j’avais absolument besoin de l’atteindre ». 

Il s’était affranchi de toutes les conventions, avait éprouvé « un sentiment d'échec gratifiant ». Il avait appris que plus ça échoue, plus ça réussit. 

Ecrits, Alberto Giacometti (Ed. Hermann)
Giacometti et Yanaihara, La catastrophe de 1956, Sachiko Natsume-Dubé (Ed. L'Echoppe)
« Je travaille comme une mouche», Sachiko Natsume-Dubé (Ed. L'Echoppe)
Avec Giacometti, Isaku Yanaihara, trad. Véronique Perrin (Ed. Allia)

samedi 22 novembre 2014

Kiefer : La parole de Celan souffle sur sa peinture

Morgenthau Plan, 2013 – Anselm Kiefer
Il y a deux ans la Royal Academy of Arts, à deux pas de Piccadilly Circus, au cœur de Londres, avait accueilli une rétrospective consacrée à la peinture du génial David Hockney. Ce fut une explosion totale de lumière et d’optimisme, la joie illuminait le visage des visiteurs. C'était frappant. Le peintre anglais, âgé de 77 ans, toujours en pointe, présentait également ses dernières œuvres vibrantes d’une énergie nouvelle, éclatante d'incroyables couleurs... artificielles. Elles avaient été conçues au moyen de la technologie numérique,  des tablettes de la Silicon Valley pour palette.
  
Cette fin d’année, en revanche, l’institution londonienne entraîne aux antipodes de l'IHockneyPad, en abritant des œuvres de plomb, de terre, de glaise, de paille, de ronces et de béton. Ces matériaux extraits du sol sont les marques de fabrique des toiles sombres et monumentales de l’Allemand Anselm Kiefer. Outre ses matières concrètes, bien sûr, il y a les mots, les noms qui gisent au milieu des cendres et la poussière de millions de victimes de l'Holocauste, thème récurrent de son œuvre.

La faute à Hitler et sa horde de nazis que le peintre, né en 1945 en Forêt Noire à la source du Danube, n’a de cesse de condamner. Depuis ses débuts d’artiste, le fascisme allemand est omniprésent dans son esprit, au point qu'il a même été soupçonné d’être un néo-nazi.

La grandiloquence de la peinture de Kiefer prend si souvent et si parfaitement la dimension mégalomane du IIIe Reich qu’elle dénonce, que l’on est saisi d’effroi et l'on se sent mal à l’aise à l’idée d’éprouver de l’émotion devant ce qui pourrait être une redoutable glorification rusée des ténèbres nazies. Mais pour lever toute ambiguïté, sans doute au regard d’une atmosphère prompte à toutes les radicalisations obscurantistes, cette phénoménale rétrospective a donné une fois encore à l'artiste l'occasion de clarifier les choses.

Anselm Kiefer a rappelé qu’après la guerre, en Allemagne, une chape de plomb était tombée sur l’Histoire. Toute référence au nazisme devait être gommée comme si cela ne s’était jamais produit. La honte et la culpabilité forçaient à taire et à cacher. De toute sa scolarité, le jeune homme n’avait eu que deux semaines de cours sur cette page déterminante de l’histoire.

Profondément choqué par les voix et les propos d’Hitler et Goebbels qu’il découvre dans des enregistrements exhumés par hasard, le jeune Kiefer entame une exploration de l’histoire en solo. A la fin des années 70, il est devenu un érudit, après avoir puisé avec avidité dans les livres d’histoire, de littérature, de poésie, de philosophie aussi. Il a étudié de très près Martin Heidegger. Il décide alors de prendre, par la délicate catharsis toujours à double tranchant, le contrepied de l’attitude généralisée de son pays qui confine au déni. 

Il surgit lui-même soudain de sa peinture et sur des photographies exécutant le salut nazi pour dénoncer l’absurde monstruosité de ce culte de destruction et de mort en même temps qu’il provoque le silence étouffant. Il fait œuvre d’exorcisme, croyant, comme il le dit aujourd’hui, davantage à la confrontation qu’à la suppression de ces pages historiques aussi odieuses soient-elles. Il s'agit d'un manifeste en somme.

Il force, dans ses séries Occupations et Héroïques Symboles, le verrou de l'amnésie généralisée, comme Hannah Arendt avant lui, avait tôt pris pour cible le concept de culpabilité collective qui s’était si bien imposé dès 1944. La philosophe allemande avait en 1946 ressenti la nécessité de mettre les points sur les i, dans un article polémique intitulé La Culpabilité organisée, soulignant qu’à partir du moment où « tout le monde est coupable, plus personne ne peut finalement porter un jugement, car cette culpabilité est aussi la simple apparence, l’hypocrisie de la responsabilité. » Endosser le crime en nom collectif trahissait, selon elle, des reliquats d’endoctrinement fasciste, de pensée unique. Il fallait se réapproprier la notion d’individualité et ne plus accepter de porter sur la conscience le poids des crimes que les nazis avaient commis afin de pouvoir juger les coupables et d’être en mesure de rendre justice aux victimes. Un raisonnement sain qui vaut en toutes circonstances, au sein de n'importe quel groupe social et de la cellule familiale même où des crimes sont également commis et demeurent impunis en raison de la culpabilité que chacun accepte d’endosser y compris la victime. Ainsi, le bourreau triomphe, demeure tout-puissant, libre de commettre ses exactions.

L’art d’Anselm Kiefer veut briser l'omerta et entraîner sur le sombre chemin de la vérité. « Une expédition vers le vrai » aurait dit Franz Kafka.

Le processus dans cette direction est amorcé quand « on se retrouve dans le noir après une intense expérience, un choc, explique Kiefer. D’abord, c’est un appel, ça bat le rappel en soi. Vous ne savez pas ce que c’est mais cela vous commande d’agir. Cela reste très vague. Cela doit être vague sinon ce ne serait que la visualisation de l’expérience du choc ».

Kiefer s’est exprimé sur un choc en particulier qu’il a éprouvé en voyage sur la route de la soie, en Inde et en Chine, toute jalonnée de ruines de fours à briques rappelant l’époque où Mao avait ordonné la construction de voies à travers les régions isolées. 

L’artiste eut l’impression « de cités exhumées… la structure physique des briques dirige à la fois vers le passé et le futur. Ces œuvres de briques presque entièrement recouvertes sous le sable m’ont plus impressionné que toute autre vision le long de la route de la soie. »

Passionné de longue date par les civilisations de Mésopotamie, la vision de ces briques avait fait surgir en lui l'idée d'une sorte de « connexion secrète entre écriture et construction » et de s'interroger sur la possibilité d'une mémoire semblablement inscrite dans la brique des immeubles et les tablettes de glaise contant l'épopée Gilgamesh.

La toile Pour Ingeborg Bachmann, Le Sable des Urnes (1998-2009) est née, parmi quelques autres, de ce choc éprouvé lors de ce  voyage à travers les cités perdues d'Asie.

Kiefer semble se souvenir de toutes ces mains d’artistes à travers les âges qui ont tremblé, comme la sienne sans nul doute, « d'une des formes secrètes, et les plus hautes, de la force et de l'honneur d'être homme », selon la percutante formule d’André Malraux dans ses Ecrits sur l’Art.

A condition de détenir ces quelques clés pour le décrypter et ne pas faire fausse route, l'art de Kiefer est d'une poignante et ténébreuse beauté, somptueuse d'éloquence et de génie, gorgée d’hommages magnifiques aux poètes Paul Celan, Ingeborg Bachmann, Stefan George, Rainer Maria Rilke, à toutes ces ombres illustres de peintres, comme Albrecht Dürer, Caspar David Friedrich, Rembrandt van Rijn, Edvard Munch, Joseph Beuys, Georg Baselitz.

                                           
                                                                          Anselm Kiefer — Royal Academy of Arts, 2014 – Un film de Zoé Balthus

Sans oublier le maître Auguste Rodin. Tout des petites figures érotiques peintes à l’aquarelle par Kiefer rappelle les dessins au crayon et aquarelle du sculpteur français. Les tons, les nus synthétisés, leurs titres mêmes composent des révérences manifestes. La série Erotisme en Extrême-Orient : transition de la froideur vers la chaleur (1976), leur chromatique allant du bleu à l'oranger, fait éminemment écho aux études bleues des petites Danseuses cambodgiennes de Rodin, aux tons blonds de sa danseuse japonaise Hanako ou encore de Avant la création.

La main de Kiefer tremble au-dessus d'une noirceur terrible, loin de la féérie des ciels pleins de soleils de Vincent van Gogh, auquel il doit pourtant l'essentiel de sa fibre. Les lumineux Champs de blé aux corbeaux de malheur ont mal tourné. L' Allemand y songe constamment, au point d’entendre peut-être la voix stridente d’Antonin Artaud résonner avec constance comme une prophétie : « Ces corbeaux peints deux jours avant sa mort ne lui ont, pas plus que ses autres toiles, ouvert la porte d'une certaine gloire posthume, mais ils ouvrent à la peinture peinte, ou plutôt à la nature non peinte, la porte occulte d'un au-delà possible, d'une réalité permanente possible, à travers la porte par van Gogh ouverte d'un énigmatique et sinistre au-delà. » 

Pas un soupçon d’iris en vue, pas une fleur de cerisier ni de sieste amoureuse dans les meules, nulle verdure à l’horizon. Sur les toiles de Kiefer, les glorieux tournesols de Vincent poussent dans un sol mortifère désormais têtes noires et baissées, pleurant le corps d’un homme, le sien (The Orders of the Night, 1996) ou bien gisent, carbonisés, dans ses installations de plomb comme Ages of the World (2014), une création dévoilée pour la première fois à la Royal Academy.

Dans Morgenthau Plan (2013) — nom du projet allié de faire de l’Allemagne, après sa défaite­, une nation agricole — Kiefer se réfère une fois encore à la guerre qu'il associe à la fin tragique du suicidé de la société, qui a raccroché ses godillots,  au beau milieu d’un champ de blé, tandis qu’un ciel étoilé évoquant celui du Rhône est bien forcé de tirer sa révérence.

Kiefer a toujours été fasciné par l’univers de la pensée, et les livres, les idées, les mots occupent toujours de francs espaces dans sa peinture et ses installations. « Les textes sont des idées. Le recours aux textes permet d'annuler ou de contredire la peinture... dit-il. Le texte est en présence pour jouer avec la peinture à l'avocat du diable, il la défie et oui, également il l'interroge. »

La poésie notamment tient un rôle fondamental dans son processus de création, elle le guide. Les poèmes, répète-t-il, « sont comme des phares en pleine mer. Je nage vers eux, je nage de l’un à l'autre : sans eux, je suis perdu. »

La parole de Paul Celan en particulier souffle sur sa peinture. Plusieurs toiles lui sont dédiées ainsi qu’à Ingeborg Bachmann, poétesse allemande, la femme aimée de Celan rencontrée en 1948 à Vienne.

Les toiles Margarethe (1981) et Sulamith (1983) renvoient à l’emblématique Fugue de mort que le poète juif, germanophone de Czernowitz, a composé après sa libération du camp de travail en 1944, deux ans après la mort de ses parents qui avaient été déportés.

Les premiers vers saisissent le cœur de nausée et d’épouvante : « Le lait noir de l’aube nous le buvons le soir [...] nous creusons dans le ciel une tombe où l'on n'est pas serré »* jusqu’aux derniers qui finissent d’étrangler la gorge de sanglots : « il lance ses grands chiens sur nous/il nous offre une tombe dans le ciel/il joue avec les serpents et rêve/la mort est un maître d’Allemagne/tes cheveux d’or Margarete/ tes cheveux cendre Sulamith ».*
Flocons noirs, 2006 – Anselm Kiefer
« Les toiles de Kiefer sont d’un format plus qu’imposant […] Elles revêtent une part d’atrocité, à la fois sinistre, spectrale et funèbre. Devant cette débauche d’expressionnisme tonitruant, j’ai senti un léger frisson me parcourir. Difficile de peindre des toiles plus allemandes que celles-ci », a remarqué le poète néerlandais Benno Barnard, dans un texte intitulé Ode à Personne, paru en 2011 et dont on doit la version française au traducteur de néerlandais Daniel Cunin.

Sur l’immense toile Pour Paul Celan : Fleurs de cendre (2006), Kiefer ouvre un vaste vignoble de ceps secs donnant la funeste impression d’un cimetière perçant la surface d’un lit de neige, linceul glacial sous un ciel menaçant. Avec Flocons noirs (2006) le peintre fait un zoom sur cette terrible image et resserre le champ sur un livre de plomb, lourd de symboles.

Explorant l'étendue mélancolique, le poète néerlandais reconnaît les vers de Celan et dans le même laps fulgurant, la peinture de Kiefer lui mord le cœur.  L'artiste a en effet porté sur la toile le poème auquel elle doit son titre, composé par Celan quand il apprit que son père était mort.

« […] quand les os de ton père
poudroient comme neige, se repent sous les sabots
le chant du cèdre…
Un linge, rien qu’un mouchoir, afin que j’y garde,
maintenant que tu apprends à pleurer, près de moi
l’exiguïté du monde qui jamais ne verdoie, mon enfant, pour ton enfant »

Benno Barnard en serait presque tombé à genoux :

« Je suis resté là à regarder ce tableau jusqu’à ce que les yeux me brûlent. Cette œuvre accrochée au mur : une gifle en pleine figure, une scène de crucifixion sans corps, une ode à Personne. »

Victime parmi les victimes, le poète Celan, aux yeux de Kiefer, est le symbole de l’humanité martyrisée et sa poésie trouve une extraordinaire vibration solennelle sur ces toiles, comme un requiem résonne au cœur d'un sanctuaire et fait monter les larmes. 

En 1955, le philosophe allemand Theodor W. Adorno, avait décrété qu’ « écrire un poème après Auschwitz [était] barbare… » Celan, lui, avait déjà publié les siens. Il avait répondu, avant même qu’il ne soit formulé, « à la provocation de l’interdit d’Adorno en développant une poésie qui n’est pas celle de l’après Auschwitz mais qui est celle ‘‘d’après Auschwitz’’, d’après les camps, d’après l’assassinat de la mère, d’après les chambres à gaz… » rappelle son traducteur Jean-Pierre Lefebvre, qui précise « en fonction de… ». Il ajoute qu’il y avait manifestement entre Celan et Adorno divergence « sur ce qu’est le langage, l’écriture, la poésie ».

Alors quoi, ils ont gagné ? Plus de poésie, plus de littérature, plus de peinture non plus alors ? Qu’en aurait pensé l’ami Walter Benjamin, juif allemand, victime des nazis, qui vouait un culte à la littérature et la poésie ? Adorno aurait trouvé en lui un contradicteur de taille, Benjamin aurait assurément pris le parti de Celan.
D’autant qu’à lire Pascal Quignard, dans La Haine de la musique, Adorno s’était en somme trompé de cible. Tant qu'à prôner une interdiction, il aurait dû viser la musique, «  le seul, de tous les arts, qui ait collaboré à l’extermination des Juifs organisée par les Allemands de 1933 à 1945 […] Il faut entendre ceci en tremblant: c’est en musique que ces corps nus entraient dans la chambre ».
Kiefer dit au contraire qu'il ne faut surtout ne pas se taire, ne pas oublier et dire, dire, parler, exorciser, dénoncer condamner. Ils ont massacré mais n’ont pas vaincu, ils ont torturé mais ils ont échoué à annihiler l’individu, à mortifier la pensée, à assécher la soif de beauté, à étouffer la force de vie, la nécessité de liberté. La terreur ne peut rien contre la création.

La barbarie ne saurait se loger sur les versants de poésie qui la conjurent, semblait dire Celan dans ce poème de 1963, inscrit dans un collage de Kiefer « Pour Paul Celan » de la série Rhin (1982- 2013), dont le remarquable rayon d'optimisme, qui y point, semble doué du pouvoir d'éclipser le polyhèdre, suspendu dans les airs, – rappel récurrent de Mélancolie, gravure de Dürer – qui plane au cœur de ses inquiétantes forêts :

« Soleils-filaments  
au-dessus du désert gris-noir.
Une pensée haute comme
Un arbre
Accroche le son de lumière : il y a
encore des chants à chanter au-delà
des hommes »*


*  Paul Celan, in Choix de poèmes réunis par l'auteur, trad. Jean-Pierre Lefebvre (Ed. Nrf/Poésie/Gallimard)
Toutes les citations d'Anselm Kiefer ont été traduites de l'anglais par Zoé Balthus 

samedi 15 novembre 2014

Kenna, deux décennies à photographier les camps

Entrance Tunnel, Breendonk, Belgium, 1996 – Michael Kenna

Le photographe britannique Michael Kenna a fait un don cette année au musée Carnavalet de plus de 40 de ses images saisies à Paris. Elles y sont exposées jusqu'en janvier. 

A la fin octobre, le musée a accueilli le photographe pour une conférence sur les camps de concentration qu'il a photographiés, à partir des années 80 jusqu'en 2000, en France, Pologne, Allemagne, Autriche, Lettonie etc.. 

Michael Kenna a tiré plus de 7.000 photographies de ces funestes vestiges. Il a fait don à la médiathèque du Patrimoine de 300 images, avec négatif, issues de cette longue série, à la condition qu'elles puissent circuler, libres de droit, afin de servir la mémoire des victimes du nazisme et de leur ignoble industrie de destruction massive.


               Michael Kenna  au musée Carnavalet - Concentration camps - Un  film de Zoé Balthus       

Depuis 1975, date de sa première photographie, Michael Kenna estime que son style n'a pas beaucoup changé. Il s'intéresse surtout à ce qui n'est pas vu, à ce qui est suggéré. Il n'est pas en quête de détails, ne cherche pas à décrire ni à documenter. 

« J'aime suggérer les choses, en quelque sorte catalyser l'imagination »,  explique-t-il.

C'est à cette époque, alors qu'il est étudiant en photographie, qu'il est fasciné par une image qu'un de ses camarades est en train de développer. Il s'agit d'un monceau de blaireaux à barbe que son ami a photographié dans le camp de concentration d'Auschwitz. Cette vision le marque profondément. Il comprendra plus tard que cet objet, qu'il a associé inconsciemment à la vision de son père en train de se raser, s'est chargé d'un puissant symbole d'humanité profanée.

Peu après, dans les années 80, le photographe pénètre avec prudence la matière noire de l'holocauste, commence à lire et à « se renseigner ». Il découvre ainsi qu'il existe un ancien camp de concentration en France, le camp de Natzweiler-Struthof en Alsace. 

La première fois qu'il se rend là-bas, il ne photographie rien, se sent extrêmement mal à l'aise, dans la peau insupportable d'un « voyeur ». A ce stade, ce qu'il éprouve lui interdit de saisir des images de ces lieux, réaliser des « œuvres esthétiques » sur un tel site lui paraît inapproprié. Alors il marche uniquement, laisse errer son regard, l'imprègne de tout autour de lui. Tout évoque l'enfer indicible. L'expérience est bouleversante, « très puissante », indélébile.

Deux années plus tard, il y retourne. Cette fois, il photographie. Il a bien en tête l'horreur et la brutalité absolues de cette période et pourtant ses images sont encore « esthétiquement belles ». Le malaise perdure, il ressent « un grand conflit intérieur ».  Il devient de plus en plus préoccupé par le sujet, extraordinairement captivé, presque « envoûté ». Et toujours ce sentiment de honte, de culpabilité même. Le trouble est trop grand. Pendant de nombreuses années, il s'abstient de montrer ce travail.

En 1988, de passage à Prague, il décide de prendre un train pour la Pologne. Direction Auschwitz. Son attention fut happée par les formes graphiques et l'atmosphère industrielle. A partir de là, il plonge au cœur des histoires, lit de plus en plus de documents sur l'holocauste, en devient littéralement « obsédé »

Il prend conscience que ces anciens camps vont se transformer très rapidement. Toutes les choses qui avaient été laissées presque en l'état risquent de disparaître, les sites étaient abandonnés tels quels depuis longtemps déjà. Il comprend enfin qu'il doit les photographier pour conserver la trace la plus authentiquement proche du désastre. Les objets sont dérobés, les sites risquent d'être profanés par des nostalgiques. Ils sont bientôt métamorphosés en musées. Lui peut témoigner de ce qui était avant le changement qui s'est opéré partout. Un autre au moins verra son travail, reprendra le flambeau. Une seule image suffit, celle d'un tas de blaireaux à barbe par exemple.

« J'étais un vrai photographe, c'était mon métier, j'étais compétent, je ressentais quelque chose, je devais utiliser mon regard », justifie-t-il encore aujourd'hui.

Au fur et à mesure de ses voyages en Europe, il marque des étapes dans tous les anciens camps. Les formes, les constructions, les structures d'une industrie qui se répète frappent son esprit. La nature industrielle du projet d'Adolf Hitler et ses nazis, l'ambition d'un « massacre de masse organisé à échelle industrielle » jaillissent désormais dans ses images. 

Il retourne « en pèlerin » sur chacun de ces lieux dans l'espoir d'aider à en conserver la mémoire vive. Deux décennies ont passé.

« J'y allais avec humilité, j'y allais avec l'idée de donner quelque chose plutôt que de m'emparer de quelque chose, dit-il, il était clair que je ne serais pas un paparazzi, que j'y allais pour tenter d'utiliser mon talent et mon regard du mieux possible puis d'en partager les fruits. »

lundi 27 octobre 2014

« Et si tu n'existais...»


New Planet, 2014 — Olafur Eliasson (c) Zoé Balthus
New Planet, 2014 — Olafur Eliasson (c) Zoé Balthus


                                                 « Et si tu n'existais... »  — Un film de Zoé Balthus

dimanche 14 septembre 2014

Conversation avec Zéno Bianu


Zéno Bianu

Après Chet Baker (Déploration) en 2008, Jimi Hendrix (Aimantation) en 2010 et John Coltrane (Méditation) en 2012 publiés par Le Castor Astral, le poète Zéno Bianu complète cette année sa collection de portraits de musiciens en forme d'hommage versifié avec le recueil Visions de Bob Dylan, autre idole planétaire dont, dit-il, « une seule chanson devient le cosmos tout entier ».  Conversation. 

Zoé : Au marché de la Poésie où tu as présenté, au début de l'été, tes Visions de Bob Dylan, tu as affirmé que Robert Allen Zimmerman était à ton sens l'un des plus grands poètes de notre époque. Tu l'écoutes attentivement, tu le lis également, connais parfaitement son histoire et son œuvre, et tu lui en consacres une. Pourquoi es-tu certain que son chant est celui d'un poète éternel ?

Zéno : « Je ne suis qu’une voix qui parle », affirme Dylan dans une interview de 1966 – mais quelle voix ! Cette voix nasale, intacte, venue du cœur des sixties semble tisser inlassablement un lien entre poésie et rock’n’roll. Dylan, on l’oublie quelque peu, est le poète le plus écouté de la planète. Profondément intime et invraisemblablement universel. Comme animé sans fin par le mouvement perpétuel de son Never Ending Tour, son ultime tournée entamée en 1988. La clé absolue pour Dylan, celle qu’il a maintes fois revendiquée, c’est la poésie – la poésie comme chant, rêve et liberté. Mes Visions de Dylan s’attachent avant tout à retracer poétiquement ce lien organique de Dylan avec la poésie.
Si la poésie est bien une « pensée qui chante », Dylan est l’un des poètes majeurs de notre temps. 

Zoé : Tu le compares même à Rimbaud, j'aimerais que tu précises cette analogie qui peut surprendre.

Zéno :
Il définit quelque part ses chansons comme des « textes-musiques inséparables », se ressourçant ainsi à l’origine même de la poésie. Adolescence éternelle, volonté d’échapper à toutes les classifications, désir de partance, Rimbaud n’est jamais bien loin. On pourrait dire, au reste, que Dylan a fait de sa propre vie une mise en scène de la Lettre du voyant. « Quand je suis tombé sur la formule “Je est un autre”, les cloches ont sonné à toute volée », confie-t-il. Poésie dans les mots, poésie hors les mots, Dylan, fervent lecteur de Rimbaud, est aussi l’héritier, de William Blake à Allen Ginsberg, d’une longue lignée poétique de la poésie vécue.
 
Zoé : L'album
de Dylan Blonde on Blonde (1966) que tu qualifies de « houblon pour les anges rebelles » dans tes Visions, marque l'apothéose, dis-tu aussi, de son « maître tryptique/Bring it all back home/ Highway 61 revisited ».

Zéno : Blonde on blonde, chu comme un aérolithe au milieu des années soixante, c’était – tout à coup – l’appel à une autre respiration, décisive et révélatrice. Ce premier double album de l’histoire du rock était entièrement habité, comme l’a dit Dylan lui-même, d’une « sonorité de mercure sauvage ». Il semblait accordé sans relâche à toutes les pulsations du monde. Misanthrope et chaleureux, insaisissable et unique, il n’en finit pas de résonner et de faire miroiter ses « archétypes dessinés à traits vifs, ses personnages métaphysiques couverts d’une peau humaine ».

Zoé : Tu as commencé cette série avec Chet Baker... que s'est-il produit ? Avais-tu déjà en tête ceux qui ont suivi ? Je voudrais que tu me parles de ces immenses artistes, Hendrix, Coltrane, de la place qu'ils occupent dans tes souvenirs, des postures et des attitudes qui à tes yeux font d'eux des grands au point de leur consacrer un recueil, et la façon dont ils imprègnent ta poésie. Que t'apportent-ils ? Comment as-tu travaillé pour donner vie à ces textes ?    

Zéno : Tous ces livres sont un peu des « exercices de possession », écrits à la première personne, au sens où il faut vraiment ouvrir un espace en soi, se laisser pleinement traverser pour tenter de toucher juste. Dans cette série, il me fallait rendre hommage, non pas à des modèles, ce qui n’aurait aucun sens, mais à des icônes porteuses d’énergie dont les trajectoires folles m’ont accompagné tout au long de mon parcours. Autrement dit, m’ouvrir à mes propres mythes. Nietzsche le dit quelque part, avec une terrible exactitude : « Les images du mythe doivent être les anges gardiens invisibles mais omniprésents sous la protection desquels l’homme donne un sens à sa vie et à ses luttes. » Chet Baker, d’abord, le prince de la mélancolie, au phrasé doucement opiacé, quelque chose comme notre Icare. Hendrix et ses volutes aimantés ? Orphée. Coltrane et ses longues ascensions spiralées ? Le Prométhée du feu sonore.

Zoé : Dis Zéno, raconte-moi le cheminement de la musique dans ta vie par rapport à celui de la poésie. La musique a de tous temps accompagné l'
œuvre poétique, Orphée et sa lyre en sont le symbole,  la musicalité est-elle pour toi toujours une exigence  ?
 
Zéno : La pulsation, voilà peut-être le mot clé. J’ai toujours perçu une sorte de lien intime, nécessaire entre poésie et pulsation. Et c’est peut-être ce désir d’infini rythmique qui anime ma trajectoire d’artiste. Dans ma poésie, et c’est là que la musique n’a cessé de compter, le dire est devenu peu à peu quasi inséparable de l’écrire. Le livre – tout en gardant sa nécessité définitive – ne constitue plus la seule caisse de résonance. Dire redevient un mode particulier de l’existence de la poésie. Surtout accompagné d’acteurs habités par la poésie tels que Denis Lavant ou Tchéky Karyo.  Il ne s’agit pas là pour moi d’une poésie simplement sonore, naturellement, mais bien plutôt d’une approche qui entend, comme le disait si justement Artaud, « considérer le langage sous la forme de l’incantation ».

Zoé : Tes musiciens sont tous nord-américains, c'est ce que j'appelle ton pôle « Far West » mais tu as développé un pôle « Far East » très important. La Chine, le Japon, le Tibet, l'Inde...  Ces contrées orientales te parlent, tu y as voyagé, tu as conçu des
œuvres marquantes qui y prennent source, je pense à ton Krishnamurti, et plus près de nous à ces recueils de haïku traduits en collaboration avec Corinne Atlan. À qui, à quoi dois-tu cette traversée de l'Orient ? 

Zéno : L’Orient… il y a pour moi toute une longue histoire qui palpite derrière ce mot. Une collection de ciels intérieurs et extérieurs dérobés de l’autre côté de la planète. Un désir d’aller voir si certains lieux parlent plus juste. La recherche d’un surcroît de liberté. D’une beauté violente capable de souffler en rafales. Ou, peut-être plus simplement – et là, nous rejoignons la perception poétique – une façon d’habiter le temps autrement. Cet Orient-là (disons, un « Orient du cœur ») a laissé une empreinte profonde sur mon écriture. De Mantra, publié aux Cahiers des Brisants en 1984, jusqu’à Haiku (2004, Poésie/Gallimard) en passant par ma trilogie publiée chez Fata Morgana, au début des années 2000 : Traité des possibles, Le ciel intérieur, La troisième rive
Ces voyages m’ont aussi fait comprendre la nécessité d’être un « passeur de mémoire », et de créer avec mes différentes anthologies un véritable mandala planétaire des autres poétiques (chinoise, tibétaine, indienne, etc.).


Zoé : La Russie, je pense en l'occurrence à Marina Tsvétaïéva*, est-elle ton Empire du milieu ? Quelle place occupe-t-elle dans ton univers et dans la poésie universelle ?

Zéno : Tsvétaïéva, on la lit une fois, on ne s’en remet pas. Son urgence créative sidérante, son exigence d’impossible, son sentiment profond d’être regardée par le destin. Elle est en permanence celle qui déroute et par-là même nous ramène infailliblement au plus juste chemin : la poésie comme épiphanie, capable de nous faire sortir du moule. J’ai longuement travaillé sur elle pour les deux éditions que j’ai faites en Poésie/Gallimard (Le ciel brûle, Insomnie) et la traduction du Phénix en collaboration avec Tonia Galievsky (chez Clémence Hiver). Dans une lettre splendide adressée à Anna Teskova, le 22 janvier 1929, Marina Tsvétaïéva décrit la traduction comme l’exercice poétique par excellence, en ce qu’elle abolit littéralement la mort – comme un exercice unique de rencontre dans le cœur de la langue, par-delà le temps et l’espace : « Lorsque je mourrai – [Rilke] viendra me chercher. Il me traduira dans l’autre monde, comme moi, aujourd’hui, je le traduis en russe (en le tenant par la main). C’est ma seule façon de concevoir – la traduction. »

Zoé : Les étoiles dans ton firmament, quels noms portent-elles ?

Zéno : Une petite liste en désordre et à l’intuition, naturellement non-exhaustive – pour ouvrir un arc-en-ciel de pistes et ne pas en finir avec l’infini. Soutine, Van Gogh, Pollock, Yves Klein, Giotto, Monk, Albert Ayler, Coltrane, Chet Baker, Dylan, Hendrix, Sun Ra, Terry Riley, Captain Beefheart, Nino Rota, Lorca, Tsvétaïéva, Mandelstam, Novalis, Alejandra Pizarnik, Clarice Lispector, Ida Lupino, Pasolini, Dostoïevski, Artaud, Rimbaud, Nerval, Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Jean-Pierre Duprey, Kafka, Melville, Conrad, Ozu, Mishima, Paradjanov, Monteverdi, Palestrina, Han Chan, Wang Wei, Li Po…
 
Zoé : Il y a une incidence manifeste de tous les autres arts dans ton œuvre, la musique, la danse,  le théâtre,  la peinture, etc..

Zéno :
C’est profondément vrai. Il y a sans doute ce désir de pratiquer la plus grande perméabilité, la plus grande transversalité entre différents territoires. Mon vrai rêve d’artiste étant, au fond, de convoquer toutes les voix dans une sorte de résonance universelle. Un tremplin précieux pour creuser encore et encore d’autres strates d’expérience, trouver une mise en résonance commune. Avec cette idée, toujours présente en fond, cette idée (née d’une certaine manière avec les surréalistes) que l’art ne se fait pas forcément seul, qu’il peut être total. Qu’il peut créer une forme de synesthésie vertigineuse. J’ai toujours conçu et vécu la poésie comme une dimension excédant le seul poème (« Trop de souffle en moi pour une seule flûte », disait en substance Marina Tsvétaïéva). Comme une posture de vie, une vision poétique des êtres et des choses – peut-être la cristallisation même de la vie. Les noms changent, on le sait, la source demeure. Quoi que j’écrive, cela relève pour moi de la poésie. Tout cela procède du même souffle. Facettes changeantes d’une polyphonie. Je cherche tout ce qui traverse. Poèmes, essais, théâtre, lectures publiques, anthologies, traductions, livres d’artiste, travail avec des acteurs ou des chorégraphes – la poésie demeure au centre. Noyau brûlant d’une esthétique du partage.

Zoé : Tu es curieux, tu aimes entremêler les arts, tu recherches les collaborations avec d'autres artistes, d'autres poètes. Est-ce une démarche de fraternité ? L'an dernier encore, avec André Velter, vous avez publié Prendre Feu (Gallimard). Comment est venu ce livre ? Comment écrit-on à quatre mains ?

Zéno : C’est un peu comme si nous avions été deux voleurs de feu tentant de faire le point sur ce tout qui nous fascinait et nous émerveillait. Nous portions ce livre ensemble (« Dans l’affection et le bruit neufs ! ») et nous l’évoquions cycliquement, mais il nous fallait un détonateur d’écriture. Ce fut le fameux vers de Lorca : à cinq heures du soir…, qui nous offrit un surcroît de présence inspirante – et parfois vertigineuse. Dans ce monologue à deux, nous nous sommes entêtés à émouvoir, à étonner, à dérouter, à questionner. À nous aventurer. Avec passion et précision. En quête d’essentielles fraternités. L’un répondant à l’autre (jusqu’à dix courriels par jour) avec toujours au cœur le souffle de l’utopie, pour tenter d’irriguer à nouveau la sensibilité contemporaine et solliciter une écoute éblouie.

Zoé : Trois opus tout neufs sont en préparation et sortiront l'an prochain, Satori Express, Quelque chose d’absolument bleu, Bhopal Blue. Peux-tu d'ores et déjà
les présenter et les situer dans le cours de ton œuvre ? Ils font suite et corps bien sûr. Il y a une extraordinaire cohérence pour une telle étendue. 

Zéno : Satori Express se voudrait un livre-somme, une sorte de suite au Désespoir n’existe pas (Gallimard, 2010), un autre palier encore, attaché à redonner à la poésie tout le sang nécessaire. Un rayonnement de mots. Un croisement de toutes les perspectives possibles, protéiforme et opiniâtre. 
Quelque chose d’absolument bleu (Lettres Vives, à paraître en 2015) dit toute mon admiration pour Yves Klein et voudrait dresser, par de courts paragraphes percutants, un portrait poétique de cet artiste de tous les dépassements. Ce livre explore le bleu Klein comme la toile de fond même du monde, capable de révéler le plus extrême de l’art et le plus vif de la vie. 

Bhopal blue est le texte d’un oratorio dansé par Brigitte Chataignier (et qui sera représenté en 2015), dont le thème est la catastrophe de Bhopal, en Inde, en 1984. Une sorte de rituel de régénération pour chasser les démons, toujours bien vivants, du crime industriel. 

* « Tu es sans cesse en voyage, tu n'habites nulle part, et tu rencontres des Russes qui ne sont pas moi. Ecoute-moi une fois pour toutes : en Rainérie, moi seule représente la Russie. »De Tsvétaïéva à Rilke, lettre du 2 août 1926. Le 22 août 1926, elle précise sa pensée dont Rilke n'avait pas saisi le sens : « Rainer, quand je te dis : je suis la Russie, je te dis seulement (une fois de plus) que je t'aime. » — in Rainer Maria Rilke Boris Pasternak Marina Tsvétaïéva Correspondance à trois (Ed. Gallimard, L'Imaginaire)

dimanche 7 septembre 2014

Jos Roy, de substance & d'audace


From the series Birds: Small Death - 1995 - 2006 (c) Kate Breakey


De Suc & d'espoir est le premier recueil de Jos Roy, poète du pays charnégou. Les éditions Black Herald Press ont si bien succombé à la singularité de son chant que l’éditrice et traductrice Blandine Longre l'a aussitôt traduit de concert avec le poète britannique Paul Stubbs en version anglaise simultanée.

Ils ne s'y sont pas trompés. Là, une voix plume s'élève, plane, virevolte au-dessus du temps, des fureurs et des guerres, parole bienveillante qui embaume et, à la fois, embrume les airs, langue de feu qui purifie l'espace comme un encens.

D'une séduisante et nécessaire audace, elle pétrit la substance élémentaire afin de tenter le « voyage en chacune des lettres ». Navigations énigmatiques, visions mystiques, explorations originelles, retours aux sources, autant de mémoires de vérité dont elle tire les fils arachnéens.


Elle hèle, avec grâce, tour à tour, la pensée, le rêve, l'être, la forcemuette en somme. Elle invoque
« la formecontre qui contre & pousse où pousse l'appel quelque part retiré dans la gorge ».


Elle fouaille l'esprit de sa dévorante poésie. Verve d'une ardente douceur dans laquelle se perçoit tantôt une pudeur ou une fragilité. Souvent même sa voix semble se briser, comme une vague sur la grève. Un sanglot en reflux.

Nul atermoiement, nulle mièvrerie, sans sucrerie, ni complainte. Son poème se situe aux antipodes de la pesanteur.

Depuis des cimes caressant les cieux, elle glisse au fond d'entrailles rupestres, s'immisce au sein de temps premiers,  pénètre les nuits profondes et méandreuses où résonnent des chants d'une pureté sauvage que l'on dirait cueillis comme des fruits mûrs cachés, poussés, grandis au milieu de buissons et de ronces.


Et les yeux fouillent ces ténèbres, épousent enfin l'obscurité, s'engouffrent aux confins de l’insaisissable. Mains en avant qui ne sauraient rien toucher, l’on suit la progression au cœur d'un monde autre, le sien, où jeux de casses et de ponctuation désarçonnent en plein champ, où la moisson donne à rêver plus loin. 

Et c’est félicité, puisque l'autre apparaît,— un toi rapproché, réconcilié —, ravi de surprises, les siennes, amères ou exquises, encore en réserve.

Où il est su que la survie est instinctive, que la voracité n'est jamais repue, que les sens s'affûtent dans l'épreuve du désir.

Où il est su que l'animal n'avait pas disparu. Il était resté là, silencieux, tapi au fond. La part qui ne saurait jamais s'apprivoiser, toujours aux aguets, prête à bondir hors d'elle. Fougue en retenue, mais demeurant vive, aussi têtue que l'infini.

Où, dévorées entre chien et loup, les couleurs transpercent de quelques éclairs rouge-sang l'atmosphère de clair-obscur, l'intervalle charbon.

Le poème s'éploie en fluctuations subtiles au gré de saisons musicales, d’intensités vespérales, d’oraisons champêtres mêlées aux tumultes de viscères.    


From the series Still life - 1995 - 2004 (c) Kate Breakey

       « la matière du monde

        animée d'un tremblement de lèvre:

        fragile se reporte sur


        ce qui s'inscrit

        sur ce qui peut être fixé autrement qu'en


 souffle creusé entre-ligné de suc & d'espoir »

Traversée des âges, découverte de vestiges inexplorés, peut-être, où d'anciens repères et des empreintes fossilisées sont mis au jour,— avec la délicatesse de l'archéologue qui époussette les ossements au pinceau—, où apparaissent, au fil des vers, neuves figures et inédites tournures.   

Sa déboussolante déstructuration de vers abat les murailles dressées au beau milieu de la pensée.

Où il est su que la clairvoyance était empêchée. La lutte par essence perpétuelle.
 


La dame basque a la jouissance rebelle, le goût des lettres fiévreuses, de la langue indomptée. Existence enracinée dans les marges, aux horizons émancipés, au verbe dévergondé par l'emblématique esperluette chère au poète américain E. E Cummings bientôt convoqué au détour d'un vers de saison. Canal historique. Lignée revendiquée.

Rattlesnake on lace (c) Kate Breakey

« printemps: 

Cummings trace sur la page des filles-lèvres-de-liane
 

au bout de leurs tétons se balancent nymphes&faunes
 

avec un air de déjà-dit 

tant aimé
 

ce déjà-dit mais en a perhaps
 

fraction »
 

On croirait un cantique païen voué au culte du ciel et de la terre, du souffle et des eaux, à l'adoration spontanée de toutes les forces aléatoires de l'univers. C'est pour galvaniser sa gloire que l'affranchie donne vie au motcoulédechair.  

Poésie biologique, chant organique, typographie excentrique.  

La poétesse serait de la même veine que ces femmes celtes évoquées par Blaise Cendrars « ces druidesses mystiques qu'on représente une faucille d'or à la main et qui avaient des visions et prophétisaient dans la forêt de Brocéliande », que nul ne s'en étonnerait. 

Où il est question de l'attention portée aux temps émouvants, aux êtres à l'heure du trépas, aux choses, aux douleurs et aux vents. A l'absent. 

From the series Still Life  - 1995 - 2004 (c) Kate Breakey
Et c'est humilité. Ecrit petit, le poème murmuré.

       « je lui parle

        et j'observe ses charpentes frissonner absorber

        recomposer ce que devant moi il présente

       réordonnancer le monde depuis les paroles qui naissent du corps-mien

        je lui parle         il écoute

        les oiseaux meurent     il écoute

        le vent décroît              il écoute

       à l'instant s'arriment      les craquements d'un autre jour

                                                      dans la pièce »
 


Où il est question d'ossuaires, de terre et de roc, de squelettes dans la glaise et de bêtes peintes aux parois. Ni temps ni espace en soi,  de telles notions s’effacent, comme si de rien n'était, comme si elles n’avaient plus lieu d’être.

Où s’entendent craquer les glaciers, les torrents dévaler, les pierres se fendre, dans la clameur de toutes les ruptures de l’univers. 

Célébration à voix basse de cet insoumis sans limites. De l’intérieur même, du plus profond, du plus intime d’où jaillit parfois un subtil ru de bile noire, étincelante.

Où se distingue un autre écho, en soi. Et c'est vérité en gloire. Ecrit minuscule, on reconnaît la seule et juste échelle, la taille humaine réelle. Infinitésimale.

Raven on sand from Remain  (c) Kate Breakey
         « attendu que

            chaque miette

            est piquée           hein l'oiseau ?

            chaque ver part infime bout

            d'âme brin de corps

            se crée dans la seconde

            attendu que

            tout depuis lors tout

            grouille & 


se débat »

Compassion pour l’ardeur solennelle de ce qui vient, va, vit puis pourrit mais vit encore, autrement, reproduit à l'infini, dans le chaos savant. Lui seul, ce grand vorace, connaît l’exact désordre des choses, cette Odyssée au plus près de l’étrangeté d'être et de mourir. 

« un collier pour la nuque du mort
entre la peau & la prière             (imaginons)
notre espace
      ainsi soit-il »

De suc & d'espoir, Jos Roy, With Sap & Hope, traduction de Blandine Londre et Paul Stubb (Ed. Black Herald Press)